D'après Le Traité de l'homme par Descartes

Hommage à DESCARTES (VI et fin)

Dossier : ExpressionsMagazine N°530 Décembre 1997Par Gérard PILÉ (41)

PROLOGUE

Ce six­ième et dernier entre­tien, con­sacré à notre philosophe, a l’am­bi­tion de mieux cern­er et dégager les traits les plus sail­lants trop sou­vent brouil­lés du “cartésian­isme”, utiles à l’esquisse d’un bilan aus­si objec­tif que pos­si­ble, tâche tou­jours prob­lé­ma­tique tant diver­gent, comme on l’a déjà dit, points de vue, inter­pré­ta­tions ou plus sim­ple­ment atti­tudes envers la philoso­phie en général (cf. notre exer­gue), ou cer­tains philosophes.

Com­mençons par alléger, avec le con­cours de l’au­teur, un dossier notoire­ment encom­bré de griefs incon­sis­tants. C’est ain­si qu’à maintes repris­es, il fait allu­sion au risque de con­fu­sion des gen­res, par exem­ple dans la cinquième réponse des Médi­ta­tions :

… Et il faut pren­dre garde à la dif­férence qui est entre les actions de la vie et la recherche de la vérité, laque­lle j’ai tant de fois inculquée ; car, quand il est ques­tion de la con­duite de la vie, ce serait une chose tout à fait ridicule de ne s’en pas rap­porter aux sens. (…) C’est pour cela que j’ai dit en quelque part : “qu’une per­son­ne de bon sens ne pou­vait douter sérieuse­ment de ces choses” ; mais lorsqu’il s’ag­it de la recherche de la vérité et de savoir quelles choses peu­vent être cer­taine­ment con­nues par l’e­sprit humain, il est sans doute du tout con­traire à la rai­son de ne vouloir pas rejeter sérieuse­ment ces choses-là comme incer­taines, ou même aus­si comme fausses.

— Autre mise au point :

Je n’en­tends point y par­ler des choses qui appar­ti­en­nent à la foi ou à la con­duite de la vie, mais seule­ment de celles qui regar­dent les vérités spécu­la­tives et qui peu­vent être con­nues par l’aide de la seule lumière naturelle.

— Faut-il rap­pel­er le tort injus­ti­fié causé à Descartes par cer­taine phrase évo­quant la voca­tion des hommes à devenir, grâce à leur infinie lib­erté, comme maîtres et pos­sesseurs de la nature.

L’ar­ti­fice con­siste à oubli­er le ” comme ” et le con­texte pour­tant explicite sur les lim­ites de cette lib­erté : Dieu n’a pas légué la nature à l’homme mais a fait de lui son inten­dant, lui don­nant l’in­tel­li­gence pour la faire fruc­ti­fi­er et amélior­er sa pro­pre con­di­tion, citons ici Gue­nan­cia : Descartes est tout à fait con­scient que la ressem­blance avec Dieu peut ren­dre les hommes extrav­a­gants au point de “souhaiter être dieux” … l’homme n’est une image de Dieu que s’il sait aus­si qu’il n’en est que l’im­age… D’ailleurs, à divers­es repris­es, Descartes oppose la ” petitesse ” de l’homme à la grandeur de la création.

— On ne compte pas les pseu­do-objec­tions faites à Descartes par ces dis­pu­teurs invétérés que sont les théolo­giens de son temps, n’en don­nons qu’un exemple :
— Nom­breux furent ceux qui prirent à con­tre­sens le doute “hyper­bolique”, notam­ment Bour­din, jésuite de Cler­mont, à l’o­rig­ine d’une cabale con­tre lui : Com­ment se pour­ra-t-il faire que les mêmes choses qui aupar­a­vant étaient dou­teuses ne soient plus main­tenant dou­teuses et incertaines ? 

Réponse de Descartes : … Comme si j’avais pris pour fonde­ment de ma philoso­phie qu’il faut tou­jours tenir pour fauss­es les choses douteuses. 

— Venons-en à des inter­ro­ga­tions plus sérieuses, au cœur de la méta­physique cartési­enne qui com­mande tout un sys­tème, dif­fi­cile­ment accep­té du vivant même de Descartes.

Il est pour cela néces­saire de veiller à ne pas déna­tur­er sa pen­sée, d’ac­cepter notre philosophe tel qu’il se présente à nous, ses pos­tu­lats, sa con­vic­tion d’une solu­tion de con­ti­nu­ité rad­i­cale entre con­nais­sances sen­si­bles et intel­lectuelles, d’où la pri­mauté de la méta­physique dans l’or­dre de la recherche intel­lectuelle, per­me­t­tant au penseur, de pren­dre con­science de façon soi-dis­ant cer­taine, par sa seule rai­son, de son rap­port aux choses de la nature.

Que cette intu­ition se révèle inapte à pro­mou­voir le pro­grès sci­en­tifique, cela ne sem­blait pas évi­dent à une époque où les esprits étaient encore mal dégagés du moule sco­las­tique, où rares étaient ceux qui avaient com­pris que la seule démarche fiable con­sis­tait à inter­roger inlass­able­ment la nature.

I.1 — LE PARTAGE CARTESIEN
vu par Wern­er Heisenberg

Descartes se rend compte que ce que nous savons de notre esprit est plus sûr que ce que nous con­nais­sons du monde extérieur. Cepen­dant son point de départ avec le “tri­an­gle” Dieu — le Monde — Moi sim­pli­fie déjà dan­gereuse­ment la base du futur raisonnement.

La divi­sion entre matière et esprit, entre corps et âme, qui avait débuté dans la philoso­phie de Pla­ton, est main­tenant totale. Dieu est séparé et du Moi et du Monde, Dieu est en fait placé si haut au-dessus du Monde et des hommes, qu’il n’ap­pa­raît finale­ment plus dans la philoso­phie de Descartes que comme point de référence com­mun étab­lis­sant la rela­tion entre le Moi et le Monde. Alors que la philoso­phie grecque avait essayé de décou­vrir l’or­dre dans une infinie var­iété de choses et de phénomènes par la recherche de quelque principe unifi­ant fon­da­men­tal, Descartes essaya d’établir l’or­dre grâce à un partage fon­da­men­tal, mais les trois por­tions résul­tant de ce partage per­dent une par­tie de leur essence quand on con­sid­ère l’une d’elles séparé­ment des deux autres… Il est essen­tiel que Dieu soit dans le Monde et dans le Moi et il est égale­ment essen­tiel que le Moi ne puisse réelle­ment se sépar­er du Monde. Descartes con­nais­sait naturelle­ment l’indé­ni­able néces­sité de ce lien, mais au cours de la péri­ode qui s’en­suiv­it, la philoso­phie et les sci­ences expéri­men­tales se dévelop­pèrent sur la base de la polar­ité entre res cog­i­tans et res exten­sa et les sci­ences de la Nature con­cen­trèrent leur intérêt sur la res extensa.

L’in­flu­ence du partage cartésien sur la pen­sée humaine dans les siè­cles suiv­ants ne saurait guère être sures­timée, mais c’est juste­ment ce partage qu’il nous a fal­lu cri­ti­quer plus tard en par­tant du développe­ment de la physique à notre époque…

Les dif­fi­cultés soulevées par cette sépa­ra­tion pou­vaient se percevoir claire­ment dès le début, par exem­ple, dans la dis­tinc­tion entre res cog­i­tans et res exten­sa, Descartes fut obligé de met­tre les ani­maux entière­ment du côté de res exten­sa, par con­séquent ani­maux et plantes n’é­taient pas essen­tielle­ment dif­férents des machines et leur com­porte­ment était totale­ment con­di­tion­né par des caus­es matérielles. Mais il a paru tou­jours dif­fi­cile de con­tester com­plète­ment aux ani­maux l’ex­is­tence d’un genre quel­conque d’âme et il nous sem­ble que le con­cept plus ancien de l’âme (par exem­ple dans la philoso­phie de saint Thomas d’Aquin) était plus naturel et moins for­cé que le con­cept cartésien de res cog­i­tans, même si nous sommes con­va­in­cus que les lois physi­co-chim­iques sont stricte­ment val­ables pour les êtres vivants. … Si l’on ne con­sid­érait les ani­maux comme des machines, il était dif­fi­cile de ne pas penser la même chose des hommes, étant don­né que d’autre part res cog­i­tans et res exten­sa étaient pris­es comme com­plète­ment dif­férentes en leur essence, il ne sem­blait pas pos­si­ble qu’elles puis­sent agir l’une sur l’autre.

Donc pour préserv­er le par­al­lélisme com­plet entre expéri­ences de l’e­sprit et expéri­ences du corps, l’e­sprit était alors com­plète­ment déter­miné dans ses activ­ités par des lois qui cor­re­spondaient aux lois physi­co-chim­iques. C’est là que se posait la ques­tion de la pos­si­bil­ité du libre arbi­tre. Il est vis­i­ble que toute cette descrip­tion est quelque peu arti­fi­cielle et mon­tre les graves défauts du sys­tème cartésien…


Descartes jouit d’un naturel opti­miste, con­fi­ant dans les capac­ités humaines, à com­mencer par les siennes, à percer les secrets de la nature, si bien gardés soient-ils, mais il est aus­si un homme trop pressé de touch­er à un but que ses “idées claires et dis­tinctes” lui représen­tent proche1. Il n’a pas comme Pas­cal la pre­science de l’ex­tra­or­di­naire com­plex­ité des phénomènes.

Rap­pelons cer­tains repères essen­tiels touchant l’an­thro­polo­gie cartési­enne, en nous fiant aux juge­ments portés par l’un des plus grands physi­ciens et épisté­mol­o­gistes de notre siè­cle : Wern­er Heisen­berg (1901–1976) qui était féru de philoso­phie, dis­ci­pline qu’il pra­ti­quait avec une rare aisance et une clarté d’e­sprit que devraient lui envi­er nos philosophes-maîtres à penser contemporains.

Les lignes ci-con­tre (voir encadré) ont été extraites et traduites d’une série de con­férences faites au cours de l’hiv­er 55–56 à l’u­ni­ver­sité Saint Andrew en Écosse.

Heisen­berg met claire­ment le doigt sur le défaut de la cuirasse du “sys­tème philosophique” de Descartes : le “tri­an­gle Dieu — le Monde et Moi” est étrange­ment sta­tique, sans dynamisme au niveau rela­tion­nel interne, plus spé­ciale­ment entre Moi et Dieu d’une part, Moi et le Monde de l’autre, c’est pré­cisé­ment ce que l’on se pro­pose d’ex­am­in­er tour à tour en II et III.

