Où va l’industrie chimique

Dossier : La chimie et les hommesMagazine N°576 Juin/Juillet 2002
Par Pierre LASZLO

La conjoncture

Ce numé­ro spé­cial de La Jaune et la Rouge, sur » La chi­mie et les hommes » paraît au moment où l’in­dus­trie chi­mique tra­verse une passe dif­fi­cile. L’in­com­pré­hen­sible acci­dent de Tou­louse est dans tous les esprits, il a réveillé de vieilles han­tises face au risque chi­mique. La fer­me­ture défi­ni­tive de l’u­sine AZF fut déci­dée sous la pres­sion de l’o­pi­nion publique, et, à sa suite, de la plu­part des hommes politiques.

Aux États-Unis, 2001 fut pour l’in­dus­trie chi­mique l’an­née la plus mau­vaise des deux der­nières décen­nies. L’aug­men­ta­tion du coût de l’éner­gie, un dol­lar fort, la sur­ca­pa­ci­té cumu­lée avec une demande réduite de la part du sec­teur manu­fac­tu­rier, du fait de la réces­sion, et des prix de vente amoin­dris, en furent les prin­ci­paux facteurs.

En Europe, des causes peu dif­fé­rentes don­nèrent des résul­tats de même assez uni­for­mé­ment mau­vais. Jean-Pierre Tirou­flet (Rho­dia) annon­çait début février une perte de 213 M€ en 2001, des ventes dimi­nuées de 2 % la même année, une réduc­tion des effec­tifs de 6 % durant cha­cune des trois années 2001–2003, et la fer­me­ture de 19 usines – sur­tout dans le sec­teur des fibres (nylon) et résines.

En Alle­magne, la socié­té Bayer, dont l’ac­ti­vi­té phar­ma­ceu­tique a récem­ment subi de spec­ta­cu­laires remises en ques­tion de cer­taines molé­cules pour leurs effets secon­daires, s’est récem­ment restruc­tu­rée en quatre uni­tés opé­ra­tion­nelles auto­nomes et a enta­mé un redressement.

Pierre LASZLO,L’in­dus­trie chi­mique fran­çaise souffre aus­si de pro­blèmes orga­niques. À l’heure de la mon­dia­li­sa­tion, nos par­ti­cu­la­ri­tés hexa­go­nales, qu’il s’a­gisse de l’ap­proche du risque indus­triel ou de notre culture tech­no­lo­gique, com­pro­mettent ses chances. Or, c’est l’un des chefs de file de l’in­dus­trie natio­nale : second pro­duc­teur euro­péen après l’Al­le­magne, 4e dans le monde, après les États-Unis et le Japon, c’est le second sec­teur indus­triel manu­fac­tu­rier en France, après l’au­to­mo­bile et avant la métal­lur­gie, avec un chiffre d’af­faires de 85 mil­liards d’eu­ros (G€), et 9 G€ en excé­dent de com­merce exté­rieur. Et le para­doxe fait que cette indus­trie puis­sante, cen­trale dans le tis­su indus­triel euro­péen, ne s’en­ra­cine pas, c’est le moins qu’on puisse dire, dans un sou­tien enthou­siaste de la population.

À l’é­chelle euro­péenne, cela conduit à des fric­tions entre la Com­mis­sion et les légis­la­teurs, d’une part, et l’in­dus­trie chi­mique d’autre part. Alain Per­roy pré­sente l’ac­tion du Conseil euro­péen de l’in­dus­trie chi­mique (CEFIC) pour éta­blir des accords viables.

Si les consom­ma­teurs sont, indi­rec­te­ment, les prin­ci­paux moteurs de l’in­dus­trie chi­mique, en ce début du XXIe siècle, leurs pré­oc­cu­pa­tions (atteintes à l’en­vi­ron­ne­ment, main­tien de la bio­di­ver­si­té, risques à court ou à long terme pour la san­té…) se portent sur tous les pro­duits de consom­ma­tion sans excep­tion. Ils exigent désor­mais que les éta­gères d’un super­mar­ché ne leur pré­sentent que des pro­duits authen­tiques, conformes aux indi­ca­tions de l’é­ti­quette, sains et dénués de sub­stances toxiques.

