Industrie du futur et numérique : quels enjeux pour l’industrie française ?

Dossier : L'industrie du futurMagazine N°741 Janvier 2019
Par Philippe VARIN (73)
Par Thomas COURBE
L’industrie française reprend vigueur, mais peine encore à rattraper celle de l’Allemagne, par exemple. Le numérique et l’industrie du futur sont des défis pour nous à relever, mais aussi des outils de relance pour y parvenir.

Oui, notre indus­trie a enrayé son déclin ! En 2017, la pro­duc­tion man­u­fac­turière a aug­men­té de 2,9 %, le sol­de des emplois indus­triels a été posi­tif et il y a eu plus d’ouvertures de sites que de fer­me­tures. Toute­fois, cette bonne per­for­mance, liée en par­tie à la con­jonc­ture, ne doit pas faire oubli­er que des dif­fi­cultés per­sis­tent. La com­péti­tiv­ité des entre­pris­es indus­trielles a été forte­ment dégradée au cours des dernières années, de telle sorte que nous avons per­du 1 mil­lion d’emplois en quinze ans dans l’industrie, avec 600 usines en moins sur notre ter­ri­toire, même si les pertes de con­trôle emblé­ma­tiques de cer­tains fleu­rons de l’industrie française ont égale­ment con­tribué, par­fois de façon un peu exces­sive, à noir­cir ce con­stat. De même, la marge des entre­pris­es indus­trielles français­es reste qua­tre points en dessous de leurs con­cur­rentes allemandes.

Dans ce con­texte, l’industrie du futur et les tech­nolo­gies qui en découlent con­stituent une oppor­tu­nité de relance con­sid­érable, et la clé de réin­dus­tri­al­i­sa­tion de cer­tains ter­ri­toires. C’est une chance qu’il con­vient de saisir pour relo­calis­er la valeur ajoutée et des emplois en France et préserv­er ain­si les com­pé­tences et le savoir-faire indus­triel de notre pays.


REPÈRES

En quinze ans, la part de l’industrie dans le PIB de la France a chuté de 16 % à 12 %, con­tre une sta­bil­ité à 23 % en Alle­magne, du fait notam­ment d’un parc indus­triel obso­les­cent jusqu’à un début de rat­tra­page à par­tir de 2015 – rap­pelons que l’âge moyen des équipements indus­triels français est autour de dix-neuf ans.


Le numérique : un levier de croissance pour l’industrie française

D’emblée, il faut rap­pel­er que la révo­lu­tion numérique est d’abord un défi pour l’entreprise et son busi­ness mod­el, car c’est l’ensemble des chaînes de valeur qui seront impactées. Poussées par le marché, les entre­pris­es sont con­traintes d’innover, de per­fec­tion­ner et de per­son­nalis­er leurs pro­duits. Par ailleurs, le numérique trans­forme l’ensemble du tis­su indus­triel et des acteurs économiques grâce à des inno­va­tions qui boule­versent la struc­ture des marchés et les modes de con­som­ma­tion. L’uberisation n’est pas réservée aux taxis ou à l’hôtellerie. L’apparition des fameux GAFAM (Google-Apple-Face­book-Ama­zon-Microsoft) a déplacé le cen­tre de grav­ité de la pro­duc­tion vers les usages, les ser­vices. Les nou­veaux acteurs lan­cent de nou­velles activ­ités où l’innovation porte autant sur des avancées tech­nologiques que sur une stratégie de cap­ta­tion des ressources (comme les data par exem­ple). C’est de ce proces­sus de réin­ter­mé­di­a­tion que sont nés les nou­veaux acteurs du numérique.

Accélérer la compétence numérique des entreprises industrielles

Il appar­tient donc aux indus­triels de se saisir de ces sujets. L’indice Desi (Dig­i­tal Econ­o­my and Soci­ety Index), qui mesure la dig­i­tal­i­sa­tion des pays européens, indique que la France est en retard en matière de connectivité
(20e place) et d’intégration des tech­nolo­gies numériques, notam­ment par les entre­pris­es (16e). Ain­si, la dichotomie PME / grands groupes s’observe dans l’adoption des tech­nolo­gies numériques les plus récentes : cloud com­put­ing, inter­faces numériques avec les four­nisseurs, big data, robo­t­ique de pointe. Il est à not­er une sec­onde – et peut-être plus alar­mante – dichotomie entre le niveau de matu­rité numérique dans l’entreprise et les pra­tiques avancées des Français eux-mêmes dans leur cadre privé.

