La nouvelle donne industrielle, réinvention et onde de choc

Dossier : L'industrie du futurMagazine N°741 Janvier 2019
Par Olivier LLUANSI (89)
L’industrie du futur est en marche. Elle prend forme dans nos entreprises, nos ateliers, nos chaînes de montage. De l’entreprise au territoire, voire au politique, c’est une onde de choc qui se propage.

Les contours de cette dyna­mique indus­trielle ont pu paraître un temps nébu­leux, noyés dans le flux de nou­velles tech­no­lo­gies toutes aus­si pro­met­teuses les unes que les autres… Régu­liè­re­ment, des solu­tions « révo­lu­tion­naires » appa­raissent, à grand ren­fort de média­ti­sa­tion : inter­net des objets indus­triels (IIoT), impres­sion 3D, intel­li­gence arti­fi­cielle (IA) pour ne citer qu’elles…

Pro­gres­si­ve­ment, nous entrons dans le concret. Parce que la trans­for­ma­tion de notre indus­trie est bel et bien en cours, arrê­tons de par­ler d’industrie du futur. Ins­cri­vons-nous dans le temps pré­sent : agir aujourd’hui, immé­dia­te­ment, afin de sai­sir les oppor­tu­ni­tés offertes par les solu­tions qui existent déjà.


REPÈRES

Au cours des pro­chaines années, et pour le seul sec­teur manu­fac­tu­rier, on estime que 20 à 30 % des postes seront concer­nés par les mou­ve­ments de des­truc­tion / créa­tion, soit 1 mil­lion d’emplois directs envi­ron. L’effet pour­rait encore être plus intense, et sur l’emploi indi­rect le pour­cen­tage des postes concer­nés plus éle­vé encore, notam­ment la sous-trai­tance (main­te­nance, sys­tème d’information, cabi­net d’ingénierie, etc.).


Ce que n’est pas l’industrie du futur

L’industrie du futur n’est pas… un enjeu de déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique. Quatre à cinq tech­no­lo­gies matures se retrouvent pra­ti­que­ment dans les feuilles de route de toutes les entre­prises. Les plus avan­cées déploient jusqu’à dix solu­tions nou­velles de manière sys­té­ma­tique. Une qua­ran­taine de briques tech­no­lo­giques sont d’ores et déjà dis­po­nibles, indus­tria­li­sées. L’enjeu est celui de choi­sir celles qui sont les plus per­ti­nentes ain­si que les bons standards.

L’industrie du futur n’est pas… un ter­rain de chasse réser­vé aux grands groupes. Certes, pour la mettre en place, ils ont des moyens finan­ciers et humains que les PME n’ont pas. Mais nombre d’exemples démontrent que les PME adoptent elles aus­si les outils de l’industrie du futur.

Ce qu’est l’industrie du futur

Avant tout, l’industrie du futur est… un enjeu de com­pé­tences et d’organisation. La mon­tée en com­pé­tence des opé­ra­teurs doit faire l’objet d’une vigi­lance par­ti­cu­lière. Presque toutes les feuilles de route « indus­trie du futur » incluent des plans de formation.

Plus déli­cate est la trans­for­ma­tion du rôle des cadres de proxi­mi­té, qui se trouvent désta­bi­li­sés à la fois dans leurs com­pé­tences et dans leur légi­ti­mi­té, voire leur auto­ri­té, par les rup­tures actuelles. Ce ne seront pas les seuls : demain, l’organisation même de l’entreprise sera impac­tée. À tous les étages ! Quels seront les talents, les pro­fils, les par­cours, les per­son­na­li­tés néces­saires pour diri­ger cette nou­velle donne indus­trielle dans trois ou cinq ans ?

Trop peu d’entreprises se pro­jettent dès aujourd’hui dans cette pers­pec­tive pour­tant cru­ciale. Un cadre indus­triel a besoin d’un cer­tain temps pour se for­mer à ces savoir-faire si par­ti­cu­liers qu’on retrouve dans tous les métiers manufacturés.

L’industrie du futur est… aus­si et sur­tout un moyen d’accélérer la recherche de gains de pro­duc­ti­vi­té. Elle offre aus­si de nou­velles oppor­tu­ni­tés de valeur ajou­tée, en aug­men­tant l’expérience client, en déve­lop­pant l’approche « ser­vi­cielle », en trou­vant les moyens de valo­ri­ser et de vendre les nou­veaux services.

