Attaque préférentielle sur la face la plus encombrée de la terbutylcyclohexanone

La chimie quantique

Dossier : La chimie nouvelleMagazine N°572 Février 2002Par : NGUYEN TRONG Anh (57), laboratoire de chimie des mécanismes réactionnels, École polytechnique

Introduction

Introduction

La chimie étudie des molécules où les atom­es sont con­nec­tés par des liaisons. Elle étudie aus­si des réac­tions au cours desquelles cer­taines liaisons se for­ment et d’autres se rompent. Les liaisons étant faites d’élec­trons, les prob­lèmes chim­iques sont donc des prob­lèmes d’arrange­ment d’élec­trons, régis par la mécanique quan­tique. En fait, cer­tains con­cepts impor­tants (valence, liai­son cova­lente, aro­matic­ité…) dévelop­pés empirique­ment au XIXe siè­cle n’ont reçu une inter­pré­ta­tion — quan­tique — qu’au XXe siècle.

Depuis une cinquan­taine d’an­nées, les chimistes décou­vrent pour ain­si dire chaque jour des phénomènes inex­plic­a­bles par la physique clas­sique. Soit par exem­ple la 4‑terbutylcyclohexanone (fig­ure 1). Le plan for­mé par le groupe car­bonyle C = O et les deux car­bones voisins définit deux demi-espaces. L’in­férieur ne con­tient que deux atom­es d’hy­drogène. Tous les autres atom­es de la molécule se trou­vent soit dans le plan, soit dans l’autre demi-espace, donc davan­tage encom­bré. Cepen­dant, quand on fait réa­gir cette molécule avec l’hy­drure de lithi­um alu­mini­um, à plus de 90 % le réac­t­if attaque par la face supérieure, celle la plus encombrée.

Fig­ure 1
Attaque préféren­tielle sur la face la plus encom­brée de la​ter­butyl­cy­clo­hexa­none


Quand on chauffe de l’acroléine, ce com­posé s’ad­di­tionne à lui-même, et les atom­es qui se lient por­tent des charges de même signe.
De tels résul­tats para­dox­aux sont légion. Toute étude rationnelle de la chimie passe néces­saire­ment par une théorie quan­tique. Mal­heureuse­ment, une telle descrip­tion est malaisée à met­tre en œuvre. En effet, les prob­lèmes chim­iques sont des prob­lèmes quan­tiques à N corps, avec N large­ment supérieur à 3 et on ne sait pas résoudre ana­ly­tique­ment les équa­tions cor­re­spon­dantes. Deux familles de méth­odes ont été développées.

Fig­ure 2
Cyclisation de l’acroléine.
Cycli­sa­tion de l’acroléine.

Les méthodes numériques

Cer­tains théoriciens, dont W. Kohn et J. A. Pople (colau­réats du Nobel 2000), ont dévelop­pé des méth­odes numériques de réso­lu­tion de l’équa­tion de Schrödinger, don­nant des résul­tats quan­ti­tat­ifs par­fois d’une remar­quable pré­ci­sion. Ces cal­culs sont tra­di­tion­nelle­ment — et un peu abu­sive­ment — qual­i­fiés de cal­culs ab ini­tio car, à l’ex­cep­tion de quelques approx­i­ma­tions de base, tou­jours les mêmes (approx­i­ma­tion de Born-Oppen­heimer, approx­i­ma­tion orbita­laire…), aucune autre hypothèse sim­pli­fi­ca­trice n’est util­isée lors de la réso­lu­tion numérique des équa­tions du problème.

Par ailleurs, des raf­fine­ments sont intro­duits pour cor­riger les erreurs dues aux approx­i­ma­tions de base. Ain­si, l’ap­prox­i­ma­tion orbita­laire équiv­aut à traiter les élec­trons de manière indépen­dante. Les cal­culs dits d’in­ter­ac­tion de con­fig­u­ra­tions per­me­t­tent de tenir compte de la répul­sion mutuelle de ces électrons.

L’im­por­tance de ces travaux est indé­ni­able. Le test ultime d’une théorie n’est-il pas, après tout, de prédire quan­ti­ta­tive­ment les mesures expéri­men­tales ? Ces cal­culs présen­tent de graves lim­i­ta­tions cependant.

