Le comte de Saint-Simon

Il faut réindustrialiser la France

Dossier : ExpressionsMagazine N°692 Février 2014
Par Franck LIRZIN (03)

Le mou­ve­ment saint-simonien a con­tribué à mod­erniser la France, selon Pierre Mus­so, pro­fesseur à Rennes-II et à Télé­com Paris­Tech, tant dans les esprits (Michel Cheva­lier, 1823) que dans les faits, avec la créa­tion des chemins de fer, d’écoles de for­ma­tion et des sociétés de crédit. 

L’industrie devint un moteur, tout devant être organ­isé pour et par elle, afin que la tech­nique change la société. 

Devenir un pays exportateur

La pre­mière table ronde a fait le con­stat du retard de la France. Son prin­ci­pal défi est de rede­venir un pays expor­ta­teur. Elle a besoin de « cham­pi­ons cachés », ces entre­pris­es de taille inter­mé­di­aire (ETI), lead­ers sur leurs marchés et très inno­vantes, selon Stéphan Guin­chard (94).

Claude Hen­ri de Rou­vroy, comte de Saint-Simon, est né en 1760. C’est après une vie tumultueuse d’abord dans l’armée de La Fayette, puis comme spécu­la­teur immo­bili­er, qu’il se fait philosophe à presque quar­ante ans. Sa doc­trine sera à l’origine aus­si bien du social­isme, de l’anarchisme que du tech­nocratisme et du positivisme. 

La France s’accroche aux secteurs en déclin sans s’imposer sur les nou­veaux. Son mod­èle socioé­conomique est per­ti­nent en péri­ode de rat­tra­page, comme lors des trente glo­rieuses, mais non pour une économie de l’innovation.

Pour Alfred Gali­chon (97), c’est sur la capac­ité à pro­duire des doc­tor­ants de très haut niveau qu’un sys­tème édu­catif doit être jugé. Or, la France n’est pas bonne pour les PhD, elle les utilise mal et les pro­fils de ses élites sont trop homogènes. Pas éton­nant que, en com­para­i­son avec l’Allemagne, il manque 500 ETI en France, soit presque un mil­lion d’emplois.

Un envi­ron­nement plus prop­ice au busi­ness, avec moins de charges pour les entre­pris­es, don­nerait un élan, selon Agnès Verdier- Molin­ié, DG de l’IFRAP. Il faudrait renon­cer à aug­menter la fis­cal­ité pour, au con­traire, réduire les dépens­es publiques, ce qui sup­pose une approche col­lec­tive et concertée. 

L’Union européenne devrait chang­er d’habits

Cepen­dant, tout n’est pas si som­bre. La France est le troisième expor­ta­teur mon­di­al par habi­tant, ses uni­ver­sités se rap­prochent du monde des entre­pris­es, notam­ment grâce aux bours­es CIF. 

Selon Lau­rent Daniel (96), le pro­tec­tion­nisme est con­tre-pro­duc­tif, car nous avons besoin d’importations pour exporter. Les États-Unis font presque jeu égal avec l’Allemagne comme pre­mière des­ti­na­tion de nos expor­ta­tions en valeur ajoutée. Les ser­vices comptent autant que l’industrie en valeur ajoutée de nos expor­ta­tions : des gains de pro­duc­tiv­ité sont à chercher dans les services. 

Huit pôles majeurs

La table ronde n° 2 s’est penchée sur le rôle de cette puis­sance publique qui, pour les saint-simoniens, devait être au ser­vice de l’économie.

Hubert Lévy-Lam­bert (53), dans une adresse fic­tive à Pros­per Enfan­tin (1813), évoque « Les Français [au XIXe siè­cle] à la pointe du pro­grès sci­en­tifique et tech­nique […], ils con­stru­i­saient des usines pour créer des emplois […], des chemins de fer pour reli­er les régions […], ils créaient des ban­ques pour financer toutes ces activités. » 

Comme l’a rap­pelé Philippe Her­zog (59), Saint-Simon fut le pre­mier à pro­pos­er la créa­tion d’une Société européenne, dotée d’un « par­lement général ». L’Union européenne, puis­sance nor­ma­tive par excel­lence, devrait chang­er d’habits et appren­dre à penser et organ­is­er le long terme, notam­ment en matière de décar­bon­a­tion de l’énergie, de numérique ou d’éducation.

À l’autre bout de la chaîne géo­graphique, les métrop­o­les et les ter­ri­toires pren­nent une impor­tance crois­sante dans le développe­ment économique. 

Suite à une enquête appro­fondie auprès d’entreprises, Jean-Christophe Fro­man­tin, député- maire de Neuil­ly, a iden­ti­fié huit pôles majeurs struc­turant l’économie française. 

Ils devraient per­me­t­tre la con­ver­gence des pou­voirs publics et la sim­pli­fi­ca­tion de ce que Jean-Claude Prager (64) appelle les mille-feuilles : poli­tique, régle­men­taire et admin­is­tratif. Chaque région pos­sède de 50 à 200 struc­tures d’aide à l’innovation ; et ce sont les PME qui souf­frent le plus de cette confusion. 

La Banque publique d’investissement (BPI) est juste­ment une sim­pli­fi­ca­tion, un « poil à grat­ter » selon Paul-François Fournier (89), qui sup­plée à la frilosité du secteur ban­caire, en injec­tant 800 mil­lions d’euros par an dans l’innovation.

Mais l’argent ne fait pas tout : il faut aus­si un bon écosys­tème. D’où l’importance des futures métrop­o­les et de tous les inter­mé­di­aires qui relient les mon­des académiques et entre­pre­neuri­aux. Et là, l’important n’est pas tant les struc­tures, que les acteurs et le lead­er­ship collectif. 

