D'après Le Traité de l'homme par Descartes

Hommage à DESCARTES (VI et fin)

Dossier : ExpressionsMagazine N°530 Décembre 1997Par Gérard PILÉ (41)

PROLOGUE

Ce sixième et der­nier entre­tien, consa­cré à notre phi­lo­sophe, a l’am­bi­tion de mieux cer­ner et déga­ger les traits les plus saillants trop sou­vent brouillés du « car­té­sia­nisme », utiles à l’es­quisse d’un bilan aus­si objec­tif que pos­sible, tâche tou­jours pro­blé­ma­tique tant divergent, comme on l’a déjà dit, points de vue, inter­pré­ta­tions ou plus sim­ple­ment atti­tudes envers la phi­lo­so­phie en géné­ral (cf. notre exergue), ou cer­tains philosophes.

Com­men­çons par allé­ger, avec le concours de l’au­teur, un dos­sier notoi­re­ment encom­bré de griefs incon­sis­tants. C’est ain­si qu’à maintes reprises, il fait allu­sion au risque de confu­sion des genres, par exemple dans la cin­quième réponse des Médi­ta­tions :

… Et il faut prendre garde à la dif­fé­rence qui est entre les actions de la vie et la recherche de la véri­té, laquelle j’ai tant de fois incul­quée ; car, quand il est ques­tion de la conduite de la vie, ce serait une chose tout à fait ridi­cule de ne s’en pas rap­por­ter aux sens. (…) C’est pour cela que j’ai dit en quelque part : « qu’une per­sonne de bon sens ne pou­vait dou­ter sérieu­se­ment de ces choses » ; mais lors­qu’il s’a­git de la recherche de la véri­té et de savoir quelles choses peuvent être cer­tai­ne­ment connues par l’es­prit humain, il est sans doute du tout contraire à la rai­son de ne vou­loir pas reje­ter sérieu­se­ment ces choses-là comme incer­taines, ou même aus­si comme fausses.

– Autre mise au point :

Je n’en­tends point y par­ler des choses qui appar­tiennent à la foi ou à la conduite de la vie, mais seule­ment de celles qui regardent les véri­tés spé­cu­la­tives et qui peuvent être connues par l’aide de la seule lumière naturelle.

– Faut-il rap­pe­ler le tort injus­ti­fié cau­sé à Des­cartes par cer­taine phrase évo­quant la voca­tion des hommes à deve­nir, grâce à leur infi­nie liber­té, comme maîtres et pos­ses­seurs de la nature.

L’ar­ti­fice consiste à oublier le » comme » et le contexte pour­tant expli­cite sur les limites de cette liber­té : Dieu n’a pas légué la nature à l’homme mais a fait de lui son inten­dant, lui don­nant l’in­tel­li­gence pour la faire fruc­ti­fier et amé­lio­rer sa propre condi­tion, citons ici Gue­nan­cia : Des­cartes est tout à fait conscient que la res­sem­blance avec Dieu peut rendre les hommes extra­va­gants au point de « sou­hai­ter être dieux » … l’homme n’est une image de Dieu que s’il sait aus­si qu’il n’en est que l’i­mage… D’ailleurs, à diverses reprises, Des­cartes oppose la » peti­tesse » de l’homme à la gran­deur de la création.

– On ne compte pas les pseu­do-objec­tions faites à Des­cartes par ces dis­pu­teurs invé­té­rés que sont les théo­lo­giens de son temps, n’en don­nons qu’un exemple :
– Nom­breux furent ceux qui prirent à contre­sens le doute « hyper­bo­lique », notam­ment Bour­din, jésuite de Cler­mont, à l’o­ri­gine d’une cabale contre lui : Com­ment se pour­ra-t-il faire que les mêmes choses qui aupa­ra­vant étaient dou­teuses ne soient plus main­te­nant dou­teuses et incertaines ? 

Réponse de Des­cartes : … Comme si j’a­vais pris pour fon­de­ment de ma phi­lo­so­phie qu’il faut tou­jours tenir pour fausses les choses douteuses. 

– Venons-en à des inter­ro­ga­tions plus sérieuses, au cœur de la méta­phy­sique car­té­sienne qui com­mande tout un sys­tème, dif­fi­ci­le­ment accep­té du vivant même de Descartes.

Il est pour cela néces­saire de veiller à ne pas déna­tu­rer sa pen­sée, d’ac­cep­ter notre phi­lo­sophe tel qu’il se pré­sente à nous, ses pos­tu­lats, sa convic­tion d’une solu­tion de conti­nui­té radi­cale entre connais­sances sen­sibles et intel­lec­tuelles, d’où la pri­mau­té de la méta­phy­sique dans l’ordre de la recherche intel­lec­tuelle, per­met­tant au pen­seur, de prendre conscience de façon soi-disant cer­taine, par sa seule rai­son, de son rap­port aux choses de la nature.

Que cette intui­tion se révèle inapte à pro­mou­voir le pro­grès scien­ti­fique, cela ne sem­blait pas évident à une époque où les esprits étaient encore mal déga­gés du moule sco­las­tique, où rares étaient ceux qui avaient com­pris que la seule démarche fiable consis­tait à inter­ro­ger inlas­sa­ble­ment la nature.

I.1 – LE PARTAGE CARTESIEN
vu par Wer­ner Heisenberg

Des­cartes se rend compte que ce que nous savons de notre esprit est plus sûr que ce que nous connais­sons du monde exté­rieur. Cepen­dant son point de départ avec le « tri­angle » Dieu – le Monde – Moi sim­pli­fie déjà dan­ge­reu­se­ment la base du futur raisonnement.

La divi­sion entre matière et esprit, entre corps et âme, qui avait débu­té dans la phi­lo­so­phie de Pla­ton, est main­te­nant totale. Dieu est sépa­ré et du Moi et du Monde, Dieu est en fait pla­cé si haut au-des­sus du Monde et des hommes, qu’il n’ap­pa­raît fina­le­ment plus dans la phi­lo­so­phie de Des­cartes que comme point de réfé­rence com­mun éta­blis­sant la rela­tion entre le Moi et le Monde. Alors que la phi­lo­so­phie grecque avait essayé de décou­vrir l’ordre dans une infi­nie varié­té de choses et de phé­no­mènes par la recherche de quelque prin­cipe uni­fiant fon­da­men­tal, Des­cartes essaya d’é­ta­blir l’ordre grâce à un par­tage fon­da­men­tal, mais les trois por­tions résul­tant de ce par­tage perdent une par­tie de leur essence quand on consi­dère l’une d’elles sépa­ré­ment des deux autres… Il est essen­tiel que Dieu soit dans le Monde et dans le Moi et il est éga­le­ment essen­tiel que le Moi ne puisse réel­le­ment se sépa­rer du Monde. Des­cartes connais­sait natu­rel­le­ment l’in­dé­niable néces­si­té de ce lien, mais au cours de la période qui s’en­sui­vit, la phi­lo­so­phie et les sciences expé­ri­men­tales se déve­lop­pèrent sur la base de la pola­ri­té entre res cogi­tans et res exten­sa et les sciences de la Nature concen­trèrent leur inté­rêt sur la res extensa.

L’in­fluence du par­tage car­té­sien sur la pen­sée humaine dans les siècles sui­vants ne sau­rait guère être sur­es­ti­mée, mais c’est jus­te­ment ce par­tage qu’il nous a fal­lu cri­ti­quer plus tard en par­tant du déve­lop­pe­ment de la phy­sique à notre époque…

Les dif­fi­cul­tés sou­le­vées par cette sépa­ra­tion pou­vaient se per­ce­voir clai­re­ment dès le début, par exemple, dans la dis­tinc­tion entre res cogi­tans et res exten­sa, Des­cartes fut obli­gé de mettre les ani­maux entiè­re­ment du côté de res exten­sa, par consé­quent ani­maux et plantes n’é­taient pas essen­tiel­le­ment dif­fé­rents des machines et leur com­por­te­ment était tota­le­ment condi­tion­né par des causes maté­rielles. Mais il a paru tou­jours dif­fi­cile de contes­ter com­plè­te­ment aux ani­maux l’exis­tence d’un genre quel­conque d’âme et il nous semble que le concept plus ancien de l’âme (par exemple dans la phi­lo­so­phie de saint Tho­mas d’A­quin) était plus natu­rel et moins for­cé que le concept car­té­sien de res cogi­tans, même si nous sommes convain­cus que les lois phy­si­co-chi­miques sont stric­te­ment valables pour les êtres vivants. … Si l’on ne consi­dé­rait les ani­maux comme des machines, il était dif­fi­cile de ne pas pen­ser la même chose des hommes, étant don­né que d’autre part res cogi­tans et res exten­sa étaient prises comme com­plè­te­ment dif­fé­rentes en leur essence, il ne sem­blait pas pos­sible qu’elles puissent agir l’une sur l’autre.

Donc pour pré­ser­ver le paral­lé­lisme com­plet entre expé­riences de l’es­prit et expé­riences du corps, l’es­prit était alors com­plè­te­ment déter­mi­né dans ses acti­vi­tés par des lois qui cor­res­pon­daient aux lois phy­si­co-chi­miques. C’est là que se posait la ques­tion de la pos­si­bi­li­té du libre arbitre. Il est visible que toute cette des­crip­tion est quelque peu arti­fi­cielle et montre les graves défauts du sys­tème cartésien…


Des­cartes jouit d’un natu­rel opti­miste, confiant dans les capa­ci­tés humaines, à com­men­cer par les siennes, à per­cer les secrets de la nature, si bien gar­dés soient-ils, mais il est aus­si un homme trop pres­sé de tou­cher à un but que ses « idées claires et dis­tinctes » lui repré­sentent proche1. Il n’a pas comme Pas­cal la pres­cience de l’ex­tra­or­di­naire com­plexi­té des phénomènes.

Rap­pe­lons cer­tains repères essen­tiels tou­chant l’an­thro­po­lo­gie car­té­sienne, en nous fiant aux juge­ments por­tés par l’un des plus grands phy­si­ciens et épis­té­mo­lo­gistes de notre siècle : Wer­ner Hei­sen­berg (1901−1976) qui était féru de phi­lo­so­phie, dis­ci­pline qu’il pra­ti­quait avec une rare aisance et une clar­té d’es­prit que devraient lui envier nos phi­lo­sophes-maîtres à pen­ser contemporains.

Les lignes ci-contre (voir enca­dré) ont été extraites et tra­duites d’une série de confé­rences faites au cours de l’hi­ver 55–56 à l’u­ni­ver­si­té Saint Andrew en Écosse.

Hei­sen­berg met clai­re­ment le doigt sur le défaut de la cui­rasse du « sys­tème phi­lo­so­phique » de Des­cartes : le « tri­angle Dieu – le Monde et Moi » est étran­ge­ment sta­tique, sans dyna­misme au niveau rela­tion­nel interne, plus spé­cia­le­ment entre Moi et Dieu d’une part, Moi et le Monde de l’autre, c’est pré­ci­sé­ment ce que l’on se pro­pose d’exa­mi­ner tour à tour en II et III.