Un cal­cul numérique, con­traire­ment à une solu­tion ana­ly­tique, n’of­fre qu’un résul­tat chiffré, pas une solu­tion générale. Au lieu de fournir l’équa­tion de la sur­face de poten­tiel E = f(qi) représen­tant l’én­ergie du sys­tème en fonc­tion des coor­don­nées de ses atom­es, le cal­cul ne donne qu’un point de cette sur­face. Le chemin réac­tion­nel con­duisant de la val­lée des réac­t­ifs à celle des pro­duits en pas­sant par le col le plus bas (état de tran­si­tion) doit être pénible­ment cal­culé point par point. Bref, les cal­culs ab ini­tio, exigeant beau­coup de temps et d’ef­fort, ne peu­vent être un out­il à tout faire, mais doivent plutôt servir à peaufin­er un prob­lème déjà dégrossi.

Con­traire­ment à ce que l’ex­pres­sion ab ini­tio donne à espér­er, ces cal­culs ne peu­vent être util­isés pour un traite­ment objec­tif du prob­lème, évi­tant les idées pré­conçues de l’u­til­isa­teur. Certes aucune approx­i­ma­tion arbi­traire n’est intro­duite lors de la réso­lu­tion des équa­tions. Mais bien d’autres inter­vi­en­nent lors de la mise en équa­tion du prob­lème. En effet, on ne peut jamais cal­culer une réac­tion, mais seule­ment un modèle.

Au lab­o­ra­toire, il n’est pas rare qu’un chimiste tra­vaille avec une mil­limole de pro­duit. Une mil­limole représente 6 1020 molécules. À titre de com­para­i­son, l’âge de l’U­nivers (# 15 mil­liards d’an­nées) cor­re­spond à 1017 sec­on­des. La puis­sance des ordi­na­teurs n’é­tant pas illim­itée, plus les cal­culs sont raf­finés, plus les mod­èles seront frustes. Et on arrive au résul­tat para­dox­al suiv­ant : l’outil étant très sûr, il ne pour­ra être mis dans toutes les mains ! Seuls les meilleurs chimistes sont capa­bles d’in­ven­ter des mod­èles sim­ples mais cepen­dant significatifs.

Mod­élis­er un sys­tème de 1020 molécules par trois ou qua­tre molécules est une gageure. Aus­si, les cal­culs ab ini­tio présen­tent peu d’in­térêt pour l’en­seigne­ment du pre­mier et sec­ond cycles, les étu­di­ants ne con­nais­sant encore pas assez de chimie pour les employ­er avec prof­it. Les exer­ci­ces pos­si­bles sont peu nom­breux, vu les temps d’or­di­na­teur néces­saires à chaque prob­lème. Enfin, per­son­ne n’é­tant capa­ble de suiv­re l’é­val­u­a­tion de mil­lions d’in­té­grales, le logi­ciel est employé plus ou moins comme une boîte noire, ce qui n’est guère formateur.

Par ailleurs l’é­tu­di­ant, comme le chimiste pro­fes­sion­nel, a rarement besoin d’un résul­tat numérique pré­cis, mais plutôt de règles générales, d’idées direc­tri­ces lui per­me­t­tant de s’ori­en­ter dans le dédale des réac­tions chim­iques. Les cal­culs numériques, résolvant les prob­lèmes au coup par coup, ne peu­vent fournir de telles règles. Et puis, ce n’est pas parce que l’or­di­na­teur m’a don­né un nom­bre, si pré­cis soit-il, que je com­prends le prob­lème. En revanche, je peux pré­ten­dre le com­pren­dre si je peux prédire l’or­dre de grandeur du résul­tat et don­ner les raisons (basées sur quelques hypothès­es fon­da­men­tales de la physique) pour lesquelles la machine doit néces­saire­ment nous don­ner telle énergie, telle géométrie…

Il est clair que le chimiste doit pou­voir dis­pos­er d’une sec­onde famille d’outils, com­plé­men­taires des cal­culs numériques, et sat­is­faisant à ces critères. Actuelle­ment, trois out­ils qual­i­tat­ifs sont utilisés.

