Que retenir de l’imagerie de l’industrie du futur ?

Dossier : L'industrie du futurMagazine N°741 Janvier 2019
Par Vincent CHARLET
Volontiers décrite comme une révolution qui se ferait autour d’un travailleur, tantôt écrasé tantôt libéré et replacé en son centre, la longue marche des entreprises vers l’industrie du futur mobilise diverses images, plus ou moins rigoureuses, qu’il est bon de comparer à la réalité de terrain.

L’industrie dite du futur désigne le recours aux tech­no­lo­gies numé­riques pour opti­mi­ser tous les stades de la pro­duc­tion indus­trielle, à la fois à l’échelle de l’atelier et à celle de toute la chaîne de sous-trai­tance. Il s’agit pour les entre­prises de viser la livrai­son de biens ou de ser­vices tou­jours plus per­son­na­li­sés et tou­jours plus com­pé­ti­tifs (la per­son­na­li­sa­tion de masse). Cela mobi­lise diverses solu­tions tech­no­lo­giques : robo­tique, impres­sion 3D, main­te­nance pré­dic­tive, ges­tion des flux de don­nées, voire des big data, etc.

Une quatrième révolution industrielle ?

Sans doute pas. Outre que les des­crip­tions ne s’accordent pas toutes sur ce chiffre 4, il faut rap­pe­ler que les his­to­riens se démarquent de la notion de révo­lu­tion indus­trielle. Les chan­ge­ments qui ont mar­qué les dif­fé­rents âges indus­triels furent progressifs.

Il en va de même pour cette der­nière mue, qui pro­longe les déve­lop­pe­ments anté­rieurs de la pro­duc­tique puis de l’informatique. Ni ses racines tech­niques, ni ses logiques d’action indus­trielles ne sont radi­ca­le­ment nou­velles. Quant à sa ciné­tique, même des mots comme accé­lé­ra­tion ou embal­le­ment méritent un mûr exa­men, quand on sait le ralen­tis­se­ment conti­nu des gains de pro­duc­ti­vi­té dans nos éco­no­mies modernes.

Atten­dons donc pru­dem­ment quelques décen­nies et lais­sons aux his­to­riens le soin de dire si la période actuelle méri­tait d’être qua­li­fiée de révo­lu­tion indus­trielle. Ce qui est nou­veau en revanche, c’est la mobi­li­sa­tion, l’état d’esprit ambiant. À stric­te­ment par­ler, l’industrie du futur devrait donc être qua­li­fiée de mythe, c’est-à-dire de récit mobi­li­sa­teur, d’horizon de conquête par­ta­gé. La nou­veau­té n’est pas tant que les entre­prises se moder­nisent pour res­ter com­pé­ti­tives, mais que de nom­breuses par­ties pre­nantes (conseillers minis­té­riels, com­men­ta­teurs, consul­tants, jour­na­listes…) réa­lisent que c’est un impé­ra­tif éco­no­mique. Autre­ment dit que l’érosion de la part de l’industrie dans notre PIB ne résulte pas uni­que­ment d’une méca­nique inexo­rable liée aux gains de com­pé­ti­ti­vi­té natu­rels dans ce sec­teur, mais qu’elle révèle éga­le­ment des fai­blesses de nos entre­prises dont le coût pour nos popu­la­tions, nos ter­ri­toires et nos ins­ti­tu­tions aurait pu deve­nir intenable.

Faire croître le nombre de robots par salariés actifs ?

Non. De nom­breux rap­ports mesurent le nombre de robots ins­tal­lés par sala­riés dans dif­fé­rents pays pour en déduire leur niveau de matu­ri­té tech­no­lo­gique. C’est une erreur, parce que plus des deux tiers des robots indus­triels ins­tal­lés dans le monde le sont dans quatre pays seule­ment (le Japon, la Corée, l’Allemagne et les États-Unis). Et pour cause : on trouve la plu­part de ces robots dans deux sec­teurs indus­triels : la construc­tion auto­mo­bile et la construc­tion d’équipements électroniques.

Rap­pe­lons que ce taux de robo­ti­sa­tion des éco­no­mies est décor­ré­lé de leur pro­duc­ti­vi­té (éle­vée aux USA, faible au Japon), de leur taux d’emploi indus­triel (faible aux USA, éle­vé en Alle­magne), de leur taux d’investissement, etc. Une étude récente de La Fabrique de l’industrie montre même que ce taux de robo­ti­sa­tion est indé­pen­dant du taux d’investissement des entre­prises indus­trielles dans les biens d’équipement !