I.2 — “ESPRITS ANIMAUX”, “ANIMAUX-MACHINES”

Il nous faut aupar­a­vant mieux éclair­er un point d’his­toire : l’ac­cueil plutôt frais réservé à la thèse de Descartes sur les animaux.

Com­mençons par rap­pel­er la con­tro­verse sans issue qui s’en­gage entre Descartes et ses objecteurs au sujet de ces malen­con­treux “ani­maux-machines” qui soulèvent des protes­ta­tions unanimes chez les philosophes et cor­re­spon­dants étrangers de Descartes :

— Froid­mont à Lou­vain qui l’ac­cuse de priv­er les bêtes de la vie et du sen­ti­ment (Vita sensusque),
— Hobbes (l’au­teur du Leviathan, indésir­able en Angleterre, réside alors à Paris où il est devenu un fam­i­li­er de Mersenne),
— Hen­ri More (doc­teur au Christ’ Col­lege de Cambridge).

Rap­pelons que les “esprits ani­maux” font leur appari­tion dans le Dis­cours de la méth­ode :

Ce qu’il y a de plus remar­quable, c’est la généra­tion des esprits ani­maux qui sont comme un vent très sub­til, ou plutôt comme une flamme très pure et très vive, qui, mon­tant con­tin­uelle­ment en grande abon­dance du cœur dans le cerveau se va ren­dre de là par les nerfs dans les mus­cles et donne le mou­ve­ment à tous les membres.

Les “esprits ani­maux” menaient implicite­ment à l’idée des “ani­maux-machines”.

Hen­ri More s’indigne de ce sen­ti­ment meur­tri­er et bar­bare que vous avancez pour les méta­mor­phoser en mar­bres et machines. Il trou­ve inouï de n’en faire que des machines insen­si­bles, de peur de les ren­dre immor­tels. Pour sa part, More pense que les ani­maux ont une âme tout en admet­tant plusieurs degrés de vie, d’âme, d’e­sprit, selon une hiérar­chie allant des plantes aux anges : à ses yeux l’u­nivers man­i­feste l’om­niprésence divine et l’âme humaine a une con­science cos­mique de son union avec Dieu… Ce sen­ti­ment naturel que nous avons de notre pro­pre exis­tence, d’où naît-il et cet empire que notre âme a sur les “esprits ani­maux” d’où vient-il ?

Le rôle cen­tral assigné par Descartes à la glande pinéale (l’épi­physe) (A1) dans la dis­tri­b­u­tion des “esprits ani­maux” lui sem­ble délirant.

Comme on peut le con­stater, l’e­sprit néo­pla­toni­cien de la Renais­sance (cf. notre arti­cle IV) reste vivace chez les philosophes anglais, par ailleurs fidèles à la tra­di­tion, voy­ant d’abord dans l’âme (ani­ma) le principe de vie.

More va jusqu’à invo­quer un extrait du chant VI de l’Énéide sur l’an­i­ma­tion de la nature par l’e­sprit divin. À l’op­posé, Descartes ne veut pas enten­dre par­ler “d’âme du monde”, terme sans sig­ni­fi­ca­tion, ce dernier étant com­plète­ment désacral­isé à ses yeux :

Je main­tiens que les ani­maux n’ont pas d’âme, étant privés du libre arbi­tre qui implique la pen­sée, autrement dit l’usage de la rai­son, ils obéis­sent seule­ment à ce que je nomme les “esprits ani­maux” c’est-à-dire aux émo­tions, aux pul­sions instinc­tives de leur corps, lesquelles exis­tent d’ailleurs, bien qu’at­ténuées, chez l’homme… Si les bêtes pen­saient ain­si que nous, elles auraient une âme immortelle aus­si bien que nous, ce qui n’est pas vraisem­blable à cause qu’il n’y a point de raisons pour le croire de quelques ani­maux sans le croire de tous et qu’il y en a plusieurs trop impar­faits pour pou­voir croire cela d’eux, comme sont les huîtres, les éponges… Il est plus sur­prenant qu’il y ait une âme dans chaque corps humain que de n’en point trou­ver dans les bêtes.

Si ces argu­ments témoignent de pugnac­ité, l’embrouille résulte, comme nous le ver­rons bien­tôt, de sim­pli­fi­ca­tions et d’a­mal­games de lan­gage autour du con­cept d’âme dont Descartes ne dis­cerne pas au départ les conséquences.

De part et d’autre, on campe sur ses posi­tions, le débat tourne court faute d’être relancé par de nou­velles objec­tions aux répons­es, de répons­es com­plé­men­taires aux objec­tions. Il se clôt sur quelques “fâcheries” et le con­stat de désac­cords irré­ductibles avec les philosophes anglais les plus en vue. Cette rup­ture fait date dans l’his­toire des mutuelles incom­préhen­sions entre deux courants philosophiques peu con­cil­i­ables : idéal­iste et ratio­nal­iste d’un côté, ana­ly­tique et empirique de l’autre ou comme on le ver­ra par la suite, selon une dis­tinc­tion, pro­posée par Heisen­berg, entre deux “réal­ismes”, le pre­mier “méta­physique”, le sec­ond “pra­tique”.

Com­prenons que si Descartes avait admis que les ani­maux avaient une cer­taine forme d’âme (A2), c’é­tait tout son sys­tème qui s’écroulait. En réal­ité, der­rière ce dia­logue de sourds se pro­file un tout autre enjeu, celui de la valid­ité, plus pré­cisé­ment de la recev­abil­ité du “partage cartésien” par les grandes tra­di­tions philosophiques et religieuses.

Il est peu agréable, quand on éprou­ve de la sym­pa­thie envers notre philosophe, d’avoir à con­stater qu’il s’é­gare et nous égare, œuvrant à con­tre-courant de tra­di­tions mûre­ment élaborées, faisant à son insu le lit de l’an­thro­polo­gie mod­erne, fon­cière­ment agnostique.

En accolant au départ dans “esprits ani­maux” deux mots assez antin­o­miques, en bous­cu­lant le lan­gage, Descartes se rendait-il compte qu’il allait imman­quable­ment sus­citer des con­fu­sions et protestations ?

II.1 — ÂME ET ESPRIT

Descartes com­mence par écrire dans son Abrégé des Médi­ta­tions :

D’où il s’en­suit que l’e­sprit ou l’âme (ce que je ne dis­tingue point) est immor­tel de sa nature. Il élar­git ensuite l’a­mal­game dans sa sec­onde Médi­ta­tion : Je suis donc une chose pen­sante, ou encore esprit, ou encore âme, ou encore intel­lect, ou encore rai­son.

Et pour dis­siper toute équiv­oque, il prend de nou­veau soin de pré­cis­er dans “ses” répons­es aux cinquièmes objections :

Car je ne con­sid­ère pas l’e­sprit comme une par­tie de l’âme mais comme cette âme toute entière qui pense. Ne pas dis­tinguer l’e­sprit de l’âme équiv­aut à nier, à con­sid­ér­er comme sans objet les réal­ités sur lesquelles ouvre l’e­sprit et par là, se lim­iter aux fac­ultés sen­si­tives et cog­ni­tives pro­pres à l’âme : pen­sée et intel­li­gence psy­chique au sens com­mun du terme. Il rompt ain­si avec la tra­di­tion des orig­ines dis­tin­guant deux niveaux dans l’âme humaine : l’an­i­mal et l’in­tel­lec­tif, une tra­di­tion qui étab­lis­sait une césure d’or­dre ontologique, entre la par­tie tournée vers le corps et le monde (la psy­ché grecque, l’ani­ma latine) et la par­tie noble, d’essence divine, impériss­able, con­traire­ment à la pre­mière (le pneu­ma grec, c’est-à-dire le souf­fle, que le latin déca­dent traduit par spir­i­tus, par­fois ani­mus, intel­lec­tus).

Rap­pelons que cette con­cep­tion anthro­pologique trine (A3) : corps, âme, esprit, qui pré­valait dans l’Église prim­i­tive et chez les pères de l’Église, restait préservée, bien que de façon moins explicite chez saint Thomas d’Aquin. À l’af­fir­ma­tion, autre est l’in­tel­lect, autre est la rai­son de saint Augustin, fai­sait écho : la rai­son dif­fère de l’in­tel­lect comme la mul­ti­c­ité de l’u­nité de saint Thomas.

Descartes s’est-il seule­ment demandé pourquoi ses plus illus­tres prédécesseurs, de Pla­ton à saint Thomas, s’ap­pli­quaient à dis­tinguer entre âme et esprit ? Si on peut en douter, il est indé­ni­able que l’ap­pau­vrisse­ment de la réflex­ion théologique depuis plusieurs siè­cles tendait vers cette éclipse : la pen­sée chré­ti­enne occi­den­tale (comme on l’a rap­pelé dans un précé­dent arti­cle) n’é­tait plus fécondée depuis qu’­ex­péri­ence mys­tique et spécu­la­tion théologique s’é­taient dis­so­ciées l’une de l’autre, depuis que pré­valait l’u­til­i­sa­tion de la rai­son sur l’il­lu­mi­na­tion par la foi. Dès lors, comme le résume si bien un théolo­gien (ortho­doxe) con­tem­po­rain, Paul Evdokimov :

Les Études sco­las­tiques s’adressent à l’in­tel­li­gence, sup­plan­tant la lec­tio div­ina et la con­tem­pla­tion orante, la prière elle-même devient for­mal­iste, ce que l’on appelle la devo­tio mod­er­na élar­git la dis­tance entre la spir­i­tu­al­ité et une théolo­gie de plus en plus spécu­la­tive.

On a pu suiv­re à la trace le tra­vail de sape mené par la psy­ché con­tre l’e­sprit, et remon­ter jusqu’à 1054, année de sépa­ra­tion des Églis­es d’Ori­ent et d’Oc­ci­dent (A4) (seule la pre­mière restera très attachée aux tra­di­tions de l’Église indi­vise). Peu à peu, le doute s’é­tait instal­lé sur le point de rup­ture ontologique : entre corps et âme ? ou âme et esprit ? Autrement dit, l’âme était-elle du côté du corps, c’est-à-dire mortelle ou du côté de l’e­sprit, d’essence divine, immortelle ? La dif­férence fon­da­men­tale entre la psy­ché et le spir­ituel n’é­tait plus claire­ment perçue. Or, dans la pure tra­di­tion judéo-chré­ti­enne, c’est bien par l’e­sprit que Dieu se fait présence agis­sante dans le cœur de l’homme, abolis­sant ain­si la dis­tance qui le sépare de lui. Le dual­isme corps-âme (la tra­di­tion biblique n’établit même pas cette dis­tinc­tion) est impuis­sant à ren­dre compte de son dynamisme interne fait d’ou­ver­ture de l’âme à l’E­sprit, allant de pair avec le reflux, l’ef­face­ment de l’Ego, omniprésent, faut-il le faire remar­quer, dans l’an­thro­polo­gie cartési­enne2.