L’ar­ticle des Mar­tin montre élo­quem­ment la spec­ta­cu­laire mon­tée en puis­sance, por­tée par de telles pré­oc­cu­pa­tions, d’une firme mul­ti­na­tio­nale au départ d’une PME familiale.

L’in­dus­trie chi­mique est connue pour sa cycli­ci­té. Qu’elle soit à pré­sent au creux de la vague n’au­gure pas, loin de là, un ave­nir sombre. C’est sans doute, au contraire, le moment de prendre conscience de ses atouts, et pas seule­ment des nom­breux pro­blèmes à résoudre.

Une industrie de l’innovation

L’in­dus­trie chi­mique ne se res­treint pas, contrai­re­ment à un sté­réo­type bien ancré, à la pro­duc­tion en masse de matières pre­mières. Loin de là, ses pro­duits se chiffrent en dizaines de mil­liers. De plus, de nou­velles molé­cules et de nou­veaux maté­riaux sont la chair de toutes les nou­velles tech­no­lo­gies, des fibres optiques aux semi-conduc­teurs, des poly­mères aux alliages métal­liques, etc. Outre l’in­no­va­tion de molé­cule, l’in­no­va­tion de for­mu­la­tion est l’un des moteurs de l’in­dus­trie chi­mique actuelle, comme l’ex­pose Jean-Claude Bra­vard dans sa contribution.

Actuel­le­ment, alors que des sec­teurs tra­di­tion­nels (chi­mie miné­rale et chi­mie orga­nique) ont subi de plein fouet la réces­sion, l’in­dus­trie chi­mique fran­çaise est en pos­ture rela­ti­ve­ment saine grâce à des pro­duits de consom­ma­tion cou­rante, tels que phar­ma­cie, par­fums et pro­duits d’en­tre­tien, dont la crois­sance reste soutenue.

On peut pré­dire sans grand risque le désen­ga­ge­ment de la chi­mie euro­péenne de la chi­mie lourde (com­mo­di­tés), vers des pro­duits à grande valeur ajou­tée, tels que des com­po­sés chi­miques de faible volume (spé­cia­li­tés, voir l’ar­ticle de Bra­vard), et la cata­lyse hété­ro­gène n’en­traî­nant aucun rejet nocif dans l’environnement.

La sélec­tion de nou­veaux pro­duits peut s’illus­trer, dans la classe des poly­mères fluo­rés, par ceux qui servent de masque, dans la fabri­ca­tion de nou­veaux cir­cuits impri­més. Les molé­cules éten­dues en fine couche sur le cris­tal de sili­cium sont gra­vées à la lumière ultra­vio­lette. Alors que la pho­to­li­tho­gra­vure à 248 nm per­met une réso­lu­tion de l’ordre de 150 nm, celle à 157 nm fait accé­der à des détails bien plus fins encore. Voi­là un exemple d’in­no­va­tion de pro­duit por­tée par l’in­for­ma­tique et la loi de Moore, pas­sant donc par la den­si­fi­ca­tion des micro­pro­ces­seurs, et leur fonc­tion­ne­ment tou­jours plus rapide.

À l’in­verse, des per­cées de cher­cheurs uni­ver­si­taires débouchent par­fois sur toute une gamme d’ap­pli­ca­tions. Des cas récents sont ceux des nano­tubes de car­bone, au centre des pro­jets de nano­tech­no­lo­gies ; et les qua­si-cris­taux, décrits par Denis Gra­tias dans le numé­ro de février 2002, jumeau de celui-ci et pré­sen­tant » La chi­mie nouvelle « .

Au moment où l’on célèbre le 200e anni­ver­saire de la socié­té DuPont de Nemours, fon­dée par un Fran­çais et l’un des fleu­rons de l’in­dus­trie chi­mique mon­diale, nous avons deman­dé à l’un de ses cher­cheurs émi­nents de contri­buer à ce numé­ro. Au cours de sa longue his­toire, cette firme a su se réin­ven­ter plu­sieurs fois.

