Physico-chimie dynamique de l’exocytose vésiculaire de neurotransmetteurs

Dossier : La chimie nouvelleMagazine N°572 Février 2002Par : Christian Amatore, Stéphane Arbault, Yann Bouret, Marie Erard, École normale supérieure, Département de chimie, UMR CNRS 8640 “Pasteur ”

Introduction

Introduction

L’exo­cy­tose vési­cu­laire joue un rôle cen­tral dans un grand nombre de phé­no­mènes liés à la com­mu­ni­ca­tion cel­lu­laire au sein des êtres vivants com­plexes. C’est en par­ti­cu­lier le cas dans les neu­rones (figure 1), dans les jonc­tions neu­ro­mus­cu­laires ou dans la ges­tion de cer­tains flux hor­mo­naux. L’im­por­tance de ces flux de mes­sa­gers chi­miques est par­fai­te­ment recon­nue par les bio­lo­gistes et les méde­cins. Néan­moins, peu de chose est réel­le­ment connu sur les méca­nismes exacts qui gou­vernent les pro­ces­sus exo­cy­to­tiques qui per­mettent aux cel­lules de déli­vrer ces mes­sa­gers dans leur envi­ron­ne­ment extracellulaire.

Cette carence rela­tive se com­prend très bien dès que l’on prend conscience qu’une cel­lule ne délivre que de très faibles quan­ti­tés de ces mes­sa­gers : de quelques mil­liers (zep­to­moles) à quelques mil­lions (atto­moles) de molé­cules seule­ment, ce qui repré­sente une per­for­mance éner­gé­tique notable pour une cel­lule, mais une quan­ti­té insi­gni­fiante par rap­port aux per­for­mances des meilleurs ins­tru­ments ana­ly­tiques. Le pro­blème ana­ly­tique est même encore plus com­plexe, puisque ces quan­ti­tés sont déli­vrées en quelques mil­li­se­condes seule­ment et à un moment choi­si par la cellule…

En fait le même pro­blème se pose à la nature elle-même. En effet, dans la com­mu­ni­ca­tion neu­ro­nale, dans les jonc­tions neu­ro­mus­cu­laires, etc., les quan­ti­tés déli­vrées par la cel­lule émet­trice doivent être détec­tées par la cel­lule récep­trice afin de pro­vo­quer chez cette der­nière la réponse adé­quate. En bio­lo­gie, on a ten­dance à » éva­cuer » cette dif­fi­cul­té en invo­quant la très grande sélec­ti­vi­té des récep­teurs dont est munie la cel­lule récep­trice. Bien sûr cela est vrai et cela seul condi­tionne la sélec­ti­vi­té de la recon­nais­sance : il suf­fit par exemple de se réfé­rer à ce brave papillon capable de détec­ter une seule cel­lule de phé­ro­mone de sa femelle grâce à l’ex­trême sélec­ti­vi­té des récep­teurs dont sont munies ses antennes.

Figure 1
Repré­sen­ta­tion sché­ma­tique d’une synapse neu­ro­nale. Le neu­ro­trans­met­teur est conte­nu dans les vési­cules pré­sentes au niveau de la jonc­tion ter­mi­nale du neu­rone émet­teur (en bas de la zone agran­die). L’arrivée d’un influx ner­veux pro­voque l’ouverture de canaux ioniques dans la mem­brane du neu­rone, ce qui auto­rise l’entrée d’ions cal­cium dans la zone ter­mi­nale du neu­rone. Ces der­niers pro­voquent la fixa­tion des vési­cules à la mem­brane cel­lu­laire puis la créa­tion d’un pore trans­mem­bra­naire par lequel le neu­ro­trans­met­teur est relâ­ché dans l’espace synap­tique où il dif­fuse et va acti­ver un récep­teur mem­bra­naire du neu­rone rece­veur, ce qui déclenche la pro­pa­ga­tion d’un nou­vel influx ner­veux dans le neu­rone récep­teur (en haut de la zone agran­die).
Sché­ma 1
Prin­cipe de la détec­tion élec­tro­chi­mique des molé­cules de caté­cho­la­mines. L’oxydation glo­bale à deux élec­trons de chaque molé­cule attei­gnant l’ultramicroélectrode pla­cée au contact de la cel­lule émet­trice en confi­gu­ra­tion de “ synapse arti­fi­cielle ” (voir mon­tage sur la figure 3, gauche) se tra­duit par un cou­rant ano­dique (figure 3, droite ; figure 4) qui trans­crit le flux d’émission cellulaire.