La France garde de sérieux atouts

La table ronde n° 3 s’est intéressée aux con­di­tions de la réindustrialisation. 

Yvon Raak (74) a porté un regard lucide sur une France dont les atouts s’amenuisent dans la mon­di­al­i­sa­tion. Le bas­cule­ment des marchés et des com­pé­tences vers l’Asie explique les délocalisations. 

L’étude de l’Académie des tech­nolo­gies qui a réal­isé une « spec­tro­scopie fine » des secteurs, présen­tée par Alain Bugat (68), liste les retards, faib­less­es du code des marchés publics ou du manque de sou­tien de la DGA aux PME innovantes. 

Met­tre les mains dans le cam­bouis électoral 

Mais rien de défini­tif : le pôle de Greno­ble autour des nan­otech­nolo­gies et de l’informatique embar­quée démon­tre que la France garde de sérieux atouts. 

Pierre Dela­porte (49) s’est égale­ment mon­tré opti­miste en prenant l’exemple du récent sauve­tage de la pro­duc­tion d’aluminium en Mau­ri­enne. Grâce à un coût de l’électricité réduit, la France peut attir­er ou main­tenir les indus­tries élec­tro-inten­sives, comme l’aluminerie de Dunkerque ou la chimie de base. 

Franck Lirzin (2003), de même, a expliqué com­ment Mar­seille a su bas­culer d’un mod­èle indus­tri­a­lo-por­tu­aire à un mod­èle d’innovation et de ser­vices pour renouer avec la crois­sance, notam­ment dans l’optique-photonique et les biotechnologies. 

Hervé Mari­ton (77) a insisté sur le rôle d’orientation du poli­tique pour sim­pli­fi­er les dis­posi­tifs d’aide à l’innovation et définir des chefs de file tout en s’appuyant sur une solide exper­tise. Un réel effort de péd­a­gogie est néces­saire pour con­va­in­cre les Français du bien-fondé des poli­tiques mis­es en œuvre. 

Un agenda 2020

Quel pour­rait être un « agen­da 2020 » s’est inter­rogée la qua­trième table ronde ? Pour Gré­goire Pos­tel- Vinay, respon­s­able de la mis­sion stratégie à la DGCIS, la con­di­tion sine qua non est la com­péti­tiv­ité de l’industrie et des ser­vices : dif­fu­sion des nou­velles tech­nolo­gies (TIC, robo­t­ique) et méth­odes (lean, qual­ité), dif­féren­ci­a­tion par l’innovation (design, pôles de com­péti­tiv­ité), réduc­tion des coûts, intro­duc­tion de la flexisécurité. 

Pros­per Enfan­tin (1813) est un prophète à sept vies, selon l’expression de Jean-Pierre Cal­lot. Tour à tour négo­ciant en vin, dis­ci­ple de Saint-Simon, pro­mo­teur du saint-simonisme sous la fig­ure qua­si religieuse du Père, essay­iste, ini­ti­a­teur du canal de Suez, voyageur en Algérie et admin­is­tra­teur de la Com­pag­nie Paris-Lyon- Marseille. 

Il faut une « intel­li­gence col­lec­tive » décen­tral­isée pour ori­en­ter l’investissement, et non une poli­tique indus­trielle qui impose des choix, selon Jean-Paul Nico­laï (80), ce que l’État peut ini­ti­er dans le cas de la sil­ver econ­o­my, l’économie des seniors. 

Mais se fix­er d’ambitieux objec­tifs ne suf­fit pas, répond Guy Val­lan­cien, pro­fesseur de médecine à Paris Descartes, en prenant l’exemple de la san­té : bien que tous s’accordent sur son impor­tance crois­sante, aucune vision prag­ma­tique d’un sys­tème de soins n’existe.

À l’avenir, 80% de la médecine sera de prox­im­ité, ce qui sup­pose de bas­culer d’un arti­sanat médi­cal à une indus­trie du soin avec des cen­tres de soins instal­lés localement. 

Lionel Stoléru (56) a invité les poly­tech­ni­ciens à met­tre les mains dans le cam­bouis élec­toral, pour se ren­dre compte que la rai­son ne suf­fit sou­vent pas à con­va­in­cre des citoyens aux envies contradictoires. 

Et de citer le chance­li­er Erhard : « Une économie ne peut pas être plus ou moins de marché, pas plus qu’une femme ne peut être plus ou moins enceinte. » Une leçon pour nos concitoyens. 

Du colbertisme intelligent

En con­clu­sion, Bertrand Col­lomb (60) a rap­pelé qu’après un lent déclin, la France ne perd plus de parts de marché. Cette sta­bil­i­sa­tion est un prélude au sur­saut, mais que faire pour regag­n­er en dix ans ce qu’on a per­du en dix ? 

Pour repren­dre la ter­mi­nolo­gie des entre­pris­es, il faudrait réduire les frais généraux, desser­rer les freins, restau­r­er la con­fi­ance et gér­er la péri­ode de reconquête. 

C’est-à-dire réduire les dépens­es publiques, favoris­er l’innovation dans les ser­vices, l’industrie ou l’énergie, accepter des pro­grammes d’emplois aidés dans le secteur marc­hand, faire du col­ber­tisme intel­li­gent et un zeste de keynésian­isme, enfin priv­ilégi­er la cohérence sur la flam­boy­ance en se fix­ant des objec­tifs crédi­bles à trois ou cinq ans. Mais y parvien­dra-t-on sans con­trainte extérieure ? 

Tout est ques­tion de volon­té, de cohérence et de continuité. 

Dans les entre­pris­es, les Français acceptent de se bat­tre ; il n’y a nulle rai­son qu’ils n’en fassent pas de même pour leur pays.

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