Développer les plateformes de filières

Par ailleurs, l’entreprise indus­trielle demain devra s’appuyer sur une com­mu­nauté de des­tins pour assur­er la con­ti­nu­ité numérique de sa fil­ière, grâce à des stan­dards et des solu­tions com­munes. Elle pour­ra ain­si lim­iter les rup­tures entre les sys­tèmes d’information. Dans le cadre du Con­seil nation­al de l’industrie, les indus­triels, les syn­di­cats de salariés et les pou­voirs publics ont iden­ti­fié deux leviers : l’aide à la maîtrise d’ouvrage pour les fil­ières d’une part, afin qu’elles organ­isent un plan d’action de numéri­sa­tion à tra­vers des plate­formes inté­grant toutes les bonnes pra­tiques et expéri­ences (à l’instar de ce qui se pra­tique déjà notam­ment dans l’aéronautique puis l’automobile, et de plus en plus dans la plu­part des dix-huit fil­ières indus­trielles) et la péné­tra­tion du numérique dans chaque entre­prise indus­trielle d’autre part. L’AFNeT et l’Alliance indus­trie du futur seront respec­tive­ment deux catal­y­seurs de pro­jets sur ces axes.

“L’entreprise demain devra s’appuyer
sur une communauté de destins”

Le rôle des régions, clé pour la digitalisation des PME

Les pou­voirs publics ont annon­cé aus­si le lance­ment d’un plan de dig­i­tal­i­sa­tion des TPE français­es, com­plé­men­taire de l’action de l’Alliance indus­trie du futur pour les ETI-PME ; c’est une mesure que les indus­triels appelaient de leurs vœux depuis longtemps et qui doit à présent être déployée dans les ter­ri­toires. Enfin, dans le cadre de l’accélération de la com­pé­tence tech­nologique des PME en matière d’industrie du futur, les régions finan­cent les audits et les mis­sions d’accompagnement des PME et des ETI indus­trielles implan­tées dans les ter­ri­toires. Les agences régionales de développe­ment économique suiv­ent plus par­ti­c­ulière­ment la mon­tée en puis­sance de ce déploiement dans le cadre des SRDEII.

Industriels et pouvoirs publics renforcent leur collaboration

Les pou­voirs publics et les indus­triels ont aus­si l’initiative : le CNI numérique, qui a été instal­lé le 11 juil­let 2018, se donne pour objec­tif de con­stru­ire et pilot­er les ori­en­ta­tions stratégiques en matière de numéri­sa­tion des entre­pris­es indus­trielles, pour les amen­er à saisir les oppor­tu­nités de leur trans­for­ma­tion vers l’industrie du futur. Cette action s’organise selon 4 axes : la trans­for­ma­tion par le numérique des chaînes de valeur dans chaque fil­ière ; l’accompagnement de la trans­for­ma­tion des entre­pris­es indus­trielles par le numérique dans tous les ter­ri­toires ; les nou­velles com­pé­tences ren­dues néces­saires par la trans­for­ma­tion numérique ; et les enjeux de normes et de régu­la­tion attachés au numérique dans l’industrie. Le CNI numérique veille à la bonne inter­ac­tion entre le volet numérique des comités stratégiques de fil­ières et la feuille de route de l’Alliance indus­trie du futur. Le 20 sep­tem­bre, le Pre­mier min­istre annonçait une ini­tia­tive dotée de 500 M€ pour accom­pa­g­n­er toutes les PMI et toutes les fil­ières dans l’intégration des meilleures pra­tiques et tech­nolo­gies numériques : la moitié en suramor­tisse­ment de 40 %, sur deux ans d’investissements numériques (machines de fab­ri­ca­tion addi­tive, logi­ciels de ges­tion de la pro­duc­tion, cap­teurs con­nec­tés…), l’autre moitié en sub­ven­tions du Pro­gramme d’investissements d’avenir (PIA), les fil­ières définis­sant elles-mêmes leurs pri­or­ités et les met­tant en œuvre via des plate­formes. Simul­tané­ment, la sen­si­bil­i­sa­tion de 15 000 PME aux enjeux de l’industrie du futur et leur accom­pa­g­ne­ment devraient décu­pler l’initiative antérieure en mul­ti­pli­ant les « Vit­rines indus­trie du futur » (une cen­taine en 2020), et en mail­lant le ter­ri­toire par une ving­taine de cen­tres d’accélération.