Néan­moins, on oublie alors de rap­pe­ler que dans la nature ce fameux papillon est obli­gé de bras­ser des mètres cubes et des mètres cubes d’air avant de détec­ter par hasard cette molé­cule tant dési­rée. La vitesse avec laquelle le papillon trou­ve­rait l’ob­jet de ses dési­rs serait néces­sai­re­ment plus grande si cette molé­cule avait été déli­vrée dans un espace plus res­treint. Cette remarque montre à l’é­vi­dence qu’à sélec­ti­vi­té et sen­si­bi­li­té du récep­teur don­nées, la détec­tion est essen­tiel­le­ment liée à la concen­tra­tion de l’es­pèce à détec­ter et non pas à sa quantité.


Dans la com­mu­ni­ca­tion neu­ro­nale, dans les jonc­tions neu­ro­mus­cu­laires, etc., la nature a réso­lu ce pro­blème de ciné­tique en créant les synapses. En effet, qu’est-ce qu’une synapse ? Rien de plus qu’un nano-domaine confi­né de quelques dizaines d’at­to­litres de volume, dans lequel le neu­ro­trans­met­teur est déli­vré par la cel­lule émet­trice. On conçoit alors que quelques mil­liers de molé­cules seule­ment suf­fisent à y créer un saut de concen­tra­tion de l’ordre de 0,2 mil­li­mole par litre (0,2 mm), et par­tant plus que capable d’as­su­rer une ciné­tique rapide.

C’est cette astuce rete­nue par l’é­vo­lu­tion que nous avons emprun­tée. En effet, la ciné­tique élec­tro­chi­mique (c’est-à-dire l’in­ten­si­té du cou­rant) est uni­que­ment fonc­tion de la concen­tra­tion de l’es­pèce détec­tée, et non pas de la quan­ti­té de cette espèce comme c’est par exemple le cas pour la plu­part des autres méthodes ana­ly­tiques et en par­ti­cu­lier pour l’en­semble des méthodes spec­tro­sco­piques. Par consé­quent, en pla­çant une élec­trode de taille pro­por­tion­née à celle d’une cel­lule (c’est-à-dire géné­ra­le­ment de quelques microns de dia­mètre, 7 µm pour les élec­trodes uti­li­sées ici ; on parle alors d’ul­tra­mi­cro­élec­trode) au voi­si­nage immé­diat de cette cel­lule, on consti­tue une » synapse arti­fi­cielle « . Pour­vu que l’es­pèce déli­vrée par la cel­lule soit élec­troac­tive, l’ul­tra­mi­cro­élec­trode se com­por­te­ra donc comme un neu­rone récep­teur et pour­ra retrans­crire fidè­le­ment le flux d’é­mis­sion de la cel­lule émet­trice avec la pré­ci­sion et l’exac­ti­tude souhaitées.

Au Dépar­te­ment de chi­mie de l’ENS, au sein de l’UMR » Pas­teur « , nous uti­li­sons cette méthode de » synapse arti­fi­cielle » mise au point en col­la­bo­ra­tion avec notre col­lègue et ami Mark Wight­man de l’u­ni­ver­si­té de Caro­line du Nord à Cha­pel Hill (USA), dans le cadre de deux grands pro­jets. L’un concerne la dyna­mique de l’exo­cy­tose vési­cu­laire de neu­ro­trans­met­teurs, phé­no­mène clef de la trans­mis­sion synap­tique ; l’autre concerne le stress oxy­da­tif, phé­no­mène natu­rel qui est entre autres à la base du pou­voir bac­té­ri­cide des macro­phages dans l’or­ga­nisme, mais dont la dis­rup­tion peut entraî­ner des troubles patho­lo­giques graves (alté­ra­tion des codes géné­tiques, vieillis­se­ment, plu­sieurs types de can­cers, les mala­dies de Par­kin­son ou d’Alz­hei­mer, le sida, etc.).

Figure 2
Repré­sen­ta­tion sché­ma­tique des trois phases (I‑III) séquen­tielles d’une exo­cy­tose vési­cu­laire : (I) connexion ini­tiale via un canal ionique ; (II) fusion des mem­branes cel­lu­laire et vési­cu­laire ; (III) démas­quage com­plet de la matrice poly­élec­tro­lyte de la vési­cule et expo­si­tion totale au fluide extracellulaire.
Les phases II et III cor­res­pondent approxi­ma­ti­ve­ment à la mon­tée rapide (II) puis à la des­cente lente (III) des flux d’émission mesu­rables via les varia­tions de cou­rant des figures 3 et 4. La phase I n’est pas obser­vable sur les figures 3 et 4 car les échelles uti­li­sées sont trop grandes par rap­port à l’intensité (5 pA) et à la durée (1 à 2 ms) du flux d’émission pen­dant cette phase.

