Les prouesses à l’exportation de la chimie belge

Dossier : ExpressionsMagazine N°660 Décembre 2010
Par Pierre LASZLO

La Bel­gique est le troi­sième expor­ta­teur mon­dial du sec­teur chi­mique. Cette stu­pé­fiante réus­site peut appa­raître comme une suite logique du remar­quable déve­lop­pe­ment indus­triel qu’a connu le pays au XIXe siècle. Mais elle tire sur­tout ses racines d’une longue tra­di­tion d’ex­cel­lence com­mer­ciale qui a mar­qué cette région depuis le Moyen-Âge.

L’in­dus­trie chi­mique, en Bel­gique, plonge ses racines dans des arti­sa­nats et des pro­to-indus­tries anciens, sou­vent anté­rieurs au dix-neu­vième siècle : métal­lur­gie et armu­re­rie ; bras­se­rie ; phar­ma­cie ; sucre­rie. Son cos­mo­po­li­tisme est une carac­té­ris­tique forte. Le capi­ta­lisme à la belge, sans états d’âme, inves­tit hors de Bel­gique, dans le monde entier : il est un gros atout pour l’in­dus­trie chi­mique, qui ali­mente les autres indus­tries, la pro­duc­tion de biens manu­fac­tu­riers en particulier.


Ernest Solvay

Figure emblé­ma­tique de l’in­dus­trie belge, le chi­miste Ernest Sol­vay fonde en 1863 une socié­té, dont les usines essaiment hors de Bel­gique, d’a­bord en Europe, puis dans le monde entier. Aujourd’­hui le groupe Sol­vay emploie 30 000 per­sonnes dans plus de 400 éta­blis­se­ments répar­tis dans 50 pays.


Un leadership incontesté

Les chiffres des expor­ta­tions mon­diales de l’in­dus­trie chi­mique et phar­ma­ceu­tique, pour dif­fé­rents pays, rap­por­tés aux popu­la­tions, placent la chi­mie belge au pre­mier rang mon­dial, devant même la chi­mie suisse. Quelle en est l’explication ?

Au nombre des fac­teurs envi­sa­geables : le diri­gisme éta­tique et le sou­tien de l’É­tat ; celui des régions ; la com­pé­ti­tion et l’é­mu­la­tion entre le nord et le sud du pays ; l’im­mi­gra­tion et le renou­veau démo­gra­phique ain­si sus­ci­té ; la qua­li­té du sys­tème d’en­sei­gne­ment ; celle des ensei­gnants- cher­cheurs ; la force de l’in­ves­tis­se­ment de capi­taux privés.

Le premier État industrialisé

Lors de la Révo­lu­tion de 1830, » L’u­nion fait la force » fut la devise des deux forces poli­tiques d’a­lors, encore vivaces aujourd’­hui : la bour­geoi­sie libé­rale, d’une part ; l’É­glise catho­lique, d’autre part.

« La Belgique fut créée comme un État tampon entre les grandes puissances. »

Afin de main­te­nir l’é­qui­libre euro­péen des forces, la Bel­gique fut alors créée comme un » état-tam­pon » entre les grandes puis­sances. L’une des consé­quences durables est l’ab­sence d’une admi­nis­tra­tion toute puis­sante, comme ailleurs (France, Angle­terre, Alle­magne). La Bel­gique souffre d’in­co­hé­rence admi­nis­tra­tive et du manque de sui­vi d’une poli­tique, quelle qu’elle soit. Le royaume de Bel­gique, petit par la taille, fut le pre­mier d’Eu­rope conti­nen­tale à s’être indus­tria­li­sé au XIXe siècle.

Un enseignement moyen

Une population urbaine

La Bel­gique compte un peu plus de dix mil­lions d’ha­bi­tants. L’aug­men­ta­tion récente de la popu­la­tion est impu­table à la seule immi­gra­tion. Plus de 97% de la popu­la­tion est urbaine.

L’en­sei­gne­ment ne brille pas par ses résul­tats : en pour­cen­tage de diplô­més du secon­daire, la Bel­gique occupe le 17e rang mon­dial, 13e sur 30 pays de l’OCDE. La Wal­lo­nie a de moins bons résul­tats encore que la Flandre. L’en­sei­gne­ment belge est l’un des plus inéga­li­taires au monde, dans les faits, sinon dans les prin­cipes affi­chés. L’en­quête PISA sur la com­pé­tence scien­ti­fique des élèves du secon­daire met aus­si la Bel­gique au 13e rang des pays de l’OCDE. Les résul­tats de l’in­dus­trie chi­mique belge ne sont donc pas à impu­ter à une excel­lence de l’en­sei­gne­ment secondaire.