Con­cé­dons toute­fois à Descartes des embar­ras d’or­dre séman­tique touchant l’usage et le sens du mot esprit : M. Las­z­lo, pro­fesseur de chimie à l’É­cole poly­tech­nique, dans un essai orig­i­nal Les mots et les choses relate qu’en 1646 Descartes s’en prend, dans une let­tre, aux chimistes, leur reprochant de dire des mots hors de l’usage com­mun pour faire sem­blant de savoir ce qu’ils ignorent (A5).

Mais il est non moins exact que l’usage du mot esprit dans la lit­téra­ture chré­ti­enne du siè­cle restait courant (par exem­ple Bossuet dans son His­toire uni­verselle dis­tingue entre “ceux qui vivent selon l’e­sprit” et “ceux qui vivent selon la chair”) (A6). Descartes, qui ambi­tionne de faire de sa méta­physique une sorte de propédeu­tique des théolo­gies juive ou chré­ti­ennes, étab­lis­sant selon lui l’ex­is­tence de Dieu, n’en pro­pose qu’une idée bien loin­taine, inaccessible.

II.2 — LE “RÉALISME MÉTAPHYSIQUE” DE DESCARTES

Réal­iste, Descartes l’est au sens ordi­naire du terme, puisqu’à la fin des Médi­ta­tions, il lève ses derniers doutes sur la réal­ité sub­stantielle du monde. En réal­ité, son “réal­isme” va au-delà, comme nous allons l’expliquer.

Le rôle fon­da­teur dévolu à la pen­sée et aux idées dans l’an­thro­polo­gie cartési­enne ren­voie implicite­ment à une vieille con­tro­verse, a pri­ori plutôt sur­réal­iste, ayant jadis enflam­mé les têtes sco­las­tiques : “La querelle des uni­ver­saux” très révéla­trice à nos yeux de la pro­fonde trans­for­ma­tion des men­tal­ités, cul­mi­nant au XIIIe siè­cle, qui s’ac­com­plit dans l’Oc­ci­dent chré­tien depuis plus d’un siè­cle. Elle con­cerne la manière dont l’homme pense les idées générales (le beau, le vrai… les “espèces”, l’homme, etc.).

Deux atti­tudes s’affrontent :

— l’une dite “réal­iste” remon­tant à Pla­ton con­clut à la réal­ité de leur objet ;
— l’autre dite “nom­i­nal­iste” n’y voit que pures abstrac­tions, pro­duits de l’e­sprit humain. Pour les pre­miers, le monde est l’aboutisse­ment d’un pro­jet de Dieu, son créa­teur, l’u­ni­versel insur­pass­able, seigneur et source de tous les uni­ver­saux. Le réal­iste se sat­is­fait aus­si bien de la preuve de saint Anselme que de la preuve ontologique : l’idée de Dieu, innée dans l’homme, prou­ve Dieu qui a voulu le monde et l’homme (A7).

À l’u­ni­ver­salia ante rem (l’idée avant la chose) du réal­iste s’op­pose ain­si l’u­ni­ver­salia post rem du nom­i­nal­iste devenu inca­pable de “réalis­er” Dieu dans son cœur, refu­sant d’ad­met­tre que l’idée de Dieu dans l’homme per­met de con­clure à son existence.

Dès lors “l’Éter­nel”, “le Seigneur du ciel et de la terre”, n’é­tant plus saisi par l’in­tu­ition, tombe au rang d’hy­pothèse à soumet­tre au juge­ment sou­verain de la raison.

Sou­venons-nous ici que Descartes abhorre l’en­seigne­ment sco­las­tique, du moins celui à l’hon­neur dans les Uni­ver­sités de son temps. Notre “Père de la moder­nité” ne renoue-t-il pas, à cinq siè­cles de dis­tance, avec les “réal­istes” de la pre­mière sco­las­tique ? À cela près qu’il met les math­é­ma­tiques à la place d’hon­neur par­mi les universaux :

Les vérités math­é­ma­tiques ont été établies par Dieu et en dépen­dent entière­ment aus­si bien que le reste des créatures.

Ain­si, par le canal des math­é­ma­tiques, cette voie sou­veraine, la rai­son nous fait accéder à l’essence des choses, à l’énon­cé des lois de la nature… C’est Dieu qui a établi ces lois en la nature ain­si qu’un roi établit des lois dans son roy­aume… Ces lois sont innées à notre esprit car Dieu les y a imprimées ain­si qu’un roi imprimerait ses lois dans le cœur de tous ses sujets.

En fait c’est en 1630, dans une let­tre à Mersenne que Descartes com­mence à soutenir cette idée de l’in­sti­tu­tion par Dieu des vérités mathématiques.

… Elles en dépen­dent entière­ment aus­si bien que tout le reste des créa­tures. C’est en effet par­ler de Dieu comme d’un Jupiter ou d’un Sat­urne et l’as­su­jet­tir au Styx et aux des­tinées que de dire que ces vérités sont indépen­dantes de lui. Ne craignez point, je vous prie d’as­sur­er et de pub­li­er partout que c’est Dieu qui a établi ces lois… 

Par là Descartes s’op­po­sait aux théolo­giens de son temps tels le jésuite espag­nol Suarez ou Bérulle tan­dis que Kepler et Galilée esti­maient que les math­é­ma­tiques étaient fondées dans l’absolu.

N’en­trons pas dans le détail des con­cep­tions des uns ou des autres, notons seule­ment qu’au­cun des grands philosophes qui lui suc­céderont (Spin­oza, Male­branche, Leib­niz) ne suiv­ront Descartes sur ce ter­rain. L’idée pré­vau­dra par la suite que les math­é­ma­tiques doivent être con­sid­érées comme une con­struc­tion arbi­traire de l’e­sprit humain (A8).

II.3 — Descartes et Pascal

Est-il besoin de rap­pel­er tout ce qui con­tribue à oppos­er les deux hommes : tem­péra­ments, con­cep­tions de la sci­ence, spir­i­tu­al­ités, etc. Le con­traste est tel qu’il a incité un auteur con­tem­po­rain J.-C. Brisville à imag­in­er et porter à la scène (du théâtre du Vieux Colom­bier) un Entre­tien de M. Descartes avec M. Pas­cal le Jeune.

Avant de ris­quer quelques con­clu­sions sur notre philosophe, on ne saurait mécon­naître les sévères juge­ments portés par Pascal :

Je ne puis par­don­ner à Descartes : il aurait bien voulu dans toute sa philoso­phie se pass­er de Dieu mais il n’a pu se pass­er de lui faire don­ner une chique­naude3 pour met­tre le monde en mou­ve­ment après cela il n’a plus besoin de Dieu.

Ce procès de qua­si-athéisme fait à Descartes paraît dif­fi­cile­ment souten­able quand on sait que Dieu est con­stam­ment présent dans sa vie comme dans son œuvre, il est toute­fois vrai que l’on a du mal à décou­vrir quelque ressem­blance entre “l’Ab­ba” des Évangiles et le Dieu des Médi­ta­tions, bien abstrait, loin­tain et peu com­mu­ni­cant comme nous l’avons vu.

L’hos­til­ité témoignée à Descartes peut sur­pren­dre si l’on admet l’ad­mi­ra­tion qu’au­rait portée le jeune Blaise (alors âgé de 14 ans) à l’au­teur du Dis­cours.

Ce cartésian­isme juvénile n’ayant pas duré, que s’est-il donc passé ? La lec­ture des Médi­ta­tions et surtout des Principes lui a vite révélé les dérives d’emploi de la “Méth­ode” cartésienne.

Pas­cal, entre-temps, a acquis la con­vic­tion qu’il n’ex­iste que deux ordres de vérité : le sci­en­tifique et le religieux. On est con­duit au pre­mier en cher­chant la rai­son des effets par voie d’in­duc­tion expéri­men­tale, et au sec­ond par les voies de la Révéla­tion et de la Grâce divines.

La théolo­gie rationnelle, la philoso­phie, telle que la conçoit Descartes, lui appa­raît comme un “entre-deux équiv­oque” (selon le mot de J.-F. Rev­el), une errante inca­pable par elle-même d’ac­céder aux vérités des deux ordres, tout au plus de servir d’ap­point aux vérités religieuses. Ratio­nal­isme sci­en­tifique et ratio­nal­isme méta­physique n’ont dès lors en com­mun que le mot. S’il existe, en dehors de la Révéla­tion, une voie pos­si­ble, c’est le cœur qui sent Dieu et non la Rai­son (Pen­sées). La rai­son n’en a pas moins sa place car pen­sée fait la grandeur de l’homme, toute notre dig­nité con­siste en la pensée…

Le fini s’anéan­tit en présence de l’in­fi­ni et devient un pur néant. Ain­si notre esprit devant Dieu… 

Con­clu­sion : Deux excès : exclure la rai­son, n’ad­met­tre que la rai­son (Pen­sées).

Obser­vons qu’on a du mal, encore aujour­d’hui, à admet­tre que ces deux ratio­nal­ismes, sci­en­tifique et méta­physique, ont été au temps de Descartes moins com­plé­men­taires que rivaux. La célèbre sen­tence de Pas­cal con­tre Descartes “inutile et incer­tain” vise en réal­ité toute philoso­phie “méta­physi­co-déduc­tive incer­taine” parce que Descartes édi­fie son sys­tème des choses sur des principes a pri­ori qui ne peu­vent être autre chose que des hypothès­es (Léon Brunschvicg).

Si les Principes de Descartes furent mis à l’in­dex (A9) en 1664 par Rome, il est non moins vrai que ce pur chef-d’œu­vre de la langue française que sont Les Provin­ciales y fut très fraîche­ment accueilli.

