Hommage à Jean Morlet (52), inventeur de la théorie des ondelettes

Dossier : ExpressionsMagazine N°633 Mars 2008
Par Yves MEYER

Autre­fois, pour chercher du pét­role, on fai­sait explos­er des charges, et les échos recueil­lis per­me­t­taient d’es­timer la posi­tion, la pro­fondeur et la forme de la cav­ité con­tenant l’or noir. Les experts engagés par les com­pag­nies pétrolières, les ” sourciers “, étaient alors des physi­ciens. Analyser les bruits réper­cutés par le sous-sol, c’é­tait imiter le savoir-faire du médecin qui, à l’aide du stétho­scope, aus­culte le malade en écoutant sa res­pi­ra­tion ou les bat­te­ments de son coeur. 

L’invention de la vibrosismique

Pierre Goupil­laud, col­lègue et ami de Mor­let, était lui aus­si un ingénieur français, ancien élève de l’É­cole des mines. Il s’ex­pa­tria aux États-Unis et tra­vail­la pour la com­pag­nie pétrolière Cono­co (aujour­d’hui Cono­coPhillips), dans le secteur de la géo­physique. Goupil­laud sug­géra d’en­voy­er dans le sous-sol une vibra­tion, courte et mod­ulée en fréquence, au lieu de faire explos­er des charges. L’én­ergie dépen­sée et les dégâts occa­sion­nés sont alors réduits. Ce même principe est util­isé par le sonar de la chauve-souris. La vibro­sis­mique était née. Mais les échos recueil­lis sont bien plus com­plex­es à analyser que dans le cas des explo­sions de charges. Les physi­ciens durent s’ef­fac­er devant les spé­cial­istes du traite­ment du sig­nal. Ces derniers élaborèrent des logi­ciels infor­ma­tiques qui, en un sens, imi­tent le fonc­tion­nement du cerveau de la chauve-souris.

Des logi­ciels qui imi­tent le fonc­tion­nement du cerveau de la chauve-souris

Grâce à la vibro­sis­mique, Elf Aquitaine a pu men­er une cam­pagne pétrolière à Paris même ! Les camions-vibra­teurs ont sil­lon­né les artères parisi­ennes pen­dant une quin­zaine de jours, au milieu de nuits d’hiv­er de l’an­née 1986. L’ex­ploita­tion des résul­tats a demandé une année entière : cela donne une idée des dif­fi­cultés ren­con­trées dans la vibrosismique. 

Une nouvelle façon de représenter les signaux

Jean Mor­let analy­sait donc ces sig­naux, courbes graphiques assez irrégulières qui présen­tent de fortes par­ties tran­si­toires. Mor­let étu­di­ait ces courbes à l’aide d’une tech­nique éprou­vée, l’analyse de Fouri­er à fenêtre. Lassé des arte­facts, c’est-à-dire des erreurs sys­té­ma­tiques, dus à cette tech­nique, il mit en évi­dence une nou­velle façon de représen­ter ce type de sig­naux, l’analyse par ondelettes. Cette décou­verte lui per­mit de sur­mon­ter cer­taines dif­fi­cultés ren­con­trées dans l’analyse des sig­naux acquis lors des cam­pagnes pétrolières. Nous savons aujour­d’hui que les ondelettes con­stituent la façon opti­male d’en­reg­istr­er ou d’analyser les sig­naux présen­tant de très fortes par­ties tran­si­toires, change­ments bru­taux et inat­ten­dus qui inter­rompent des inter­valles où le sig­nal se déroule de façon plus régulière. Au con­traire, l’analyse de Fouri­er con­vient mieux à l’analyse des sig­naux sta­tion­naires, dont les pro­priétés sta­tis­tiques ne changent pas au cours du temps. Bien enten­du peu de sig­naux réels sont sta­tion­naires et, avant la décou­verte des ondelettes, la trans­for­mée de Fouri­er était util­isée de façon trop exten­sive. Mais cela ne sig­ni­fie pas pour autant que les ondelettes de Mor­let con­vi­en­nent à tous les sig­naux qui ne sont pas sta­tion­naires. Le chantier ain­si ouvert par la décou­verte des ondelettes est aujour­d’hui en pleine activité. 

