Il est nécessaire d’espérer pour entreprendre

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°622 Février 2007Par : Thierry de Montbrial (63)Rédacteur : Emmanuel Grison (37)

On ima­gine le plai­sir qu’a eu Thier­ry de Mont­brial à com­po­ser les cha­pitres de cet ouvrage en choi­sis­sant – par­mi les nom­breux livres, articles, confé­rences ou dis­cours, aca­dé­miques ou autres, qu’il a publiés ou pro­non­cés – les élé­ments de cette mosaïque, de ce patch­work : ren­contres per­son­nelles, réflexions diverses, hori­zons d’avenir – sur fond d’un opti­misme robo­ra­tif, affi­ché dès le titre qui prend à contre-pied la phrase du Taci­turne. C’est l’espérance qui mène : pas d’action qui ne s’organise, pas de stra­té­gie qui ne se concerte sans que ne luise l’espoir à l’horizon.

Les pièces de la mosaïque sont assem­blées dans un ordre qui n’a rien à voir avec le hasard chro­no­lo­gique de leur paru­tion, mais selon un plan où trans­pa­raît, comme dans une sorte d’autobiographie, la for­ma­tion de l’auteur par l’instruction et l’exemple de ses maîtres, puis la réflexion per­son­nelle et l’élaboration de sa pen­sée dans une car­rière qua­si diplo­ma­tique, l’enseignement du cours d’économie à l’X et la fon­da­tion de l’Ifri lui don­nant une sta­ture qu’il défi­nit lui-même comme celle d’un « éco­no­miste poli­to­logue, obser­va­teur enga­gé du monde », auteur d’un livre majeur, L’Action et le sys­tème du monde.

C’est ain­si qu’il nous fait défi­ler d’abord devant la gale­rie d’une dou­zaine de por­traits, où figurent les maîtres dont l’enseignement, la pen­sée ou le style ont exer­cé sur lui une influence majeure. Sans les citer tous, il faut don­ner une place à part à ses deux pro­fes­seurs, Laurent Schwartz à l’X et Mau­rice Allais aux Mines à qui il doit sa car­rure d’économiste-mathématicien. La visée poli­tique est sou­li­gnée d’abord par Louise Weiss, fer­vente Euro­péenne dès 1918, pro­phète de cette « espé­rance active » qui sera por­tée, et admi­rée, après Louis Joxe, Ray­mond Aron et bien d’autres, par la figure finale… de Jeanne d’Arc ! intro­duite par une superbe cita­tion de Malraux.

Suit le mes­sage des trente ans d’expérience et de réflexion active qu’on peut résu­mer très som­mai­re­ment par le sigle Ifri. Une vue pers­pec­tive des années Mit­ter­rand, une vue aérienne des rela­tions fran­co-amé­ri­caines, de Ben­ja­min Frank­lin à nos jours, enca­drant deux pièces cen­trales, essen­tielles : « Quel ave­nir pour la France au XXIe siècle ? » ; « Réforme, déclin, révolution ».

« L’avenir de la France, c’est l’Europe. » Telle est la convic­tion por­tée avec force dans les par­ties de la mosaïque finale de cette seconde par­tie, inti­tu­lées « Le concept d’identité », « La pen­sée poli­tique euro­péenne », « Le pro­blème de la culture en Europe » – et illus­trées par la cita­tion de Vic­tor Hugo deux fois répé­tée (et pré­sente encore dans la qua­trième de cou­ver­ture) : « La France a cela d’admirable qu’elle est des­ti­née à mou­rir, mais à mou­rir comme les dieux, par la transfiguration. »

