Femmes ingénieurs, osez une carrière opérationnelle

Dossier : ExpressionsMagazine N°672 Février 2012
Par Laurence JACQUES (88)

Les jeunes diplômées ont en général un début de par­cours très sim­i­laire à celui de leurs col­lègues mas­culins. Toutes les enquêtes (telles celles du GEF1) révè­lent un ent­hou­si­asme et une ambi­tion indépen­dants du genre des sondés. Le vrai décrochage inter­vient vers la trentaine, the Thir­ties Trap, comme l’appellent les pro­fes­sion­nelles anglo-sax­onnes, suite à une ou plusieurs naissances. 

En effet, mal­gré une évo­lu­tion pro­gres­sive des men­tal­ités, les femmes con­tin­u­ent d’assumer sta­tis­tique­ment 80 % des tâch­es du foy­er, c’est-à-dire deux à trois heures de tra­vail domes­tique à l’issue de leur journée pleine2. Ain­si, tôt ou tard, après l’arrivée des enfants, nom­breuses sont celles qui, proches du burn out, optent pour un poste fonc­tion­nel « moins exposé », voire com­pat­i­ble avec un temps partiel. 

Un choix inhabituel

J’aime con­stru­ire une vision, fédér­er mon équipe autour d’objectifs clairs et met­tre cha­cun dans les meilleures con­di­tions pour con­tribuer efficacement 

J’ai fait, quant à moi, un choix très dif­férent : j’ai amor­cé une car­rière opéra­tionnelle, en usine, juste après la nais­sance de mes filles jumelles. Je vous pro­pose de partager cette expéri­ence, sa richesse, ses dif­fi­cultés et ce qu’elle m’a apporté en ter­mes pro­fes­sion­nels et personnels. 

Après six ans de car­rière chez Lafarge et deux postes fonc­tion­nels, j’ai con­fir­mé, mal­gré une grossesse gémel­laire, ma demande de muta­tion en usine. J’avais très envie de ten­ter l’expérience même si ce poste impli­quait un démé­nage­ment et une bilo­cal­i­sa­tion pour mon mari et moi-même : mon époux, enseignant- chercheur, fai­sait la navette avec Paris, tan­dis que les filles et moi étions basées à Nice. 

Un mois après la nais­sance, nous sommes donc descen­dus à Nice, avec les bébés que j’allaitais, pour trou­ver un loge­ment et une organ­i­sa­tion robuste. Nous avons déniché un bel apparte­ment et une nounou disponible dans un pavil­lon juste en face. Nous avons démé­nagé lorsque nos filles avaient trois mois et je suis retournée au tra­vail à cinq mois révolus. 

Une organisation irréprochable

J’ai pris en charge la qual­ité, l’environnement et le procédé pour l’usine de Con­tes-les-Pins, avec une équipe de neuf personnes. 

Sou­tien mutuel
Mon mari (X 88, Ponts 90) m’avait, d’une cer­taine façon, mon­tré la voie en assumant ses aspi­ra­tions. Il avait aban­don­né le sché­ma de car­rière d’ingénieur clas­sique pour se lancer dans une thèse sur l’histoire des tech­niques. Comme j’avais soutenu son choix, il a soutenu mon projet. 

J’étais seule dans la semaine car mon époux remon­tait à Paris. L’usine, une cimenterie, fonc­tion­nait vingt-qua­tre heures sur vingtqua­tre et sept jours sur sept. Elle ne s’arrêtait que qua­tre semaines par an pour l’entretien annuel. Toutes les six à sept semaines, j’étais cadre d’astreinte, c’est-à-dire qu’en cas de prob­lème je pou­vais être appelée à toute heure du jour et de la nuit avec néces­sité éventuelle de me ren­dre à l’usine.

Pour gér­er cette con­trainte, j’avais établi un plan­ning pluri­an­nuel de façon à caler les vis­ites de mes par­ents et beaux-par­ents sur ces semaines cri­tiques. En plus de la nounou, j’avais trou­vé une per­son­ne pour faire le ménage, qui habitait dans l’immeuble adja­cent et qui pou­vait égale­ment me dépan­ner en cas de difficulté. 