I.2 – « ESPRITS ANIMAUX », « ANIMAUX-MACHINES »

Il nous faut aupa­ra­vant mieux éclai­rer un point d’his­toire : l’ac­cueil plu­tôt frais réser­vé à la thèse de Des­cartes sur les animaux.

Com­men­çons par rap­pe­ler la contro­verse sans issue qui s’en­gage entre Des­cartes et ses objec­teurs au sujet de ces mal­en­con­treux « ani­maux-machines » qui sou­lèvent des pro­tes­ta­tions una­nimes chez les phi­lo­sophes et cor­res­pon­dants étran­gers de Descartes :

– Froid­mont à Lou­vain qui l’ac­cuse de pri­ver les bêtes de la vie et du sen­ti­ment (Vita sensusque),
– Hobbes (l’au­teur du Levia­than, indé­si­rable en Angle­terre, réside alors à Paris où il est deve­nu un fami­lier de Mersenne),
– Hen­ri More (doc­teur au Christ” Col­lege de Cambridge).

Rap­pe­lons que les « esprits ani­maux » font leur appa­ri­tion dans le Dis­cours de la méthode :

Ce qu’il y a de plus remar­quable, c’est la géné­ra­tion des esprits ani­maux qui sont comme un vent très sub­til, ou plu­tôt comme une flamme très pure et très vive, qui, mon­tant conti­nuel­le­ment en grande abon­dance du cœur dans le cer­veau se va rendre de là par les nerfs dans les muscles et donne le mou­ve­ment à tous les membres.

Les « esprits ani­maux » menaient impli­ci­te­ment à l’i­dée des « animaux-machines ».

Hen­ri More s’in­digne de ce sen­ti­ment meur­trier et bar­bare que vous avan­cez pour les méta­mor­pho­ser en marbres et machines. Il trouve inouï de n’en faire que des machines insen­sibles, de peur de les rendre immor­tels. Pour sa part, More pense que les ani­maux ont une âme tout en admet­tant plu­sieurs degrés de vie, d’âme, d’es­prit, selon une hié­rar­chie allant des plantes aux anges : à ses yeux l’u­ni­vers mani­feste l’om­ni­pré­sence divine et l’âme humaine a une conscience cos­mique de son union avec Dieu… Ce sen­ti­ment natu­rel que nous avons de notre propre exis­tence, d’où naît-il et cet empire que notre âme a sur les « esprits ani­maux » d’où vient-il ?

Le rôle cen­tral assi­gné par Des­cartes à la glande pinéale (l’é­pi­physe) (A1) dans la dis­tri­bu­tion des « esprits ani­maux » lui semble délirant.

Comme on peut le consta­ter, l’es­prit néo­pla­to­ni­cien de la Renais­sance (cf. notre article IV) reste vivace chez les phi­lo­sophes anglais, par ailleurs fidèles à la tra­di­tion, voyant d’a­bord dans l’âme (ani­ma) le prin­cipe de vie.

More va jus­qu’à invo­quer un extrait du chant VI de l’Énéide sur l’a­ni­ma­tion de la nature par l’es­prit divin. À l’op­po­sé, Des­cartes ne veut pas entendre par­ler « d’âme du monde », terme sans signi­fi­ca­tion, ce der­nier étant com­plè­te­ment désa­cra­li­sé à ses yeux :

Je main­tiens que les ani­maux n’ont pas d’âme, étant pri­vés du libre arbitre qui implique la pen­sée, autre­ment dit l’u­sage de la rai­son, ils obéissent seule­ment à ce que je nomme les « esprits ani­maux » c’est-à-dire aux émo­tions, aux pul­sions ins­tinc­tives de leur corps, les­quelles existent d’ailleurs, bien qu’at­té­nuées, chez l’homme… Si les bêtes pen­saient ain­si que nous, elles auraient une âme immor­telle aus­si bien que nous, ce qui n’est pas vrai­sem­blable à cause qu’il n’y a point de rai­sons pour le croire de quelques ani­maux sans le croire de tous et qu’il y en a plu­sieurs trop impar­faits pour pou­voir croire cela d’eux, comme sont les huîtres, les éponges… Il est plus sur­pre­nant qu’il y ait une âme dans chaque corps humain que de n’en point trou­ver dans les bêtes.

Si ces argu­ments témoignent de pug­na­ci­té, l’embrouille résulte, comme nous le ver­rons bien­tôt, de sim­pli­fi­ca­tions et d’a­mal­games de lan­gage autour du concept d’âme dont Des­cartes ne dis­cerne pas au départ les conséquences.

De part et d’autre, on campe sur ses posi­tions, le débat tourne court faute d’être relan­cé par de nou­velles objec­tions aux réponses, de réponses com­plé­men­taires aux objec­tions. Il se clôt sur quelques « fâche­ries » et le constat de désac­cords irré­duc­tibles avec les phi­lo­sophes anglais les plus en vue. Cette rup­ture fait date dans l’his­toire des mutuelles incom­pré­hen­sions entre deux cou­rants phi­lo­so­phiques peu conci­liables : idéa­liste et ratio­na­liste d’un côté, ana­ly­tique et empi­rique de l’autre ou comme on le ver­ra par la suite, selon une dis­tinc­tion, pro­po­sée par Hei­sen­berg, entre deux « réa­lismes », le pre­mier « méta­phy­sique », le second « pratique ».

Com­pre­nons que si Des­cartes avait admis que les ani­maux avaient une cer­taine forme d’âme (A2), c’é­tait tout son sys­tème qui s’é­crou­lait. En réa­li­té, der­rière ce dia­logue de sourds se pro­file un tout autre enjeu, celui de la vali­di­té, plus pré­ci­sé­ment de la rece­va­bi­li­té du « par­tage car­té­sien » par les grandes tra­di­tions phi­lo­so­phiques et religieuses.

Il est peu agréable, quand on éprouve de la sym­pa­thie envers notre phi­lo­sophe, d’a­voir à consta­ter qu’il s’é­gare et nous égare, œuvrant à contre-cou­rant de tra­di­tions mûre­ment éla­bo­rées, fai­sant à son insu le lit de l’an­thro­po­lo­gie moderne, fon­ciè­re­ment agnostique.

En acco­lant au départ dans « esprits ani­maux » deux mots assez anti­no­miques, en bous­cu­lant le lan­gage, Des­cartes se ren­dait-il compte qu’il allait imman­qua­ble­ment sus­ci­ter des confu­sions et protestations ?

II.1 – ÂME ET ESPRIT

Des­cartes com­mence par écrire dans son Abré­gé des Médi­ta­tions :

D’où il s’en­suit que l’es­prit ou l’âme (ce que je ne dis­tingue point) est immor­tel de sa nature. Il élar­git ensuite l’a­mal­game dans sa seconde Médi­ta­tion : Je suis donc une chose pen­sante, ou encore esprit, ou encore âme, ou encore intel­lect, ou encore rai­son.

Et pour dis­si­per toute équi­voque, il prend de nou­veau soin de pré­ci­ser dans « ses » réponses aux cin­quièmes objections :

Car je ne consi­dère pas l’es­prit comme une par­tie de l’âme mais comme cette âme toute entière qui pense. Ne pas dis­tin­guer l’es­prit de l’âme équi­vaut à nier, à consi­dé­rer comme sans objet les réa­li­tés sur les­quelles ouvre l’es­prit et par là, se limi­ter aux facul­tés sen­si­tives et cog­ni­tives propres à l’âme : pen­sée et intel­li­gence psy­chique au sens com­mun du terme. Il rompt ain­si avec la tra­di­tion des ori­gines dis­tin­guant deux niveaux dans l’âme humaine : l’a­ni­mal et l’in­tel­lec­tif, une tra­di­tion qui éta­blis­sait une césure d’ordre onto­lo­gique, entre la par­tie tour­née vers le corps et le monde (la psy­ché grecque, l’ani­ma latine) et la par­tie noble, d’es­sence divine, impé­ris­sable, contrai­re­ment à la pre­mière (le pneu­ma grec, c’est-à-dire le souffle, que le latin déca­dent tra­duit par spi­ri­tus, par­fois ani­mus, intel­lec­tus).

Rap­pe­lons que cette concep­tion anthro­po­lo­gique trine (A3) : corps, âme, esprit, qui pré­va­lait dans l’É­glise pri­mi­tive et chez les pères de l’É­glise, res­tait pré­ser­vée, bien que de façon moins expli­cite chez saint Tho­mas d’A­quin. À l’af­fir­ma­tion, autre est l’in­tel­lect, autre est la rai­son de saint Augus­tin, fai­sait écho : la rai­son dif­fère de l’in­tel­lect comme la mul­ti­ci­té de l’u­ni­té de saint Thomas.

Des­cartes s’est-il seule­ment deman­dé pour­quoi ses plus illustres pré­dé­ces­seurs, de Pla­ton à saint Tho­mas, s’ap­pli­quaient à dis­tin­guer entre âme et esprit ? Si on peut en dou­ter, il est indé­niable que l’ap­pau­vris­se­ment de la réflexion théo­lo­gique depuis plu­sieurs siècles ten­dait vers cette éclipse : la pen­sée chré­tienne occi­den­tale (comme on l’a rap­pe­lé dans un pré­cé­dent article) n’é­tait plus fécon­dée depuis qu’ex­pé­rience mys­tique et spé­cu­la­tion théo­lo­gique s’é­taient dis­so­ciées l’une de l’autre, depuis que pré­va­lait l’u­ti­li­sa­tion de la rai­son sur l’illu­mi­na­tion par la foi. Dès lors, comme le résume si bien un théo­lo­gien (ortho­doxe) contem­po­rain, Paul Evdokimov :

Les Études sco­las­tiques s’a­dressent à l’in­tel­li­gence, sup­plan­tant la lec­tio divi­na et la contem­pla­tion orante, la prière elle-même devient for­ma­liste, ce que l’on appelle la devo­tio moder­na élar­git la dis­tance entre la spi­ri­tua­li­té et une théo­lo­gie de plus en plus spé­cu­la­tive.

On a pu suivre à la trace le tra­vail de sape mené par la psy­ché contre l’es­prit, et remon­ter jus­qu’à 1054, année de sépa­ra­tion des Églises d’O­rient et d’Oc­ci­dent (A4) (seule la pre­mière res­te­ra très atta­chée aux tra­di­tions de l’É­glise indi­vise). Peu à peu, le doute s’é­tait ins­tal­lé sur le point de rup­ture onto­lo­gique : entre corps et âme ? ou âme et esprit ? Autre­ment dit, l’âme était-elle du côté du corps, c’est-à-dire mor­telle ou du côté de l’es­prit, d’es­sence divine, immor­telle ? La dif­fé­rence fon­da­men­tale entre la psy­ché et le spi­ri­tuel n’é­tait plus clai­re­ment per­çue. Or, dans la pure tra­di­tion judéo-chré­tienne, c’est bien par l’es­prit que Dieu se fait pré­sence agis­sante dans le cœur de l’homme, abo­lis­sant ain­si la dis­tance qui le sépare de lui. Le dua­lisme corps-âme (la tra­di­tion biblique n’é­ta­blit même pas cette dis­tinc­tion) est impuis­sant à rendre compte de son dyna­misme interne fait d’ou­ver­ture de l’âme à l’Es­prit, allant de pair avec le reflux, l’ef­fa­ce­ment de l’E­go, omni­pré­sent, faut-il le faire remar­quer, dans l’an­thro­po­lo­gie car­té­sienne2.