On pour­rait s’é­ton­ner a prio­ri de voir de tels tra­vaux » bio­lo­giques » abor­dés dans un Dépar­te­ment de chi­mie et par des phy­si­co-chi­mistes. Cepen­dant il s’a­git là d’une démarche assez fré­quente de nos jours où les fron­tières clas­siques inter­dis­ci­plines n’ont plus grand sens. On ne peut plus abor­der un pro­blème trans­verse comme les deux thé­ma­tiques pré­dentes par le biais d’une seule discipline.

Ain­si, de nos jours, le chi­miste ne peut plus se défi­nir comme étant uni­que­ment » celui qui fait de la chi­mie « , mais plu­tôt comme celui » qui sait la chi­mie et la phy­si­co-chi­mie et sait en uti­li­ser les concepts » pour appor­ter des points de vue ori­gi­naux et des éclai­rages nou­veaux dans des aven­tures intel­lec­tuelles rele­vant, par la nature du pro­blème posé, d’autres dis­ci­plines comme la bio­lo­gie par exemple. C’est pré­ci­sé­ment ce que nous essayons de faire en appli­quant nos démarches et savoir-faire de chi­mistes et de phy­si­co-chi­mistes à ces deux pro­blèmes fon­da­men­taux de la bio­lo­gie. Dans la suite, nous nous limi­te­rons cepen­dant à une pré­sen­ta­tion de nos tra­vaux sur l’exo­cy­tose vési­cu­laire de neurotransmetteurs.

Dynamique de l’exocytose vésiculaire de neurotransmetteurs

Dans les neu­rones, les neu­ro­trans­met­teurs (caté­cho­la­mines dans nos tra­vaux ; voir struc­ture molé­cu­laire sur le sché­ma 1) sont » empa­que­tés » sous forme catio­nique dans des vési­cules conte­nues à l’in­té­rieur de la cel­lule émet­trice (figure 1). Ces vési­cules sont déli­mi­tées par une mem­brane ana­logue à celle de la cel­lule et contiennent une matrice poly­élec­tro­lyte anio­nique dans laquelle le neu­ro­trans­met­teur catio­nique est pié­gé à haute concentration.

Nos tra­vaux expé­ri­men­taux s’ap­puient essen­tiel­le­ment sur les cel­lules chro­maf­fines des cap­sules sur­ré­nales plu­tôt que sur les neu­rones. Ces cel­lules qui sont impli­quées dans la ges­tion des flux d’a­dré­na­line dans l’or­ga­nisme sont en effet consi­dé­rées par les neu­ro­bio­lo­gistes comme de bons modèles pour l’é­tude de l’exo­cy­tose vési­cu­laire. Elles dis­posent de toutes les fonc­tion­na­li­tés décrites plus haut et sont plus faci­le­ment culti­vables et iso­lables que les neu­rones. Dans ces cel­lules d’en­vi­ron 10 µm de dia­mètre, les vési­cules ont à peu près 150 nm de rayon et contiennent en moyenne 3 mil­lions de molé­cules d’adrénaline.

La sti­mu­la­tion d’une cel­lule chro­maf­fine par un flux d’ions diva­lent déclenche la créa­tion d’un pore trans­mem­bra­naire nano­mé­trique (1,5 nm de rayon selon nos résul­tats ; entre 1 et 2 nm de rayon sur la base de mesures indé­pen­dantes par patch-clamp) tra­ver­sant les mem­branes cel­lu­laire et vési­cu­laire au contact, et par lequel le neu­ro­trans­met­teur est relâ­ché dans le milieu extracel­lu­laire (phase I sur la figure 2). Pour une rai­son incon­nue jus­qu’à nos tra­vaux, ce pore peut deve­nir instable et sa rup­ture entraî­ner la fusion com­plète des deux mem­branes (phase II sur la figure 2).