II.4 — Descartes et Malebranche

La renom­mée posthume de Descartes philosophe doit beau­coup à l’o­ra­to­rien Male­branche (1638–1715) qui aurait eu la révéla­tion de sa pro­pre voca­tion philosophique à la lec­ture for­tu­ite, chez un libraire de la rue Saint-Jacques à Paris, du Traité de l’homme qui venait de paraître en 1664. Et voilà Male­branche cartésien un demi-siè­cle durant, devenu au début du XVIIIe siè­cle le philosophe le plus admiré d’Eu­rope, même par les philosophes anglais comme Berkeley.

En fait, c’est à un éla­gage sévère du cartésian­isme que se livre Male­branche, jetant au feu toutes ses branch­es mortes, à com­mencer par la recherche des caus­es pre­mières dans les sci­ences de la nature car il ne faut4 surtout pas mélanger les gen­res : physique et méta­physique. De même sont ban­nies comme dépourvues de sens des ques­tions telles que le mode d’ac­tion de l’âme sur le corps, son point d’in­ser­tion dans ce dernier, etc. En revanche Male­branche reprend con­scien­cieuse­ment le cog­i­to, l’ar­gu­ment de saint Anselme, résumé d’une phrase :

Si l’on pense à Dieu, il faut que Dieu soit (Dieu par­fait et non trompeur de Descartes). 

Male­branche, esti­mant bien traduire l’idée de Descartes de l’in­fi­ni, la pousse à fond et va au-delà de ce dernier qui voy­ait tout par Dieu. Lui, Male­branche, voit tout en Dieu, cause vraie de tout, embras­sant le monde et nous, en quelque sorte plongés en lui : c’est de lui qu’é­ma­nent nos bonnes actions nous lais­sant respon­s­ables de nos mau­vais­es. Dieu opère à tra­vers tout ce qu’il a créé con­for­mé­ment à des lois éter­nelles établies une fois pour toutes, ces lois sont les meilleurs pos­si­bles mais non absol­u­ment bonnes. Car ce qui est fini est néces­saire­ment impar­fait et soumis à la loi du pos­si­ble. Obser­vons incidem­ment que Male­branche n’aime pas les mir­a­cles et les prières de sol­lic­i­ta­tion car c’est offenser et ten­ter Dieu que de lui deman­der d’a­gir au ser­vice de volon­tés par­ti­c­ulières.

Que devient la lib­erté de l’homme dans tout cela ? Dieu lui laisse une “cer­taine lib­erté”, suff­isante pour qu’il se con­sid­ère libre et donc responsable.

Pourquoi insis­ter sur la philoso­phie de Male­branche, en défini­tive affranchie de celle de Descartes sur des points aus­si essen­tiels que le libre arbi­tre (“infi­ni” chez ce dernier) ? À son insu ou non, la méta­physique de Male­branche révèle un grand par­al­lélisme avec le pan­théisme de Spin­oza (1632–1677).

C’est bien Male­branche, et non Descartes qui l’eût sans doute désavoué (tant il est vrai qu’en philoso­phie les grands maîtres ont tou­jours des prob­lèmes avec leurs meilleurs dis­ci­ples), qui a pré­paré le ter­rain et ouvert la voie au déter­min­isme laplac­i­en et plus encore au positivisme.

Toute réflex­ion sur l’in­flu­ence posthume de Descartes doit pren­dre en compte l’in­con­tourn­able Malebranche.

III.1 — les passions de l’Âme

Dans le pre­mier arti­cle de cette série, Jacques Fer­ri­er avait évo­qué les cir­con­stances ayant amené Descartes à com­pos­er “cet essai” (A10), le rôle stim­u­lant joué par sa fidèle cor­re­spon­dante la princesse Élis­a­beth de Bohême. Cette jeune femme sen­si­ble et intel­li­gente ne pré­tend pas se mesur­er avec celui qu’elle admire mais plus sim­ple­ment le com­pren­dre et s’ini­ti­er à sa philoso­phie en lui adres­sant maintes deman­des d’é­clair­cisse­ments. Il s’en­suit un échange réguli­er de let­tres, en réal­ité pour le plus grand béné­fice de notre philosophe obligé d’ap­pro­fondir sa pen­sée, en l’ori­en­tant vers des ques­tions plus con­crètes. C’est ain­si qu’Élis­a­beth lui écrit pour la pre­mière fois en 1643, ne com­prenant pas com­ment l’âme, pure pen­sée, pou­vait à volon­té faire se mou­voir le corps.

Que l’âme com­mande au corps ne pose pas de dif­fi­culté au sens com­mun : quoi de plus naturel ? c’est sa fonc­tion, mais qu’une res cog­i­tans (immatérielle) agisse sur une res exten­sa (sub­stantielle) est autrement dif­fi­cile à con­cevoir. Ques­tion per­ti­nente mon­trant com­bi­en Descartes avec son culte voué aux idées claires et dis­tinctes a le don de trans­former des ques­tions en véri­ta­bles énigmes.

Il faut com­pren­dre, explique Descartes, que l’âme n’est pas logée dans son corps comme un pilote dans son navire : si le corps vient à être agressé, par exem­ple piqué par une aigu­ille, l’âme ressent une douleur par voie interne, l’in­for­mant d’un dan­ger, sig­nal salu­taire des­tiné à provo­quer en retour une réac­tion appro­priée. On doit donc con­sid­ér­er qu’âme et corps se con­fondent au sein d’un seul tout.

Cette union de l’âme et du corps n’est autre que la con­science de ne for­mer qu’une per­son­ne ce que cha­cun éprou­ve tou­jours en soi sans philosopher. 

Il y a donc lieu de dis­tinguer entre les pen­sées que forme l’âme en union intime avec le corps, de celles qu’elle forme en dehors de lui. Les pre­mières : sen­sa­tions d’o­rig­ine interne ou externe aux­quelles s’a­joutent les émo­tions et “pas­sions” (telles que peur, joie tristesse, désir, amour, ressen­ti­ment, haine, etc.) sont éprou­vées par l’âme ne faisant qu’un avec le corps dont elle épouse toutes les parties.

Com­pren­dre les mécan­ismes mis en jeu, la final­ité de ces mou­ve­ments, le bon et le mau­vais usage que peut en faire l’homme, tel est pré­cisé­ment le thème des Pas­sions de l’âme, petit traité artic­ulé en trois par­ties et 212 “arti­cles”.

Bor­no­ns-nous à en pré­cis­er l’e­sprit et les conclusions.

Il n’y a en nous qu’une seule âme et cette âme n’a aucune diver­sité de par­ties : la même qui est sen­si­tive est raisonnable et tous ses appétits sont des volon­tés... nous prévient Descartes (art. 47).

Cette âme est logée dans la petite glande qui est au milieu du cerveau pou­vant être poussée d’un côté par l’âme et de l’autre par les esprits ani­maux qui ne sont que des corps (affir­ma­tion des plus fan­tai­sistes sur laque­lle il n’avait jamais var­ié en dépit d’un accueil unanime­ment sceptique).

L’au­teur ne nous épargne rien du rap­pel de ses con­cep­tions sou­vent étranges sur la machiner­ie phys­i­ologique (esprits ani­maux, etc.) du com­posé humain. Cela ne va pas sans encom­br­er et alour­dir l’œu­vre, mais ne lui faut-il pas sauve­g­arder son principe d’une hétérogénéité rad­i­cale de nature entre l’âme et le corps, exer­ci­ce com­bi­en difficile !

L’in­térêt de l’es­sai est évidem­ment ailleurs, il est dans la recon­struc­tion du sujet moral, extérieur à la sphère de la pen­sée pure et du cog­i­to, rési­dant dans cet inter­face, zone inter­mé­di­aire, indé­cise, entre âme et corps où, dans un sens, le corps “pense”, sup­pléant aux éclipses de la pen­sée, par­tic­i­pant à la généra­tion des “volon­tés”. La con­nais­sance dans ce domaine mal défi­ni ne peut être, pré­cise Descartes, que conjecturale.

Les “pas­sions”, loin d’être des “mal­adies de l’âme”, sont des phénomènes naturels ayant une final­ité naturelle. Elles inci­tent et dis­posent l’âme à vouloir les choses aux­quelles elles pré­par­ent le corps. Allégées à pri­ori de leur charge morale et religieuse, elles ne valent que par l’usage qu’en font les hommes.

Descartes, tout au long de son traité, porte une grande atten­tion à la cor­re­spon­dance entre les sen­ti­ments éprou­vés et les signes ou mou­ve­ments cor­porels sus­cités (il reprend ici à son compte le vif intérêt porté par les pein­tres et sculp­teurs de son temps à cette ques­tion, notam­ment sur les mod­i­fi­ca­tions du vis­age en fonc­tion des émotions).

Existe-t-il un remède, avait demandé Élis­a­beth en 1647, appro­prié à une âme défail­lante pour quelques vapeurs, si habituée soit-elle à raison­ner sainement.

Le remède aux pas­sions exces­sives, plaide Descartes, n’est nulle­ment dans la mor­ti­fi­ca­tion (comme le pensent les jan­sénistes), il doit être cher­ché dans les moyens de sous­traire l’âme à leur empire, d’al­léger une charge trop lourde à porter, de pren­dre ses dis­tances par rap­port à l’événe­ment, par exem­ple de regarder ce qui nous trou­ble comme on le fait des aven­tures relatées par quelque livre ou portées sur scène au théâtre. Vécues dans l’imag­i­naire elles peu­vent être sources de grandes joies intellectuelles.

Il serait donc absurde de vouloir éradi­quer les pas­sions, au con­traire les aimer comme étant une dis­po­si­tion générale de notre nature ouverte à la vie et une source de con­tente­ment n’ayant rien à voir avec la clô­ture de l’égoïsme.

Les grandes âmes qui ont des raison­nements si forts et si puis­sants que bien qu’elles aient aus­si des pas­sions et même sou­vent de plus vio­lentes que celles du com­mun, leur rai­son demeure ni plus ou moins la maîtresse. 

Le risque est grand cepen­dant de sures­timer la valeur prêtée à leur objet en com­para­i­son de celle procurée par leur pos­ses­sion : les pas­sions peu­vent nous ren­dre aveu­gles à la qual­ité des grands biens qui sont en nous, cachés à notre imag­i­na­tion, con­traire­ment aux biens extérieurs comme hon­neurs, pou­voir, richesses.

En réal­ité l’homme n’a pas de plus grand bien que le bon usage de son libre arbi­tre, autrement dit, le sage exer­ci­ce et la fer­meté de sa volon­té, source de l’es­time légitime de soi comme d’autrui à l’é­gal de soi-même, telle est bien la dig­nité et la plus haute per­fec­tion de l’homme. La générosité envers autrui est la réponse suprême à cette question.

