Hommage à Louis Leprince-Ringuet (20N)

Dossier : ExpressionsMagazine N°564 Avril 2001Par : Mme Hélène CARRERE D'ENCAUSSE, secrétaire perpétuel de l'Académie française, en l'église Saint-Germain-des-Prés le mercredi 27 décembre 2000

Nous sommes réu­nis dans cette admirable église de Saint-Ger­main-des-Prés, où Louis Lep­rince-Ringuet venait si sou­vent, pour hon­or­er sa mémoire et prier ensem­ble. C’est au nom de l’A­cadémie française qui fut sa sec­onde famille, que je vais, avec l’ac­cord de ses enfants, évo­quer en quelques phras­es le con­frère que notre Com­pag­nie pleure aujour­d’hui, mais qui, comme tous nos morts, restera présent par­mi nous. C’est là le sens sec­ond de notre devise : à l’Immortalité.

Lorsqu’il fut élu en 1966, c’est un sci­en­tifique que l’A­cadémie française appela dans ses rangs. Mem­bre de l’A­cadémie des sci­ences depuis 1949, spé­cial­iste de l’atome, com­mis­saire à l’Én­ergie atom­ique, pro­fesseur de physique nucléaire à l’É­cole poly­tech­nique et au Col­lège de France, Louis Lep­rince-Ringuet vint ain­si grossir la liste des savants renom­més qui tou­jours siégèrent sous la Coupole aux côtés de grands représen­tants de la lit­téra­ture française.

Ce n’est pas un hasard s’il y fut reçu par le duc Louis de Broglie, frère du duc Mau­rice de Broglie qui avait été son maître, celui qui l’en­l­e­va à son pre­mier méti­er d’ingénieur des télé­graphes pour l’ini­ti­er à la physique nucléaire et l’aider à devenir dans ce domaine sci­en­tifique en pleine expan­sion un savant de répu­ta­tion mondiale.

Mais l’A­cadémie eût tôt fait de décou­vrir que der­rière le savant se dis­sim­u­lait une per­son­nal­ité aux curiosités et aux dons mul­ti­ples ce qui, pro­gres­sive­ment fit appa­raître que l’on ne pou­vait class­er Louis Lep­rince-Ringuet dans une caté­gorie claire­ment définie.

Vivant au milieu d’écrivains, le physi­cien fut ten­té d’abord de trans­met­tre son expéri­ence de la recherche et des hommes par l’écrit, et cela don­na un livre irrem­plaçable Des atom­es et des hommes. Puis pas­sion­né, non seule­ment par la sci­ence mais par le monde où il vivait, citoyen atten­tif aux évo­lu­tions de son temps, sou­vent indigné, il livra d’ou­vrage en ouvrage ses réflex­ions au pub­lic. Alors apparut un polémiste à la plume vigoureuse et par­fois ravageuse, dou­blé d’un moral­iste qui déplo­rait la perte pro­gres­sive des valeurs aux­quelles il était attaché.

Tout avait pré­paré Louis Lep­rince-Ringuet à enrichir son œuvre sci­en­tifique de ces écrits de réflex­ions poli­tiques et morales.

Ses liens famil­i­aux tout d’abord. Il était le petit-fils de l’un des fon­da­teurs de l’É­cole des sci­ences poli­tiques, René Stourm, qui fut secré­taire per­pétuel de l’A­cadémie des sci­ences morales et poli­tiques. Il était par­ent aus­si de l’his­to­rien Taine. Enfin, ajou­tons ici ses activ­ités au sein des Équipes sociales de Robert Gar­ric aux­quelles il con­sacra beau­coup de temps au sor­tir de l’É­cole poly­tech­nique. Plus tard ce fut l’Eu­rope nais­sante qui mobil­isa son énergie et qu’il con­tribua à dévelop­per dans les con­sciences en œuvrant au sein du Mou­ve­ment européen dont il fut prési­dent durant plusieurs décennies.

À la pas­sion de l’écri­t­ure com­ment ne pas ajouter deux ” vio­lons d’In­gres ” dont cet homme, excep­tion­nelle­ment doué, eût pu faire méti­er et où il se serait imposé comme il le fit dans le domaine sci­en­tifique. La pein­ture d’abord, pas­sion de toute une vie. Ses tableaux sou­vent exposés lui val­urent l’es­time des connaisseurs.

Lorsqu’il le reçut sous la Coupole, le duc de Broglie nota que la prédilec­tion du pein­tre pour des paysages de ban­lieue, pour des maisons lépreuses, était prob­a­ble­ment le reflet de son souci des fra­ter­nités humaines. N’est-ce pas en effet ce souci qui plus récem­ment inci­ta Louis Lep­rince-Ringuet à s’in­téress­er active­ment à deux œuvres se con­sacrant aux plus mal­heureux des hommes, les hand­i­capés et ceux que hante la volon­té d’en finir avec la vie.