En matière d’en­sei­gne­ment supé­rieur, la Bel­gique est encore moins per­for­mante, au 23e rang mon­dial quant à l’ob­ten­tion d’un diplôme en trois à six ans. La Suisse est lar­ge­ment mieux pla­cée que la Bel­gique pour atti­rer des étu­diants d’autres pays et continents.

Une dégradation

La Bel­gique se sin­gu­la­rise, vis-à-vis des autres pays de l’OCDE, par un affais­se­ment de l’en­ve­loppe glo­bale de l’en­sei­gne­ment supé­rieur durant la décen­nie écou­lée, 96 % seule­ment en 2006 de l’ef­fort consen­ti en 2000, six années plus tôt. Le sou­tien à la recherche et au déve­lop­pe­ment a pâti du poids énorme de la dette, 130% du PIB dans les années 1990, encore 91 % à présent.

Le choix du gou­ver­ne­ment d’a­che­ter la paix civile par un niveau de vie éle­vé per­mit d’é­vi­ter un affron­te­ment armé, comme en Irlande du Nord. Ses dépenses publiques de recherche et déve­lop­pe­ment placent la Bel­gique au 14e rang de l’OCDE, en pour­cen­tage du PIB : 1,89% en 2007. La Bel­gique fait là moins bien que ses prin­ci­paux concur­rents. Ce dés­in­té­rêt de la puis­sance publique ne peut qu’af­fai­blir à la longue la chi­mie belge. La science belge, fon­da­men­tale ou appli­quée, souffre de ce sou­tien trop faible.

Des écoles techniques remarquables

En tête pour la gestion

Trois des écoles de ges­tion belges figurent par­mi les quinze pre­mières au clas­se­ment du Finan­cial Times. Ce sont Vle­rick Gent Mana­ge­ment School, qui figure en dou­zième posi­tion, la Sol­vay Busi­ness School (ULB), en qua­tor­zième, et, au quin­zième rang, l’IAG de la Lou­vain School of Mana­ge­ment (LLN).

Les écoles supé­rieures tech­niques, com­pa­rables aux Tech­nische Hoch­schule alle­mandes, sont par contre excel­lentes. Ces écoles et la qua­li­té des for­ma­tions qu’elles dis­pensent reflètent la puis­sance syn­di­cale. Les écoles de ges­tion belges elles aus­si sont excel­lentes. N’y aurait-il pas, là, l’une des rai­sons de la force de l’in­dus­trie belge, en géné­ral, de son indus­trie chi­mique en particulier ?

L’ouverture au monde

La Bel­gique garde la nos­tal­gie de son ère indus­trielle, pion­nière et triom­phale. Les esprits res­tent mar­qués par le posi­ti­visme et le saint-simo­nisme. Au début du XXIe siècle, la figure de l’in­gé­nieur, telle qu’elle mar­qua for­te­ment le XIXe siècle, conti­nue d’être révé­rée comme celui qui trans­fère la science fon­da­men­tale en des appli­ca­tions pra­tiques et rému­né­ra­trices. Il demeure l’a­ven­tu­rier des Temps modernes.

« L’économie de la Belgique est au douzième rang mondial. »

Ce n’est que tout récem­ment que la figure de l’in­ves­tis­seur à risques aurait, peut-être, sup­plan­té celle de l’in­gé­nieur. Il y a là une autre rai­son à la puis­sance de l’in­dus­trie chi­mique belge.

Une économie de services

La Bel­gique se place au dou­zième rang mon­dial pour l’é­co­no­mie. Le PIB per capi­ta fait appa­raître la Bel­gique plus riche que la France ou l’Al­le­magne. C’est pour les trois quarts une éco­no­mie de ser­vices. Le port d’An­vers contri­bue consi­dé­ra­ble­ment à la richesse du royaume, par le mou­ve­ment des biens de consom­ma­tion, manu­fac­tu­rés prin­ci­pa­le­ment, par les expor­ta­tions et le négoce.

Des mentalités différentes

Flandre et Wal­lo­nie font aus­si contraste par leurs mentalités.