Une retraite anticipée

Les avions renifleurs
Com­ment Elf a‑t-elle pu croire aux « avions reni­fleurs » et, exacte­ment à la même époque, ne pas accorder la moin­dre con­fi­ance en Mor­let ? Rap­pelons qu’entre 1975 et 1979 un mal­fai­teur belge, Alain de Vil­le­gas, était arrivé à per­suad­er les « têtes pen­santes » d’Elf que l’on pou­vait « flair­er le pét­role » à l’aide des trop célèbres « avions reni­fleurs ». Embar­qué à bord d’un avion, un appareil mir­a­cle, con­stru­it par Alain de Vil­le­gas, devait localis­er à coup sûr les gise­ments après un sim­ple sur­vol. Pour tromper les têtes pen­santes et les décideurs d’Elf, cet aigre­fin effec­tu­ait une expéri­ence à terre où il présen­tait, dans un cer­tain ordre, des objets dans une pièce. Ces objets étaient « reni­flés » par un mirac­uleux « gad­get », situé dans une autre pièce. Ce gad­get recon­stru­i­sait, en temps réel, les images des objets sur un écran d’ordinateur. Les décideurs d’Elf étaient médusés. L’escroquerie fut révélée par Jules Horowitz (41), émi­nent physi­cien au CEA, qui eut l’idée d’inverser l’ordre de pas­sage de deux des objets présen­tés au « nez » du gad­get. Comme tout était préen­reg­istré, les images défilèrent évidem­ment dans l’ordre précé­dent ! Mais c’était trop tard et l’argent d’Elf avait disparu.

Jean Mor­let, en 2001 lors de la remise du prix Chéreau-Lavet de l’A­cadémie des technologies

Tout comme Benoît Man­del­brot (44), Mor­let avait une extra­or­di­naire intu­ition et une vision sci­en­tifique prophé­tique. Il a tout de suite com­pris la portée de sa décou­verte et a essayé d’alert­er Elf. Comme le dit Pierre Goupil­laud, Elf répon­dit en lui octroy­ant une retraite anticipée ! En fait, Mor­let fit par­tie d’une ” char­rette ” de seniors qui ont tous béné­fi­cié d’une mise à la retraite anticipée. Mor­let était dés­espéré, car il était con­gédié au moment même où son tra­vail de chercheur débouchait sur une décou­verte révo­lu­tion­naire. Plus de dix ans après cette mise à la retraite, Mor­let obtint en 1997 le prix Regi­nald Fes­senden de la Société améri­caine de géo­physique. Lors de la céré­monie, Pierre Goupil­laud présen­ta l’oeu­vre de Mor­let et lui ren­dit hom­mage comme suit : ” Ancien élève de la célèbre École poly­tech­nique, Mor­let accom­plit la prouesse extra­or­di­naire de décou­vrir un nou­v­el out­il math­é­ma­tique qui ren­dit caduque la trans­for­mée de Fouri­er, cela après deux cents ans d’u­til­i­sa­tion exces­sive, en par­ti­c­uli­er dans sa ver­sion Fast Fouri­er Trans­form… Jusqu’à aujour­d’hui la seule récom­pense que lui ont val­ue sa per­sévérance et sa créa­tiv­ité dans la mise au point de cet out­il extra­or­di­naire fut une mise à la retraite anticipée d’Elf. ” 

Si c’était vrai, ça se saurait

Le Club des ondelettistes
Ce club se com­po­sait alors de Gross­mann (né en 1930, il fut chercheur à l’université d’Aix-Marseille II), de Mor­let et de quelques jeunes qui devien­dront célèbres : par­mi eux citons la math­é­mati­ci­enne belge Ingrid Daubechies (née en 1954), qui tra­vail­lait avec Gross­mann, et est aujourd’hui pro­fesseur à Princeton.