Ini­tia­le­ment fabrique de poudre à canon et de ful­mi­co­ton, elle se mit à pro­duire la dyna­mite, après son inven­tion par Alfred Nobel. La Pre­mière Guerre mon­diale la vit, à l’exemple de l’in­dus­trie chi­mique alle­mande, se don­ner un rôle majeur dans les colo­rants et les com­mo­di­tés. Puis, au cours des années 1930, à la suite des tra­vaux de pion­nier de Wal­lace Caro­thers et sous la direc­tion de Charles Stine, elle se réorien­ta vers les poly­mères, dont le nylon est l’exemple le plus célèbre. Depuis une dizaine d’an­nées, DuPont a pris un nou­veau tour­nant, celui des biotechnologies.

Typologie de l’innovation ?

Les méthodes pour inno­ver sont mul­tiples. Elles incluent assu­ré­ment le bio­mi­mé­tisme, par exemple emprun­ter aux gas­té­ro­podes Conus leurs neu­ro­pep­tides, ou s’ins­pi­rer des molé­cules dont les arai­gnées tissent leurs toiles. L’in­no­va­tion dans de très nom­breux sec­teurs pro­cède par allé­ge­ment et minia­tu­ri­sa­tion : c’est ce qui per­met d’an­non­cer l’a­vè­ne­ment, à moyen terme, d’or­di­na­teurs molé­cu­laires plu­tôt qu’à base de puces de silicium.

L’in­no­va­tion, très sou­vent, cherche à étendre la sphère du confort per­son­nel : le bala­deur Sony, pour écou­ter la musique où qu’on soit ; le télé­phone por­table, dans un but ana­logue. L’in­no­va­tion de sub­sti­tu­tion, comme l’ex­pose Bra­vard, aug­mente la per­for­mance des voi­tures en dimi­nuant la résis­tance au rou­le­ment de leurs pneus.

Il suf­fit : l’in­no­va­tion, truisme, suit les caté­go­ries de la pen­sée, et l’on pour­rait lui trans­po­ser de façon fruc­tueuse les sché­mas de la rhé­to­rique clas­sique, tels que les tropes (méta­phore, méto­ny­mie, synec­doque, etc.).

En outre, bien sou­vent, l’in­no­va­tion vient de ce que les cher­cheurs et les déci­deurs ont su sai­sir une chance inopi­née. Qu’on pense à l’exemple du Via­gra. Cette molé­cule était pres­crite à des patients souf­frant d’an­gine de poi­trine. Les res­pon­sables de Pfgi­zer furent éton­nés de consta­ter que les doses non uti­li­sées durant les essais cli­niques ne leur étaient pas res­ti­tuées. Vou­lant savoir pour­quoi, ils décou­vrirent l’ac­tion érec­tile, jusque-là insoupçonnée.

Début XXIe siècle, toute firme chi­mique d’am­bi­tion mon­diale – ce qui, à l’heure de la glo­ba­li­sa­tion, est un pléo­nasme – se cherche de nou­veaux cré­neaux, lui ouvrant des mar­chés annuels de l’ordre de M€ 500–2 000. Ce fai­sant, il s’a­git de bien mesu­rer cet enga­ge­ment car, plus le chiffre d’af­faires escomp­té est ten­tant, plus la prise de risque est grande ce faisant.

Comment accoucher d’innovations ?

La consommation des ménages devient le moteur de l’industrie chimique
Muta­tion durable ? La consom­ma­tion des ménages devient le moteur de l’industrie chi­mique, dont les loco­mo­tives tra­di­tion­nelles, chi­mie miné­rale et chi­mie orga­nique, sont en perte de vitesse.

La mise au point de nou­veaux médi­ca­ments illustre quelques-uns des obs­tacles à vaincre. Les labo­ra­toires de l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique pié­tinent depuis une ving­taine d’an­nées : il faut tou­jours une dou­zaine d’an­nées de déve­lop­pe­ment, sur­tout du fait des tests bio­lo­giques et essais cli­niques ; et il en coûte envi­ron un mil­liard de dol­lars, par nou­velle molé­cule lan­cée. Néan­moins, alors qu’en 1995 cette indus­trie avait dans ses tiroirs 450 molé­cules, dont 15 au poten­tiel com­mer­cial supé­rieur à M$ 800, en 2001, 92 molé­cules à l’es­pé­rance de ventes com­pa­rable sont en réserve.

