Avant propos, par Roald HOFFMANN, prix Nobel de chimie 1981

Dossier : La chimie nouvelleMagazine N°572 Février 2002
Par Roald HOFFMANN

Les hommes veu­lent trans­former du naturel pour en faire de l’ar­ti­fi­ciel utile ; ou, si on préfère, du fab­riqué de main d’homme, ou de main d’hu­main. Ajouter de la valeur est tout béné­fice. Donc, dès nos orig­ines, la trans­for­ma­tion fut essen­tielle, qu’il se soit agi de fab­ri­ca­tion de métaux et d’al­liages, de pré­pa­ra­tions médic­i­nales, de cui­sine, de col­orants et de tein­ture, de tan­nage des cuirs, de cos­mé­tiques. Il a fal­lu un cer­tain temps avant que la plus fon­da­men­tale de ces activ­ités chim­iques, la syn­thèse, reçoive le nom qu’elle porte désormais.

Les êtres humains sont des gens curieux, autant qu’à l’e­sprit pra­tique. C’est pourquoi ils posent des ques­tions à la matière, qu’elle soit naturelle ou déjà trans­for­mée. Ces ques­tions sont réelle­ment des plus sim­ples : ” qu’est-ce ? “, ” com­ment cette trans­for­ma­tion s’est-elle faite ? “, ” pourquoi tel change­ment, ou telle struc­ture, plutôt qu’autre chose ? “. La pre­mière de ces ques­tions fut cru­ciale pour l’écrit qui mar­qua l’émer­gence de la chimie comme une sci­ence, Le Traité élé­men­taire de chimie d’An­toine Lau­rent de Lavoisi­er, qui date de 1789.

L’analyse, un débat pondéral cen­tré sur la ques­tion : ” qu’est-ce ? ” res­ta très longtemps tout à fait cen­trale. C’est ain­si que Goethe, Pre­mier min­istre d’un grand-duché alle­mand, par­tit deux semaines en stage dans la ville proche d’Ié­na, y suiv­re un cours d’analyse don­né par Johnann Wolf­gang Döbereiner.

Si l’analyse, rel­a­tive aux élé­ments tout au moins, était au cœur de la chimie d’il y a deux cents ans, en 1901 les ques­tions ” com­ment ? ” et ” pourquoi ? ” étaient dev­enues, je pense, celles les plus sou­vent posées. Elles l’é­taient, et les chimistes y don­naient réponse, à un cer­tain niveau, celui du com­porte­ment de la matière en moyenne, au niveau macro­scopique. La com­préhen­sion prove­nait de la ther­mo­dy­namique, qui allie superbe­ment l’e­sprit pra­tique (à l’o­rig­ine, l’é­tude des machines à vapeur) et une math­é­ma­tique sub­lime (la règle des phas­es, de Gibbs). Pour la pre­mière fois, il deve­nait pos­si­ble d’op­ti­miser rationnelle­ment des procédés indus­triels — ce fut vers 1910 que fut élaboré le procédé Haber-Bosch de fix­a­tion de l’a­zote, une syn­thèse de l’am­mo­ni­ac si accom­plie qu’elle rivalise à présent, à l’échelle glob­ale, avec le recy­clage naturel de l’a­zote atmosphérique.

Réponse à un autre appel du ” com­ment ? “, la même époque du début du XXe siè­cle nous con­fronte aux toutes pre­mières explo­rations des proces­sus biochim­iques, si mer­veilleuse­ment raf­finés. C’est alors que s’in­au­gu­ra aus­si la scis­sion, si déplorable, de la chimie d’avec la biochimie.

Un nouveau siècle s’ouvre à présent. Où en sommes-nous ?

De quelle manière la chimie d’au­jour­d’hui dif­fère-t-elle de celle que nous admiri­ons il y a cent ans ? Je con­state un incroy­able pro­grès dans nos moyens d’in­ves­ti­ga­tion de la matière — la syn­thèse dev­enue de plus en plus per­for­mante et préémi­nente ; l’analyse répon­dant à (et posant) des ques­tions tou­jours plus raf­finées — ” Qu’est-ce ? ” rem­placé par ” Com­bi­en (peu) ai-je et qu’est-ce au juste ? “. Je con­state que l’é­tude du mécan­isme des réac­tions chim­iques — la réponse à la ques­tion du ” com­ment ? ” -, le calque de la trans­for­ma­tion à son échelle atom­ique, est à présent poussée jusqu’à l’in­ter­valle de temps presque inimag­in­able de la femtoseconde.