Cette fusion se pour­suit alors irré­ver­si­ble­ment jus­qu’à ce que la matrice poly­élec­tro­lyte soit com­plè­te­ment expo­sée à l’ex­té­rieur de la cel­lule sur la sur­face de sa mem­brane (phase III sur la figure 2). Ces trois phases avaient été mises en évi­dence aupa­ra­vant grâce à des méthodes de mesure de capa­ci­té (dites de » patch-clamp »), puis plus récem­ment par spec­tro­sco­pie fluo­res­cente confo­cale à onde éva­nes­cente, mais la réso­lu­tion ciné­tique de ces méthodes était insuf­fi­sante pour ten­ter d’ob­ser­ver la dyna­mique de la phase II, et encore plus d’i­den­ti­fier le phé­no­mène phy­si­co­chi­mique pro­vo­quant la tran­si­tion de la phase I à la phase II.

Notre méthode de » synapse arti­fi­cielle » (figure 3, gauche) per­met de mesu­rer les flux de neu­ro­trans­met­teurs émis par une cel­lule unique au cours d’une série de pro­ces­sus vési­cu­laires (figure 3, droite) et cela avec la pré­ci­sion ciné­tique vou­lue pour » démon­ter » fine­ment le méca­nisme de l’exo­cy­tose vési­cu­laire de neu­ro­trans­met­teurs. Le flux des caté­cho­la­mines relâ­chées est en effet détec­table avec une réso­lu­tion de l’ordre du mil­lier de molé­cules par mil­li­se­conde grâce à leur oxy­da­tion élec­tro­chi­mique (sché­ma 1) à la sur­face d’une ultra­mi­cro­élec­trode pla­cée en regard de la cel­lule émet­trice. Le cou­rant tra­ver­sant l’ul­tra­mi­cro­élec­trode récep­trice repro­duit alors fidè­le­ment le flux d’é­mis­sion vési­cu­laire (figures 3 et 4).

Figure 3
À gauche : synapse arti­fi­cielle créée entre une cel­lule chro­maf­fine (appa­rais­sant comme un cercle clair sur la micro­pho­to­gra­phie) et une ultra­mi­cro­élec­trode (en noir, en haut de l’image) pla­cée à son contact. La cel­lule est sti­mu­lée par une bouf­fée d’ions baryum réa­li­sée injec­tée par une micro­pi­pette (en blanc, en bas de l’image). Cela déclenche une série d’émissions vési­cu­laires détec­tées ampé­ro­mé­tri­que­ment par l’ultramicroélectrode (sché­ma 1 ; traces cou­rant (temps) repré­sen­tées à droite de la figure).
À droite : enre­gis­tre­ment conti­nu de pics ampé­ro­mé­triques détec­tés par l’ultramicroélectrode. Chaque pic (voir détail agran­di de l’un d’entre eux sur la figure ; voir aus­si la figure 4) cor­res­pond à un seul pro­ces­sus de vési­cu­laire. Échelle : la cel­lule chro­maf­fine a un dia­mètre de 10 μm, et la sur­face active de l’électrode (par­tie pla­cée en regard de la cel­lule et col­lec­tant le flux d’adrénaline) un dia­mètre moyen de 7 μm.
Figure 4
Signaux ampé­ro­mé­triques mesu­rés sur une cel­lule chro­maf­fine sti­mu­lée par Ba2+. Les cou­rants expé­ri­men­taux (nor­ma­li­sés à leur maxi­mum, i (t)/imax ; courbes en cloche) sont indi­qués par les sym­boles cir­cu­laires, et le signal théo­rique cal­cu­lé par la courbe pleine sur­im­po­sée. Les courbes a (t) (allure sig­moïde, sym­boles tri­an­gu­laires) repré­sentent la varia­tion de la frac­tion de la sur­face de mem­brane vési­cu­laire inté­grée dans la mem­brane cel­lu­laire à chaque ins­tant (voir les figures 2 et 6) telle qu’elle se déduit du cou­rant expé­ri­men­tal cor­res­pon­dant par décon­vo­lu­tion des pro­ces­sus diffusionnels.


Cette pré­ci­sion nous a per­mis d’é­la­bo­rer le pre­mier modèle entiè­re­ment cohé­rent de l’exo­cy­tose vési­cu­laire. Ce modèle démontre pour la pre­mière fois le rôle actif et déter­mi­nant des gels poly­élec­tro­lytes conte­nus par ces vési­cules sur la ciné­tique de l’exo­cy­tose, alors que ces matrices poly­élec­tro­lytes n’é­taient géné­ra­le­ment per­çues par les neu­ro­bio­lo­gistes que comme un moyen astu­cieux sélec­tion­né par la nature afin d’en­cap­su­ler les cations caté­cho­la­mines sous une forme très concen­trée à l’in­té­rieur des vésicules.