Il faut donc ces­ser de faire jouer au robot indus­triel le rôle de ther­mo­mètre qui indi­que­rait le niveau de moder­ni­té de nos indus­tries. C’est une des tech­no­lo­gies sur les­quelles s’appuient nos entre­prises qui se moder­nisent, mais une tech­no­lo­gie par­mi beau­coup d’autres.

© AA+W

Remplacer les opérateurs par des machines et des logiciels ?

Non. Si le taux de robo­ti­sa­tion est si sou­vent com­men­té, c’est parce qu’il est le corol­laire posi­tif d’un autre axiome, angois­sant celui-là, qui vou­drait que la dif­fu­sion des auto­ma­tismes, robots et autres logi­ciels évo­lués rende le tra­vailleur humain rapi­de­ment sub­sti­tuable et détruise donc de nom­breux emplois. La peur plu­ri­sé­cu­laire du chô­mage tech­no­lo­gique a ain­si retrou­vé une cer­taine ver­deur. En par­ti­cu­lier, un article scien­ti­fique publié en 2017 par deux cher­cheurs d’Oxford, Frey et Osborne, et annon­çant que 47 % des emplois amé­ri­cains étaient sus­cep­tibles d’être auto­ma­ti­sés, a eu l’effet d’une bombe.

Les nom­breuses études à ce sujet sont à la fois contra­dic­toires et fra­giles. Si des ana­lyses pros­pec­tives peuvent à la rigueur éta­blir la part des tâches auto­ma­ti­sables dans un hori­zon de temps pas trop loin­tain, il est beau­coup plus dif­fi­cile d’en déduire la part de celles qui seront auto­ma­ti­sées et tota­le­ment illu­soire d’en conclure le nombre d’emplois mena­cés. Les liens en appa­rence logiques entre ces étapes du rai­son­ne­ment sont enta­chés d’une telle incer­ti­tude que même les ordres de gran­deur des résul­tats sont dou­teux. En outre, ces études tra­vaillent sur une seule colonne du bilan : elles ne pré­tendent pas chif­frer les emplois nou­vel­le­ment créés par ces mêmes tech­no­lo­gies et encore moins les emplois induits par les gains de pro­duc­ti­vi­té qu’elles permettent.

Il n’y a pas à ce jour d’argument robuste pour ima­gi­ner que l’introduction de nou­veaux auto­ma­tismes se ferait au détri­ment de l’emploi agré­gé, ni à l’échelle des pays, ni à celle des ter­ri­toires, ni même à celle des entre­prises. On dis­pose à l’inverse de plu­sieurs études de cas mon­trant un lien posi­tif entre robo­ti­sa­tion et créa­tion d’emplois, qu’il est là aus­si pré­ma­tu­ré d’extrapoler à l’échelle de ter­ri­toires entiers.

“Plusieurs études de cas
montrent un lien positif entre
robotisation et création d’emplois

Libérer l’opérateur grâce à la technologie ?

Paral­lè­le­ment au débat sur les des­truc­tions et créa­tions d’emplois s’en déroule un autre sur l’évolution du conte­nu du tra­vail et de son orga­ni­sa­tion sous l’effet des nou­velles tech­no­lo­gies. D’un côté, cer­tains redoutent que l’industrie du futur consacre une hyper­tay­lo­ri­sa­tion de l’industrie, qui ver­rait chaque opé­ra­teur mesu­ré et éva­lué dans ses moindres gestes, connec­té à son employeur même lors de ses phases de repos. De l’autre, il est sou­te­nu au contraire que les nou­velles tech­no­lo­gies de pro­duc­tion affran­chissent l’opérateur de tâches pénibles, dan­ge­reuses ou même sim­ple­ment répé­ti­tives et donc qu’elles le libèrent, le ren­dant plus dis­po­nible pour des opé­ra­tions qua­li­fiées et valorisantes.