Les méthodes qualitatives

Les dia­grammes de cor­réla­tion ont été appliqués à l’é­tude de réac­tions à par­tir de 1965 par H. C. Longuet-Hig­gins, L. J. Oost­er­hoff, et surtout par R. B. Wood­ward (prix Nobel 1965 pour ses syn­thès­es totales) et R. Hoff­mann (prix Nobel 1981, partagé avec K. Fukui). La méthode con­siste à suiv­re par con­ti­nu­ité la trans­for­ma­tion du sys­tème de départ en pro­duits d’ar­rivée. Si à un état fon­da­men­tal cor­re­spond un autre état fon­da­men­tal, la réac­tion requiert peu d’én­ergie et est dite ” per­mise ” par voie ther­mique. Si le dia­gramme fait cor­re­spon­dre un état excité à un état fon­da­men­tal, l’én­ergie d’ac­ti­va­tion sera impor­tante et la réac­tion ” interdite “…

Si le sys­tème pos­sède des élé­ments de symétrie se con­ser­vant au cours de la réac­tion, le tracé du dia­gramme exige seule­ment le cal­cul des sys­tèmes de départ et d’ar­rivée. La méthode, très puis­sante, est cepen­dant d’un maniement déli­cat, les sys­tèmes réels étant rarement symétriques. Il faut donc les ” symétris­er ” et par­fois, mais c’est plus rare, réduire leur symétrie. Une mod­éli­sa­tion mal­adroite con­duit à des résul­tats aberrants.

Une sec­onde méthode, très sim­ple, fut intro­duite par M. J. S. Dewar et H. E. Zim­mer­man dans les années 1970, mais ne s’ap­plique qu’à des réac­tions dans lesquelles les atom­es extrémités des liaisons créées ou rompues for­ment un cycle dans l’é­tat de tran­si­tion. Si ce cycle est ” aro­ma­tique ” (resp. ” antiaro­ma­tique ”), l’én­ergie d’ac­ti­va­tion est faible (resp. impor­tante) et la réac­tion sera ” per­mise ” (resp. ” interdite ”).

L’ap­prox­i­ma­tion des orbitales fron­tières n’est pas soumise aux restric­tions des méth­odes précédentes.

Ces orbitales (la plus haute orbitale molécu­laire occupée et la plus basse orbitale molécu­laire vacante) équiv­a­lent pour les molécules aux orbites de valence pour les atom­es. Quelle que soit la com­plex­ité du sys­tème, il suf­fi­ra donc d’ex­am­in­er deux orbitales par réac­t­if. Le meilleur chemin réac­tion­nel est alors celui opti­misant les inter­ac­tions des orbitales fron­tières. La méthode est donc très sim­ple et très générale.

L’im­por­tance des orbitales fron­tières, sug­gérée dès 1952 par Fukui, n’a été accep­tée qu’à par­tir de la fin des années 1970, grâce d’une part aux nom­breux suc­cès, d’autre part à une jus­ti­fi­ca­tion rigoureuse de l’ap­prox­i­ma­tion. Fukui a en effet mon­tré que les orbitales fron­tières se détachent des autres orbitales molécu­laires dans l’é­tat de tran­si­tion, ce qui explique leur rôle spé­cial. Ce tra­vail explique aus­si les quelques échecs de la méthode, appliquée à des mod­èles irréal­istes de l’é­tat de transition.

Conclusion

Il n’ex­iste donc pas de méthode mir­a­cle pour appli­quer la mécanique quan­tique à la chimie. La meilleure démarche sem­ble être de dégrossir le prob­lème par des méth­odes qual­i­ta­tives, d’affin­er les résul­tats par des cal­culs ab ini­tio et de véri­fi­er expéri­men­tale­ment les pré­dic­tions théoriques. À chaque instant, une bonne mod­éli­sa­tion du prob­lème, qui implique une con­nais­sance assez appro­fondie de la chimie, est essentielle.

Pour un chimiste théoricien, de solides con­nais­sances de math­é­ma­tiques et de physique sont néces­saires, mais pas suff­isantes. Lais­sons le mot de la fin à C. A. Coul­son, qui fut tit­u­laire de la chaire Rouse Ball de math­é­ma­tiques à Oxford et l’un des meilleurs chimistes théoriciens du XXe siè­cle : ” Con­trary to what is some­times sup­posed, a the­o­ret­i­cal chemist is not a math­e­mati­cian, think­ing math­e­mat­i­cal­ly, but a chemist, think­ing chem­i­cal­ly. ” 

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