Selon l’his­to­rien Jean Sten­gers : « Les com­mu­nau­tés ont une consis­tance inégale au nord et au sud du pays. Au nord ons volk est une expres­sion et une réa­li­té qui vont de soi ; au sud, elles n’ont pas d’équivalent.

« L’une des expres­sions de cette men­ta­li­té fla­mande est, depuis presque un siècle, le Boe­ren­bond. Éma­na­tion de l’É­glise catho­lique, il se don­na des fina­li­tés sociales et d’é­man­ci­pa­tion du peuple fla­mand. La bour­geoi­sie fla­mande sut se mon­trer soli­daire avec sa com­mu­nau­té d’a­gri­cul­teurs. Le pay­sage agri­cole fla­mand est mono­li­thi­que­ment domi­né par le Boe­ren­bond. Il domine à pré­sent l’a­groa­li­men­taire de l’en­semble du pays et contrôle la majeure par­tie de l’in­dus­trie agroa­li­men­taire belge, qu’il fit implan­ter en Flandre surtout. »

Les méfaits du charbon

La richesse belge est inéga­le­ment répar­tie et le dés­équi­libre ne fait que s’ac­cen­tuer : 171 mil­liards d’eu­ros pour le PIB de la Flandre contre 74 pour celui de la Wallonie.
Celle-ci eut la grande infor­tune de pos­sé­der du char­bon : cela n’eut qu’un temps et le déclin s’ensuivit.
La Flandre sut pro­fi­ter de sa façade mari­time pour s’ap­pro­vi­sion­ner aisé­ment et à moindre frais en matières pre­mières de la chi­mie, à com­men­cer par le pétrole, tant pour les raf­fi­ne­ries que pour la pétro­chi­mie qui leur est associée.

Une tradition multiséculaire

Un pays de traditions

La Bel­gique est un pays de tra­di­tion, de péren­ni­té d’ins­ti­tu­tions anciennes. L’É­glise catho­lique eut le rôle majeur dans la consti­tu­tion, en Flandre, du Boerenbond.
On peut y voir, avec les syn­di­cats, comme la CSC en Flandre et la FGTB en Wal­lo­nie, les suc­ces­seurs des guildes de naguère. S’ex­plique ain­si la puis­sance des forces syn­di­cales, dans les deux prin­ci­pales régions du pays.

Cela sug­gère à l’a­na­lyste de remon­ter plus loin dans le temps et d’en­vi­sa­ger la longue durée (Fer­nand Brau­del). Oublions l’his­toire récente, met­tons entre paren­thèses le XIXe siècle. Il nous faut consi­dé­rer un peu comme un épi­phé­no­mène cette phase glo­rieuse de l’his­toire éco­no­mique belge que fut la Révo­lu­tion indus­trielle. Il nous faut retour­ner bien plus haut dans le temps, à cette période à la char­nière du Moyen-âge et de la Renais­sance, à cette autre char­nière de la Renais­sance et des Lumières. On y trouve, pour ce qui devien­dra la Bel­gique, pour la Flandre plus par­ti­cu­liè­re­ment, un sys­tème mer­can­ti­liste puis­sant, durable, soli­de­ment enraciné.

Je me réfère à l’o­ri­gine mar­chande des villes médié­vales. Cette thèse du grand his­to­rien belge Hen­ri Pirenne, certes à nuan­cer, n’en reste pas moins per­ti­nente. La pre­mière conquête par la Flandre d’un mar­ché exté­rieur fit suite à l’in­va­sion nor­mande de l’An­gle­terre au XIe siècle. La tapis­se­rie de Bayeux, bro­de­rie à la laine sur une forte toile de lin bise, datant de ce XIe siècle, sym­bo­lise bien la péné­tra­tion du mar­ché anglais par des tis­sus d’o­ri­gine fla­mande. Les draps fla­mands furent expor­tés dans toute l’Eu­rope, aux XIIe et XIIIe siècles. Ils étaient négo­ciés dans les foires de Cham­pagne, les galères génoises venaient les cher­cher pour en faire com­merce un peu par­tout. Ce suc­cès com­mer­cial pro­lon­gé per­mit l’es­sor d’une indus­trie tex­tile vigou­reuse dans toute la Flandre, sep­ten­trio­nale ou méridionale.