Il faut rap­pe­ler ici les mots de l’historien Mel­vin Kranz­berg : « La tech­no­lo­gie n’est ni posi­tive, ni néga­tive, ni neutre. » Autre­ment dit, le pro­grès tech­nique induit néces­sai­re­ment des trans­for­ma­tions dans le conte­nu et l’organisation du tra­vail, mais celles-ci ne sont pas comme géné­ti­que­ment ins­crites à l’intérieur de chaque tech­nique, et donc pas par essence posi­tives ou néga­tives pour le tra­vailleur. Tout dépend des condi­tions de déploie­ment sur le ter­rain : effi­ca­ci­té indus­trielle du site, qua­li­té de la com­mu­ni­ca­tion entre les équipes, qua­li­té du dia­logue social, stra­té­gie indus­trielle de l’entreprise…

En par­ti­cu­lier, sur la base des retours du ter­rain dont on dis­pose, le déploie­ment de nou­velles tech­no­lo­gies s’accompagne d’un enri­chis­se­ment per­çu du tra­vail s’il va de pair avec un effort de for­ma­tion et de mon­tée en com­pé­tence des sala­riés et un accrois­se­ment de l’autonomie des équipes. Mais même dans ces cas arché­ty­paux (plus de for­ma­tion, plus d’autonomie et plus d’innovation égalent plus de com­pé­ti­ti­vi­té), la notion d’enrichissement du tra­vail peut demeu­rer rela­tive et n’est jamais à coût nul. Par­mi toutes les bonnes pra­tiques recen­sées, à savoir des inno­va­tions tech­niques ou mana­gé­riales libé­rant des gains de pro­duc­ti­vi­té tout en ren­for­çant le sen­ti­ment des sala­riés de s’accomplir dans leur tra­vail, je ne me sou­viens d’aucune éva­cuant tota­le­ment le risque d’hyperconnexion entre le sala­rié et son entre­prise, ni celui d’une éro­sion pro­gres­sive des savoir-faire métiers issus de l’expérience.

Si les nou­velles tech­no­lo­gies modi­fient le conte­nu des postes de tra­vail, c’est parce qu’elles offrent certes de nou­velles pos­si­bi­li­tés de l’organiser (tra­vail à dis­tance, par­tage d’information…), mais aus­si parce qu’elles modi­fient jusqu’à l’acte tech­nique (tra­vailler la don­née plu­tôt que la matière) et le sub­strat de com­pé­tences et de culture des équipes impli­quées. A contra­rio, si l’on rai­sonne à métier et à per­son­nel constants, les cadres éprou­vés de négo­cia­tion col­lec­tive sur le conte­nu du tra­vail et des for­ma­tions ont bien davan­tage fait leurs preuves à ce jour que de vagues pro­phé­ties technophiles.

Un double progrès

Le récit mobi­li­sa­teur autour de l’industrie du futur, par­fois appe­lée indus­trie 4.0, favo­rise deux pro­grès éga­le­ment néces­saires : la conquête de gains de pro­duc­ti­vi­té dans nos entre­prises qui décrochent depuis plus de dix ans sur les mar­chés étran­gers et la mon­tée de l’autonomie et des com­pé­tences dans des orga­ni­sa­tions indus­trielles qui ont par­fois tar­dé à faire ce pari. Plus le récit est enflam­mé, plus il s’apparente à celui d’une révo­lu­tion qui ne ferait que des gagnants, et plus il s’éloigne de la réa­li­té. Ce qu’il faut rete­nir, c’est que ce récit 4.0 mobi­lise aujourd’hui les repré­sen­tants de sala­riés, des employeurs et les pou­voirs publics, dans plu­sieurs pays. Ce fai­sant, il réha­bi­lite une envie d’industrie, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos entre­prises. Et c’est là l’essentiel.


Robotisation

Le taux de robo­ti­sa­tion des éco­no­mies déve­lop­pées reflète avant tout leur colo­ra­tion sec­to­rielle. Ain­si par exemple, on comp­tait en 2016 un peu plus de 300 robots pour 10 000 employés en Alle­magne contre 130 en France. Mais dans le seul sec­teur auto­mo­bile, le taux de robo­ti­sa­tion était iden­tique dans les deux pays (autour de 1 150 pour 10 000 sala­riés). Ces chiffres ne révèlent donc pas un défi­cit géné­ral d’équipement par rap­port aux entre­prises alle­mandes, comme on l’entend sou­vent, mais bien davan­tage le fait que la construc­tion auto­mo­bile pèse moins dans l’économie française.

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