En effet nos résul­tats démontrent que la ten­dance bien connue (cf. Joan­ny-de Gennes) des gels poly­élec­tro­lytes à gon­fler lors de l’é­change d’un cation struc­tu­rant (ici, caté­cho­la­mine) par un mono­ca­tion (ici, sodium ou pro­ton de la solu­tion extracel­lu­laire) aug­mente la pres­sion interne de la vési­cule ce qui pro­voque un accrois­se­ment conti­nu de la ten­sion super­fi­cielle de la mem­brane vési­cu­laire. Ce phé­no­mène per­siste jus­qu’au moment éven­tuel où l’éner­gie de ten­sion super­fi­cielle du pore trans­mem­bra­naire com­pense son éner­gie de bord (voir par­tie gauche de la figure 5).

Figure 5
Dyna­mique ini­tiale de la fusion pen­dant la phase où la mem­brane reste sous ten­sion. Gauche : sché­ma d’un pore trans­mem­bra­naire et varia­tion de ses deux com­po­santes éner­gé­tiques (ten­sion de bord, Wedge µ + R ; ten­sion super­fi­cielle ; Wsurf µ ‑R2) en fonc­tion de son rayon R. Au début de l’exocytose, la mem­brane n’est pas sous ten­sion suf­fi­sante et le pore reste donc stable à son rayon Rpore impo­sé par son archi­tec­ture bio­lo­gique. Pen­dant la phase I (figure 2, émis­sion via le pore trans­mem­bra­naire), l’altération pro­gres­sive de la matrice contrainte géo­mé­tri­que­ment par la mem­brane vési­cu­laire tou­jours intacte aug­mente la pres­sion interne DP de la vési­cule et par consé­quent la ten­sion super­fi­cielle (s µ DP) de sa mem­brane. Cela conti­nue jusqu’au point de rup­ture du pore (courbe Wsurf indi­quée en gras), ce qui déter­mine le début de la phase II de la figure 2. Tant que la zone équa­to­riale de la matrice n’est pas démas­quée par l’expansion du pore, la pres­sion interne conti­nue à être trans­mise à la mem­brane qui reste donc sous ten­sion. La vitesse d’expansion du pore est essen­tiel­le­ment alors contrô­lée par la dis­si­pa­tion vis­queuse de cette éner­gie de ten­sion super­fi­cielle (en R2) puisque l’énergie de bord du pore est alors négli­geable (éner­gie en R ; voir sché­ma). Cela pro­voque une expan­sion irré­ver­sible et rapide du pore (courbes de droite ; courbes pleines : famille de pré­vi­sions théo­riques ; sym­boles : varia­tions expé­ri­men­tales pour trois évé­ne­ments vési­cu­laires dif­fé­rents). Ces pro­ces­sus ont lieu avec une ciné­tique ini­tiale dif­fé­rente selon la frac­tion d’énergie de cour­bure Gaus­sienne non dis­si­pée méca­ni­que­ment lors de la rup­ture explo­sive du pore, d’où la grande varia­bi­li­té obser­vée expérimentalement.


Si ce point peut être atteint, le pore devient néces­sai­re­ment instable et doit se rompre, ce qui pro­voque la fusion irré­ver­sible de la mem­brane de la vési­cule avec celle de la cel­lule (début de la phase II, figure 2). Cette phase expose de plus en plus de sur­face de la matrice à la solu­tion ce qui se tra­duit par une mon­tée rapide du flux de neu­ro­trans­met­teur (figures 3, 4). La fusion se pour­suit alors irré­ver­si­ble­ment jus­qu’à ce que la matrice (en moyenne, encore pleine à 70–80 % de cations caté­cho­la­mines) soit entiè­re­ment expo­sée à la sur­face de la cel­lule (phase III, figure 2). La matrice conti­nue alors à se vider par dif­fu­sion sphé­rique inverse ce qui com­mande la ciné­tique de décrois­sance du flux obser­vée sur les figures 3 et 4.

Figure 6
Dyna­mique la fusion lors de la phase finale de la fusion (pas­sage de la phase II à la phase III de la figure 2).
À gauche : dif­fé­rences entre les topo­lo­gies des phases ini­tiale et finale du pro­ces­sus de fusion sui­vant que la zone équa­to­riale de la vési­cule a été ou non démasquée.
À droite, varia­tions expé­ri­men­tales avec le temps du rayon de la zone torique de contact mem­brane – matrice après que la zone équa­to­riale de la matrice a été démas­quée (sché­ma, des­sin de droite). 596 évé­ne­ments indi­vi­duels sont repré­sen­tés sur cette figure. t0.66 : ins­tant où les 23 de la sur­face de la vési­cule sont démas­qués ; t0.98 : ins­tant où 98 % de la sur­face de la vési­cule est démas­quée (début de la phase III de la figure 2).

