Henri POINCARÉ : Des mathématiques à la philosophie

Dossier : ExpressionsMagazine N°677 Septembre 2012Par : Gerhard Heinzmann, directeur de la MSH Lorraine, fondateur des Archives Henri Poincaré (entretien avec Thierry Paul, CNRS, Centre de Mathématiques Laurent Schwartz, École polytechnique

Thierry Paul : La première Soirée Poincaré 2012 s’intitule « La singularité Poincaré ». En quoi Poincaré était-il singulier ?

Thierry Paul : La première Soirée Poincaré 2012 s’intitule « La singularité Poincaré ». En quoi Poincaré était-il singulier ?

Gerhard Heinz­mann : La sin­gu­la­ri­té de Poin­ca­ré concerne plu­sieurs niveaux dont le pre­mier est sans aucun doute son orga­ni­sa­tion men­tale. Nous savons qu’il effec­tuait son tra­vail sou­vent men­ta­le­ment, qu’il ne sui­vait pas une marche linéaire, qu’il avait une curio­si­té presque uni­ver­selle, qu’il était habi­tué à négli­ger les détails, qu’il n’avait aucune patience dans son tra­vail, qu’il avait une pro­di­gieuse faci­li­té à tout péné­trer par lui-même de ce qu’une simple indi­ca­tion por­tait à sa connaissance.

Une seconde sin­gu­la­ri­té est le fait que cette acti­vi­té intel­lec­tuelle se fai­sait dans un envi­ron­ne­ment fami­lial peu ordi­naire : il y a non seule­ment les trois Aca­dé­mi­ciens, Hen­ri, Ray­mond Poin­ca­ré et Emile Bou­troux, mais éga­le­ment un autre cou­sin de Hen­ri et frère de Ray­mond, Lucien, qui devint direc­teur de l’en­sei­gne­ment supé­rieur (1914) avant d’être dési­gné comme vice-rec­teur de l’A­ca­dé­mie de Paris. Il y a Lucie Comon, une cou­sine ger­maine de Hen­ri qui est l’é­pouse du chi­miste Albin Hal­ler, créa­teur de l’Institut de chi­mie de Nan­cy, puis pro­fes­seur à la Sor­bonne et éga­le­ment membre de l’Académie des sciences (1900). Il y a ensuite la famille de Louise Poin­ca­ré, épouse d’Henri et arrière–petite-fille d’Etienne Geof­froy Saint-Hilaire, dont l’entourage dis­po­sait de nom­breuses entrées dans la socié­té parisienne.

La troi­sième sin­gu­la­ri­té, la plus impor­tante, concerne évi­dem­ment ses résul­tats qui sont l’expression d’une force de syn­thèse unique reliant des domaines tenus aupa­ra­vant pour sépa­rés (par exemple la théo­rie des équa­tions dif­fé­ren­tielles et la théo­rie des groupes) ou mêmes pour exo­tiques (les géo­mé­tries non-eucli­diennes). Poin­ca­ré n’est pas seule­ment consi­dé­ré comme le co-créa­teur de pans entiers des mathé­ma­tiques et de la phy­sique (topo­lo­gie algé­brique, théo­rie du chaos, rela­ti­vi­té res­treinte) mais éga­le­ment comme un phi­lo­sophe des sciences qui a eu une grande influence sur l’é­pis­té­mo­lo­gie du 20e siècle. Il était enfin un admi­nis­tra­teur et un orga­ni­sa­teur des sciences au niveau natio­nal et international.

C’est sa com­pa­rai­son des argu­men­ta­tions, sa conscience de la varia­bi­li­té des théo­ries et de la vul­né­ra­bi­li­té de nos hypo­thèses les plus sûres qui carac­té­risent la pen­sée anti­dog­ma­tique de Poin­ca­ré comme une pen­sée singulière.

T. P. : Poincaré a écrit beaucoup et donc très vite, et avait la réputation de ne pas se relire. Cette réputation est-elle fondée et que nous apprennent les manuscrits de Poincaré ?