Une démarche plus qu’une définition

En fait, l’industrie du futur n’a pas aujourd’hui réel­le­ment de défi­ni­tion. Celles qui existent sug­gèrent sim­ple­ment que, dans un monde concur­ren­tiel, une entre­prise doit s’adapter aux nou­velles tech­no­lo­gies dis­po­nibles pour être tou­jours plus effi­cace, plus res­pec­tueuse de ses valeurs et plus res­pon­sable (envi­ron­ne­ment, san­té et sécu­ri­té au tra­vail, etc.).

L’industrie du futur est ain­si plu­tôt une démarche de trans­for­ma­tion autour de quelques chan­tiers clés.

Tout d’abord, iden­ti­fier par­mi un ensemble de tech­no­lo­gies, d’offres et de pro­jets pilotes par­fois, celles qui doivent être déployées en prio­ri­té afin que l’entreprise gagne en effi­ca­ci­té et en productivité.

Ensuite, tes­ter de mul­tiples cas d’usage de valo­ri­sa­tion des don­nées, en mode « essais et erreurs », dans des espaces de créa­ti­vi­té par­fois dis­joints (les fameux labs). Asso­cier les élé­ments les plus volon­taires des équipes de pro­duc­tion à cette phase d’idéations et de tests afin d’étayer la cré­di­bi­li­té des pro­jets qui seront par­fois qua­li­fiés de far­fe­lus lorsqu’il s’agira de les déployer.

Il faut adap­ter la for­ma­tion, le mana­ge­ment (sur­tout celui de proxi­mi­té), l’organisation de l’entreprise à ces évo­lu­tions, selon le man­tra à la mode : revoir son modèle opé­ra­tion­nel. Si ces inno­va­tions naissent dans l’intimité des opé­ra­tions ou de la rela­tion client, elles peuvent révo­lu­tion­ner les manières de faire.

Créer un éco­sys­tème. Même les plus armés, les plus puis­sants, les plus agiles ne pour­ront pré­tendre s’approprier plei­ne­ment toutes ces solu­tions : mutua­li­ser les coûts de déve­lop­pe­ment, par­ta­ger la valeur plu­tôt que d’en vou­loir le contrôle, accep­ter que des par­te­naires soient plus agiles car plus petits ou plus jeunes.

Enfin, il est impé­ra­tif de se remettre en cause pour évi­ter de l’être par d’autres. Se poser la ques­tion fon­da­men­tale de sa rai­son d’être par rap­port à ses clients et plus lar­ge­ment ses par­ties pre­nantes, se réin­ven­ter régu­liè­re­ment à par­tir d’une feuille blanche en inté­grant toutes les options tech­no­lo­giques qui bous­culent tel­le­ment de cer­ti­tudes. Tel­le­ment facile à dire, et dif­fi­cile à faire.

Une révolution microéconomique aux effets macroéconomiques

Toutes les révo­lu­tions indus­trielles ont été accom­pa­gnées par de très signi­fi­ca­tifs gains de pro­duc­ti­vi­té. Celle que nous vivons aujourd’hui asso­cie un double mou­ve­ment de des­truc­tions / créa­tions d’emplois qui pour­rait s’équilibrer : une réduc­tion des emplois dans la par­tie pro­duc­tive stric­to sen­su serait com­pen­sée par davan­tage d’emplois dans les ser­vices qui accom­pa­gne­ront cette pro­duc­tion (per­son­na­li­sa­tion, amé­lio­ra­tion de l’expérience client, etc.).

Ce phé­no­mène ne se limite pas aux seules indus­tries manu­fac­tu­rières. À court terme, toutes les acti­vi­tés éco­no­miques ayant recher­ché leur effi­ca­ci­té par la struc­tu­ra­tion de leur acti­vi­té en tâches plus ou moins élé­men­taires et répé­ti­tives sont concer­nées par l’automation, y com­pris les indus­tries de ser­vices (e.g. centres de trai­te­ment). Dans ce sec­teur, on peut esti­mer 500 000 et 800 000 emplois sup­plé­men­taires concer­nés, hors effet du e‑commerce.

“La vulnérabilité des villes moyennes
aux chocs externes est très élevée”

Un risque pour les villes petites et moyennes ?

Les villes petites et moyennes ont une spé­ci­fi­ci­té forte dans le domaine de l’industrie manu­fac­tu­rière. Dans cer­tains sec­teurs, elles peuvent atteindre une concen­tra­tion d’emplois indus­triels deux fois plus éle­vée que la moyenne natio­nale. Leurs éta­blis­se­ments ont aus­si leur forte pro­por­tion d’emplois ouvriers plus faci­le­ment auto­ma­ti­sables avec une moindre mobi­li­té géo­gra­phique et une moindre employabilité.