Concé­dons tou­te­fois à Des­cartes des embar­ras d’ordre séman­tique tou­chant l’u­sage et le sens du mot esprit : M. Lasz­lo, pro­fes­seur de chi­mie à l’É­cole poly­tech­nique, dans un essai ori­gi­nal Les mots et les choses relate qu’en 1646 Des­cartes s’en prend, dans une lettre, aux chi­mistes, leur repro­chant de dire des mots hors de l’u­sage com­mun pour faire sem­blant de savoir ce qu’ils ignorent (A5).

Mais il est non moins exact que l’u­sage du mot esprit dans la lit­té­ra­ture chré­tienne du siècle res­tait cou­rant (par exemple Bos­suet dans son His­toire uni­ver­selle dis­tingue entre « ceux qui vivent selon l’es­prit » et « ceux qui vivent selon la chair ») (A6). Des­cartes, qui ambi­tionne de faire de sa méta­phy­sique une sorte de pro­pé­deu­tique des théo­lo­gies juive ou chré­tiennes, éta­blis­sant selon lui l’exis­tence de Dieu, n’en pro­pose qu’une idée bien loin­taine, inaccessible.

II.2 – LE « RÉALISME MÉTAPHYSIQUE » DE DESCARTES

Réa­liste, Des­cartes l’est au sens ordi­naire du terme, puis­qu’à la fin des Médi­ta­tions, il lève ses der­niers doutes sur la réa­li­té sub­stan­tielle du monde. En réa­li­té, son « réa­lisme » va au-delà, comme nous allons l’expliquer.

Le rôle fon­da­teur dévo­lu à la pen­sée et aux idées dans l’an­thro­po­lo­gie car­té­sienne ren­voie impli­ci­te­ment à une vieille contro­verse, a prio­ri plu­tôt sur­réa­liste, ayant jadis enflam­mé les têtes sco­las­tiques : « La que­relle des uni­ver­saux » très révé­la­trice à nos yeux de la pro­fonde trans­for­ma­tion des men­ta­li­tés, culmi­nant au XIIIe siècle, qui s’ac­com­plit dans l’Oc­ci­dent chré­tien depuis plus d’un siècle. Elle concerne la manière dont l’homme pense les idées géné­rales (le beau, le vrai… les « espèces », l’homme, etc.).

Deux atti­tudes s’affrontent :

– l’une dite « réa­liste » remon­tant à Pla­ton conclut à la réa­li­té de leur objet ;
– l’autre dite « nomi­na­liste » n’y voit que pures abs­trac­tions, pro­duits de l’es­prit humain. Pour les pre­miers, le monde est l’a­bou­tis­se­ment d’un pro­jet de Dieu, son créa­teur, l’u­ni­ver­sel insur­pas­sable, sei­gneur et source de tous les uni­ver­saux. Le réa­liste se satis­fait aus­si bien de la preuve de saint Anselme que de la preuve onto­lo­gique : l’i­dée de Dieu, innée dans l’homme, prouve Dieu qui a vou­lu le monde et l’homme (A7).

À l’u­ni­ver­sa­lia ante rem (l’i­dée avant la chose) du réa­liste s’op­pose ain­si l’u­ni­ver­sa­lia post rem du nomi­na­liste deve­nu inca­pable de « réa­li­ser » Dieu dans son cœur, refu­sant d’ad­mettre que l’i­dée de Dieu dans l’homme per­met de conclure à son existence.

Dès lors « l’É­ter­nel », « le Sei­gneur du ciel et de la terre », n’é­tant plus sai­si par l’in­tui­tion, tombe au rang d’hy­po­thèse à sou­mettre au juge­ment sou­ve­rain de la raison.

Sou­ve­nons-nous ici que Des­cartes abhorre l’en­sei­gne­ment sco­las­tique, du moins celui à l’hon­neur dans les Uni­ver­si­tés de son temps. Notre « Père de la moder­ni­té » ne renoue-t-il pas, à cinq siècles de dis­tance, avec les « réa­listes » de la pre­mière sco­las­tique ? À cela près qu’il met les mathé­ma­tiques à la place d’hon­neur par­mi les universaux :

Les véri­tés mathé­ma­tiques ont été éta­blies par Dieu et en dépendent entiè­re­ment aus­si bien que le reste des créatures.

Ain­si, par le canal des mathé­ma­tiques, cette voie sou­ve­raine, la rai­son nous fait accé­der à l’es­sence des choses, à l’é­non­cé des lois de la nature… C’est Dieu qui a éta­bli ces lois en la nature ain­si qu’un roi éta­blit des lois dans son royaume… Ces lois sont innées à notre esprit car Dieu les y a impri­mées ain­si qu’un roi impri­me­rait ses lois dans le cœur de tous ses sujets.

En fait c’est en 1630, dans une lettre à Mer­senne que Des­cartes com­mence à sou­te­nir cette idée de l’ins­ti­tu­tion par Dieu des véri­tés mathématiques.

… Elles en dépendent entiè­re­ment aus­si bien que tout le reste des créa­tures. C’est en effet par­ler de Dieu comme d’un Jupi­ter ou d’un Saturne et l’as­su­jet­tir au Styx et aux des­ti­nées que de dire que ces véri­tés sont indé­pen­dantes de lui. Ne crai­gnez point, je vous prie d’as­su­rer et de publier par­tout que c’est Dieu qui a éta­bli ces lois… 

Par là Des­cartes s’op­po­sait aux théo­lo­giens de son temps tels le jésuite espa­gnol Sua­rez ou Bérulle tan­dis que Kepler et Gali­lée esti­maient que les mathé­ma­tiques étaient fon­dées dans l’absolu.

N’en­trons pas dans le détail des concep­tions des uns ou des autres, notons seule­ment qu’au­cun des grands phi­lo­sophes qui lui suc­cé­de­ront (Spi­no­za, Male­branche, Leib­niz) ne sui­vront Des­cartes sur ce ter­rain. L’i­dée pré­vau­dra par la suite que les mathé­ma­tiques doivent être consi­dé­rées comme une construc­tion arbi­traire de l’es­prit humain (A8).

II.3 – Descartes et Pascal

Est-il besoin de rap­pe­ler tout ce qui contri­bue à oppo­ser les deux hommes : tem­pé­ra­ments, concep­tions de la science, spi­ri­tua­li­tés, etc. Le contraste est tel qu’il a inci­té un auteur contem­po­rain J.-C. Bris­ville à ima­gi­ner et por­ter à la scène (du théâtre du Vieux Colom­bier) un Entre­tien de M. Des­cartes avec M. Pas­cal le Jeune.

Avant de ris­quer quelques conclu­sions sur notre phi­lo­sophe, on ne sau­rait mécon­naître les sévères juge­ments por­tés par Pascal :

Je ne puis par­don­ner à Des­cartes : il aurait bien vou­lu dans toute sa phi­lo­so­phie se pas­ser de Dieu mais il n’a pu se pas­ser de lui faire don­ner une chi­que­naude3 pour mettre le monde en mou­ve­ment après cela il n’a plus besoin de Dieu.

Ce pro­cès de qua­si-athéisme fait à Des­cartes paraît dif­fi­ci­le­ment sou­te­nable quand on sait que Dieu est constam­ment pré­sent dans sa vie comme dans son œuvre, il est tou­te­fois vrai que l’on a du mal à décou­vrir quelque res­sem­blance entre « l’Ab­ba » des Évan­giles et le Dieu des Médi­ta­tions, bien abs­trait, loin­tain et peu com­mu­ni­cant comme nous l’a­vons vu.

L’hos­ti­li­té témoi­gnée à Des­cartes peut sur­prendre si l’on admet l’ad­mi­ra­tion qu’au­rait por­tée le jeune Blaise (alors âgé de 14 ans) à l’au­teur du Dis­cours.

Ce car­té­sia­nisme juvé­nile n’ayant pas duré, que s’est-il donc pas­sé ? La lec­ture des Médi­ta­tions et sur­tout des Prin­cipes lui a vite révé­lé les dérives d’emploi de la « Méthode » cartésienne.

Pas­cal, entre-temps, a acquis la convic­tion qu’il n’existe que deux ordres de véri­té : le scien­ti­fique et le reli­gieux. On est conduit au pre­mier en cher­chant la rai­son des effets par voie d’in­duc­tion expé­ri­men­tale, et au second par les voies de la Révé­la­tion et de la Grâce divines.

La théo­lo­gie ration­nelle, la phi­lo­so­phie, telle que la conçoit Des­cartes, lui appa­raît comme un « entre-deux équi­voque » (selon le mot de J.-F. Revel), une errante inca­pable par elle-même d’ac­cé­der aux véri­tés des deux ordres, tout au plus de ser­vir d’ap­point aux véri­tés reli­gieuses. Ratio­na­lisme scien­ti­fique et ratio­na­lisme méta­phy­sique n’ont dès lors en com­mun que le mot. S’il existe, en dehors de la Révé­la­tion, une voie pos­sible, c’est le cœur qui sent Dieu et non la Rai­son (Pen­sées). La rai­son n’en a pas moins sa place car pen­sée fait la gran­deur de l’homme, toute notre digni­té consiste en la pensée…

Le fini s’a­néan­tit en pré­sence de l’in­fi­ni et devient un pur néant. Ain­si notre esprit devant Dieu… 

Conclu­sion : Deux excès : exclure la rai­son, n’ad­mettre que la rai­son (Pen­sées).

Obser­vons qu’on a du mal, encore aujourd’­hui, à admettre que ces deux ratio­na­lismes, scien­ti­fique et méta­phy­sique, ont été au temps de Des­cartes moins com­plé­men­taires que rivaux. La célèbre sen­tence de Pas­cal contre Des­cartes « inutile et incer­tain » vise en réa­li­té toute phi­lo­so­phie « méta­phy­si­co-déduc­tive incer­taine » parce que Des­cartes édi­fie son sys­tème des choses sur des prin­cipes a prio­ri qui ne peuvent être autre chose que des hypo­thèses (Léon Brunschvicg).

Si les Prin­cipes de Des­cartes furent mis à l’in­dex (A9) en 1664 par Rome, il est non moins vrai que ce pur chef-d’œuvre de la langue fran­çaise que sont Les Pro­vin­ciales y fut très fraî­che­ment accueilli.

