François Teissier du Cros (24), 1905–2006

Dossier : ExpressionsMagazine N°624 Avril 2007Par : Jérôme Pellissier-Tanon (54)

Pour ses enfants et ses amis, il est insé­para­ble de son épouse Janet, à laque­lle il a survécu seize ans : elle, musi­ci­enne, lui, sci­en­tifique ; elle, s’enthousiasmant, lui, atteignant dif­fi­cile­ment des con­vic­tions : une com­plé­men­tar­ité idéale exis­tait entre eux. À vrai dire, François a été très tôt habité par une voca­tion de chercheur sci­en­tifique, longtemps con­trar­iée par les cir­con­stances aux­quelles il s’est plié avec un sens du devoir tout poly­tech­ni­cien. Il était un Européen con­va­in­cu, lisait et écrivait indif­férem­ment en français, en anglais et en alle­mand ; ses belles-soeurs et beaux-frères venaient de tous les hori­zons. En ami­tié, il accor­dait moins d’importance aux tra­di­tions et aux mérites qu’aux ingré­di­ents fon­da­teurs de liens, ceux du cœur comme ceux de l’esprit, au risque de pass­er pour peu sociable.

François Teissier du Cros est né le 22 octo­bre 1905. Son père Hen­ri fai­sait par­tie de la pro­mo­tion 1899 et un de ses grands oncles, Jacques, de la deux­ième pro­mo­tion de notre École. Les Teissier du Cros furent des fila­teurs pen­dant plusieurs généra­tions, à Valler­au­gue au cœur des Cévennes, à l’apogée de l’industrie de la soie.

François fit ses études au lycée Jan­son de Sail­ly à Paris jusqu’à son admis­sion à l’X en 1924. Sor­ti dans le corps des Ponts et Chaussées, il fit son ser­vice mil­i­taire en Rhé­nanie occupée. Il s’y pas­sion­na pour l’avenir de l’Europe mais il était, hélas, en avance sur son époque.

Son pre­mier poste comme ingénieur des Ponts fut Thionville, entre 1929 et 1934. Il épousa en 1930 Jean­nette Gri­er­son, fille d’un pro­fesseur de lit­téra­ture anglaise, doyen de l’université d’Édimbourg. Il dirigea les travaux neufs au port de Mar­seille entre 1934 et 1938.

En dehors de son méti­er, François était pas­sion­né par la physique quan­tique et avait, encore élève aux Ponts et Chaussées, pro­duit un arti­cle dans les Annales des Ponts et Chaussées. Il devint cor­re­spon­dant de Max Born, cofon­da­teur de la mécanique quan­tique et spé­cial­iste de la physique des solides.

En 1938, François se mit en disponi­bil­ité de son Corps (la botte Recherche n’existait pas alors !) et, accueil­li par sa belle-famille, il pas­sa une année auprès de Max Born, fraîche­ment échap­pé d’Allemagne nazie et pro­fesseur à Édim­bourg. L’équipe de celui-ci enta­mait des recherch­es qui con­sti­tu­aient le germe du futur pro­jet Man­hat­tan, lequel allait aboutir en 1945 à l’arme et l’énergie nucléaires (unclear ener­gy com­men­taient- ils entre eux).

En 1939 François a été inter­rompu par la déc­la­ra­tion de guerre. Il fut mobil­isé dans une unité du Génie qui se retrou­va au com­plet à Toulouse à l’issue de la débâ­cle… à l’exception du lieu­tenant Teissier du Cros, attardé dans la ten­ta­tive de con­voy­age de six pénich­es chargées d’essence, et qui fut ain­si fait pris­on­nier au bord de la Loire.

Avec l’armistice, les Alle­mands le ren­voyèrent en France où ils l’assignèrent au Secré­tari­at des Com­mu­ni­ca­tions, en charge des études pour la recon­struc­tion des qua­tre mille ponts détru­its… En 1943, libéré des oblig­a­tions et des con­trôles que lui impo­sait la Wehrma­cht, il pro­posa ses ser­vices au BCRA, qui le mit en attente. Il put toute­fois faire deux mis­sions ponctuelles pour la Résis­tance, dans la région de Meaux. Pen­dant ce temps, son épouse, qu’il croy­ait avoir mis à l’abri avec leurs trois pre­miers enfants dans les Cévennes, fai­sait un tra­vail effi­cace et dan­gereux dans les réseaux de cette région.