La pré­ci­sion des cou­rants mesu­rés par notre méthode de » synapse arti­fi­cielle » per­met d’ex­ploi­ter quan­ti­ta­ti­ve­ment cha­cune de ces trois phases et de remon­ter au com­por­te­ment dyna­mique de la mem­brane sou­mise à la ten­sion créée par le gon­fle­ment du poly­élec­tro­lyte. En effet, tant que la mem­brane de la vési­cule empri­sonne encore la matrice poly­élec­tro­lyte (c’est-à-dire avant que son plan équa­to­rial soit démas­qué, voir sché­ma de gauche sur la figure 6), le gon­fle­ment de la matrice suite à son alté­ra­tion main­tient la mem­brane sous ten­sion, de sorte que l’éner­gie du » pore » est essen­tiel­le­ment d’o­ri­gine superficielle.

Son expan­sion est alors contrô­lée prin­ci­pa­le­ment par la dis­si­pa­tion vis­queuse (cf. Bro­chard-de Gennes) de cette ten­sion super­fi­cielle (en R2, figure 5). Le pore accroît ain­si son dia­mètre qua­si expo­nen­tiel­le­ment (figure 5, droite). Cepen­dant on observe une très forte varia­bi­li­té due à celle de la ciné­tique ini­tiale qui est fonc­tion de la frac­tion de l’éner­gie de cour­bure Gaus­sienne non dis­si­pée méca­ni­que­ment lors du micro­ca­ta­clysme lié à la rup­ture du pore ini­tial (figure 5, droite).

Lorsque la zone dia­mé­trale de la vési­cule est démas­quée par la mem­brane (voir sché­ma de la figure 6), le gon­fle­ment de la matrice poly­élec­tro­lyte n’exerce plus aucune pres­sion sur la face interne de la mem­brane qui relaxe donc sa ten­sion super­fi­cielle. Par consé­quent, le trans­fert de la mem­brane vési­cu­laire dans la mem­brane cel­lu­laire se fait avec une varia­tion d’éner­gie de ten­sion super­fi­cielle qua­si nulle. Seule reste donc à prendre en compte l’éner­gie bien plus faible liée à la pré­sence de la struc­ture torique de la mem­brane au niveau de la jonc­tion vési­cule – mem­brane cel­lu­laire (figure 6, des­sin de droite du sché­ma). L’éner­gie de ce tore est équi­va­lente à celle d’une éner­gie de bord, et par consé­quent pro­por­tion­nelle au péri­mètre interne du tore. Elle tend donc à se dis­si­per en dimi­nuant son rayon. La dis­si­pa­tion vis­queuse de l’éner­gie ain­si relâ­chée pro­voque donc une varia­tion linéaire du rayon de la zone de jonc­tion torique (figure 6).

Ces résul­tats démontrent que la dyna­mique de l’en­semble du pro­ces­sus de fusion est entiè­re­ment contrô­lée par la dis­si­pa­tion vis­queuse de l’éner­gie du pore en expan­sion dans une mem­brane ini­tia­le­ment sous ten­sion (figure 5 ; figure 6, des­sin de gauche du sché­ma) puis relaxée dès que le plan dia­mé­tral de la vési­cule est démas­qué (figure 6, des­sin de droite du schéma).

La matrice poly­élec­tro­lyte joue ain­si un rôle déter­mi­nant, en pre­mier lieu en pro­vo­quant la rup­ture du pore ini­tial (figure 5, gauche), puis en main­te­nant la mem­brane sous ten­sion pen­dant la pre­mière phase de la fusion (figure 5 ; figure 6, sché­ma de gauche). À l’is­sue de la phase II (figure 2), la matrice poly­élec­tro­lyte n’a relâ­ché que 20–30 % du neu­ro­trans­met­teur qu’elle conte­nait ini­tia­le­ment et se trouve com­plè­te­ment expo­sée au fluide extracel­lu­laire. Le reste du neu­ro­trans­met­teur est donc relâ­ché ensuite par simple dif­fu­sion sphé­rique, ce qui explique la forme carac­té­ris­tique des pics observés.