II.4 – Descartes et Malebranche

La renom­mée post­hume de Des­cartes phi­lo­sophe doit beau­coup à l’o­ra­to­rien Male­branche (1638−1715) qui aurait eu la révé­la­tion de sa propre voca­tion phi­lo­so­phique à la lec­ture for­tuite, chez un libraire de la rue Saint-Jacques à Paris, du Trai­té de l’homme qui venait de paraître en 1664. Et voi­là Male­branche car­té­sien un demi-siècle durant, deve­nu au début du XVIIIe siècle le phi­lo­sophe le plus admi­ré d’Eu­rope, même par les phi­lo­sophes anglais comme Berkeley.

En fait, c’est à un éla­gage sévère du car­té­sia­nisme que se livre Male­branche, jetant au feu toutes ses branches mortes, à com­men­cer par la recherche des causes pre­mières dans les sciences de la nature car il ne faut4 sur­tout pas mélan­ger les genres : phy­sique et méta­phy­sique. De même sont ban­nies comme dépour­vues de sens des ques­tions telles que le mode d’ac­tion de l’âme sur le corps, son point d’in­ser­tion dans ce der­nier, etc. En revanche Male­branche reprend conscien­cieu­se­ment le cogi­to, l’ar­gu­ment de saint Anselme, résu­mé d’une phrase :

Si l’on pense à Dieu, il faut que Dieu soit (Dieu par­fait et non trom­peur de Descartes). 

Male­branche, esti­mant bien tra­duire l’i­dée de Des­cartes de l’in­fi­ni, la pousse à fond et va au-delà de ce der­nier qui voyait tout par Dieu. Lui, Male­branche, voit tout en Dieu, cause vraie de tout, embras­sant le monde et nous, en quelque sorte plon­gés en lui : c’est de lui qu’é­manent nos bonnes actions nous lais­sant res­pon­sables de nos mau­vaises. Dieu opère à tra­vers tout ce qu’il a créé confor­mé­ment à des lois éter­nelles éta­blies une fois pour toutes, ces lois sont les meilleurs pos­sibles mais non abso­lu­ment bonnes. Car ce qui est fini est néces­sai­re­ment impar­fait et sou­mis à la loi du pos­sible. Obser­vons inci­dem­ment que Male­branche n’aime pas les miracles et les prières de sol­li­ci­ta­tion car c’est offen­ser et ten­ter Dieu que de lui deman­der d’a­gir au ser­vice de volon­tés par­ti­cu­lières.

Que devient la liber­té de l’homme dans tout cela ? Dieu lui laisse une « cer­taine liber­té », suf­fi­sante pour qu’il se consi­dère libre et donc responsable.

Pour­quoi insis­ter sur la phi­lo­so­phie de Male­branche, en défi­ni­tive affran­chie de celle de Des­cartes sur des points aus­si essen­tiels que le libre arbitre (« infi­ni » chez ce der­nier) ? À son insu ou non, la méta­phy­sique de Male­branche révèle un grand paral­lé­lisme avec le pan­théisme de Spi­no­za (1632−1677).

C’est bien Male­branche, et non Des­cartes qui l’eût sans doute désa­voué (tant il est vrai qu’en phi­lo­so­phie les grands maîtres ont tou­jours des pro­blèmes avec leurs meilleurs dis­ciples), qui a pré­pa­ré le ter­rain et ouvert la voie au déter­mi­nisme lapla­cien et plus encore au positivisme.

Toute réflexion sur l’in­fluence post­hume de Des­cartes doit prendre en compte l’in­con­tour­nable Malebranche.

III.1 – les passions de l’Âme

Dans le pre­mier article de cette série, Jacques Fer­rier avait évo­qué les cir­cons­tances ayant ame­né Des­cartes à com­po­ser « cet essai » (A10), le rôle sti­mu­lant joué par sa fidèle cor­res­pon­dante la prin­cesse Éli­sa­beth de Bohême. Cette jeune femme sen­sible et intel­li­gente ne pré­tend pas se mesu­rer avec celui qu’elle admire mais plus sim­ple­ment le com­prendre et s’i­ni­tier à sa phi­lo­so­phie en lui adres­sant maintes demandes d’é­clair­cis­se­ments. Il s’en­suit un échange régu­lier de lettres, en réa­li­té pour le plus grand béné­fice de notre phi­lo­sophe obli­gé d’ap­pro­fon­dir sa pen­sée, en l’o­rien­tant vers des ques­tions plus concrètes. C’est ain­si qu’É­li­sa­beth lui écrit pour la pre­mière fois en 1643, ne com­pre­nant pas com­ment l’âme, pure pen­sée, pou­vait à volon­té faire se mou­voir le corps.

Que l’âme com­mande au corps ne pose pas de dif­fi­cul­té au sens com­mun : quoi de plus natu­rel ? c’est sa fonc­tion, mais qu’une res cogi­tans (imma­té­rielle) agisse sur une res exten­sa (sub­stan­tielle) est autre­ment dif­fi­cile à conce­voir. Ques­tion per­ti­nente mon­trant com­bien Des­cartes avec son culte voué aux idées claires et dis­tinctes a le don de trans­for­mer des ques­tions en véri­tables énigmes.

Il faut com­prendre, explique Des­cartes, que l’âme n’est pas logée dans son corps comme un pilote dans son navire : si le corps vient à être agres­sé, par exemple piqué par une aiguille, l’âme res­sent une dou­leur par voie interne, l’in­for­mant d’un dan­ger, signal salu­taire des­ti­né à pro­vo­quer en retour une réac­tion appro­priée. On doit donc consi­dé­rer qu’âme et corps se confondent au sein d’un seul tout.

Cette union de l’âme et du corps n’est autre que la conscience de ne for­mer qu’une per­sonne ce que cha­cun éprouve tou­jours en soi sans philosopher. 

Il y a donc lieu de dis­tin­guer entre les pen­sées que forme l’âme en union intime avec le corps, de celles qu’elle forme en dehors de lui. Les pre­mières : sen­sa­tions d’o­ri­gine interne ou externe aux­quelles s’a­joutent les émo­tions et « pas­sions » (telles que peur, joie tris­tesse, désir, amour, res­sen­ti­ment, haine, etc.) sont éprou­vées par l’âme ne fai­sant qu’un avec le corps dont elle épouse toutes les parties.

Com­prendre les méca­nismes mis en jeu, la fina­li­té de ces mou­ve­ments, le bon et le mau­vais usage que peut en faire l’homme, tel est pré­ci­sé­ment le thème des Pas­sions de l’âme, petit trai­té arti­cu­lé en trois par­ties et 212 « articles ».

Bor­nons-nous à en pré­ci­ser l’es­prit et les conclusions.

Il n’y a en nous qu’une seule âme et cette âme n’a aucune diver­si­té de par­ties : la même qui est sen­si­tive est rai­son­nable et tous ses appé­tits sont des volon­tés... nous pré­vient Des­cartes (art. 47).

Cette âme est logée dans la petite glande qui est au milieu du cer­veau pou­vant être pous­sée d’un côté par l’âme et de l’autre par les esprits ani­maux qui ne sont que des corps (affir­ma­tion des plus fan­tai­sistes sur laquelle il n’a­vait jamais varié en dépit d’un accueil una­ni­me­ment sceptique).

L’au­teur ne nous épargne rien du rap­pel de ses concep­tions sou­vent étranges sur la machi­ne­rie phy­sio­lo­gique (esprits ani­maux, etc.) du com­po­sé humain. Cela ne va pas sans encom­brer et alour­dir l’œuvre, mais ne lui faut-il pas sau­ve­gar­der son prin­cipe d’une hété­ro­gé­néi­té radi­cale de nature entre l’âme et le corps, exer­cice com­bien difficile !

L’in­té­rêt de l’es­sai est évi­dem­ment ailleurs, il est dans la recons­truc­tion du sujet moral, exté­rieur à la sphère de la pen­sée pure et du cogi­to, rési­dant dans cet inter­face, zone inter­mé­diaire, indé­cise, entre âme et corps où, dans un sens, le corps « pense », sup­pléant aux éclipses de la pen­sée, par­ti­ci­pant à la géné­ra­tion des « volon­tés ». La connais­sance dans ce domaine mal défi­ni ne peut être, pré­cise Des­cartes, que conjecturale.

Les « pas­sions », loin d’être des « mala­dies de l’âme », sont des phé­no­mènes natu­rels ayant une fina­li­té natu­relle. Elles incitent et dis­posent l’âme à vou­loir les choses aux­quelles elles pré­parent le corps. Allé­gées à prio­ri de leur charge morale et reli­gieuse, elles ne valent que par l’u­sage qu’en font les hommes.

Des­cartes, tout au long de son trai­té, porte une grande atten­tion à la cor­res­pon­dance entre les sen­ti­ments éprou­vés et les signes ou mou­ve­ments cor­po­rels sus­ci­tés (il reprend ici à son compte le vif inté­rêt por­té par les peintres et sculp­teurs de son temps à cette ques­tion, notam­ment sur les modi­fi­ca­tions du visage en fonc­tion des émotions).

Existe-t-il un remède, avait deman­dé Éli­sa­beth en 1647, appro­prié à une âme défaillante pour quelques vapeurs, si habi­tuée soit-elle à rai­son­ner sainement.

Le remède aux pas­sions exces­sives, plaide Des­cartes, n’est nul­le­ment dans la mor­ti­fi­ca­tion (comme le pensent les jan­sé­nistes), il doit être cher­ché dans les moyens de sous­traire l’âme à leur empire, d’al­lé­ger une charge trop lourde à por­ter, de prendre ses dis­tances par rap­port à l’é­vé­ne­ment, par exemple de regar­der ce qui nous trouble comme on le fait des aven­tures rela­tées par quelque livre ou por­tées sur scène au théâtre. Vécues dans l’i­ma­gi­naire elles peuvent être sources de grandes joies intellectuelles.

Il serait donc absurde de vou­loir éra­di­quer les pas­sions, au contraire les aimer comme étant une dis­po­si­tion géné­rale de notre nature ouverte à la vie et une source de conten­te­ment n’ayant rien à voir avec la clô­ture de l’égoïsme.

Les grandes âmes qui ont des rai­son­ne­ments si forts et si puis­sants que bien qu’elles aient aus­si des pas­sions et même sou­vent de plus vio­lentes que celles du com­mun, leur rai­son demeure ni plus ou moins la maîtresse. 

Le risque est grand cepen­dant de sur­es­ti­mer la valeur prê­tée à leur objet en com­pa­rai­son de celle pro­cu­rée par leur pos­ses­sion : les pas­sions peuvent nous rendre aveugles à la qua­li­té des grands biens qui sont en nous, cachés à notre ima­gi­na­tion, contrai­re­ment aux biens exté­rieurs comme hon­neurs, pou­voir, richesses.