G. H. : En effet, plu­sieurs élé­ments du fonds des Archives Poin­ca­ré semblent confir­mer cette répu­ta­tion comme règle géné­rale : Poin­ca­ré ne se donne sou­vent pas la peine de dater ses lettres, il lui arrive de deman­der à son cor­res­pon­dant de lui rap­pe­ler des expres­sions qu’il avait uti­li­sées dans des lettres pré­cé­dentes (lettre à Dar­win ca. 08–12.08.1901) ; Her­mite lui conseille dès 1881 de s’exprimer avec plus de clar­té (lettres de février et mars 1881), Mit­tag-Lef­fler lui demande de prendre en compte les tra­vaux de Weiers­trass (lettre du 22 mai 1881) et Klein les siens (12 juin 1881). Quant à son mémoire sou­mis (1888) au prix publié à l’occasion du soixan­tième anni­ver­saire du roi de Suède, Oscar II, Mit­tag-Lef­fler l’ami de Poin­ca­ré à Stock­holm, ne cache pas le fait que les démons­tra­tions de Poin­ca­ré lui paraissent incom­plètes ou un peu rapides : « Vous omet­tez très sou­vent les démons­tra­tions des théo­rèmes géné­raux et très dif­fi­ciles ou vous don­nez des indi­ca­tions tel­le­ment courtes qu’il faut se tour­men­ter pen­dant des jours avant qu’on par­vient à mesu­rer au juste la pro­fon­deur de vos idées » (Lettre de ML à Poin­ca­ré du 15 novembre 1888). En 1901, Poin­ca­ré envoie à Mit­tag-Lef­fler sa vita en lui deman­dant de bien vou­loir pro­cé­der à quelques vérifications.

D’un autre côté, les révi­sions et sup­plé­ments répé­tés que Poin­ca­ré rédige non seule­ment de ses articles sur les fonc­tions fuch­siennes ou sur des sujets de topo­lo­gie, mais éga­le­ment de ses livres, montrent aus­si — au-delà d’une vitesse de pro­duc­tion accom­pa­gnée d’une cer­taine négli­gence — son sou­ci de scien­ti­fique d’examiner lui-même tous les argu­ments et de pro­cé­der à une révi­sion dès que sa com­pré­hen­sion l’exige. Ain­si, par exemple, lorsqu’il ajoute à la seconde édi­tion de La Science et l’hypothèse un pas­sage (p. 281) concer­nant son erreur par rap­port à l’évaluation des expé­riences de Cré­mieu (pas­sage qu’il raye­ra de nou­veau dans les édi­tions pos­té­rieures) : « L’édifice de l’électrodynamique sem­blait, au moins dans ses grandes lignes, défi­ni­ti­ve­ment construit ; cette quié­tude a été récem­ment trou­blée par les expé­riences de M. Cré­mieu qui, un ins­tant, ont sem­blé contre­dire le résul­tat autre­fois obte­nu par Row­land. Les recherches nou­velles ne les ont pas confir­mées, et la théo­rie de Lorentz a subi vic­to­rieu­se­ment l’épreuve » (voir S. Wal­ter et al. « La cor­res­pon­dance entre H.P. et les phy­si­ciens », 132).

T. P. : Le mathématicien Poincaré a longtemps eu l’image d’un mathématicien (bien que souvent non rigoureux) révolutionnaire alors que l’homme Poincaré avait la réputation d’être conventionnel. Qu’en est-il ?

G. H. : Il est vrai que l’homme Poin­ca­ré n’ins­pire pas les bio­graphes de la même manière qu’Ein­stein ! Les causes sont mul­tiples : sa car­rière se déroule entiè­re­ment à Paris, sa vie pro­fes­sion­nelle est sans heurts majeurs, sa vie fami­liale est bien bour­geoise et orga­ni­sée pour lui (le 15 avril 1881 il donne une confé­rence à Alger, le 20 il se marie à Paris), son exté­rieur ne prête pas à scan­dale, il redoute toute exa­gé­ra­tion. Par le simple fait que le cou­sin ger­main Ray­mond Poin­ca­ré fut Pré­sident de la Répu­blique pen­dant la Pre­mière guerre mon­diale, la chro­nique fami­liale des Poin­ca­ré est deve­nue une affaire publique, et le bio­graphe sem­blait jusqu’à très récem­ment être contraint de consa­crer l’es­sen­tiel de ses réflexions à l’œuvre scien­ti­fique de Hen­ri. C’est sur­tout ce der­nier point que les recherches menées depuis une ving­taine d’années aux Archives Hen­ri-Poin­ca­ré ont mis en ques­tion. Pour avoir une image plus com­plète de l’homme des sciences, il faut prendre en compte ses liens fami­liaux, ses réseaux scien­ti­fiques et phi­lo­so­phiques, ses res­pon­sa­bi­li­tés admi­nis­tra­tives et scien­ti­fiques au bureau des Lon­gi­tudes, au conseil de l’Observatoire, comme direc­teur de l’Académie Fran­çaise, pré­sident de l’Académie des Sciences, de la com­mis­sion du Réper­toire Biblio­gra­phique des Sciences mathé­ma­tiques, de la Socié­té mathé­ma­tique de France, de la Socié­té fran­çaise de phy­sique, son enga­ge­ment dans les réformes de l’enseignement à son époque, ses écrits péda­go­giques, son apport à la révi­sion du pro­cès de Drey­fus, son acti­vi­té comme rap­por­teur et comme direc­teur de thèse etc.