Par­al­lèle­ment donc, quand Mor­let présen­ta ses travaux à Elf, il lui fut répon­du : ” Si c’é­tait vrai, ça se saurait. ” On peut dire aujour­d’hui que les ondelettes ont para­doxale­ment béné­fi­cié de cette sen­tence. Mor­let dut alors pren­dre con­tact avec la com­mu­nauté sci­en­tifique pour présen­ter et pub­li­er ses décou­vertes. Le physi­cien Roger Balian (52), qui était un des cama­rades de pro­mo­tion de Mor­let, l’ori­en­ta vers Alexan­der Gross­mann, directeur de recherch­es au CNRS, qui tra­vail­lait à Mar­seille-Luminy au Cen­tre de physique théorique. Gross­mann fut patient, sub­til et com­prit ce que Mor­let avait en tête. Écouter Mor­let n’é­tait cer­taine­ment pas une tâche aisée, tant ses idées étaient orig­i­nales, allu­sives, approx­i­ma­tives et sou­vent exagéré­ment opti­mistes. Mais dis­cuter avec lui était, en fait, très agréable, tant il était doux, sen­si­ble, cour­tois et tant ses vues étaient péné­trantes. Mor­let pen­sait que l’analyse par ondelettes allait immé­di­ate­ment révo­lu­tion­ner la vibro­sis­mique et la prospec­tion pétrolière. C’est autre chose qui s’est pro­duit : les ondelettes ont servi à com­primer et à trans­met­tre les don­nées recueil­lies dans les cam­pagnes pétrolières. Grâce à la clair­voy­ance de Gross­mann, les résul­tats de Mor­let ont pu être pub­liés en 1984 dans une revue sci­en­tifique ayant une dif­fu­sion inter­na­tionale. Jean Las­coux, directeur du cen­tre de physique math­é­ma­tique de l’É­cole poly­tech­nique me mon­tra, à l’au­tomne 1984, ce pre­mier texte sur les ondelettes. La pho­to­copieuse que math­é­mati­ciens et physi­ciens partageaient étant située dans une petite pièce, j’at­tendais que Las­coux ter­minât ses pho­to­copies en dis­cu­tant avec lui : c’est suite à ces con­ver­sa­tions autour de la pho­to­copieuse que débutèrent mes recherch­es sur les ondelettes. Je pris le train pour Mar­seille et rejoig­nis ain­si le ” Club des ondelettistes “. 

Le théorème de Calderon

En arrivant à Mar­seille, je com­pris que Gross­mann et Mor­let avaient redé­cou­vert un théorème qu’un math­é­mati­cien argentin, tra­vail­lant à l’u­ni­ver­sité de Chica­go, Alber­to Calderon (1920–1998), avait établi vingt ans aupar­a­vant. Ironique­ment cela jus­ti­fie la réponse dédaigneuse reçue par Mor­let : ” Si c’é­tait vrai, ça se saurait “… La preuve qu’en don­naient Gross­mann et Mor­let en lim­i­tait l’ap­pli­ca­tion aux sig­naux en exclu­ant les images. Mais ce que Calderon ne pen­sait pas — et il ne l’a jamais cru — est que son résul­tat puisse jouer un rôle impor­tant dans le traite­ment du sig­nal. Cela est d’au­tant plus sur­prenant que Calderon avait au départ une for­ma­tion d’ingénieur. Mor­let relia le théorème de Calderon (qu’il ne con­nais­sait pas) au traite­ment du sig­nal : c’est la décou­verte de cette con­nex­ion qui est révolutionnaire.

Com­primer pour transmettre
Aujour­d’hui le Web, la toile, envahit notre vie et mod­i­fie même l’é­conomie. Mais il faut trans­met­tre les images sur le réseau, en util­isant les capac­ités lim­itées des lignes télé­phoniques. Trans­met­tre une image de 9 mégapix­els néces­site autant de bits que trans­met­tre mille pages de texte. C’est cepen­dant pos­si­ble, car l’in­for­ma­tion con­tenue dans une image est très redon­dante : les algo­rithmes de com­pres­sion exploitent cette redon­dance. Le plus célèbre de ces algo­rithmes est JPEG (Joint Pho­to­graph­ic Expert Group). Il utilise la trans­for­ma­tion de Fouri­er pour com­primer ; l’im­age numérique est divisée en car­rés 8 x 8 et l’on applique à chaque car­ré une trans­for­mée de Fouri­er rapi­de. On obtient 64 coef­fi­cients de Fouri­er pour chaque bloc : la plu­part sont nuls, ce qui induit une compression.
L’u­til­i­sa­tion de JPEG avec des fac­teurs de com­pres­sion dépas­sant 10 fait cepen­dant appa­raître des prob­lèmes de blocs. Le for­mat JPEG2000 utilise, lui, l’analyse par ondelettes, sans découpage préal­able de l’im­age : il n’y a plus d’ef­fets de blocs