Les villes petites et moyennes se carac­té­risent aus­si par une part plus éle­vée de PME-PMI. Si les grands groupes dis­posent des moyens néces­saires à leur trans­for­ma­tion numé­rique, les PME-PMI ou les petites ETI, elles, recherchent un accom­pa­gne­ment qu’elles ne trouvent pas.

Par­fois, ces spé­ci­fi­ci­tés se conjuguent avec une concen­tra­tion de l’emploi dans un nombre limi­té d’établissements indus­triels. Il n’est pas rare que les quatre prin­ci­paux employeurs d’une ville moyenne concentrent 40 %, voire 50 % des emplois. Un emploi indus­triel direct génère 2 à 3 emplois indi­rects. Par consé­quent, la dépen­dance et la vul­né­ra­bi­li­té de ces villes moyennes par rap­port aux chocs externes sont de fac­to très éle­vées, qu’il s’agisse des délo­ca­li­sa­tions ou des rup­tures technologiques.

Pour les entre­prises, l’objectif consiste à s’adapter à cette trans­for­ma­tion, en géné­rant le plus de valeur pos­sible (ou en en per­dant le moins pos­sible), etc.

Pour la socié­té dans son ensemble, les enjeux sont autres. Le rôle de la for­ma­tion est sou­vent évo­qué. Le risque de ne pas prendre le train en marche et d’aggraver encore la dés­in­dus­tria­li­sa­tion de la France l’est également.

C’est aus­si un enjeu de déve­lop­pe­ment ter­ri­to­rial. En effet, au cours de cette muta­tion vers une indus­trie ser­vi­cielle, la nou­velle créa­tion de valeur se loca­li­se­ra spon­ta­né­ment dans les métro­poles (s’agissant de ser­vices à valeur ajou­tée). Alors les sites opé­ra­tion­nels se can­ton­ne­raient aux seuls gains de pro­duc­ti­vi­té et les ter­ri­toires qui les accueillent seraient les per­dants de cette révo­lu­tion, notam­ment les villes petites et moyennes. La ques­tion sera celle du rapa­trie­ment du ser­vi­ciel à proxi­mi­té ou à l’intérieur des usines.

Un enjeu politique

Bien sûr, il est tou­jours pos­sible d’imaginer faire cyni­que­ment l’impasse sur les villes petites et moyennes. Après tout, la dyna­mique de fond que nous vivons depuis des décen­nies, démo­gra­phique et éco­no­mique, est d’abord le fait des grandes métropoles.

Ce serait un pari ris­qué, les villes petites et moyennes repré­sen­tant encore un quart de la popu­la­tion, de l’emploi et du corps élec­to­ral. Après le bas­cu­le­ment des anciens bas­sins indus­triels du Nord et l’Est vers les extrêmes de l’échiquier poli­tique, puis celui, en cours, des ter­ri­toires ruraux, celui des villes petites et moyennes amè­ne­rait inévi­ta­ble­ment à rééva­luer la pro­ba­bi­li­té d’un vote majo­ri­taire popu­liste en France.

Après l’exode rural (de 1945 à nos jours), la dés­in­dus­tria­li­sa­tion (de 1975 à nos jours), le risque d’une troi­sième vague de pau­pé­ri­sa­tion ou de déses­pé­rance éco­no­mique, celle d’une par­tie du tis­su médio-urbain, est aus­si un vrai enjeu socié­tal de cette révolution.


Nouveaux services

Glo­ba­le­ment, ces nou­veaux ser­vices s’organisent en trois familles : effi­ca­ci­té des pro­ces­sus exis­tants (e.g. rela­tion entre les sala­riés, pro­duc­ti­vi­té, rela­tion client) ; per­son­na­li­sa­tion des pro­duits (e.g. la com­mande en ligne per­met­tant de jouer sur un nombre consi­dé­rable d’options) ; créa­tion de ser­vices on top (e.g. le tableau de bord numé­rique d’un moteur qui indique en temps réel s’il a été for­cé, quand sera la pro­chaine main­te­nance, les para­mètres à la limite des spé­ci­fi­ca­tions, la dis­po­ni­bi­li­té des pièces de rechange, etc.).


Une nouvelle désindustrialisation ?

Il ne peut être exclu, si nous ratons ce virage après avoir raté celui de la mon­dia­li­sa­tion, que l’industrie ne pro­duise plus que 6 à 8 % du PIB à un hori­zon de cinq ou dix ans. La France achè­ve­rait alors de se désindustrialiser.

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