T. P. : Qu’a de particulier la « carrière » académique de Poincaré ?

G. H. : En disant que sa vie pro­fes­sion­nelle se pas­sait sans heurts majeurs, je ne vou­lais pas dire qu’il res­sem­blait à une fleuve tran­quille. Il y a avait d’abord la déci­sion de pré­fé­rer l’Ecole Poly­tech­nique à l’Ecole Nor­male. Une fois sor­ti des Mines, on a par­fois l’impression que son entou­rage s’occupait autant de sa car­rière que lui-même : on s’active pour qu’il soit nom­mé Ingé­nieur des Mines à Vesoul et n’ait pas à par­tir en Algé­rie ; dès février 1881, Her­mite le place sur la liste des can­di­dats à l‘Académie des Sciences où il entre à 32 ans (1887) avec une Notice sur les tra­vaux scien­ti­fiques com­por­tant alors 75 pages. Sa belle-famille mobi­lise ses rela­tions pour qu’il soit maître de confé­rences à Paris (1881) ; ce n’est que grâce au sou­tien éner­gique de Her­mite que le mathé­ma­ti­cien Poin­ca­ré suc­cède, en 1886, à Gabriel Lipp­mann à la chaire de Phy­sique mathé­ma­tique et cal­cul des pro­ba­bi­li­tés de la facul­té des Sciences de Paris, pro­mo­tion qui l’incite à ouvrir un nou­veau champ de publi­ca­tion et d’enseignement : Théo­rie du Poten­tiel, Théo­rie mathé­ma­tique de la Lumière, Théo­rie de Max­well, Ther­mo­dy­na­mique, Capil­la­ri­té… En 1893, il est nom­mé Ingé­nieur en chef des Mines, bien que ce cumul d’activités soit jugé pro­blé­ma­tique par le direc­teur de l’enseignement supé­rieur au minis­tère de l’Instruction publique, Louis Liard. Deve­nu entre­temps pro­fes­seur d’Astronomie mathé­ma­tique et de Méca­nique céleste de la Facul­té des sciences de Paris (1896) et pro­fes­seur d’élec­tri­ci­té théo­rique à l’É­cole pro­fes­sion­nelle supé­rieure des Postes et des Télé­graphes, à Paris (1902), Poin­ca­ré se pro­pose en 1904 d’occuper sans salaire la chaire d’as­tro­no­mie géné­rale à l’É­cole Poly­tech­nique, mena­cée de sup­pres­sion. Il en démis­sionne en 1908.

Hen­ri Poin­ca­ré est élu à l’A­ca­dé­mie Fran­çaise en 1908 au fau­teuil de Sul­ly Prud­homme. Si méri­tée qu’elle ait été, cette élec­tion ne fut pas exempte d’ar­rière-pen­sées poli­tiques. Voyant d’un fort mau­vais œil la can­di­da­ture éven­tuelle de Ray­mond Poin­ca­ré à un fau­teuil d’A­ca­dé­mi­cien, l’op­po­si­tion de droite, par l’in­ter­mé­diaire du Comte d’Haus­son­ville, fit élire Hen­ri, convain­cue qu’il ne pour­rait y avoir deux membres de la même famille au sein de l’A­ca­dé­mie Fran­çaise. Ce fut une erreur : son cou­sin y fut éga­le­ment élu en 1910, au fau­teuil d’É­mile Geb­hart. Autre péri­pé­tie : l’an­née où Poin­ca­ré fut can­di­dat, son beau-frère, le phi­lo­sophe Émile Bou­troux, l’é­tait éga­le­ment. Poin­ca­ré visait ini­tia­le­ment le siège lais­sé vacant par Mar­cel­lin Ber­the­lot, tan­dis que Bou­troux visait celui de Sul­ly Prud­homme. Suite aux conseils avi­sés des aca­dé­mi­ciens, Poin­ca­ré reporte sa can­di­da­ture sur le siège de Sul­ly Prud­homme. Pierre Loti l’a­vise alors qu’il ne vote­ra pas pour lui : « Hélas ! Ce chan­ge­ment vous fait vous pré­sen­ter contre mon ami Jean Aicard et il me sera impos­sible de l’a­ban­don­ner. Ce sera pour moi un vrai regret de ne pas vous don­ner ma voix, mais j’es­père que vous vou­drez bien le com­prendre et que vous me par­don­ne­rez ». La lettre de Bar­rès est ambi­guë : « Je me suis posé pour règle de ne pas m’ex­pli­quer sur mon vote et je vous prie­rais de me per­mettre de me tenir à ce prin­cipe. Mais je veux au moins vous dire que je connais l’hon­neur que ce me serait d’être le confrère du plus émi­nent mathé­ma­ti­cien de ce temps ». Émile Bou­troux fut reçu à l’A­ca­dé­mie Fran­çaise en 1914.