Le cha­pitre « Réforme, déclin, révo­lu­tion » envi­sage, lui, les pro­ces­sus d’évolution des socié­tés et des États dans le cadre de la théo­rie de l’action pré­sen­tée par L’Action et le sys­tème du monde, dont les concepts essen­tiels sont rap­pe­lés briè­ve­ment en quelques pages. Pour une situa­tion don­née où pro­grès, réformes, adap­ta­tions, déclin, crises révo­lu­tion­naires sont envi­sa­geables, l’analyse poli­ti­co-éco­no­mique doit faire le diag­nos­tic, décou­vrir les pré­misses, éva­luer la pro­ba­bi­li­té de l’évolution selon les actions pos­sibles ; elle recherche dans des « cas » his­to­riques (la période des Lumières, la Révo­lu­tion de 1789, le XIXe siècle…) quels diag­nos­tics furent (ou auraient pu être) posés, quelles réformes enga­gées ou dif­fé­rées. La situa­tion pré­sente de la France quant à cette ques­tion « Réforme, déclin, révo­lu­tion » la montre en posi­tion de déclin : « recul ou stag­na­tion » en face de réformes et d’adaptations indis­pen­sables alors que le sou­ve­nir de la Révo­lu­tion de 1789 « n’y est, disait Furet, tou­jours pas refroidi ».

L’auteur se garde de pro­phé­ti­ser et exclut « tout déter­mi­nisme dans cette ques­tion ». « Les révo­lu­tions ne sont pas iné­luc­tables. » S’adressant (cf. un cha­pitre sui­vant du livre) en 1994 aux « Demoi­selles de la Légion d’honneur » de la mai­son de Saint-Denis, qui attein­dront leur âge adulte au XXIe siècle, il leur bros­se­ra quelques vues rai­son­nables sur les déve­lop­pe­ments pro­bables dont elles seront témoins ; ima­gi­nons que, dans quelques décen­nies, elles retrouvent ce livre et ce cha­pitre : le trou­ve­ront-elles, cette fois, pro­phé­tique et ses aver­tis­se­ments prémonitoires ?

Et nous abor­dons la der­nière par­tie du livre où le regard se tourne vers l’avenir, non l’immédiat qui était domi­né par la néces­si­té d’entreprendre, d’agir, mais le long terme, celui qui sera ins­crit dans l’histoire. Mais quel est « le sens de l’histoire » ? Sauf à tour­ner en rond dans des vues fina­le­ment maté­ria­listes, quel éveil méta­phy­sique nous fait entre­voir un « au-delà » ? L’auteur, pour lui, est for­mel : « Ma convic­tion per­son­nelle est que (…) les recherches spi­ri­tuelles se feront de plus en plus au grand jour. » Et d’évoquer la pen­sée teil­har­dienne qui pré­sente le Phé­no­mène humain comme « une Évo­lu­tion conver­geant vers un stade spi­ri­tuel indé­pas­sable, le point omé­ga ». Rac­cour­ci fort som­maire de l’œuvre trop oubliée de Teil­hard de Char­din (« ce pro­phète bafoué » écri­ra Michel Cam­des­sus), mais qui donne sens à l’espérance affi­chée dans le titre du livre.

Le der­nier cha­pitre « L’informatique et la pen­sée » pose­ra la ques­tion du « Jusqu’où ? » dans le pro­grès des sciences cog­ni­tives, des neu­ros­ciences, etc. ; l’ordinateur pour­ra-t-il pen­ser ? le Net deve­nir un hyper­cer­veau ? L’auteur conclut : non, « l’informatique ne peut dis­si­per le mys­tère de la conscience » ; il retrouve ici encore, sans y faire réfé­rence expli­ci­te­ment, Teil­hard, pour qui l’Évolution de l’humanité se pour­suit, au-des­sus de la « bio­sphère », dans la « noo­sphère » qui se déve­loppe à par­tir de l’apparition de la conscience chez l’homme.

En concluant cette recen­sion, per­met­tons-nous de retour­ner à Jeanne d’Arc, dont l’action fut sou­te­nue par d’évidentes forces spi­ri­tuelles, et écou­tons le cri que Clau­del, dans sa Jeanne au Bûcher, met dans sa bouche : « Il y a l’espérance qui est la plus forte ! »

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