Aux yeux de Descartes, bon­heur per­son­nel et générosité vont de pair, se por­tant mutuelle­ment appui. À sa manière il fait écho à saint Augustin : aime et fais ce que tu veux, enten­dant par là que, seul, l’amour véri­ta­ble rend libre.

Quiconque a vécu, nous dit Descartes, de telle sorte que sa con­science ne peut lui reprocher qu’il ait jamais man­qué à faire toutes les choses qu’il a jugées être les meilleures (…), il en reçoit une sat­is­fac­tion si puis­sante pour le ren­dre heureux que les plus vio­lents efforts des pas­sions n’ont jamais assez de pou­voir pour trou­bler la tran­quil­lité de son âme. 

Com­ment douter de la bonne foi de Descartes s’ap­pli­quant con­scien­cieuse­ment à la rédac­tion des Pas­sions de l’âme, quand on con­naît sa générosité fon­cière, le souci con­stant qu’il a de ses proches (sa vieille nour­rice, sa pro­pre fille, ses domes­tiques, à l’in­struc­tion desquels il se voue).

N’ou­blions pas cepen­dant qu’à l’époque où il écrit, la mode est au théâtre de Corneille, à ses héros, à l’ex­al­ta­tion de la force d’âme, on vibre à l’u­nis­son de Polyeucte :

Ma rai­son, il est vrai, dompte mes sen­ti­ments, c’est seule­ment un peu plus tard que l’on redescend sur l’autre ver­sant notam­ment avec Pas­cal dans son Dis­cours sur les pas­sions de l’amour :

L’homme est né pour le plaisir, il le sent, il n’en faut point d’autre preuve, il suit donc sa rai­son en se don­nant au plaisir.

Ou cette pen­sée plus dés­abusée : Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, on ne manque qu’à les appliquer.

Rap­pelons-nous aus­si cette maxime de La Rochefou­cauld : Si nous résis­tons à nos pas­sions, c’est plus par leur faib­lesse que par notre force. 

C’est bien à juste titre que Descartes se défend de vouloir faire œuvre de moral­iste, ce qu’il nous livre n’ayant rien à voir avec le genre lit­téraire si bien illus­tré par La Bruyère et La Rochefoucauld.

Les Pas­sions de l’âme, qui trait­ent en défini­tive de l’art de bien con­duire sa vie, n’en con­stituent pas moins le volet “morale” d’une œuvre qui avait été intro­duite par l’art de bien con­duire sa raison.

III.2 — UN CORPS DÉDOUBLÉ

Un des pio­nniers de la cyberné­tique War­ren S. Mac­Cul­loch a pu écrire dans un texte pub­lié en 1948 (année de sa mort), inti­t­ulé Rec­ol­lec­tion of the many sources of cybernetics :
I con­clude that cyber­net­ics starts with Descartes rather than with Leib­niz (allu­sion à un écrit de ce dernier Cal­cu­lus rati­o­ci­na­tor).
Mac­Cul­loch jus­ti­fie son choix par l’im­por­tance cyberné­tique du con­cept de rétroac­tion néga­tive, déjà présent dans le Traité de l’homme de Descartes (pub­lié après sa mort en 1664) où il décrit cor­recte­ment le mécan­isme réflexif à l’œu­vre chez un homme ayant son pied trop près du feu. Un sig­nal sen­si­tif par­ti du pied parvient à la tête qui émet en retour des sig­naux moteurs commandant :
— au pied de s’écarter,
— aux yeux d’ob­serv­er la posi­tion du pied par rap­port au feu.
Il y a là l’idée d’arc réflexe et rétroac­tion néga­tive en ce sens qu’elle tend à dimin­uer l’ef­fet du feu sur le pied en dessous d’un seuil cri­tique. Le rap­proche­ment est fait avec un autre texte de sa Diop­trique où est implicite­ment présent le con­cept de codage de l’information :
… Qu’il n’y a aucunes images qui doivent en tout ressem­bler aux objets qu’elles présen­tent… mais qu’il suf­fit qu’elles leur ressem­blent en peu de choses ; et sou­vent même, que leur per­fec­tion dépend de ce qu’elles ne ressem­blent pas tant qu’elles pour­raient faire.
________________________________________________
D’après un arti­cle de notre cama­rade Robert Val­lée (43) (revue Alliage, n° 28 — 1996), aimable­ment com­mu­niqué par l’auteur.

Il est peu dou­teux que la rad­i­cal­ité du partage cartésien, le corps séparé de la psy­ché, rangé tout entier du côté de la res exten­sa (partage si con­traire aux plus hautes tra­di­tions comme nous l’avons vu), n’a pas peu con­tribué à ren­forcer insi­dieuse­ment une ten­dance déjà per­cep­ti­ble avant lui : “le corps-objet”, d’une part désacral­isé, de l’autre soigné pour lui-même, indépen­dam­ment de son unité psy­cho­so­ma­tique (même si ce n’est pas la con­cep­tion de Descartes).

Nous dis­ons machi­nale­ment que nous avons un corps, mais qu’y a‑t-il de com­mun entre la pos­ses­sion d’une chose extérieure et ce corps per­son­nel qui nous ouvre au monde sans s’y con­fon­dre ? En réal­ité, nous ne sommes plus dans la caté­gorie de l’avoir mais dans celle de l’être, de l’avoir incar­né, ce médi­a­teur si mys­térieux entre nous et le monde.

De son côté, le dis­cours sci­en­tifique nous a habitués à met­tre notre corps devant nous, à le con­sid­ér­er comme un objet d’at­ten­tion pour lui-même, l’ob­jet con­tigu au “sujet” dont je puis faire ce que je veux, car telle est en défini­tive la reven­di­ca­tion de l’homme moderne.

En d’autres ter­mes, je me représente mon corps comme un autre et non le corps qui voit, entend, éprou­ve ceci ou cela.

Le corps n’est plus perçu comme une réal­ité stricte­ment per­son­nelle, signe et lieu de la rela­tion avec les autres, avec Dieu et avec le monde, il est réduit à une pure matéri­al­ité, il n’est rien d’autre qu’un ensem­ble d’or­ganes, de fonc­tions et d’én­er­gies à employ­er suiv­ant les seuls critères du plaisir et de l’ef­fi­cac­ité (Ency­clique Evan­geli­um Vitae de Paul VI). 

IV — ÉPILOGUE

Nous avons vu que les pre­mières œuvres, le Dis­cours de la méth­ode (surtout ses qua­tre pre­mières par­ties) et ses annex­es Géométrie, Diop­trique, Météores (8e dis­cours : “L’arc-en-ciel”) assurent une gloire impériss­able et incon­testée à Descartes, en math­é­ma­tiques et optique géométrique.

Il en va tout autrement de l’œu­vre philosophique où les critères de juge­ment sont très diver­gents, pour com­mencer entre les hommes de sci­ence d’un côté, les philosophes de l’autre. 

1) Les pre­miers (ayant sou­vent peu de goût pour la philoso­phie) se mon­trent surtout sen­si­bles à la cas­cade d’er­reurs “sci­en­tifiques” induites par le préjugé cartésien de la recherche des “caus­es pre­mières” pré­valant sur toute autre, dans les sci­ences de la nature.

Tout se passe comme s’il n’avait pas com­pris la véri­ta­ble révo­lu­tion en cours : la reven­di­ca­tion d’une sépa­ra­tion rad­i­cale entre la Pri­ma philosophia et les sci­ences d’ob­ser­va­tion, met­tant fin à la main­mise abu­sive de la “physique sco­las­tique” et du peu de prof­it qu’on en a tiré (Descartes). Cir­con­stance aggra­vante : Descartes trans­gresse allé­gre­ment les principes de sa pro­pre méth­ode, se sat­is­fait à bon compte, avec une dés­in­vol­ture désar­mante, d’idées apparem­ment “claires et dis­tinctes”, exclu­sives de toute autre, qu’il trans­pose en images, pré­sumées exactes et donc dis­pen­sant de tout test ou mise à l’épreuve des faits.

Or, tout le prob­lème de l’er­reur, déjà bien con­nu des Grecs, n’est-il pas que l’homme a con­stam­ment le sen­ti­ment d’avoir des idées claires et dis­tinctes, des infor­ma­tions suff­isantes, pour affirmer ou nier ? Sauf à s’en tenir stricte­ment aux pre­miers écrits rap­pelés plus haut, il paraît bien dif­fi­cile après cela d’as­sim­i­l­er “cartésien” à “méthodique” et faire de Descartes la référence suprême en matière de rigueur intel­lectuelle et de maîtrise du raison­nement, alors qu’à l’in­verse il afficherait volon­tiers un cer­tain mépris pour la logique, allant jusqu’à admet­tre (dans les Médi­ta­tions) la supré­matie du “libre arbi­tre” sur la raison.

N’y aurait-il pas un “mythe Descartes” s’est à juste titre inter­rogé J.-F. Rev­el (Descartes inutile et incer­tain) appelant de ses vœux l’ap­pari­tion (bien prob­lé­ma­tique) d’un “briseur de mythes”, assez puis­sant pour le dis­siper. Rap­pelons que la dénon­ci­a­tion de Descartes, comme guide de la nou­velle pen­sée sci­en­tifique, s’est man­i­festée de bonne heure avec Pas­cal et New­ton, elle se tem­père (et pour cause) avec Leib­niz et reprend de plus belle au Siè­cle des lumières, se pour­suit aux siè­cles suiv­ants avec les philosophes sci­en­tifiques tels qu’Au­guste Comte…, Bachelard.

2) Quel con­traste quand on passe aux seconds !

Philosophes, his­to­riens de la philoso­phie, savent même s’ils ne l’avouent pas tou­jours, la dette de celle-ci envers l’ar­ti­san de la réha­bil­i­ta­tion d’une dis­ci­pline désertée par la généra­tion des savants issus de la révo­lu­tion coper­ni­ci­enne, tous plus soucieux d’ob­ser­va­tion que de philosophie.

Sans Descartes, l’éveil des voca­tions de Male­branche, Spin­oza et même Leib­niz aurait-il eu lieu ? C’est assez dou­teux. Si ce dernier, math­é­mati­cien comme Descartes, enhar­di par sa décou­verte des bases de l’analyse math­é­ma­tique, renou­velle le défi de son devanci­er, c’est après avoir analysé, médité son œuvre, dénon­cé ses erreurs (A11), tout en lui recon­nais­sant un génie uni­versel. Par sur­croît, Descartes ne prélude-t-il pas à son thème du meilleur des mon­des pos­si­bles.