Je con­state une théorie chim­ique — adres­sant la ques­tion du ” pourquoi ? ” — enfin capa­ble de rivalis­er, pour la pré­dic­tion, avec l’ex­péri­men­ta­tion. Bien que cette théorie se rue, pêle-mêle, vers la sim­u­la­tion numérique, plutôt que dans la com­préhen­sion et l’ex­pli­ca­tion. Autant de mer­veilles et d’émer­veille­ments, dans un cadre indus­triel qui con­tribue large­ment à la part pos­i­tive de la bal­ance des paiements, dans la plu­part des pays industrialisés.

Mais, à con­sid­ér­er les richess­es de la chimie nou­velle, j’y vois des thèmes récur­rents, qui en étaient absents il y a un siè­cle. Je me per­me­ts de les nom­mer ” La vision molécu­laire “, ” Aux com­man­des ” et ” Pren­dre garde “.

La vision moléculaire

Nous autres chimistes avons recours aux struc­tures des molécules, écrites en des for­mules où les atom­es sont représen­tés dans leurs posi­tions rel­a­tives, depuis le milieu du XIXe siè­cle. Mais, tant pour l’é­tude des molécules sta­tiques ou en mou­ve­ment, un change­ment con­sid­érable est inter­venu durant la sec­onde moitié du XXe siè­cle. Sans invo­quer des micro­scopes (ils se font atten­dre, con­traire­ment à cer­taines exagéra­tions pub­lic­i­taires), rien qu’avec de la réflex­ion froide, dou­blée d’un labeur manuel ardent, et assistée par une instru­men­ta­tion ingénieuse, nous avons sondé les entrailles d’une matière a pri­ori récal­ci­trante. La dif­frac­tion des rayons X, les ordi­na­teurs mod­ernes, ain­si que la réso­nance mag­né­tique nucléaire (avant sa dénu­cléari­sa­tion pour tran­quil­lis­er la clien­tèle médi­cale usant de l’IRM) nous ont fourni la dis­po­si­tion des atom­es dans l’e­space, dans leur détail métrique précis.

Aujour­d’hui, lorsqu’un chimiste pense à une réac­tion, il ou elle la voit éclairée par une dou­ble flamme (pour citer une expres­sion par­ti­c­ulière­ment heureuse d’Oc­tavio Paz) — la trans­for­ma­tion macro­scopique d’an­tan, et le change­ment à l’échelle micro­scopique, moléculaire.

Non, ces molécules ne sont pas des boules dures réu­nies par des tiges ou des ressorts. Ce sont des objets quan­tiques exigeant une vision bifo­cale. Lorsque nos instru­ments les inter­ro­gent par des fais­ceaux lumineux, les molécules se com­por­tent de façon quan­tique, avec la logique sou­vent mys­térieuse pro­pre à de tels objets.

Et cepen­dant, pour bien des appli­ca­tions pra­tiques, on parvient à assem­bler ces molécules (haut les mains !) comme s’il s’agis­sait d’un jeu de con­struc­tion, au moyen de boules et de tiges. La per­spec­tive, jumelle pour ain­si dire, est que ces molécules s’avèrent être des objets éminem­ment manip­u­la­bles. Et ce sont simul­tané­ment aus­si des paque­ts d’on­des de matière.

En songeant aux molécules dans leurs change­ments (car telle demeure l’essence de la chimie), nous avons inven­té des stro­bo­scopies excep­tion­nelle­ment rapi­des pour gel­er leurs mou­ve­ments, alors qu’elles se dépla­cent à la vitesse du son, sur un planch­er de danc­ing où il y aurait foule. Et nous avons mis au point des moyens très spé­ci­fiques pour injecter de l’én­ergie dans telle ou telle par­tie d’une molécule — au moyen d’une nou­velle forme de lumière, celle d’un fais­ceau laser intense et monochromatique.

Le chimiste de 2001 fab­rique du nou­veau avec assur­ance, et avec une vue dou­ble, le con­sid­érant à la fois comme sub­stance et comme molécule.

Aux commandes

Si l’on se replace il y a cent ans, il restait tant à décou­vrir : com­ment l’hérédité se trans­met-elle ? De quelle manière sont con­stru­its l’in­térieur du graphite et du dia­mant ? Les chimistes se trou­vaient stupé­faits de l’in­tri­ca­tion des choses du monde réel. Les chimistes indus­triels, pour leur part, ne se lais­saient pas hyp­no­tis­er, mais fab­ri­quaient de manière inédite et non naturelle tout ce qui pou­vait rap­porter. Il n’y avait pas d’a­lu­mini­um bon marché dans le monde en 1884, le jeune Héroult et le jeune Hall se mirent en mesure de le fournir.