Entre 1943 et 1947, François fut chargé des études d’avant-projet d’une autoroute Paris-Lille. En 1947, détaché de son Corps, il devint maître de con­férence d’analyse à l’X. Mais ce n’est qu’en 1957 qu’il put met­tre en accord son activ­ité pro­fes­sion­nelle et sa voca­tion pour la recherche, en entrant, à l’X, au Lab­o­ra­toire de physique de Léauté (1902) à qui Vig­nal (1916) suc­cé­da. Son pre­mier tra­vail fut sur la « pho­to­con­ductibil­ité du sul­fure de cad­mi­um ». Par la suite, il dirigea une équipe vouée à des recherch­es sur les lasers sous con­trat de la DRME. De bonnes thès­es sor­tirent de ce labo. Ain­si, Orszag (53) mesura-t-il à 30 cm près la dis­tance de la Terre à la Lune, grâce à un miroir mis en place par la Nasa.

À la veille de sa retraite, François pub­lia dans les Annals of Physics un arti­cle sur les ondes grav­i­ta­tion­nelles, qui con­clu­ait que leur pro­duc­tion, ren­due pos­si­ble par des vibra­teurs élec­tro­mag­né­tiques, aurait un ren­de­ment si faible qu’elles ne seraient pas exploita­bles. (Aujourd’hui, des moyens énormes sont mis en oeu­vre à l’échelle inter­na­tionale pour seule­ment les détecter). Cet arti­cle lui val­ut d’être coop­té comme mem­bre de l’Académie des sci­ences de New York.

En 1973, François prit sa retraite et alors com­mença pour lui une grande aven­ture intel­lectuelle. Main­tenant une rela­tion ami­cale avec le Lab­o­ra­toire d’optique appliquée de l’X (LOA), dirigé suc­ces­sive­ment par Orszag (53), Antonet­ti, Madame Hulin et aujourd’hui Mourou, il fréquen­ta assidû­ment la Bib­lio­thèque et les autres ressources sci­en­tifiques de l’École poly­tech­nique. Il était fasciné par le développe­ment des lasers à impul­sions ultra­cour­tes (le fem­tosec­onde !) grâce aux­quels on peut observ­er des réac­tions ultra­ra­pi­des en biolo­gie. Cela l’amena à s’intéresser par­ti­c­ulière­ment, dans les cinq dernières années, aux rap­ports entre la physique des par­tic­ules élé­men­taires et les cel­lules vivantes.

À l’occasion d’une fête organ­isée par le pro­fesseur Mourou et son équipe pour fêter ses cent ans, il fit une allo­cu­tion dont le titre était : « Les lep­tons dans la cel­lule vivante ». Les scrupules qu’il eut à rédi­ger le texte de son allo­cu­tion, con­scient qu’il trans­gres­sait des fron­tières bien gardées, (mais cent ans ne sont-ils pas l’âge de la liber­té absolue ?) l’entraînèrent, dans les douze mois qui suivirent, à un sur­croît d’activité pour appro­fondir sa réflex­ion. À ce jeu, il ouvrit des pistes en nom­bre tou­jours crois­sant, et son émer­veille­ment était si grand, que dans une dernière let­tre adressée à son frère cadet Rémi, ancien ambas­sadeur, peu de temps avant sa mort, il lui écriv­it ceci :

« Je suis dans un trou­ble intel­lectuel dont voici la cause. Depuis cinq ans j’ai étudié la biolo­gie molécu­laire dans plusieurs ouvrages d’université (qui ne se con­tre­dis­ent pas). Il appa­raît que l’ADN est de même nature dans tous les êtres vivants : végé­taux, ani­maux, bac­téries… Le nom­bre des « per­les » varie entre quelques mil­lions (bac­téries) à quelques mil­liards (vertébrés, humains). Largeur du ruban : 0,2 mil­liardième de mètre. Que cette œuvre équili­brée, organ­isée pour sur­vivre, soit la mar­que de Dieu, ne fait plus de doute pour moi. Il est créa­teur puisqu’il est prou­vé que n’importe quelle cel­lule est créa­trice. Une grande puis­sance se révèle dans l’infiniment petit. Et si l’on addi­tionne les infin­i­ment petits dans le monde vivant, cela nous mène loin. Qu’en penses-tu ? »

Il laisse der­rière lui, sur ses ultimes travaux, des dossiers impec­ca­ble­ment classés par son fils Nico­las, qui atten­dent l’analyse atten­tive de ceux qui souhait­eraient en tir­er la quin­tes­sence. Il nous laisse surtout le sou­venir émer­veil­lé d’un esprit péné­trant, jamais amoin­dri par l’âge.

Jérôme Pel­lissier-Tanon (54)

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