Notre XVIIIe siè­cle, anglo­mane, voltairien… com­mence par con­gédi­er Descartes mais s’avise sur le tard qu’il était tout de même “un grand homme” : par la grâce de Louis XVI, Pajou le statu­fie après que l’A­cadémie française en 1765 l’eut adop­té comme sujet de con­cours de son prix d’élo­quence. Il en sort pro­mu citoyen d’hon­neur de l’u­nivers, un citoyen malchanceux qui, dans la tour­mente finale du siè­cle, manque à trois repris­es (en 91–93-96) son entrée au Panthéon.

Celui qui avait, aux dires de Con­dorcet et Chénier, brisé les fers de l’e­sprit humain et pré­paré de loin l’éter­nelle destruc­tion de la servi­tude poli­tique atten­dra sa con­sécra­tion offi­cielle au siè­cle suiv­ant dans des cir­con­stances his­toriques méri­tant d’être rappelées.

Entre-temps, une nou­velle révo­lu­tion coper­ni­ci­enne s’est accom­plie aux con­fins de l’Eu­rope, cette fois à Königs­berg, dans la métaphysique.

Emmanuel Kant (1724–1804) a com­pris l’ur­gence de résoudre le con­flit latent entre l’e­sprit qui organ­ise et la sen­si­bil­ité qui recueille, de ren­voy­er dos à dos, pour les dépass­er, ratio­nal­isme et empirisme.
 
On ne résume pas la réflex­ion cri­tique sévère à laque­lle se livre Kant (un long arti­cle y suf­fi­rait à peine). Con­tentons-nous d’en rap­pel­er le fonde­ment et l’aboutisse­ment. Toute notre fac­ulté de con­naître (“pro­lé­gomènes à toute méta­physique future”) se fonde sur un ren­verse­ment : ce sont les objets qui se règ­lent sur les con­nais­sances et non l’in­verse, toute con­nais­sance humaine com­mence avec des intu­itions, passe de là aux con­cepts et s’achève sur des idées. Espace et temps sont le cadre con­traig­nant de notre intu­ition qui saisit toutes choses, tous phénomènes comme pures représen­ta­tions… et Kant traque sans mer­ci tous les par­al­o­gismes, mis­es en rela­tion illégitimes du sujet (A12) et de la sub­stance (l’âme notam­ment), toutes les antin­o­mies ou con­tra­dic­tions inévita­bles liées à la nature de l’e­sprit humain. Enfin, trai­tant de l’idéal de la rai­son pure, il mon­tre que Dieu est tout aus­si indé­mon­tra­ble qu’irréfutable.

Après ce séisme, com­ment relever une dis­ci­pline de nou­veau déval­uée ? Le XIXe siè­cle, plus que tout autre, a le goût de la philoso­phie et des ter­rains qua­si vierges à explor­er avec les boule­verse­ments poli­tiques inter­venus, la mon­tée des nation­al­ismes, des idées répub­li­caines, libérales, etc.

Une com­plic­ité tacite s’établit dans les uni­ver­sités entre philoso­phie et his­toire. Cela com­mence en Alle­magne où une véri­ta­ble théolo­gie de l’his­toire s’éla­bore avec Hegel (1770–1831) au cours des années 20 qui voient ce dis­ci­ple de Kant, comblé d’hon­neurs, auréolé d’une répu­ta­tion de penseur inau­gur­al du nou­veau siè­cle, enseign­er à Berlin. Para­doxale­ment, Hegel voue une admi­ra­tion à… Napoléon (peu appré­cié out­re-Rhin) et à… Descartes :

L’ac­tion de cet homme sur son temps et sur les temps nou­veaux ne sera jamais exagérée.
C’est un héros, il a repris les choses par les com­mence­ments et il a retrou­vé de nou­veau le sol de la philoso­phie auquel elle est rev­enue après un égare­ment de mille ans.

En fait, Hegel est un Descartes out­ré, violant des fron­tières religieuse­ment respec­tées par ce dernier : le Dieu hégélien n’est autre que la ratio­nal­ité absolue, hori­zon indé­pass­able de la philoso­phie de la reli­gion, elle-même théolo­gie véri­ta­ble. Dans le droit fil de cette vision, Hegel pro­fesse l’idée du monde dom­iné par la rai­son et de l’his­toire se déroulant sous son signe. Il faut donc savoir “saisir son temps” et con­sid­ér­er qu’en droit ce qui est rationnel est réel et vice-ver­sa. C’est bien plus tard que l’on pren­dra con­science, en France, des effets trag­iques dif­férés des poi­sons dont était por­teuse une philoso­phie, oublieuse de son idéal antique de sagesse.

Pour l’heure, Vic­tor Cousin, grand ami de Hegel et prob­a­ble­ment influ­encé par lui, s’emploie à faire sor­tir Descartes de son relatif pur­ga­toire et à rap­a­tri­er sa gloire. En 1828 il intro­n­ise ce gen­til­homme bre­ton, mil­i­taire, ayant au plus degré nos défauts et nos qual­ités, net, ferme, résolu, assez téméraire…, père de la philoso­phie mod­erne. Reste à définir le cartésian­isme, c’est chose faite en 1845 : il est un fruit du sol, une œuvre qui dans le fond et dans la forme est pro­fondé­ment et exclu­sive­ment française

DescartesDe leur côté, Michelet et Toc­queville voient en lui le père des démoc­ra­ties mod­ernes tan­dis que, pour Guizot, Descartes incar­ne le bon sens, l’usage raisonnable de la lib­erté poli­tique, l’e­sprit de tolérance, de pro­mo­tion sociale par l’in­struc­tion (A13), en un mot un précurseur des “Droits de l’homme”, image assez juste de l’homme que fut Descartes, bien que for­cée, du très dis­cret philosophe poli­tique respectueux des us et cou­tumes de son pays (Dis­cours de la méth­ode). Dès lors le mythe : France = bon sens-clarté-méth­ode, lib­ertés, uni­ver­sal­ité = Descartes est institué.

Il trou­vera au siè­cle suiv­ant son chantre inspiré en Paul Valéry avec des sup­port­ers (A14) venus d’hori­zons les plus divers comme l’his­to­rien Georges Lefeb­vre, créa­teur en 1938 du “cer­cle Descartes”, Mau­rice Thorez qui fait de Descartes en 1946 un des pio­nniers du social­isme et du marx­isme (con­duisant de son pas allè­gre vers les lende­mains qui chantent). Enfin, à nos portes, dans un reg­istre dif­férent : André Glucks­mann avec son livre Descartes c’est la France, titre racoleur, thèse acro­ba­tique, pré­sup­posant la pos­si­bil­ité dou­teuse de définir l’e­sprit français dans sa réal­ité et sa per­ma­nence. Est-il besoin de rap­pel­er que cette sin­gulière per­son­nal­i­sa­tion n’a pas man­qué de sus­citer par réac­tion dans d’autres familles d’e­sprit et chez de nom­breuses per­son­nal­ités, des pris­es de posi­tion rad­i­cale­ment opposées et out­rées : Descartes “dérac­iné”, maître d’er­reur, fau­teur de désor­dre, d’athéisme, etc.

La com­mé­mora­tion de Descartes en 1996 a eu le bon goût et la sagesse d’une part de rel­a­tivis­er les “erreurs” de Descartes comme s’il ne con­ve­nait pas d’en­tretenir la mémoire d’é­gare­ments éphémères (comme tant d’autres), d’autre part de s’ab­stenir de réveiller un débat aus­si polémique que mythique.

V — QUELQUES CONCLUSIONS

Si l’ironie n’est pas tout à fait absente de cette revue accélérée à tra­vers la des­tinée posthume de notre philosophe, la véri­ta­ble moti­va­tion réside ailleurs. Elle est dans la méta­mor­phose de l’im­age de l’homme en héros prophé­tique, han­tant désor­mais la mémoire col­lec­tive française. Com­ment après cela juger en toute impar­tial­ité un homme por­teur (bien mal­gré lui) des con­tra­dic­tions et ambiguïtés de notre nation. En déduire qu’il les ait incar­nées relève à notre sens de la pure imag­i­na­tion. Bor­no­ns-nous, mais à titre sim­ple­ment per­son­nel, à avancer quelques con­clu­sions (sujettes à con­tes­ta­tion comme il se doit).

1) Il est incon­testable que la mise de l’homme au cen­tre de la créa­tion, l’in­ver­sion de la démarche philosophique au prof­it de “l’ego con­nais­sant”, est une ini­tia­tive révo­lu­tion­naire, signe de la fin d’un idéal con­tem­platif, et de réap­pro­pri­a­tion par l’homme de ce qu’il avait jadis remis entre les mains de Dieu, en un mot l’an­nonce d’une ère nou­velle. Il nous appa­raît cepen­dant que Descartes est moins nova­teur qu’on ne l’ad­met générale­ment : il reprend de vieilles ques­tions que se posaient les philosophes grecs sans en chang­er pro­fondé­ment les répons­es sinon la forme, en opérant un trans­fert scénique com­plet : le dia­logue pla­toni­cien émi­gré du por­tique au théâtre intérieur de la pen­sée, entre libre arbi­tre et rai­son. Ce qu’il perd en pit­toresque, en vivac­ité voire au plan du soupçon de com­plic­ité, il le gagne au niveau con­struc­tif et con­trôle du discours.

2) Le Moi per­son­nel de Descartes n’a qu’une par­en­té assez lâche avec le “Moi” d’Au­gustin, philosophe chré­tien de la con­ver­sion par excel­lence. Cette réserve ajoutée à d’autres touchant le chem­ine­ment suivi par Descartes-chré­tien jus­ti­fie à nos yeux la mise en garde prophé­tique d’Arnaud :

Je ne doute pas que Mon­sieur Descartes dont la piété nous est très con­nue, n’ex­am­ine et ne pèse très diligem­ment ces choses et qu’il juge bien qu’il lui faut soigneuse­ment pren­dre garde qu’en tâchant de soutenir la cause de Dieu con­tre l’impiété des lib­ertins, il ne sem­ble pas leur avoir mis des armes en mains pour com­bat­tre une foi que l’au­torité de Dieu qu’il défend a fondée. Cela n’empêche nulle­ment les Médi­ta­tions d’être le chef-d’oeu­vre philosophique de Descartes par son orig­i­nal­ité, sa cohérence, sa ten­sion dialec­tique. On com­prend que cette oeu­vre majeure (sur­clas­sant de loin les Principes) reste prisée des enseignants pour sa valeur exem­plaire de “sys­tème philosophique”.