Même un coup d’œil nég­li­gent à la chimie mod­erne nous la mon­tre obnu­bilée par la con­fec­tion de nou­velles molécules, sous un admirable degré de con­trôle. Les pré­para­teurs sont humains, il est vrai, et ils ont donc ten­dance à exagér­er leur mérite après coup, même lorsque la créa­tion était de fait for­tu­ite. Et pour­tant, cette obses­sion du con­trôle paraît incroy­able­ment macho, par­fois comique­ment, dans une sci­ence où les femmes se rap­prochent de la parité.

Mais ceci n’est que sar­casme de ma part, au pas­sage, alors que j’ad­mire pro­fondé­ment cette éton­nante réus­site : des hommes et des femmes, qui sont chimistes, ont appris com­ment mon­ter des struc­tures incroy­able­ment com­plex­es, avec un degré de con­trôle fabuleux.

Cette obses­sion du con­trôle tout au long de l’ef­fort créa­teur est d’au­tant plus essen­tielle qu’il s’ag­it d’un univers où une dif­férence aus­si min­ime qu’en­tre une main gauche et une main droite peut régir l’ef­fi­cac­ité phar­ma­cologique ou la tox­i­c­ité. Un catal­y­seur per­me­t­tant un gain de 10 % dans l’ef­fi­cac­ité d’un procédé peut ruin­er les con­cur­rents. Des matéri­aux aux sur­faces con­trôlées de manière exquise don­nent forme à la révo­lu­tion infor­ma­tique. Et les organ­ismes géné­tique­ment mod­i­fiés (ils font par­tie aus­si de la chimie), con­férant une résis­tance d’un plant à un par­a­site ou à une mal­adie, ont trans­for­mé l’agriculture.

Oui, nous copi­ons la nature et ses ingénieux sché­mas d’au­to-assem­blage et de stratégie évo­lu­tive. Oui, nous accé­dons à des pro­priétés bâties ingénieuse­ment, bien au-delà de ce que la nature nous offre. Nous autres, maîtres de l’évo­lu­tion cul­turelle, faisons du neuf.

Prendre garde

Nous voyons la nature, pas seule­ment comme une muse et une ser­vante, mais d’un authen­tique amour. Tal­entueux comme nous le sommes, nous avons d’ores et déjà mod­i­fié les grands cycles sur la planète. Plus de la moitié des atom­es de soufre de vos acides aminés sont passés par une usine d’acide sul­fu­rique. Cer­taines ressources essen­tielles renou­ve­lables, telles que les hydro­car­bu­res ser­vant de matière pre­mière à l’in­dus­trie chim­ique, com­menceront à s’épuis­er durant les deux siè­cles à venir. De plus, l’ex­i­gence morale pour notre généra­tion, davan­tage encore que les Verts, nous enjoint de pra­ti­quer nos trans­for­ma­tions dans la jus­tice sociale et dans le respect de la nature.

Le change­ment remar­quable de l’in­dus­trie chim­ique est qu’à présent, à l’in­tro­duc­tion de tout nou­veau procédé, pri­ment des con­sid­éra­tions de sécu­rité et d’é­colo­gie. Ceci ne s’est pas fait facile­ment, certes. J’ai sou­venir des doléances de l’in­dus­trie auto­mo­bile se plaig­nant de ce qu’il lui était caté­gorique­ment impos­si­ble de réduire d’un fac­teur 20 les émis­sions de CO, d’hy­dro­car­bu­res et de NOx. Con­trainte à s’exé­cuter néan­moins, par la force de l’opin­ion publique et de décrets gou­verne­men­taux, cette indus­trie, dans l’une des avancées sci­en­tifiques et tech­nologiques les plus accom­plies, mit au point le catal­y­seur à ” trois voies “, per­me­t­tant ain­si de réalis­er ce qui avait été déclaré impossible.

L’im­pératif écologique s’est insin­ué bien plus lente­ment par­mi les uni­ver­si­taires, inven­tifs assuré­ment, mais qui ne se sen­taient guère con­cernés. J’y dis­cerne aus­si son influ­ence — dans l’in­térêt pour la chimie de l’at­mo­sphère, dans la con­struc­tion ingénieuse de nou­veaux procédés de chimie organique se dis­pen­sant du recours aux solvants organiques. Une carotte gou­verne­men­tale, sous la forme de con­trats de recherche pour une ” chimie verte “, est juste ce qu’il faudrait (à mon opin­ion non partagée de tous), pour canalis­er l’ingéniosité de mes col­lègues. Ils aiment à dire qu’ils fer­ont seule­ment ce qui les intéresse, bien que…

Leur pen­chant obses­sion­nel pour le con­trôle des proces­sus, qu’ils appliquent à des acro­baties des molécules, peut et doit être dirigé vers un indis­pens­able équili­bre entre l’im­pératif créa­teur et notre affec­tion pour la nature. Les chimistes doivent y veiller. Ils le feront. 
 

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