Conclusion

Outre le fait de pro­po­ser une pre­mière vision entiè­re­ment cohé­rente des pro­ces­sus exo­cy­to­tiques vési­cu­laires et d’en déga­ger les grands moteurs phy­si­co-chi­miques, ce modèle sug­gère aus­si, et pour la pre­mière fois, que la taille des vési­cules conte­nant le neu­ro­trans­met­teur joue un rôle cru­cial sur le régime d’exocytose.

Pour en savoir plus sur ce travail

Site Inter­net de l’équipe : http://helene.ens.fr/w3amatore/

1. Ultra­mi­cro­élec­trodes : Their Basic Pro­per­ties and their Use in Semi-Arti­fi­cial Synapses. C. AMATORE. C. R. Acad. Sci. Paris, Ser. II b, 323, 1996, 757–771.
2. Ana­ly­sis of Dif­fu­sio­nal Broa­de­ning of Vesi­cu­lar Packets of Cate­cho­la­mines Release from Bio­lo­gi­cal Cells During Exo­cy­to­sis. T. J. SCHROEDER, J. A. JANKOWSKI, K. T. KAWAGOE, R. M. W IGHTMAN, C. LEFROU, C. AMATORE. Anal. Chem, 64,1992, 3077–3083.
3. Tem­po­ral­ly Resol­ved, Inde­pendent Stages of Indi­vi­dual Exo­cy­to­tic Secre­tion Events. T. J. SCHROEDER, R. BORGES, K. PIHEL, C. AMATORE, R. M. WIGHTMAN. Bio­phys. J., 70,1996, 1061–1068.
4. Time Resol­ved Dyna­mics of the Vesicle Mem­brane During Indi­vi­dual Exo­cy­to­tic Secre­tion Events as Extrac­ted from Ampe­ro­me­tric Moni­to­ring of Adre­na­line Exo­cy­to­sis by Chro­maf­fin Cells. C. AMATORE, Y. BOURET, L. M IDRIER. Chem. Eur. J., 5,1999, 2151–2162.
5. Adre­na­line Release by Chro­maf­fin Cells : Constrai­ned Swel­ling of Vesicle Matrix Leads to Full-Fusion. C. AMATORE, Y. BOURET, E. R. TRAVIS, R. M. WIGHTMAN. Angew. Chem., 112, 2000, 2028–2031 [Angew. Chem. Int. Ed., 39,2000, 1952–1955.]
6. Inter­play Bet­ween Mem­brane Dyna­mics, Dif­fu­sion and Swel­ling Pres­sure Governs Indi­vi­dual Vesi­cu­lar Exo­cy­to­tic Events During Release of Adre­na­line by Chro­maf­fin Cells. C. AMATORE, Y. BOURET, E. R. TRAVIS, R. M. WIGHTMAN.Biochim., 82,2000, 481–496. [Numé­ro spé­cial sur “Mole­cu­lar and Cel­lu­lar Aspects of Secretion ”.]

Pour en savoir plus sur les gels polyélectrolytes
7. Theo­ry of Poly­elec­tro­lyte Solu­tions. J.-L. BARRAT, J.-F. JOANNY, in Advances in Che­mi­cal Phy­sics (eds Pri­go­gine, I. & Rice, S.). Vol. XCIV, 27–33. Wiley, New York, 1966.
8. Kine­tics of Swel­ling Gels. T. TANAKA, D. J. FILLMORE. J. Chem. Phys., 70, 1979,1214−1218.

Pour en savoir plus sur la sta­bi­li­té des pores créés dans une mem­brane biologique
9. Osmo­tic Pres­sure Indu­ced Pores in Phos­pho­li­pid Vesicles. TAUPIN, C. DVOLAITZKY, M. & SAUTERET, C. Bio­chem. 14,1975, 4771- 4775.

Pour en savoir plus sur le modèle de dis­si­pa­tion vis­queuse dans les mem­branes bilipidiques
10. Dyna­mics of Tran­sient Pores in Stret­ched Vesicles. O. SANDRE, L. M OREAUX, F. BROCHARD-WYART. Proc. Natl. Acad. Sci. USA. 96, 1999, 10591–10596.