La concep­tion d’une molé­cule active se base sur la connais­sance de la struc­ture de son récep­teur pro­téique, comme Fro­loff et Ples­six l’ex­pliquent. Pour l’heure, envi­ron 500 pro­téines de l’or­ga­nisme servent ain­si de cibles. La chi­mie dite com­bi­na­toire don­na, dans les années 1990, un grand espoir de décou­verte à l’a­veu­glette de molé­cules ajus­tées à ces récep­teurs. On en est lar­ge­ment reve­nu. Les pro­jets actuels se portent plu­tôt vers la géno­mique, afin d’aug­men­ter le nombre de récep­teurs ciblés.

L’in­ter­dis­ci­pli­na­ri­té est l’un des res­sorts de la décou­verte scien­ti­fique, et peut-être davan­tage encore de l’in­no­va­tion tech­no­lo­gique. Nous nous sommes adres­sés à E. Was­ser­man, l’un des grands cher­cheurs chez DuPont de Nemours, récent pré­sident de l’A­me­ri­can Che­mi­cal Socie­ty, pour trai­ter de cette ques­tion. Ce qu’il fait, à l’a­mé­ri­caine, avec force d’exemples concrets, prou­vant que la recherche indus­trielle fruc­ti­fie, de façon peut-être un peu inat­ten­due, grâce à une bonne injec­tion de théorie.

Former à l’innovation

Le chef d’in­dus­trie, dans la chi­mie, lors­qu’il entre­voit une brèche, un cré­neau, fonce pour l’oc­cu­per. Il marie l’i­ma­gi­na­tion et l’es­prit de déci­sion, la déter­mi­na­tion et le cou­rage. Cela sera sou­vent, de plus en plus, une per­son­na­li­té bidis­ci­pli­naire de for­ma­tion, à l’aise à la fois dans des approches théo­rique et expé­ri­men­tale (voir l’ar­ticle de Was­ser­man). Il ou elle aura pu faire plu­sieurs allers retours uni­ver­si­té-indus­trie (tel est le cas per­son­nel de Was­ser­man (Bell Labs – Cor­nell – Rut­gers – Allied Che­mi­cals – DuPont de Nemours).

Une telle mobi­li­té, intel­lec­tuelle et d’emploi, est encore rare chez nous, et elle se ter­mine par­fois mal (Elf, avec José Fri­piat). Nous pou­vons apprendre à la vivre, auprès des Anglo-Saxons.

A prio­ri, la for­ma­tion poly­tech­ni­cienne est excel­lente pour de tels pro­fils de déci­deurs. La for­ma­tion com­plé­men­taire, hors spé­cia­li­sa­tion, vise­ra une bidis­ci­pli­na­ri­té, telle que chi­mie molé­cu­laire et chi­mie quan­tique ; syn­thèse et phy­sique de l’é­tat solide ; phy­si­co­chi­mie des sur­faces et chi­mie des poly­mères ; infor­ma­tique et génie chi­mique ; voire archi­tec­ture et bio­lo­gie, etc.

L’am­bi­tion est celle de se his­ser au nombre des meilleurs dans deux domaines bien dis­tincts. Les deux for­ma­tions, poly­tech­ni­cienne et com­plé­men­taire, devraient pou­voir inté­grer à la fois des stages – par exemple chez IBM San Jose ou York­town Heights – et des études de cas, choi­sis dans l’his­toire indus­trielle récente.

La for­ma­tion par la recherche – à condi­tion d’é­vi­ter soi­gneu­se­ment l’u­sine à thèses, ou le labo­ra­toire de recherche d’i­mi­ta­tion – est une bonne for­ma­tion à la chi­mie, cette science du com­plexe. Le choix du labo­ra­toire est déter­mi­nant : viser la har­diesse, encou­ra­ger le non-confor­misme, la par­ti­ci­pa­tion à une recherche aux fron­tières du savoir, un tra­vail de pionnier.

Nous espé­rons que ce numé­ro, conjoin­te­ment avec celui de février sur » La chi­mie nou­velle « , contri­bue­ra à faire per­ce­voir l’é­ven­tail très large de res­pon­sa­bi­li­tés d’un déci­deur, dans l’in­dus­trie chi­mique en ce début de XXIe siècle. Déci­dé­ment, un très beau métier… 

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