Accompagner l’émergence des nouvelles technologies dans l’organisation du travail

Le mod­èle fordiste et le tay­lorisme sont révo­lus. Aus­si, l’organisation du tra­vail telle qu’elle s’est dévelop­pée depuis l’après-guerre évolue-t-elle pro­fondé­ment. L’industrie était tournée vers le proces­sus de pro­duc­tion de masse alors que, désor­mais, c’est au con­traire le pro­duit qui pilote le proces­sus de pro­duc­tion, du fait d’une per­son­nal­i­sa­tion tou­jours plus grande, qui impactera néces­saire­ment les modes d’organisation. Cette nou­velle économie remet en ques­tion les car­cans hiérar­chiques dans lesquels étaient par­fois enfer­més les salariés. Désor­mais, les organ­i­sa­tions seront plus hor­i­zon­tales, légères et agiles. Elles reposeront sur un fonc­tion­nement en réseaux plus col­lab­o­ratif et inclusif.

Ces nou­veaux mod­èles d’organisation, artic­ulés sur la flex­i­bil­ité, l’adaptabilité et la per­son­nal­i­sa­tion, la poly­va­lence, sont en plein essor. Dans cette per­spec­tive, la for­ma­tion et la mon­tée en com­pé­tence des opéra­teurs sont des con­di­tions néces­saires pour préserv­er les bassins d’emplois et amélior­er les savoir-faire. Ain­si, face à ce défi con­sid­érable, les acteurs indus­triels, en tout pre­mier lieu l’Alliance indus­trie du futur qui les fédère, ont l’ambition de soutenir, en lien avec les grandes fil­ières indus­trielles et avec les sites indus­triels en région, le déploiement dans les ter­ri­toires de plate­formes de for­ma­tion aux tech­nolo­gies de l’industrie du futur. 

Former les opérateurs de demain

Mais, l’industrie du futur repose tout autant sur l’accompagnement des com­pé­tences des opéra­teurs en poste que des opéra­teurs de demain. Pour les indus­triels, l’objectif est donc d’augmenter sen­si­ble­ment la part de l’apprentissage. En ce qui con­cerne l’industrie, on pour­rait vis­er une aug­men­ta­tion du nom­bre d’apprentis de 40 % d’ici à cinq ans.

L’objectif final est dou­ble : dévelop­per les com­pé­tences d’une part et sus­citer l’appétence de l’autre. Un tra­vail de com­mu­ni­ca­tion con­sid­érable est à men­er pour redor­er l’image de l’industrie et de ses métiers. Les nou­velles tech­nolo­gies de l’industrie du futur offrent de ce point de vue une occa­sion for­mi­da­ble de présen­ter des fil­ières indus­trielles mod­ernes et tournées vers l’avenir.

France indus­trie

Pour une vision européenne

La tran­si­tion vers l’industrie du futur doit être accom­pa­g­née à l’échelle européenne d’un envi­ron­nement favor­able en ter­mes de con­nec­tiv­ité, de développe­ment des infra­struc­tures très haut débit fix­es et mobiles, de stan­dards numériques interopérables, de cir­cu­la­tion sécurisée des don­nées indus­trielles et de cyber­sécu­rité. Elle doit égale­ment com­porter une vig­i­lance accrue sur la sou­veraineté numérique, eu égard au nom­bre restreint de four­nisseurs non européens dom­i­nant le marché actuel. Un sou­tien au déploiement d’une offre européenne de solu­tions numériques est nécessaire.

La plu­part des pays européens ont lancé des pro­grammes de pro­mo­tion des nou­velles tech­nolo­gies indus­trielles, et la Com­mis­sion européenne a mis en place une plate­forme visant à coor­don­ner ces ini­tia­tives. Le pro­jet français indus­trie du futur a voca­tion à s’interfacer avec ces pro­jets nationaux pour ini­ti­er des coopéra­tions et des alliances stratégiques. La coopéra­tion avec l’initiative alle­mande Plat­tform Indus­trie 4.0 lancée en 2016 et éten­due en 2017 à l’initiative ital­i­enne Piano Indus­tria 4.0 s’inscrit dans cette voie. Elle per­met un tra­vail tri­latéral impor­tant sur les proces­sus de stan­dard­i­s­a­tion, l’engagement des PME dans l’industrie du futur et le cadre régle­men­taire européen notam­ment en matière de pro­priété et de sou­veraineté des don­nées indus­trielles. Les trois ini­tia­tives nationales por­tent ces travaux de manière com­mune au sein de la plate­forme européenne de la Com­mis­sion. La nor­mal­i­sa­tion y tient une place majeure : c’est un enjeu clé de l’industrie du futur au niveau européen, car elle porte en elle la néces­saire interopéra­bil­ité des machines et des sys­tèmes. Les instances actuelles de nor­mal­i­sa­tion, qu’il s’agisse du niveau français ou du niveau inter­na­tion­al (y com­pris européen), sont sou­vent cloi­son­nées par secteurs indus­triels et pein­eraient sans cela à traiter la trans­ver­sal­ité portée par l’industrie du futur.