— Le “Moi cartésien”, assor­ti à la riche per­son­nal­ité du philosophe, reste exem­plaire à bien des égards pour nos con­tem­po­rains en proie à un malaise que notre regret­té Jean-Marie Dom­e­n­ach qual­i­fi­ait d’or­dre méta­physique qui comme toute mal­adie qui se respecte porte un nom latin, le taedi­um vitae, le dégoût de la vie que les théolo­giens d’autre­fois con­sid­éraient comme un péché très grave car si celui qui aime trop la vie peut être blâmable il est amend­able parce qu’il pos­sède cette vir­tus qui est puis­sance d’être et d’agir… 

Descartes, et davan­tage par la suite Spin­oza, a célébré comme étant au-dessus du plaisir la joie d’en­tente avec la nature, d’ami­tié et générosité envers autrui, d’ac­cord avec nous-mêmes, joie déployée entre pas­sion et rai­son, entre les oeu­vres des hommes et celles de Dieu. En un mot le con­traire de la sin­istrose per­cep­ti­ble aujour­d’hui chez tant de nos compatriotes.

Le regain actuel d’in­térêt porté aux philosophes grecs (prin­ci­pale source d’in­spi­ra­tion de Descartes) est-il un signe d’une réac­tion salu­taire ? Descartes, maître de sagesse et de mesure ? Notre XIXe siè­cle et Paul Valéry ont vu juste.

3) Citons Descartes, une dernière fois, en faisant retour aux Reg­u­lae, cet écrit de jeunesse où germe son inspiration :

Toutes les sci­ences ne sont rien d’autre que l’hu­maine sagesse qui demeure tou­jours une et iden­tique à elle-même, quelque dif­férents que soient les objets aux­quels elle s’ap­plique, et qui ne reçoit pas d’eux plus de diver­sité que n’en reçoit la lumière du soleil, de la var­iété des choses qu’elle éclaire ; il n’y a donc pas lieu de con­tenir l’e­sprit en quelques bornes que ce soit.

— Le pro­grès des sci­ences nous dit par là que Descartes doit se plac­er sous le signe de “l’hu­maine sagesse” ce qui implique une éthique des respon­s­abil­ités de l’homme dans l’ex­er­ci­ce de ses pou­voirs sur la nature.

— Descartes, l’e­sprit le plus uni­versel de son temps (Leib­niz dix­it), avait la claire intu­ition de l’u­nité de la sci­ence dans sa diver­sité et des syn­er­gies que l’on pou­vait en espér­er, notam­ment au béné­fice de la médecine.

— Il con­ce­vait la sci­ence comme une aven­ture col­lec­tive, un bien com­mun com­pa­ra­ble à la lumière généreuse du soleil, ter­rain naturel de coopéra­tion entre ceux qui étaient ani­més d’un même appétit de con­nais­sances, sans arrière-pen­sées dom­i­na­tri­ces ou lucra­tives, trait com­mun à tous les pio­nniers de la sci­ence au XVIIe siècle.

4) Descartes nous paraît exem­plaire dans son atti­tude vis-à-vis du bon usage d’une lib­erté “infinie”, par l’homme doué d’une rai­son capa­ble à elle seule de l’é­clair­er sur les con­séquences de ses actes. Il ne fait en cela que relay­er la moder­nité de saint Thomas d’Aquin affir­mant l’ex­is­tence d’un Droit naturel en dehors de toute Révéla­tion, reposant dans la con­duite libre et droite de la vie humaine, acces­si­ble à la rai­son qui lui est con­fiée par Dieu, car n’est-ce pas la dig­nité de l’homme que de pou­voir s’ap­puy­er sur l’in­tel­li­gence de sa con­di­tion et de ses fins.

Plutôt que de pour­suiv­re cette mise en per­spec­tive for­cé­ment mar­quée d’in­com­plé­tude et de sub­jec­tiv­ité, lais­sons au lecteur, s’il en a le goût, le soin de la com­pléter à sa guise. Per­me­t­tons-nous de con­clure sur une note plus intimiste, moins inspirée par la réflex­ion cri­tique que par la spon­tanéité du sentiment.

Au-delà de tous les reproches fondés qu’on a envie de lui adress­er : sa fière assur­ance (A15), sa dou­teuse pré­ten­tion de la “table rase”, son dédain envers ses devanciers et les cri­tiques de ses pairs…, l’homme Descartes, dans sa recherche obstinée de la “vérité”, son incom­pa­ra­ble audace intel­lectuelle, la générosité de sa nature, son dés­in­téresse­ment, sa sen­si­bil­ité mal dis­simulée, nous demeure très sym­pa­thique et digne d’un rap­port de prox­im­ité que lui assure d’ailleurs et à lui seul durable­ment le Dis­cours de la méth­ode, son chef-d’œuvre.

Tel n’est pas le moin­dre para­doxe d’une des­tinée hors normes n’ayant pas fini de nous éton­ner. Incon­tourn­able Descartes, resté un des lieux priv­ilégiés de l’ex­er­ci­ce de la philoso­phie qui ne cesse d’y revenir et d’en provenir ne fut-ce que pour s’en défaire.5

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1. Rap­pelons pour l’anec­dote que Descartes esti­mait que la physique n’au­rait plus rien à chercher dans une généra­tion et que dans cette per­spec­tive il se con­sacrait désor­mais à la médecine.
2. Sou­venons-nous du “Je est un autre” de Rim­baud tant il est vrai que les poètes, l’art en général, n’ont cessé de chercher une con­nais­sance différente.
3. Allu­sion sans doute à l’ar­ti­cle 36 de la deux­ième par­tie des Principes : que Dieu est la pre­mière cause du mou­ve­ment et qu’il en con­serve tou­jours une quan­tité égale dans l’univers.
4. Qu’une boule en pousse une autre et voilà les hommes qui s’imag­i­nent que la pre­mière boule est la cause du mou­ve­ment de la sec­onde… Ce qui pousse la sec­onde boule c’est l’or­dre éter­nel des choses, lequel se man­i­feste à l’oc­ca­sion du choc… nous pou­vons l’ap­pel­er une “cause occasionnelle”.
5. Jean-Luc Mar­i­on, Ques­tions cartési­ennes II.

ANNEXES :

(A1) Rap­pelons le raison­nement aus­si étrange que rudi­men­taire de Descartes : toutes les par­ties du cerveau étant dou­bles, ain­si que tous nos organes sen­soriels ou moteurs extérieurs il faut donc néces­saire­ment qu’il y ait quelque lieu où les deux images qui vien­nent par les deux yeux se puis­sent assem­bler en une, avant qu’elles parvi­en­nent à l’âme, afin qu’elles ne lui représen­tent pas deux objets au lieu d’un. Et on peut aisé­ment con­cevoir que ces images et autres impres­sions se réu­nis­sent en cette glande.

Courte notice bibliographique

On ne compte plus les ouvrages sur Descartes pub­liés au XXe siè­cle, ne fût-ce que ceux écrits ou traduits en langue française. S’y sont (notam­ment) illus­trés : Mil­haud, Adam, Tan­nery (X 1861), Hyp­po­lite, Hamelin, Brun­schvicg, Bréhi­er, Jaspers, Husserl, Koyré, Gouhi­er, Mes­nard, Petit, Guéroult, Gilson Laporte, J.-P. Sartre, Alquié, Beyssade, Bal­ibar, Armo­gathe, Kosta­bel, Grimal­di, Hen­ry, Rody-Levis, Gue­nan­cia, etc.

Par­mi la cinquan­taine d’ouvrages pub­liés en ce dernier quart de siè­cle se détache le tra­vail con­sid­érable de J.-L. Mar­i­on, surtout con­nu par sa “trilo­gie” :
L’ontologie grise de Descartes (Vrin, 75) cen­trée sur les Reg­u­lae, son œuvre fondatrice ;
La théolo­gie blanche de Descartes (PUF, 81), cen­trée sur la thèse cartési­enne de la créa­tion des vérités éternelles ;
Le prisme cartésien (PUF, 86), trai­tant de la spé­ci­ficité de la méta­physique cartési­enne, déplaçant la pri­mauté de “l’étant” au “con­nais­sant”.
Ces trois ouvrages sont d’une lec­ture dif­fi­cile pour les “non-philosophes”.

En réal­ité, nous nous sommes surtout inspirés d’études ou arti­cles, out­re ceux déjà cités.
“Corps, Âme, Esprit” (Intro­duc­tion à l’anthropologie ter­naire) par Michel Fromaget.
N° 87 de Ques­tion de (éd. Albin Michel, 91).
“Réflex­ions cri­tiques sur les Médi­ta­tions de Descartes” par Hen­ri Man­teau-Bonamy O. P. (arti­cle, 45 pages, de la Revue thomiste, 1963).
Autour de Descartes : le dual­isme de l’âme et du corps, J. Vrin, 1991 (250 p.).

(A2) Descartes qui avait un chien, “Mon­sieur Grat”, qui lui était très attaché, admet­tra plus tard que cer­tains ani­maux sont capa­bles “d’affectus”.

Curieuse­ment, la thèse des ani­maux-machines ne sus­ci­ta pas de protes­ta­tions com­pa­ra­bles en France, (La Fontaine, Madame de Sévi­gné… étaient alors trop jeunes pour s’en indign­er). Faudrait-il admet­tre que la tra­di­tion mul­ti­sécu­laire d’amitié entre l’Église du Christ et l’animal s’était sérieuse­ment émoussée au xvi­ie siè­cle français. Ce siè­cle est en effet (sauf rares excep­tions, saint Vin­cent de Paul entre autres) dur et peu sen­si­ble à la souf­france humaine, la jus­tice ignore la pitié, pour­voit sans état d’âme aux besoins des galères du roi, pourquoi l’animal serait-il mieux traité ?

(A3) Il ne s’agit pas ici de dire le bon et le mau­vais usage des mots en anthro­polo­gie “chré­ti­enne” mais de définir sans ambiguïté la césure entre la psy­ché et le moi spir­ituel, “l’être” unique et per­son­nel, qu’on l’appelle con­ven­tion­nelle­ment âme ou esprit.