L’obtention du prix du roi de Suède (1889) fait de Poin­ca­ré une per­son­na­li­té publique sem­blable aujourd’hui à un lau­réat du prix Nobel (l’erreur com­mise n’y change rien et à juste titre !). Bien qu’il pro­po­sae dès 1902 plu­sieurs col­lègues avec suc­cès au Nobel (Hen­drik Antoon Lorentz en 1902, Hen­ri Bec­que­rel, Pierre et Marie Curie en 1903), il ne l’a jamais obte­nu lui-même. De 1904 à 1912, Dar­boux, Bec­que­rel, Pain­le­vé, Michel­son, Vol­ter­ra, Lorentz, Zee­man, Bou­ty et Mit­tag-Lef­fler, qui use de toute son influence de « local » pour pro­mou­voir la phy­sique mathé­ma­tique, pro­posent tour à tour Poin­ca­ré, en vain. Non pas que l’on ait quelque doute sur la valeur de son œuvre en phy­sique mathé­ma­tique, mais les « vrais phy­si­ciens » expé­ri­men­ta­listes craignent une perte d’influence en cas d’élargissement du domaine à l’astronomie ou à la phy­sique mathématique.

T. P. : Poincaré était-il philosophe ?

G. H. : Je par­tage avec Karl Pop­per le juge­ment que Poin­ca­ré est l’un des plus grands phi­lo­sophes des sciences. N’est-ce pas un juge­ment exces­sif ? Où est son œuvre phi­lo­so­phique ? Ne s’é­puise-t-elle pas dans quatre à cinq recueils d’ar­ticles ? Com­ment le com­pa­rer à d’autres savants dont les noms évoquent, sans aucun doute, le pré­di­cat de « très grand phi­lo­sophe » tels que Locke, Comte, Peirce, Berg­son, Rus­sell ou Quine ?

Tout dépend évi­dem­ment de ce que l’on entend par « phi­lo­sophe » et quels pro­blèmes il est cen­sé de résoudre. Sous l’as­pect de la théo­rie de la connais­sance, qui inté­resse Poin­ca­ré, je pro­pose la réponse sui­vante : le phi­lo­sophe devrait

• inven­ter les pré­sup­po­si­tions concep­tuelles qui sont à la base de nos connais­sances scien­ti­fiques et
• cla­ri­fier cette acti­vi­té dans sa forme symbolique.

Or, à pre­mière vue, trois posi­tions s’op­posent à cet égard en phi­lo­so­phie : le scep­ti­cisme, l’i­déa­lisme et le réa­lisme. Selon le pre­mier, l’ap­pa­rence est la seule réa­li­té. Selon l’i­déa­lisme, nous ne connais­sons que la chose sai­sie dans l’es­prit. Fina­le­ment, selon le réa­lisme, les objets phy­siques sont les causes de nos appa­rences et l’acte de sai­sir est bien dif­fé­rent de l’ob­jet sai­si. On peut argu­men­ter que les trois posi­tions clas­siques ont échoué de fon­der d’une manière convain­cante la robus­tesse (véri­té) scien­ti­fique à par­tir des cri­tères méta­phy­siques ou empi­riques tota­le­ment sépa­rés de la pra­tique de la science.

Je crois que Poin­ca­ré a don­né au début du XXe siècle une contri­bu­tion ori­gi­nale à cette situa­tion phi­lo­so­phique actuelle. D’une manière sché­ma­tique, elle consiste dans l’in­ven­tion d’un pro­ces­sus à tra­vers 4 étapes :

1. en concor­dance avec la maxime scep­tique et empi­rique, la construc­tion de la réa­li­té est à effec­tuer à par­tir de sen­sa­tions ; la construc­tion doit être gui­dée par l’expérience ;
2. en concor­dance avec le point de vue idéa­liste, l’ex­pé­rience n’est pas suf­fi­sante, mais n’est que l’oc­ca­sion de prendre conscience de cer­taines caté­go­ries de l’es­prit avec les­quelles il faut accor­der par déci­sion (conven­tion) notre expérience.
3. en concor­dance avec le point de vue réa­liste, on peut y infé­rer (il faut pré­sup­po­ser) l’exis­tence de rela­tions comme seul objet scien­ti­fique. Les rela­ta res­tant par contre inac­ces­sible à la connais­sance humaine.
4. le déve­lop­pe­ment scien­ti­fique et la « pré­dic­tion » servent comme arbi­trage sup­plé­men­taire de la per­ti­nence des conven­tions choisies.

Pour conclure, disons que la phi­lo­so­phie de Poin­ca­ré ne se trouve pas expli­ci­tée en tant que théo­rie mais est seule­ment acces­sible à tra­vers l’étude de ses ana­lyses scientifiques.

Propos recueillis par Thierry Paul,
CNRS, Centre de Mathématiques Laurent Schwartz, École polytechnique

Poster un commentaire