Ain­si, l’on pré­voit que pour les petites vési­cules, c’est-à-dire celles qui ne réus­si­ront jamais à déve­lop­per une pres­sion interne (et donc une ten­sion super­fi­cielle) suf­fi­sante pour contre­ba­lan­cer l’éner­gie de bord du pore ini­tial, l’on devra obser­ver exclu­si­ve­ment une émis­sion lente et à flux constant réglée uni­que­ment par la taille du canal ionique ini­tial. Ce der­nier res­te­ra donc stable, main­te­nu par son archi­tec­ture bio­lo­gique lipi­dique ou pro­téique, et l’exo­cy­tose se dérou­le­ra uni­que­ment via la phase I (figure 2).

Au contraire, les plus grosses vési­cules arri­ve­ront à déve­lop­per une pres­sion interne suf­fi­sante avant que leur matrice ait pu relâ­cher la tota­li­té de leur conte­nu cho­li­ner­gique. L’é­mis­sion lente via le canal ionique ini­tial condui­ra ain­si iné­luc­ta­ble­ment à la rup­ture explo­sive du pore ini­tial, et donc à une tran­si­tion vers la phase II (figure 2) puis vers la phase III (figure 2).

Sur la base de ce modèle et des don­nées quan­ti­ta­tives extraites de nos expé­riences sur les cel­lules chro­maf­fines, et en fai­sant l’hy­po­thèse chi­mi­que­ment rai­son­nable que les para­mètres éner­gé­tiques micro­sco­piques varient peu d’un type de vési­cule à l’autre, on peut fixer à 25–30 nm (soit 10–20 000 molé­cules) la taille limite des vési­cules qui gou­verne la mise en place de l’un ou l’autre de ces deux com­por­te­ments exocytotiques.

Ain­si, les vési­cules synap­tiques du sys­tème ner­veux cen­tral (25 nm envi­ron, conte­nant de 10 000 à 20 000 molé­cules de caté­cho­la­mines) cor­res­pon­draient pré­ci­sé­ment à un sys­tème opti­mi­sé compte tenu de leur fonc­tion­na­li­té. Ce seraient en effet les vési­cules les plus char­gées en neu­ro­trans­met­teur tout en étant inca­pables d’al­ler jus­qu’à la phase de fusion (exo­cy­tose via la phase I uni­que­ment). Elles déli­vre­raient donc un flux de neu­ro­trans­met­teur constant, pou­vant être inter­rom­pu par la fer­me­ture de leur pore trans­mem­bra­naire. Inver­se­ment, les plus grosses vési­cules (glandes, mas­to­cytes, etc.) seraient sélec­tion­nées pour conduire irré­ver­si­ble­ment à une fusion com­plète (sauf si bien enten­du leur pore trans­mem­bra­naire se ferme avant que la pres­sion interne ait atteint la limite de rup­ture du pore). Cela per­met­trait en par­ti­cu­lier de pro­vo­quer une exo­cy­tose mas­sive et infi­ni­ment plus rapide que par le pore transmembranaire.

Ces pré­dic­tions semblent par­fai­te­ment cohé­rentes avec ce qui est connu bio­lo­gi­que­ment en ce qui concerne les tailles et les fonc­tion­na­li­tés de ces dif­fé­rents types de vési­cules, pour­tant, sans qu’au­cun lien de cau­sa­li­té n’ait jamais été ima­gi­né entre taille et fonc­tion­na­li­té auparavant.

Enfin, cette vision sug­gère peut-être aus­si une expli­ca­tion pos­sible et ori­gi­nale du rôle néfaste des cations di- et tri­va­lents sur l’exo­cy­tose. En effet, l’é­change des cations caté­cho­la­mines par des ions di- et tri­va­lents inter­ve­nant en concur­rence avec le sodium et les pro­tons devrait cor­res­pondre à une capa­ci­té de gon­fle­ment plus réduite (peut-être même à une contrac­tion du gel poly­élec­tro­lyte ; cf. de Gennes) de la matrice poly­élec­tro­lyte. Cela devrait d’une part dimi­nuer ain­si la dif­fu­si­vi­té des cations caté­cho­la­mines et donc les flux d’é­mis­sion du neu­ro­trans­met­teur pen­dant la phase I, et d’autre part réduire la pres­sion interne de la vési­cule et par­tant, et pour le moins, amoin­drir sa capa­ci­té à arri­ver à un état de fusion total. 

Remer­cie­ments
Ce tra­vail a été réa­li­sé grâce au sou­tien finan­cier du CNRS (UMR 8640 Pas­teur), de l’ENS, et du minis­tère de la Recherche. Marie ERARD et Yann BOURET sont res­pec­ti­ve­ment allo­ca­taire et allo­ca­taire nor­ma­lien du minis­tère de la Recherche.

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