On peut alors par­ler de “dual­isme” si corps et psy­ché sont con­sid­érés comme un tout psy­cho­so­ma­tique et de “tri­al­isme” dans le cas contraire.

Jean Gui­t­ton dans un arti­cle inti­t­ulé “Philoso­phie de la Résur­rec­tion” (cité par Michel Fro­maget) a écrit “Soma, psy­ché, pneu­ma”. Cette divi­sion est très éclairante… J’appelle “esprit” le moi caché, super­con­scient quoique obscur : celui qui appa­raît dans les chefs‑d’œuvre de l’art, celui qui se man­i­feste chez les prophètes et les mys­tiques, alors qu’il demeure virtuel.

Jean Gui­t­ton n’a cessé de dire de l’homme mod­erne qu’il devait se com­pren­dre comme un être ayant encore une pro­fonde muta­tion à accom­plir après celle l’ayant fait pass­er de l’ani­ma à l’homme psy­chique. Cette deux­ième muta­tion, “ nais­sance à l’esprit ”, étant naturelle­ment bien plus problématique.

On rap­porte que J. Gui­t­ton exposant récem­ment dans un sym­po­sium inter­na­tion­al son Anthro­polo­gie de la Résur­rec­tion s’était heurté à l’incompréhension de nom­breux théolo­giens catholiques et protestants.

(A4) Le 15 juil­let 1054 l’irréparable est com­mis : la bulle d’excommunication du patri­arche byzan­tin Michel Céru­laire est solen­nelle­ment déposée sur l’autel de Sainte-Sophie de Con­stan­tino­ple par l’envoyé pontifical.

On sait que l’introduction du fil­ioque fai­sait lit­ige entre les deux Églis­es, mais on s’était sage­ment abstenu des deux côtés jusqu’en 1054, d’en tir­er les con­séquences. Survint un pape peu accom­modant et… peu con­séquent. (Ce dif­férend d’ordre théologique a pris fin de nos jours.)

(A5) Il est bien exact que les chimistes en fai­saient un usage immod­éré notam­ment pour désign­er la sub­stance s’échappant de corps soumis à dis­til­la­tion dont la sub­til­ité fai­sait penser au “souf­fle” : “l’esprit-de-vin”, “l’esprit ardent” (alcool très rec­ti­fié), “l’esprit-de-sel” (solu­tion d’acide chlorhy­drique), “l’esprit alcalin”, etc.

(A6) Dans le lan­gage néotes­ta­men­taire, plus spé­ciale­ment le lan­gage paulin­ien (Romains, Galates), la “chair” désigne ce qui est promis à la mort, c’est-à-dire non seule­ment le corps biologique mais aus­si le psy­chique qui lui est insé­para­ble­ment lié. L’Esprit n’est pas la capac­ité de raison­nement mais l’ouverture à Dieu dont la présence en l’homme rend aus­si le corps capa­ble de spir­i­tu­al­i­sa­tion, ce qui lui est promis de devenir totale­ment dans la résur­rec­tion. C’est grâce à l’Esprit que la vie l’emporte jusque dans le corps mortel.

(A7) Cette atti­tude vis-à-vis du mys­tère divin est trans­posée dans l’architecture des églis­es romanes faite de sobriété et de pureté des lignes, invi­tant au silence et à l’intériorisation une fois franchi le seuil.

Les tym­pa­ns des portes mon­trent le christ en gloire trans­fig­uré dans sa man­dor­le de lumière, entouré des “qua­tre vivants” sym­bol­isant ses attrib­uts, le chem­ine­ment de l’homme appelé à une deux­ième nais­sance, la nais­sance à l’Esprit.

(A8) En réal­ité, il faut atten­dre la fin du xixe siè­cle (avec Can­tor et Peano) pour com­mencer à bien com­pren­dre pourquoi les math­é­ma­tiques devaient être con­sid­érées comme une con­struc­tion arbi­traire de l’esprit humain. Une avancée est accom­plie en 1931 avec le célèbre théorème d’incomplétude de Gödel. Il spé­ci­fie qu’aucun sys­tème d’axiomes math­é­ma­tiques, con­tenant les entiers ordi­naires, n’est util­is­able sans com­porter des propo­si­tions cen­sées “indé­cid­ables”. Pour pro­gress­er, il faut alors ajouter un nou­v­el axiome ne man­quant pas de con­duire à de nou­velles propo­si­tions indécidables.

En règle générale, toute théorie sci­en­tifique com­porte une part irré­ductible d’arbitraire que l’on doit décider en s’appuyant sur des raisons d’ordre philosophique (voire religieux). Par exem­ple dans le mod­èle stan­dard de la théorie du “big bang” le principe dit cos­mologique (isotropie de l’univers à grande échelle, la même his­toire partout) et celui de l’universalité partout et tou­jours des lois de la physique.

Une remar­que, apparem­ment anodine, de Von Neu­mann est en out­re lourde d’implications : tout proces­sus de mesure quan­tique implique, par nature, l’adjonction du pro­gramme sup­plé­men­taire “stop” résul­tant de l’intrusion de l’observateur qui décide. D’où la ques­tion : com­ment les événe­ments quan­tiques, qui sup­posent ce stop, peu­vent-ils sur­venir dans l’univers, pourquoi se passe-t-il quelque chose ?

Partout le déter­min­isme absolu a dû bat­tre en retraite, la sci­ence mod­erne sait qu’elle ne pour­ra par­venir à tout expliquer.

Tout ceci et bien d’autres mys­tères… lais­sent sans réponse le para­doxe de la lib­erté humaine.

(A9) Cette mise à l’index n’était nulle­ment imputable à la croy­ance en l’héliocentrisme mais à l’incompatibilité de nature entre les deux “sub­stances” : spir­ituelle et géométrique (res exten­sa) ren­dant incon­cev­able la transsub­stan­ti­a­tion dans le dogme de l’eucharistie, défi­ni au con­cile de Trente.

L’interdiction de l’oraison funèbre prévue lors de la céré­monie de trans­fert du cer­cueil de Descartes dans le caveau de Sainte-Geneviève en 1667 n’en serait-elle pas la conséquence ?

(A10) Ouvrage dif­fusé à Paris et Ams­ter­dam fin 49 alors que Descartes est déjà en Suède. En réal­ité les deux pre­mières par­ties auraient été écrites durant l’hiver 45–46 et leur man­u­scrit adressé à la princesse Élis­a­beth dans l’espoir que sa lec­ture l’aiderait à com­bat­tre sa ten­dance aux “afflic­tions” (traduisons “dépres­sion”). Il s’était en effet engagé dans une let­tre en date du 21 juil­let 45 à lui faire par­venir l’esquisse d’un petit Traité des pas­sions sur le thème : des moyens que la philoso­phie nous enseigne pour acquérir cette sou­veraine félic­ité, que les âmes vul­gaires atten­dent en vain de la for­tune, et que nous ne sauri­ons avoir que de nous-mêmes.

La troisième par­tie “Des pas­sions par­ti­c­ulières” (art. 149 à 212) fut ajoutée trois ans plus tard lors de l’impression des Pas­sions de l’âme.

(A11) En par­ti­c­uli­er dans la brève démon­stra­tion de l’erreur mémorable de Descartes en 1686 (le véri­ta­ble principe ren­dant compte des lois du choc est celui de la con­ser­va­tion de l’énergie).

(A12) L’existence n’est pas un attrib­ut ou prédi­cat s’ajoutant à d’autres (comme le poids…) ni une déter­mi­na­tion, elle est ce qui fait que l’ensemble de la notion cor­re­spond ou non à la réalité.

On sait que l’école de Vienne appro­fondi­ra l’analyse kanti­enne du raisonnement.

(A13) Nul écrivain en son temps plus que Descartes n’a été con­scient de l’enjeu (aux niveaux indi­vidu­el, social, économique) du développe­ment de l’instruction.

Péd­a­gogue né, il repre­nait per­son­nelle­ment l’instruction des mem­bres de sa mai­son ou de ses proches pour peu qu’ils mon­trent des dis­po­si­tions. C’est ain­si qu’un de ses valets le quit­tera pour devenir “math­é­mati­cien du roi de Por­tu­gal”, il fera d’un jeune saveti­er de son lieu de rési­dence un excel­lent astronome…

Descartes, fémin­iste, entendait que les filles reçoivent elles aus­si une bonne instruc­tion, nour­ris­sant des ambi­tions pour sa petite Francine. Les sug­ges­tions de Descartes touchant l’éducation s’appuient par­fois sur des con­sid­éra­tions assez inat­ten­dues. “Quand un chien voit une per­drix, il est naturelle­ment porté à courir vers elle et lorsqu’il voit un fusil ce bruit l’incite à s’enfuir, mais néan­moins on dresse des chiens couchants en telle sorte que la vue d’une per­drix fait qu’ils s’arrêtent et que le bruit qu’ils oient quand on tire sur elle fait qu’ils accourent.

Or ces choses sont utiles à savoir pour don­ner le pou­voir à cha­cun d’étudier à regarder ses pas­sions, car puisqu’on peut avec un peu d’industries chang­er les mou­ve­ments du cerveau dans les ani­maux dépourvus de rai­son, il est évi­dent qu’on le peut encore mieux dans les hommes, et que ceux-mêmes qui ont les plus faibles âmes peu­vent acquérir un empire absolu sur toutes leurs pas­sions si on employ­ait assez d’industrie à les dress­er et à les conduire.”

(A14) Citons entre autres Boutroux, Alain, Berg­son. Ce dernier opposera en 1918 Descartes, le cham­pi­on de la mesure française, aux mon­strueuses dis­po­si­tions d’intelligence et d’âme que nous man­i­feste à l’heure actuelle l’Allemagne. Les mythes ont cette force que l’Allemagne nazie exécr­era Descartes, sym­bole de la France.

(A15) Il n’est pas sûr que la belle assur­ance de Descartes l’ait entière­ment vac­ciné con­tre les assauts du doute per­son­nel. Il était trop intel­li­gent pour cela. Plusieurs de ses let­tres lais­sent percer ses craintes. Exem­ple : en 1639 il répond à Mersenne très dubi­tatif que, si ce qu’il a écrit sur le sang et les réfrac­tions est faux, tout le reste de sa philoso­phie ne vaut rien. Il s’agit en l’occurrence de sa cri­tique des con­cep­tions de Har­vey et de son refus de se ren­dre aux objec­tions faites par Fer­mat, sur sa pro­pre théorie de la réfraction.

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