Louis-Leprince-Ringuet (1920 N) à gauche et Jean Borotra (1920 S)  à l’École polytechnique.
Louis-Lep­rince-Ringuet (1920 N) à gauche et Jean Boro­tra (1920 S) dis­putant un match avec des élèves le 10 févri­er 1967 à l’École poly­tech­nique, rue Descartes.

Autre hob­by insé­para­ble de sa per­son­nal­ité et de sa vie, le ten­nis où il excel­lait et épui­sait à plaisir, jusqu’aux dernières années de sa vie, des parte­naires pour­tant plus jeunes que lui de plusieurs dizaines d’an­nées. Du ten­nis, il entrete­nait tous ses inter­locu­teurs, s’indig­nant volon­tiers de leur indif­férence pour ce sport. Et qui pour­rait oubli­er l’at­ten­tion pas­sion­née avec laque­lle il suiv­ait les journées de Roland Gar­ros, oubliant alors les séances de l’A­cadémie que pour­tant il n’aimait pas manquer.

Per­me­t­tez-moi de l’évo­quer un instant tel que nous le voyions appa­raître le jeu­di quai Con­ti, jusqu’à la dernière année de sa vie, alors que l’âge, et même le grand âge, était là, mais qui oserait par­ler de grand âge à son sujet ?

Ces jours-là, sur­gis­sait une mince sil­hou­ette que les années n’avaient pas abîmée. Louis Lep­rince-Ringuet vêtu comme un tout jeune homme, veste verte et cra­vates de couleurs gaies et vives — ” C’est le choix de mes petits-enfants “, répondait-il à ceux qui l’en com­pli­men­taient, — et bénis soient ces petits-enfants qui lui inter­di­s­aient de ressem­bler à un vieillard.

Il entrait alors dans la salle de séance et sans per­dre un instant se lançait dans quelque con­ver­sa­tion avec son voisin, indif­férent au regard cour­roucé du Secré­taire per­pétuel fort mécon­tent du trou­ble apporté au tra­vail du Dictionnaire.

Il y avait tant de mal­ice chez notre con­frère, tant d’e­sprit gamin dans cette volon­té de don­ner à la séance sa pro­pre mar­que ! Pour autant, cela ne l’empêchait pas d’ap­porter une con­tri­bu­tion per­ti­nente à la déf­i­ni­tion des mots étudiés. Franc jusqu’à la bru­tal­ité dans l’ex­pres­sion de ses con­vic­tions, volon­tiers provo­ca­teur, Louis Lep­rince-Ringuet était aus­si prompt à man­i­fester son ami­tié, voire son affec­tion, sans réserve ni ironie aucune.

Tout en lui restait d’une éter­nelle jeunesse d’al­lure, d’e­sprit et de cœur. Et ici nous tombons sur la décep­tion du cen­te­naire man­qué. Dans son enfance, notre con­frère était si chétif et de piètre san­té que ses par­ents crurent maintes fois le perdre.

Cela ne l’empêcha pas d’ar­riv­er frais et dis­pos à sa cen­tième année, con­va­in­cu qu’il allait offrir à l’A­cadémie son pre­mier cen­te­naire, ce que Fontenelle n’avait pas réus­si à quelques semaines près. Et nous tous, ses con­frères, parta­gions avec lui l’il­lu­sion que nous allions en mars prochain célébr­er son cen­te­naire, rêvant déjà aux fes­tiv­ités que notre Com­pag­nie allait organ­is­er en son hon­neur. Mais notre peine aujour­d’hui efface la désil­lu­sion. Pour nous, Louis Lep­rince-Ringuet sera éter­nelle­ment un jeune homme qui fail­lit être cen­te­naire en con­ser­vant son air juvénile.

Il est enfin, avant d’en ter­min­er, une ques­tion que je ne veux abor­der que briève­ment car elle touche au plus intime de notre con­frère, sa foi. Louis Lep­rince-Ringuet était un croy­ant dont la vie fut fondée sur la foi. Homme de sci­ence, œuvrant dans un domaine où l’homme pou­vait à juste titre se con­va­in­cre de sa toute-puis­sance — l’atome con­quis n’est-il pas le feu que Prométhée voulait dérober aux dieux ? — notre con­frère sut tout au long de sa vie con­cili­er les décou­vertes de la sci­ence et ses cer­ti­tudes religieuses con­formes aux Béatitudes.

Sa vie privée, cette famille remar­quable unie par les ver­tus morales aux­quelles cha­cun de ses mem­bres sut rester fidèle, a été bâtie sur la foi. Aujour­d’hui, Louis Lep­rince-Ringuet est enfin réu­ni à celle qui a partagé son exis­tence et ses con­vic­tions, sa femme Jeanne, et à son fils Dominique, dis­paru au moment même où notre Com­pag­nie l’accueillait.

Au nom de l’A­cadémie qui partage le cha­grin des siens, je lui dis : À Dieu.

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