En réa­li­té l’homme n’a pas de plus grand bien que le bon usage de son libre arbitre, autre­ment dit, le sage exer­cice et la fer­me­té de sa volon­té, source de l’es­time légi­time de soi comme d’au­trui à l’é­gal de soi-même, telle est bien la digni­té et la plus haute per­fec­tion de l’homme. La géné­ro­si­té envers autrui est la réponse suprême à cette question.

Aux yeux de Des­cartes, bon­heur per­son­nel et géné­ro­si­té vont de pair, se por­tant mutuel­le­ment appui. À sa manière il fait écho à saint Augus­tin : aime et fais ce que tu veux, enten­dant par là que, seul, l’a­mour véri­table rend libre.

Qui­conque a vécu, nous dit Des­cartes, de telle sorte que sa conscience ne peut lui repro­cher qu’il ait jamais man­qué à faire toutes les choses qu’il a jugées être les meilleures (…), il en reçoit une satis­fac­tion si puis­sante pour le rendre heu­reux que les plus vio­lents efforts des pas­sions n’ont jamais assez de pou­voir pour trou­bler la tran­quilli­té de son âme. 

Com­ment dou­ter de la bonne foi de Des­cartes s’ap­pli­quant conscien­cieu­se­ment à la rédac­tion des Pas­sions de l’âme, quand on connaît sa géné­ro­si­té fon­cière, le sou­ci constant qu’il a de ses proches (sa vieille nour­rice, sa propre fille, ses domes­tiques, à l’ins­truc­tion des­quels il se voue).

N’ou­blions pas cepen­dant qu’à l’é­poque où il écrit, la mode est au théâtre de Cor­neille, à ses héros, à l’exal­ta­tion de la force d’âme, on vibre à l’u­nis­son de Polyeucte :

Ma rai­son, il est vrai, dompte mes sen­ti­ments, c’est seule­ment un peu plus tard que l’on redes­cend sur l’autre ver­sant notam­ment avec Pas­cal dans son Dis­cours sur les pas­sions de l’amour :

L’homme est né pour le plai­sir, il le sent, il n’en faut point d’autre preuve, il suit donc sa rai­son en se don­nant au plaisir.

Ou cette pen­sée plus désa­bu­sée : Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, on ne manque qu’à les appliquer.

Rap­pe­lons-nous aus­si cette maxime de La Roche­fou­cauld : Si nous résis­tons à nos pas­sions, c’est plus par leur fai­blesse que par notre force. 

C’est bien à juste titre que Des­cartes se défend de vou­loir faire œuvre de mora­liste, ce qu’il nous livre n’ayant rien à voir avec le genre lit­té­raire si bien illus­tré par La Bruyère et La Rochefoucauld.

Les Pas­sions de l’âme, qui traitent en défi­ni­tive de l’art de bien conduire sa vie, n’en consti­tuent pas moins le volet « morale » d’une œuvre qui avait été intro­duite par l’art de bien conduire sa raison.

III.2 – UN CORPS DÉDOUBLÉ

Un des pion­niers de la cyber­né­tique War­ren S. Mac­Cul­loch a pu écrire dans un texte publié en 1948 (année de sa mort), inti­tu­lé Recol­lec­tion of the many sources of cybernetics :
I conclude that cyber­ne­tics starts with Des­cartes rather than with Leib­niz (allu­sion à un écrit de ce der­nier Cal­cu­lus ratio­ci­na­tor).
Mac­Cul­loch jus­ti­fie son choix par l’im­por­tance cyber­né­tique du concept de rétro­ac­tion néga­tive, déjà pré­sent dans le Trai­té de l’homme de Des­cartes (publié après sa mort en 1664) où il décrit cor­rec­te­ment le méca­nisme réflexif à l’œuvre chez un homme ayant son pied trop près du feu. Un signal sen­si­tif par­ti du pied par­vient à la tête qui émet en retour des signaux moteurs commandant :
– au pied de s’écarter,
– aux yeux d’ob­ser­ver la posi­tion du pied par rap­port au feu.
Il y a là l’i­dée d’arc réflexe et rétro­ac­tion néga­tive en ce sens qu’elle tend à dimi­nuer l’ef­fet du feu sur le pied en des­sous d’un seuil cri­tique. Le rap­pro­che­ment est fait avec un autre texte de sa Diop­trique où est impli­ci­te­ment pré­sent le concept de codage de l’information :
… Qu’il n’y a aucunes images qui doivent en tout res­sem­bler aux objets qu’elles pré­sentent… mais qu’il suf­fit qu’elles leur res­semblent en peu de choses ; et sou­vent même, que leur per­fec­tion dépend de ce qu’elles ne res­semblent pas tant qu’elles pour­raient faire.
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D’a­près un article de notre cama­rade Robert Val­lée (43) (revue Alliage, n° 28 – 1996), aima­ble­ment com­mu­ni­qué par l’auteur.

Il est peu dou­teux que la radi­ca­li­té du par­tage car­té­sien, le corps sépa­ré de la psy­ché, ran­gé tout entier du côté de la res exten­sa (par­tage si contraire aux plus hautes tra­di­tions comme nous l’a­vons vu), n’a pas peu contri­bué à ren­for­cer insi­dieu­se­ment une ten­dance déjà per­cep­tible avant lui : « le corps-objet », d’une part désa­cra­li­sé, de l’autre soi­gné pour lui-même, indé­pen­dam­ment de son uni­té psy­cho­so­ma­tique (même si ce n’est pas la concep­tion de Descartes).

Nous disons machi­na­le­ment que nous avons un corps, mais qu’y a‑t-il de com­mun entre la pos­ses­sion d’une chose exté­rieure et ce corps per­son­nel qui nous ouvre au monde sans s’y confondre ? En réa­li­té, nous ne sommes plus dans la caté­go­rie de l’a­voir mais dans celle de l’être, de l’a­voir incar­né, ce média­teur si mys­té­rieux entre nous et le monde.

De son côté, le dis­cours scien­ti­fique nous a habi­tués à mettre notre corps devant nous, à le consi­dé­rer comme un objet d’at­ten­tion pour lui-même, l’ob­jet conti­gu au « sujet » dont je puis faire ce que je veux, car telle est en défi­ni­tive la reven­di­ca­tion de l’homme moderne.

En d’autres termes, je me repré­sente mon corps comme un autre et non le corps qui voit, entend, éprouve ceci ou cela.

Le corps n’est plus per­çu comme une réa­li­té stric­te­ment per­son­nelle, signe et lieu de la rela­tion avec les autres, avec Dieu et avec le monde, il est réduit à une pure maté­ria­li­té, il n’est rien d’autre qu’un ensemble d’or­ganes, de fonc­tions et d’éner­gies à employer sui­vant les seuls cri­tères du plai­sir et de l’ef­fi­ca­ci­té (Ency­clique Evan­ge­lium Vitae de Paul VI). 

IV – ÉPILOGUE

Nous avons vu que les pre­mières œuvres, le Dis­cours de la méthode (sur­tout ses quatre pre­mières par­ties) et ses annexes Géo­mé­trie, Diop­trique, Météores (8e dis­cours : « L’arc-en-ciel ») assurent une gloire impé­ris­sable et incon­tes­tée à Des­cartes, en mathé­ma­tiques et optique géométrique.

Il en va tout autre­ment de l’œuvre phi­lo­so­phique où les cri­tères de juge­ment sont très diver­gents, pour com­men­cer entre les hommes de science d’un côté, les phi­lo­sophes de l’autre. 

1) Les pre­miers (ayant sou­vent peu de goût pour la phi­lo­so­phie) se montrent sur­tout sen­sibles à la cas­cade d’er­reurs « scien­ti­fiques » induites par le pré­ju­gé car­té­sien de la recherche des « causes pre­mières » pré­va­lant sur toute autre, dans les sciences de la nature.

Tout se passe comme s’il n’a­vait pas com­pris la véri­table révo­lu­tion en cours : la reven­di­ca­tion d’une sépa­ra­tion radi­cale entre la Pri­ma phi­lo­so­phia et les sciences d’ob­ser­va­tion, met­tant fin à la main­mise abu­sive de la « phy­sique sco­las­tique » et du peu de pro­fit qu’on en a tiré (Des­cartes). Cir­cons­tance aggra­vante : Des­cartes trans­gresse allé­gre­ment les prin­cipes de sa propre méthode, se satis­fait à bon compte, avec une désin­vol­ture désar­mante, d’i­dées appa­rem­ment « claires et dis­tinctes », exclu­sives de toute autre, qu’il trans­pose en images, pré­su­mées exactes et donc dis­pen­sant de tout test ou mise à l’é­preuve des faits.

Or, tout le pro­blème de l’er­reur, déjà bien connu des Grecs, n’est-il pas que l’homme a constam­ment le sen­ti­ment d’a­voir des idées claires et dis­tinctes, des infor­ma­tions suf­fi­santes, pour affir­mer ou nier ? Sauf à s’en tenir stric­te­ment aux pre­miers écrits rap­pe­lés plus haut, il paraît bien dif­fi­cile après cela d’as­si­mi­ler « car­té­sien » à « métho­dique » et faire de Des­cartes la réfé­rence suprême en matière de rigueur intel­lec­tuelle et de maî­trise du rai­son­ne­ment, alors qu’à l’in­verse il affi­che­rait volon­tiers un cer­tain mépris pour la logique, allant jus­qu’à admettre (dans les Médi­ta­tions) la supré­ma­tie du « libre arbitre » sur la raison.

N’y aurait-il pas un « mythe Des­cartes » s’est à juste titre inter­ro­gé J.-F. Revel (Des­cartes inutile et incer­tain) appe­lant de ses vœux l’ap­pa­ri­tion (bien pro­blé­ma­tique) d’un « bri­seur de mythes », assez puis­sant pour le dis­si­per. Rap­pe­lons que la dénon­cia­tion de Des­cartes, comme guide de la nou­velle pen­sée scien­ti­fique, s’est mani­fes­tée de bonne heure avec Pas­cal et New­ton, elle se tem­père (et pour cause) avec Leib­niz et reprend de plus belle au Siècle des lumières, se pour­suit aux siècles sui­vants avec les phi­lo­sophes scien­ti­fiques tels qu’Au­guste Comte…, Bachelard.

2) Quel contraste quand on passe aux seconds !

Phi­lo­sophes, his­to­riens de la phi­lo­so­phie, savent même s’ils ne l’a­vouent pas tou­jours, la dette de celle-ci envers l’ar­ti­san de la réha­bi­li­ta­tion d’une dis­ci­pline déser­tée par la géné­ra­tion des savants issus de la révo­lu­tion coper­ni­cienne, tous plus sou­cieux d’ob­ser­va­tion que de philosophie.

Sans Des­cartes, l’é­veil des voca­tions de Male­branche, Spi­no­za et même Leib­niz aurait-il eu lieu ? C’est assez dou­teux. Si ce der­nier, mathé­ma­ti­cien comme Des­cartes, enhar­di par sa décou­verte des bases de l’a­na­lyse mathé­ma­tique, renou­velle le défi de son devan­cier, c’est après avoir ana­ly­sé, médi­té son œuvre, dénon­cé ses erreurs (A11), tout en lui recon­nais­sant un génie uni­ver­sel. Par sur­croît, Des­cartes ne pré­lude-t-il pas à son thème du meilleur des mondes pos­sibles.