Des villes marchandes 

À la fin du Moyen-âge, les villes nais­santes, fortes des liber­tés com­mu­nales qu’elles impo­sèrent aux aris­to­cra­ties locales, devinrent puis­santes et triom­phales, voire triomphalistes.
 » Un com­té puis­sant et diri­gé par les trois villes (Gand, Bruges et Ypres) sera un bélier qui leur ouvri­ra des mar­chés, leur conquer­ra des zones d’in­fluence, arra­che­ra pour elles des pri­vi­lèges éco­no­miques. Le mot anglais dia­per, pour des couches, conserve le sou­ve­nir des toiles de lin tis­sées à Ypres et expor­tées en Angleterre. »

La Bourse d’An­vers, construite fin XVe début XVIe, était alors à la tête du com­merce inter­na­tio­nal. Elle ser­vit de modèle au Stock Exchange de Londres. Comme l’é­cri­vit mémo­ra­ble­ment Fer­nand Brau­del : » Anvers n’a pas lut­té pour être au som­met visible du monde. Elle s’y est éveillée un beau matin. » Les Gale­ries Saint-Hubert à Bruxelles furent, dès 1847, la pre­mière gale­rie com­mer­çante d’Europe.

Les Galeries Saint-Hubert

Créées avant la Gale­rie Vit­to­rio Ema­nuele II de Milan et Le Pas­sage de Saint-Péters­bourg, elles offrent le pre­mier exemple d’u­ti­li­sa­tion à vaste échelle du métal dans l’ar­chi­tec­ture monu­men­tale en Bel­gique. Elles par­ti­cipent du même pro­gramme archi­tec­tu­ral que les pas­sages pari­siens, qui com­men­cèrent d’être édi­fiés en 1822. Cette construc­tion affir­mait, dans l’É­tat belge nais­sant, la conti­nui­té d’une tra­di­tion com­mer­ciale vigou­reuse et même osten­ta­toire. Comme le nota Wal­ter Ben­ja­min, dans Paris, capi­tale du XIXe siècle, » Les pas­sages sont les noyaux du com­merce des mar­chan­dises de luxe. »

Excellence commerciale


La tapis­se­rie de Bayeux illustre la péné­tra­tion du mar­ché anglais par des tis­sus d’o­ri­gine flamande

Avec la longue durée comme éclai­rage, l’ex­cel­lence des com­mer­ciaux en Bel­gique sera mon expli­ca­tion aux prouesses de l’in­dus­trie chi­mique à l’ex­por­ta­tion. La ques­tion qui se pose, dès lors, est de faire le lien entre cette tra­di­tion pro­duc­trice et mar­chande, remon­tant à la fin du Moyen-âge, et cette stu­pé­fiante réus­site pré­sente de l’in­dus­trie chi­mique belge. Le chaî­non man­quant date du milieu du XIXe siècle. Il est contem­po­rain, sans doute, des débuts de l’in­dus­trie ali­men­taire belge, elle aus­si aujourd’­hui expor­ta­trice vigoureuse.

Je pense aux débuts de l’in­dus­trie sucrière, à la trans­for­ma­tion de la bras­se­rie d’une acti­vi­té arti­sa­nale à une branche indus­trielle. De même, pour la bis­cui­te­rie. Un autre sec­teur, lui aus­si flo­ris­sant durant le XIXe et la pre­mière moi­tié du XXe siècle, fut la sidé­rur­gie wal­lonne, avec comme matières pre­mières le mine­rai de fer lor­rain et le char­bon local.

La chi­mie, entre ces deux pôles d’une indus­trie lourde et d’un agroa­li­men­taire avant la lettre, éta­blit leur jonc­tion et put pros­pé­rer dans l’ombre de l’in­dus­trie chi­mique alle­mande. Telle est, tout du moins, ma conjecture.

Le génie de l’exportation

Il reste encore bien des points à élu­ci­der. J’en énu­mère quelques-uns seulement.

En quoi la chi­mie indus­trielle belge du XXIe Siècle a‑t-elle en héri­tage propre une acti­vi­té tex­tile remon­tant aux XIIIe et XIVe siècles ? Par les colo­rants ? Par les fibres ? Par une minu­tie dans l’ob­ser­va­tion de pro­cé­dures et de règles ? En quoi ce qu’on peut appe­ler le génie belge de l’ex­por­ta­tion s’ancre-t-il dans une tra­di­tion ? Une connais­sance intime des mar­chés ? Une anti­ci­pa­tion de leur évo­lu­tion ? L’in­las­sable pros­pec­tion de nou­veaux mar­chés ? Une grande fami­lia­ri­té avec le sys­tème ban­caire international ?

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