Une nouvelle ambition pour France Industrie

Dans ce con­texte mou­vant et stim­u­lant, l’équipe de France Indus­trie s’est mise en ordre de bataille pour saisir toutes les oppor­tu­nités offertes par l’émergence des nou­velles tech­nolo­gies. Le gou­verne­ment a don­né, avec les indus­triels, une nou­velle impul­sion au Con­seil nation­al de l’industrie (CNI), au ser­vice de pro­jets struc­turants des fil­ières indus­trielles en France et autour d’une ambi­tion com­mune de ren­forcer les liens entre les grandes entre­pris­es et les ETI-PME en crois­sance. Le pilotage des Comités stratégiques de fil­ière (CSF) est désor­mais con­fié à des indus­triels et ils intè­grent leur poli­tique d’innovation (« ex-solu­tions indus­trielles ») et de numéri­sa­tion. Cette col­lab­o­ra­tion étroite a notam­ment per­mis de label­lis­er une nou­velle liste de de dix-huit fil­ières : aéro­nau­tique, ali­men­taire, auto­mo­bile, bois, chimie et matéri­aux, eau, fer­rovi­aire, indus­tries élec­tron­iques, indus­tries et tech­nolo­gies de san­té, indus­tries de la mer, indus­tries pour la con­struc­tion, mines et métal­lurgie, mode et luxe, indus­tries des nou­veaux sys­tèmes énergé­tiques, nucléaire, trans­for­ma­tion et val­ori­sa­tion des déchets, indus­tries de sécu­rité, infra­struc­tures numériques. Déjà, des con­trats de fil­ière, inté­grant un volet numérique, sont signés ou sur le point de l’être.

Loin de la subir au risque d’être tous per­dants, il est de notre devoir com­mun d’accompagner résol­u­ment cette nou­velle révo­lu­tion indus­trielle. Relevons ensem­ble ce défi !


Apprentissage

Alors que la part des élèves en fil­ière pro­fes­sion­nelle en France n’est pas si éloignée de celle de l’Allemagne, la part de l’apprentissage est pour­tant sen­si­ble­ment plus faible. Or, l’institut alle­mand de recherche sur le marché du tra­vail recon­naît que l’apprentissage con­tribue puis­sam­ment à la com­péti­tiv­ité du pays et que ce sys­tème a con­tribué à réduire de façon spec­tac­u­laire le chô­mage des jeunes (5,6 % en 2016 en Allemagne).


France Industrie

France Indus­trie, créée le 1er févri­er 2018 par l’union du Cer­cle de l’Industrie (rassem­blant les prési­dents de quar­ante grandes entre­pris­es privées et publiques inter­venant dans tous les secteurs indus­triels) et du Groupe des fédéra­tions indus­trielles (regroupant dix-neuf fédéra­tions nationales sec­to­rielles adhérentes au Medef), per­met à toute l’industrie, des grandes entre­pris­es aux PME, de par­ler d’une même voix, notam­ment en vue de la pré­pa­ra­tion des réu­nions du CNI numérique.


L’exemple chinois

La stratégie de dis­rup­tion numérique retenue par la Chine l’a con­duite à lancer en 2017 un plan sur l’intelligence arti­fi­cielle qui prévoit un sou­tien en cap­i­tal, en ori­en­ta­tion des marchés, en ren­force­ment des liens entre entre­pris­es, insti­tuts de recherche et organ­ismes mil­i­taires. Les gou­verne­ments locaux sont incités à créer des plans locaux et dévelop­per des cen­tres de R & D en IA en prenant appui sur la taille du marché intérieur et sur les géants du numérique chi­nois, en ori­en­tant des investisse­ments vers le numérique et en encour­ageant le rap­a­triement des chercheurs chi­nois. Ain­si en 2017, sur 15,2 Mds$ investis dans les start-up de l’intelligence arti­fi­cielle dans le monde, 48 % étaient en Chine 38 % aux États-Unis.

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