Notre XVIIIe siècle, anglo­mane, vol­tai­rien… com­mence par congé­dier Des­cartes mais s’a­vise sur le tard qu’il était tout de même « un grand homme » : par la grâce de Louis XVI, Pajou le sta­tu­fie après que l’A­ca­dé­mie fran­çaise en 1765 l’eut adop­té comme sujet de concours de son prix d’é­lo­quence. Il en sort pro­mu citoyen d’hon­neur de l’u­ni­vers, un citoyen mal­chan­ceux qui, dans la tour­mente finale du siècle, manque à trois reprises (en 91−93−96) son entrée au Panthéon.

Celui qui avait, aux dires de Condor­cet et Ché­nier, bri­sé les fers de l’es­prit humain et pré­pa­ré de loin l’é­ter­nelle des­truc­tion de la ser­vi­tude poli­tique atten­dra sa consé­cra­tion offi­cielle au siècle sui­vant dans des cir­cons­tances his­to­riques méri­tant d’être rappelées.

Entre-temps, une nou­velle révo­lu­tion coper­ni­cienne s’est accom­plie aux confins de l’Eu­rope, cette fois à König­sberg, dans la métaphysique.

Emma­nuel Kant (1724−1804) a com­pris l’ur­gence de résoudre le conflit latent entre l’es­prit qui orga­nise et la sen­si­bi­li­té qui recueille, de ren­voyer dos à dos, pour les dépas­ser, ratio­na­lisme et empirisme.
 
On ne résume pas la réflexion cri­tique sévère à laquelle se livre Kant (un long article y suf­fi­rait à peine). Conten­tons-nous d’en rap­pe­ler le fon­de­ment et l’a­bou­tis­se­ment. Toute notre facul­té de connaître (« pro­lé­go­mènes à toute méta­phy­sique future ») se fonde sur un ren­ver­se­ment : ce sont les objets qui se règlent sur les connais­sances et non l’in­verse, toute connais­sance humaine com­mence avec des intui­tions, passe de là aux concepts et s’a­chève sur des idées. Espace et temps sont le cadre contrai­gnant de notre intui­tion qui sai­sit toutes choses, tous phé­no­mènes comme pures repré­sen­ta­tions… et Kant traque sans mer­ci tous les para­lo­gismes, mises en rela­tion illé­gi­times du sujet (A12) et de la sub­stance (l’âme notam­ment), toutes les anti­no­mies ou contra­dic­tions inévi­tables liées à la nature de l’es­prit humain. Enfin, trai­tant de l’i­déal de la rai­son pure, il montre que Dieu est tout aus­si indé­mon­trable qu’irréfutable.

Après ce séisme, com­ment rele­ver une dis­ci­pline de nou­veau déva­luée ? Le XIXe siècle, plus que tout autre, a le goût de la phi­lo­so­phie et des ter­rains qua­si vierges à explo­rer avec les bou­le­ver­se­ments poli­tiques inter­ve­nus, la mon­tée des natio­na­lismes, des idées répu­bli­caines, libé­rales, etc.

Une com­pli­ci­té tacite s’é­ta­blit dans les uni­ver­si­tés entre phi­lo­so­phie et his­toire. Cela com­mence en Alle­magne où une véri­table théo­lo­gie de l’his­toire s’é­la­bore avec Hegel (1770−1831) au cours des années 20 qui voient ce dis­ciple de Kant, com­blé d’hon­neurs, auréo­lé d’une répu­ta­tion de pen­seur inau­gu­ral du nou­veau siècle, ensei­gner à Ber­lin. Para­doxa­le­ment, Hegel voue une admi­ra­tion à… Napo­léon (peu appré­cié outre-Rhin) et à… Descartes :

L’ac­tion de cet homme sur son temps et sur les temps nou­veaux ne sera jamais exagérée.
C’est un héros, il a repris les choses par les com­men­ce­ments et il a retrou­vé de nou­veau le sol de la phi­lo­so­phie auquel elle est reve­nue après un éga­re­ment de mille ans.

En fait, Hegel est un Des­cartes outré, vio­lant des fron­tières reli­gieu­se­ment res­pec­tées par ce der­nier : le Dieu hégé­lien n’est autre que la ratio­na­li­té abso­lue, hori­zon indé­pas­sable de la phi­lo­so­phie de la reli­gion, elle-même théo­lo­gie véri­table. Dans le droit fil de cette vision, Hegel pro­fesse l’i­dée du monde domi­né par la rai­son et de l’his­toire se dérou­lant sous son signe. Il faut donc savoir « sai­sir son temps » et consi­dé­rer qu’en droit ce qui est ration­nel est réel et vice-ver­sa. C’est bien plus tard que l’on pren­dra conscience, en France, des effets tra­giques dif­fé­rés des poi­sons dont était por­teuse une phi­lo­so­phie, oublieuse de son idéal antique de sagesse.

Pour l’heure, Vic­tor Cou­sin, grand ami de Hegel et pro­ba­ble­ment influen­cé par lui, s’emploie à faire sor­tir Des­cartes de son rela­tif pur­ga­toire et à rapa­trier sa gloire. En 1828 il intro­nise ce gen­til­homme bre­ton, mili­taire, ayant au plus degré nos défauts et nos qua­li­tés, net, ferme, réso­lu, assez témé­raire…, père de la phi­lo­so­phie moderne. Reste à défi­nir le car­té­sia­nisme, c’est chose faite en 1845 : il est un fruit du sol, une œuvre qui dans le fond et dans la forme est pro­fon­dé­ment et exclu­si­ve­ment fran­çaise

DescartesDe leur côté, Miche­let et Toc­que­ville voient en lui le père des démo­cra­ties modernes tan­dis que, pour Gui­zot, Des­cartes incarne le bon sens, l’u­sage rai­son­nable de la liber­té poli­tique, l’es­prit de tolé­rance, de pro­mo­tion sociale par l’ins­truc­tion (A13), en un mot un pré­cur­seur des « Droits de l’homme », image assez juste de l’homme que fut Des­cartes, bien que for­cée, du très dis­cret phi­lo­sophe poli­tique res­pec­tueux des us et cou­tumes de son pays (Dis­cours de la méthode). Dès lors le mythe : France = bon sens-clar­té-méthode, liber­tés, uni­ver­sa­li­té = Des­cartes est institué.

Il trou­ve­ra au siècle sui­vant son chantre ins­pi­ré en Paul Valé­ry avec des sup­por­ters (A14) venus d’ho­ri­zons les plus divers comme l’his­to­rien Georges Lefebvre, créa­teur en 1938 du « cercle Des­cartes », Mau­rice Tho­rez qui fait de Des­cartes en 1946 un des pion­niers du socia­lisme et du mar­xisme (condui­sant de son pas allègre vers les len­de­mains qui chantent). Enfin, à nos portes, dans un registre dif­fé­rent : André Glucks­mann avec son livre Des­cartes c’est la France, titre raco­leur, thèse acro­ba­tique, pré­sup­po­sant la pos­si­bi­li­té dou­teuse de défi­nir l’es­prit fran­çais dans sa réa­li­té et sa per­ma­nence. Est-il besoin de rap­pe­ler que cette sin­gu­lière per­son­na­li­sa­tion n’a pas man­qué de sus­ci­ter par réac­tion dans d’autres familles d’es­prit et chez de nom­breuses per­son­na­li­tés, des prises de posi­tion radi­ca­le­ment oppo­sées et outrées : Des­cartes « déra­ci­né », maître d’er­reur, fau­teur de désordre, d’a­théisme, etc.

La com­mé­mo­ra­tion de Des­cartes en 1996 a eu le bon goût et la sagesse d’une part de rela­ti­vi­ser les « erreurs » de Des­cartes comme s’il ne conve­nait pas d’en­tre­te­nir la mémoire d’é­ga­re­ments éphé­mères (comme tant d’autres), d’autre part de s’abs­te­nir de réveiller un débat aus­si polé­mique que mythique.

V – QUELQUES CONCLUSIONS

Si l’i­ro­nie n’est pas tout à fait absente de cette revue accé­lé­rée à tra­vers la des­ti­née post­hume de notre phi­lo­sophe, la véri­table moti­va­tion réside ailleurs. Elle est dans la méta­mor­phose de l’i­mage de l’homme en héros pro­phé­tique, han­tant désor­mais la mémoire col­lec­tive fran­çaise. Com­ment après cela juger en toute impar­tia­li­té un homme por­teur (bien mal­gré lui) des contra­dic­tions et ambi­guï­tés de notre nation. En déduire qu’il les ait incar­nées relève à notre sens de la pure ima­gi­na­tion. Bor­nons-nous, mais à titre sim­ple­ment per­son­nel, à avan­cer quelques conclu­sions (sujettes à contes­ta­tion comme il se doit).

1) Il est incon­tes­table que la mise de l’homme au centre de la créa­tion, l’in­ver­sion de la démarche phi­lo­so­phique au pro­fit de « l’e­go connais­sant », est une ini­tia­tive révo­lu­tion­naire, signe de la fin d’un idéal contem­pla­tif, et de réap­pro­pria­tion par l’homme de ce qu’il avait jadis remis entre les mains de Dieu, en un mot l’an­nonce d’une ère nou­velle. Il nous appa­raît cepen­dant que Des­cartes est moins nova­teur qu’on ne l’ad­met géné­ra­le­ment : il reprend de vieilles ques­tions que se posaient les phi­lo­sophes grecs sans en chan­ger pro­fon­dé­ment les réponses sinon la forme, en opé­rant un trans­fert scé­nique com­plet : le dia­logue pla­to­ni­cien émi­gré du por­tique au théâtre inté­rieur de la pen­sée, entre libre arbitre et rai­son. Ce qu’il perd en pit­to­resque, en viva­ci­té voire au plan du soup­çon de com­pli­ci­té, il le gagne au niveau construc­tif et contrôle du discours.

2) Le Moi per­son­nel de Des­cartes n’a qu’une paren­té assez lâche avec le « Moi » d’Au­gus­tin, phi­lo­sophe chré­tien de la conver­sion par excel­lence. Cette réserve ajou­tée à d’autres tou­chant le che­mi­ne­ment sui­vi par Des­cartes-chré­tien jus­ti­fie à nos yeux la mise en garde pro­phé­tique d’Arnaud :

Je ne doute pas que Mon­sieur Des­cartes dont la pié­té nous est très connue, n’exa­mine et ne pèse très dili­gem­ment ces choses et qu’il juge bien qu’il lui faut soi­gneu­se­ment prendre garde qu’en tâchant de sou­te­nir la cause de Dieu contre l’im­pié­té des liber­tins, il ne semble pas leur avoir mis des armes en mains pour com­battre une foi que l’au­to­ri­té de Dieu qu’il défend a fon­dée. Cela n’empêche nul­le­ment les Médi­ta­tions d’être le chef-d’oeuvre phi­lo­so­phique de Des­cartes par son ori­gi­na­li­té, sa cohé­rence, sa ten­sion dia­lec­tique. On com­prend que cette oeuvre majeure (sur­clas­sant de loin les Prin­cipes) reste pri­sée des ensei­gnants pour sa valeur exem­plaire de « sys­tème philosophique ».