La victoire des ondelettes

Les enjeux sci­en­tifiques et indus­triels de la com­pres­sion des images fix­es sont énormes.Comme Jacques Bla­m­ont le rap­pelait à l’A­cadémie des sci­ences (séance du 25 sep­tem­bre 2000), l’ex­plo­ration de l’e­space passe par la com­pres­sion des images, celles-ci, très volu­mineuses, devant être trans­mis­es tout en réduisant au max­i­mum la charge embar­quée dans le satel­lite. Il faut donc com­primer les images pour les trans­met­tre et c’est là que les ondelettes sont util­isées. Un long chemin restait à par­courir et c’est grâce aux travaux d’In­grid Daubechies et de Stéphane Mal­lat (81) que JPEG2000, basé sur l’analyse par ondelettes, a pu s’im­pos­er face à JPEG. Cette vic­toire avait été entre­vue par Jean Mor­let. Mais les appli­ca­tions de l’analyse par ondelettes dépassent large­ment le sujet de la com­pres­sion : pour ne citer qu’un exem­ple, c’est en util­isant l’analyse par ondelettes que Jean-Luc Star­ck (astro­physi­cien au CEA) et ses col­lab­o­ra­teurs ont réus­si à éval­uer la masse de matière noire con­tenue dans l’U­nivers. Jean Mor­let nous a quit­tés en avril 2007 : c’é­tait un vision­naire et son oeu­vre défiera le temps. Ndlr : divers hom­mages avaient été ren­dus à Jean Mor­let, de son vivant en 2005 dans la Gazette de la Société math­é­ma­tique de France et dans la Let­tre de l’A­cadémie des sci­ences, ain­si qu’au col­loque de l’Orme du CEA en octo­bre 2007. Nous remer­cions Alexan­dre Moat­ti (X78, mem­bre du comité édi­to­r­i­al de La Jaune et la Rouge), pour l’idée du présent article.

2 Commentaires

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lefortrépondre
31 mars 2012 à 11 h 23 min

de Vil­le­gas
Alain de Vil­le­gas un mal­fai­teur ? je ne le crois pas, il a été la vic­time de son col­lègue, je l’ai con­nu vers 1953,au cours d’un déje­uner au restau­rant de la tour Eif­fel, authen­tique ingénieur qui tra­vail­lait en col­lab­o­ra­tion avec le groupe de Wen­del ‚ayant mis au point un béton allégé- léger presque comme du poly­stirène-que j’ai eu en main- économique et solide-par injéc­tion de bulles d’air, Une authen­tique tech­nique ven­due aux israeliens pour con­stru­ire de petites maisons des kiboutz
Il est vrai que flam­beur et beau par­leur il menait grand train sou­vent à court d’ar­gent et trainait dans son sil­lage une secré­taire-maitresse une Dlle de Witt qui devait lui couter cher !

Fan­ny Larsonneurrépondre
9 octobre 2016 à 17 h 53 min

Ren­dons à César ce qui est à César
L’opin­ion de Mr Mey­er est ‘légère­ment’ réduc­trice : Jean Mor­let n’a pas re-décou­vert les résul­tats de Calderon, mais a eu une idée géniale que l’on a ensuite reliée à un cer­tain for­mal­isme (théorème de Calderon …). Le plus impor­tant n’est-il pas d’avoir l’idée et de l’avoir testée sur des cas réels ? A l’époque, les chercheurs en math­é­ma­tique étaient sou­vent ‘lim­ités’ à la théorie et avaient du mal avec l’in­for­ma­tique nais­sante : ils étaient coupés de la recherche appliquée. Loin d’être ‘allusif et approx­i­matif’, Jean Mor­let a validé son intu­ition par des tests pra­tiques. Quant à son car­ac­tère ‘exagéré­ment opti­miste’, ne serait-ce pas le pro­pre d’un vrai chercheur ?

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