– Le « Moi car­té­sien », assor­ti à la riche per­son­na­li­té du phi­lo­sophe, reste exem­plaire à bien des égards pour nos contem­po­rains en proie à un malaise que notre regret­té Jean-Marie Dome­nach qua­li­fiait d’ordre méta­phy­sique qui comme toute mala­die qui se res­pecte porte un nom latin, le tae­dium vitae, le dégoût de la vie que les théo­lo­giens d’au­tre­fois consi­dé­raient comme un péché très grave car si celui qui aime trop la vie peut être blâ­mable il est amen­dable parce qu’il pos­sède cette vir­tus qui est puis­sance d’être et d’agir… 

Des­cartes, et davan­tage par la suite Spi­no­za, a célé­bré comme étant au-des­sus du plai­sir la joie d’en­tente avec la nature, d’a­mi­tié et géné­ro­si­té envers autrui, d’ac­cord avec nous-mêmes, joie déployée entre pas­sion et rai­son, entre les oeuvres des hommes et celles de Dieu. En un mot le contraire de la sinis­trose per­cep­tible aujourd’­hui chez tant de nos compatriotes.

Le regain actuel d’in­té­rêt por­té aux phi­lo­sophes grecs (prin­ci­pale source d’ins­pi­ra­tion de Des­cartes) est-il un signe d’une réac­tion salu­taire ? Des­cartes, maître de sagesse et de mesure ? Notre XIXe siècle et Paul Valé­ry ont vu juste.

3) Citons Des­cartes, une der­nière fois, en fai­sant retour aux Regu­lae, cet écrit de jeu­nesse où germe son inspiration :

Toutes les sciences ne sont rien d’autre que l’hu­maine sagesse qui demeure tou­jours une et iden­tique à elle-même, quelque dif­fé­rents que soient les objets aux­quels elle s’ap­plique, et qui ne reçoit pas d’eux plus de diver­si­té que n’en reçoit la lumière du soleil, de la varié­té des choses qu’elle éclaire ; il n’y a donc pas lieu de conte­nir l’es­prit en quelques bornes que ce soit.

– Le pro­grès des sciences nous dit par là que Des­cartes doit se pla­cer sous le signe de « l’hu­maine sagesse » ce qui implique une éthique des res­pon­sa­bi­li­tés de l’homme dans l’exer­cice de ses pou­voirs sur la nature.

– Des­cartes, l’es­prit le plus uni­ver­sel de son temps (Leib­niz dixit), avait la claire intui­tion de l’u­ni­té de la science dans sa diver­si­té et des syner­gies que l’on pou­vait en espé­rer, notam­ment au béné­fice de la médecine.

– Il conce­vait la science comme une aven­ture col­lec­tive, un bien com­mun com­pa­rable à la lumière géné­reuse du soleil, ter­rain natu­rel de coopé­ra­tion entre ceux qui étaient ani­més d’un même appé­tit de connais­sances, sans arrière-pen­sées domi­na­trices ou lucra­tives, trait com­mun à tous les pion­niers de la science au XVIIe siècle.

4) Des­cartes nous paraît exem­plaire dans son atti­tude vis-à-vis du bon usage d’une liber­té « infi­nie », par l’homme doué d’une rai­son capable à elle seule de l’é­clai­rer sur les consé­quences de ses actes. Il ne fait en cela que relayer la moder­ni­té de saint Tho­mas d’A­quin affir­mant l’exis­tence d’un Droit natu­rel en dehors de toute Révé­la­tion, repo­sant dans la conduite libre et droite de la vie humaine, acces­sible à la rai­son qui lui est confiée par Dieu, car n’est-ce pas la digni­té de l’homme que de pou­voir s’ap­puyer sur l’in­tel­li­gence de sa condi­tion et de ses fins.

Plu­tôt que de pour­suivre cette mise en pers­pec­tive for­cé­ment mar­quée d’in­com­plé­tude et de sub­jec­ti­vi­té, lais­sons au lec­teur, s’il en a le goût, le soin de la com­plé­ter à sa guise. Per­met­tons-nous de conclure sur une note plus inti­miste, moins ins­pi­rée par la réflexion cri­tique que par la spon­ta­néi­té du sentiment.

Au-delà de tous les reproches fon­dés qu’on a envie de lui adres­ser : sa fière assu­rance (A15), sa dou­teuse pré­ten­tion de la « table rase », son dédain envers ses devan­ciers et les cri­tiques de ses pairs…, l’homme Des­cartes, dans sa recherche obs­ti­née de la « véri­té », son incom­pa­rable audace intel­lec­tuelle, la géné­ro­si­té de sa nature, son dés­in­té­res­se­ment, sa sen­si­bi­li­té mal dis­si­mu­lée, nous demeure très sym­pa­thique et digne d’un rap­port de proxi­mi­té que lui assure d’ailleurs et à lui seul dura­ble­ment le Dis­cours de la méthode, son chef-d’œuvre.

Tel n’est pas le moindre para­doxe d’une des­ti­née hors normes n’ayant pas fini de nous éton­ner. Incon­tour­nable Des­cartes, res­té un des lieux pri­vi­lé­giés de l’exer­cice de la phi­lo­so­phie qui ne cesse d’y reve­nir et d’en pro­ve­nir ne fut-ce que pour s’en défaire.5

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1. Rap­pe­lons pour l’a­nec­dote que Des­cartes esti­mait que la phy­sique n’au­rait plus rien à cher­cher dans une géné­ra­tion et que dans cette pers­pec­tive il se consa­crait désor­mais à la médecine.
2. Sou­ve­nons-nous du « Je est un autre » de Rim­baud tant il est vrai que les poètes, l’art en géné­ral, n’ont ces­sé de cher­cher une connais­sance différente.
3. Allu­sion sans doute à l’ar­ticle 36 de la deuxième par­tie des Prin­cipes : que Dieu est la pre­mière cause du mou­ve­ment et qu’il en conserve tou­jours une quan­ti­té égale dans l’univers.
4. Qu’une boule en pousse une autre et voi­là les hommes qui s’i­ma­ginent que la pre­mière boule est la cause du mou­ve­ment de la seconde… Ce qui pousse la seconde boule c’est l’ordre éter­nel des choses, lequel se mani­feste à l’oc­ca­sion du choc… nous pou­vons l’ap­pe­ler une « cause occasionnelle ».
5. Jean-Luc Marion, Ques­tions car­té­siennes II.

ANNEXES :

(A1) Rap­pe­lons le rai­son­ne­ment aus­si étrange que rudi­men­taire de Des­cartes : toutes les par­ties du cer­veau étant doubles, ain­si que tous nos organes sen­so­riels ou moteurs exté­rieurs il faut donc néces­sai­re­ment qu’il y ait quelque lieu où les deux images qui viennent par les deux yeux se puissent assem­bler en une, avant qu’elles par­viennent à l’âme, afin qu’elles ne lui repré­sentent pas deux objets au lieu d’un. Et on peut aisé­ment conce­voir que ces images et autres impres­sions se réunissent en cette glande.

Courte notice bibliographique

On ne compte plus les ouvrages sur Des­cartes publiés au XXe siècle, ne fût-ce que ceux écrits ou tra­duits en langue fran­çaise. S’y sont (notam­ment) illus­trés : Mil­haud, Adam, Tan­ne­ry (X 1861), Hyp­po­lite, Hame­lin, Brun­sch­vicg, Bré­hier, Jas­pers, Hus­serl, Koy­ré, Gou­hier, Mes­nard, Petit, Gué­roult, Gil­son Laporte, J.-P. Sartre, Alquié, Beys­sade, Bali­bar, Armo­gathe, Kos­ta­bel, Gri­mal­di, Hen­ry, Rody-Levis, Gue­nan­cia, etc.

Par­mi la cin­quan­taine d’ouvrages publiés en ce der­nier quart de siècle se détache le tra­vail consi­dé­rable de J.-L. Marion, sur­tout connu par sa “tri­lo­gie” :
L’ontologie grise de Des­cartes (Vrin, 75) cen­trée sur les Regu­lae, son œuvre fondatrice ;
La théo­lo­gie blanche de Des­cartes (PUF, 81), cen­trée sur la thèse car­té­sienne de la créa­tion des véri­tés éternelles ;
Le prisme car­té­sien (PUF, 86), trai­tant de la spé­ci­fi­ci­té de la méta­phy­sique car­té­sienne, dépla­çant la pri­mau­té de “l’étant” au “connais­sant”.
Ces trois ouvrages sont d’une lec­ture dif­fi­cile pour les “non-phi­lo­sophes”.

En réa­li­té, nous nous sommes sur­tout ins­pi­rés d’études ou articles, outre ceux déjà cités.
“Corps, Âme, Esprit” (Intro­duc­tion à l’anthropologie ter­naire) par Michel Fromaget.
N° 87 de Ques­tion de (éd. Albin Michel, 91).
“Réflexions cri­tiques sur les Médi­ta­tions de Des­cartes” par Hen­ri Man­teau-Bona­my O. P. (article, 45 pages, de la Revue tho­miste, 1963).
Autour de Des­cartes : le dua­lisme de l’âme et du corps, J. Vrin, 1991 (250 p.).

(A2) Des­cartes qui avait un chien, “Mon­sieur Grat”, qui lui était très atta­ché, admet­tra plus tard que cer­tains ani­maux sont capables “d’affectus”.

Curieu­se­ment, la thèse des ani­maux-machines ne sus­ci­ta pas de pro­tes­ta­tions com­pa­rables en France, (La Fon­taine, Madame de Sévi­gné… étaient alors trop jeunes pour s’en indi­gner). Fau­drait-il admettre que la tra­di­tion mul­ti­sé­cu­laire d’amitié entre l’Église du Christ et l’animal s’était sérieu­se­ment émous­sée au xviie siècle fran­çais. Ce siècle est en effet (sauf rares excep­tions, saint Vincent de Paul entre autres) dur et peu sen­sible à la souf­france humaine, la jus­tice ignore la pitié, pour­voit sans état d’âme aux besoins des galères du roi, pour­quoi l’animal serait-il mieux traité ?

(A3) Il ne s’agit pas ici de dire le bon et le mau­vais usage des mots en anthro­po­lo­gie “chré­tienne” mais de défi­nir sans ambi­guï­té la césure entre la psy­ché et le moi spi­ri­tuel, “l’être” unique et per­son­nel, qu’on l’appelle conven­tion­nel­le­ment âme ou esprit.

On peut alors par­ler de “dua­lisme” si corps et psy­ché sont consi­dé­rés comme un tout psy­cho­so­ma­tique et de “tria­lisme” dans le cas contraire.

Jean Guit­ton dans un article inti­tu­lé “Phi­lo­so­phie de la Résur­rec­tion” (cité par Michel Fro­ma­get) a écrit “Soma, psy­ché, pneu­ma”. Cette divi­sion est très éclai­rante… J’appelle “esprit” le moi caché, super­cons­cient quoique obs­cur : celui qui appa­raît dans les chefs‑d’œuvre de l’art, celui qui se mani­feste chez les pro­phètes et les mys­tiques, alors qu’il demeure virtuel.

Jean Guit­ton n’a ces­sé de dire de l’homme moderne qu’il devait se com­prendre comme un être ayant encore une pro­fonde muta­tion à accom­plir après celle l’ayant fait pas­ser de l’ani­ma à l’homme psy­chique. Cette deuxième muta­tion, “ nais­sance à l’esprit ”, étant natu­rel­le­ment bien plus problématique.

On rap­porte que J. Guit­ton expo­sant récem­ment dans un sym­po­sium inter­na­tio­nal son Anthro­po­lo­gie de la Résur­rec­tion s’était heur­té à l’incompréhension de nom­breux théo­lo­giens catho­liques et protestants.

(A4) Le 15 juillet 1054 l’irréparable est com­mis : la bulle d’excommunication du patriarche byzan­tin Michel Céru­laire est solen­nel­le­ment dépo­sée sur l’autel de Sainte-Sophie de Constan­ti­nople par l’envoyé pontifical.

On sait que l’introduction du filioque fai­sait litige entre les deux Églises, mais on s’était sage­ment abs­te­nu des deux côtés jusqu’en 1054, d’en tirer les consé­quences. Sur­vint un pape peu accom­mo­dant et… peu consé­quent. (Ce dif­fé­rend d’ordre théo­lo­gique a pris fin de nos jours.)

(A5) Il est bien exact que les chi­mistes en fai­saient un usage immo­dé­ré notam­ment pour dési­gner la sub­stance s’échappant de corps sou­mis à dis­til­la­tion dont la sub­ti­li­té fai­sait pen­ser au “souffle” : “l’esprit-de-vin”, “l’esprit ardent” (alcool très rec­ti­fié), “l’esprit-de-sel” (solu­tion d’acide chlor­hy­drique), “l’esprit alca­lin”, etc.

(A6) Dans le lan­gage néo­tes­ta­men­taire, plus spé­cia­le­ment le lan­gage pau­li­nien (Romains, Galates), la “chair” désigne ce qui est pro­mis à la mort, c’est-à-dire non seule­ment le corps bio­lo­gique mais aus­si le psy­chique qui lui est insé­pa­ra­ble­ment lié. L’Esprit n’est pas la capa­ci­té de rai­son­ne­ment mais l’ouverture à Dieu dont la pré­sence en l’homme rend aus­si le corps capable de spi­ri­tua­li­sa­tion, ce qui lui est pro­mis de deve­nir tota­le­ment dans la résur­rec­tion. C’est grâce à l’Esprit que la vie l’emporte jusque dans le corps mortel.

(A7) Cette atti­tude vis-à-vis du mys­tère divin est trans­po­sée dans l’architecture des églises romanes faite de sobrié­té et de pure­té des lignes, invi­tant au silence et à l’intériorisation une fois fran­chi le seuil.

Les tym­pans des portes montrent le christ en gloire trans­fi­gu­ré dans sa man­dorle de lumière, entou­ré des “quatre vivants” sym­bo­li­sant ses attri­buts, le che­mi­ne­ment de l’homme appe­lé à une deuxième nais­sance, la nais­sance à l’Esprit.

(A8) En réa­li­té, il faut attendre la fin du xixe siècle (avec Can­tor et Pea­no) pour com­men­cer à bien com­prendre pour­quoi les mathé­ma­tiques devaient être consi­dé­rées comme une construc­tion arbi­traire de l’esprit humain. Une avan­cée est accom­plie en 1931 avec le célèbre théo­rème d’incomplétude de Gödel. Il spé­ci­fie qu’aucun sys­tème d’axiomes mathé­ma­tiques, conte­nant les entiers ordi­naires, n’est uti­li­sable sans com­por­ter des pro­po­si­tions cen­sées “indé­ci­dables”. Pour pro­gres­ser, il faut alors ajou­ter un nou­vel axiome ne man­quant pas de conduire à de nou­velles pro­po­si­tions indécidables.

En règle géné­rale, toute théo­rie scien­ti­fique com­porte une part irré­duc­tible d’arbitraire que l’on doit déci­der en s’appuyant sur des rai­sons d’ordre phi­lo­so­phique (voire reli­gieux). Par exemple dans le modèle stan­dard de la théo­rie du “big bang” le prin­cipe dit cos­mo­lo­gique (iso­tro­pie de l’univers à grande échelle, la même his­toire par­tout) et celui de l’universalité par­tout et tou­jours des lois de la physique.

Une remarque, appa­rem­ment ano­dine, de Von Neu­mann est en outre lourde d’implications : tout pro­ces­sus de mesure quan­tique implique, par nature, l’adjonction du pro­gramme sup­plé­men­taire “stop” résul­tant de l’intrusion de l’observateur qui décide. D’où la ques­tion : com­ment les évé­ne­ments quan­tiques, qui sup­posent ce stop, peuvent-ils sur­ve­nir dans l’univers, pour­quoi se passe-t-il quelque chose ?

Par­tout le déter­mi­nisme abso­lu a dû battre en retraite, la science moderne sait qu’elle ne pour­ra par­ve­nir à tout expliquer.

Tout ceci et bien d’autres mys­tères… laissent sans réponse le para­doxe de la liber­té humaine.

(A9) Cette mise à l’index n’était nul­le­ment impu­table à la croyance en l’héliocentrisme mais à l’incompatibilité de nature entre les deux “sub­stances” : spi­ri­tuelle et géo­mé­trique (res exten­sa) ren­dant incon­ce­vable la trans­sub­stan­tia­tion dans le dogme de l’eucharistie, défi­ni au concile de Trente.

L’interdiction de l’oraison funèbre pré­vue lors de la céré­mo­nie de trans­fert du cer­cueil de Des­cartes dans le caveau de Sainte-Gene­viève en 1667 n’en serait-elle pas la conséquence ?

(A10) Ouvrage dif­fu­sé à Paris et Amster­dam fin 49 alors que Des­cartes est déjà en Suède. En réa­li­té les deux pre­mières par­ties auraient été écrites durant l’hiver 45–46 et leur manus­crit adres­sé à la prin­cesse Éli­sa­beth dans l’espoir que sa lec­ture l’aiderait à com­battre sa ten­dance aux “afflic­tions” (tra­dui­sons “dépres­sion”). Il s’était en effet enga­gé dans une lettre en date du 21 juillet 45 à lui faire par­ve­nir l’esquisse d’un petit Trai­té des pas­sions sur le thème : des moyens que la phi­lo­so­phie nous enseigne pour acqué­rir cette sou­ve­raine féli­ci­té, que les âmes vul­gaires attendent en vain de la for­tune, et que nous ne sau­rions avoir que de nous-mêmes.

La troi­sième par­tie “Des pas­sions par­ti­cu­lières” (art. 149 à 212) fut ajou­tée trois ans plus tard lors de l’impression des Pas­sions de l’âme.

(A11) En par­ti­cu­lier dans la brève démons­tra­tion de l’erreur mémo­rable de Des­cartes en 1686 (le véri­table prin­cipe ren­dant compte des lois du choc est celui de la conser­va­tion de l’énergie).

(A12) L’existence n’est pas un attri­but ou pré­di­cat s’ajoutant à d’autres (comme le poids…) ni une déter­mi­na­tion, elle est ce qui fait que l’ensemble de la notion cor­res­pond ou non à la réalité.

On sait que l’école de Vienne appro­fon­di­ra l’analyse kan­tienne du raisonnement.

(A13) Nul écri­vain en son temps plus que Des­cartes n’a été conscient de l’enjeu (aux niveaux indi­vi­duel, social, éco­no­mique) du déve­lop­pe­ment de l’instruction.

Péda­gogue né, il repre­nait per­son­nel­le­ment l’instruction des membres de sa mai­son ou de ses proches pour peu qu’ils montrent des dis­po­si­tions. C’est ain­si qu’un de ses valets le quit­te­ra pour deve­nir “mathé­ma­ti­cien du roi de Por­tu­gal”, il fera d’un jeune save­tier de son lieu de rési­dence un excellent astronome…

Des­cartes, fémi­niste, enten­dait que les filles reçoivent elles aus­si une bonne ins­truc­tion, nour­ris­sant des ambi­tions pour sa petite Fran­cine. Les sug­ges­tions de Des­cartes tou­chant l’éducation s’appuient par­fois sur des consi­dé­ra­tions assez inat­ten­dues. “Quand un chien voit une per­drix, il est natu­rel­le­ment por­té à cou­rir vers elle et lorsqu’il voit un fusil ce bruit l’incite à s’enfuir, mais néan­moins on dresse des chiens cou­chants en telle sorte que la vue d’une per­drix fait qu’ils s’arrêtent et que le bruit qu’ils oient quand on tire sur elle fait qu’ils accourent.

Or ces choses sont utiles à savoir pour don­ner le pou­voir à cha­cun d’étudier à regar­der ses pas­sions, car puisqu’on peut avec un peu d’industries chan­ger les mou­ve­ments du cer­veau dans les ani­maux dépour­vus de rai­son, il est évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes, et que ceux-mêmes qui ont les plus faibles âmes peuvent acqué­rir un empire abso­lu sur toutes leurs pas­sions si on employait assez d’industrie à les dres­ser et à les conduire.”

(A14) Citons entre autres Bou­troux, Alain, Berg­son. Ce der­nier oppo­se­ra en 1918 Des­cartes, le cham­pion de la mesure fran­çaise, aux mons­trueuses dis­po­si­tions d’intelligence et d’âme que nous mani­feste à l’heure actuelle l’Allemagne. Les mythes ont cette force que l’Allemagne nazie exé­cre­ra Des­cartes, sym­bole de la France.

(A15) Il n’est pas sûr que la belle assu­rance de Des­cartes l’ait entiè­re­ment vac­ci­né contre les assauts du doute per­son­nel. Il était trop intel­li­gent pour cela. Plu­sieurs de ses lettres laissent per­cer ses craintes. Exemple : en 1639 il répond à Mer­senne très dubi­ta­tif que, si ce qu’il a écrit sur le sang et les réfrac­tions est faux, tout le reste de sa phi­lo­so­phie ne vaut rien. Il s’agit en l’occurrence de sa cri­tique des concep­tions de Har­vey et de son refus de se rendre aux objec­tions faites par Fer­mat, sur sa propre théo­rie de la réfraction.

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