Nous avons passé à Nice qua­tre très belles années. L’organisation s’est révélée robuste, même lorsque j’ai dû gér­er quelques déplace­ments ponctuels, et nos deux poulettes ont poussé mer­veilleuse­ment au soleil en prof­i­tant de la douceur du cli­mat et de la prox­im­ité de la mer. 

J’ai ensuite pris la direc­tion d’une usine de chaux située à Cruas, en Ardèche. Les filles, qui avaient qua­tre ans, allaient à l’école mater­nelle. J’ai recruté une nour­rice à domi­cile qui les pre­nait en charge dès 7 heures du matin pour les lever et les emmen­er à l’école puis allait les chercher à 16 h 30 jusqu’à mon retour du tra­vail. Mon époux pou­vait être plus présent grâce au TGV. Il menait une par­tie de ses recherch­es depuis la maison. 

Dolce vita

J’ai été la qua­trième femme nom­mée directeur d’usine de ciment chez Lafarge depuis la fon­da­tion du groupe en 1833, après trois col­lègues, améri­caine, chi­noise et roumaine. Nous ne sommes qu’au tout début du chemin en ce qui con­cerne la parité. 

Deux ans plus tard, j’ai accep­té une muta­tion en Ital­ie, pour diriger une usine de ciment. Comme aucune école française ne se trou­vait à prox­im­ité, les filles ont fait leur ren­trée de CP à l’école ital­i­enne (de 8 heures à 13 heures) et j’ai trou­vé un pro­fesseur français pour leur faire suiv­re le CNED l’après-midi. Mon époux a réus­si à négoci­er avec son employeur, l’école des ponts, un détache­ment à mi-temps à l’école française de Rome, à deux heures de notre lieu de rési­dence, Pescara. Fin 2007, nous sommes ren­trés à Paris et j’ai pris la direc­tion du busi­ness Duc­tal® pour la France, la Bel­gique et le Lux­em­bourg, quit­tant ain­si le monde stricte­ment indus­triel. Les filles sont ren­trées à l’école française en gag­nant une année d’avance. Elles sont encore aujourd’hui capa­bles de lire et de par­ler l’italien.

Efficacité

La bilo­cal­i­sa­tion, que nous avons accep­tée, pen­dant presque dix ans, avec mon mari, m’a per­mis de me con­stituer une expéri­ence très riche. J’adore l’opérationnel car j’apprécie de pou­voir agir sur le réel et de voir le résul­tat con­cret de mes actions. Mes dif­férents postes m’ont per­mis de con­firmer ma fibre man­agéri­ale. J’aime con­stru­ire une vision, fédér­er mon équipe autour d’objectifs clairs et met­tre cha­cun de mes col­lab­o­ra­teurs dans les meilleures con­di­tions pour tra­vailler efficacement. 

Je pense que le fait d’être mère de jeunes enfants a con­tribué à mon effi­cac­ité dans ces postes opérationnels. 

L’art de réutiliser les compétences acquises

En usine, il faut gér­er régulière­ment et rapi­de­ment des inci­dents, imprévus, prob­lèmes divers. Pour cer­tains, cela peut être une source de stress très impor­tante. J’avais une grande capac­ité à pren­dre du recul pour analyser, class­er les prob­lèmes par ordre d’importance et apporter une réponse adap­tée en gar­dant mon sang-froid. J’étais habituée à l’exercice à la maison ! 

Les femmes peu­vent apporter énor­mé­ment de valeur ajoutée dans un con­texte industriel 

Je cher­chais naturelle­ment à for­mer et ren­forcer l’autonomie de mes col­lab­o­ra­teurs. Il était dans mon intérêt qu’ils puis­sent régler à leur niveau tout ce qui pou­vait l’être.

Lorsque j’étais appelée en soirée ou la nuit, ou pen­dant une astreinte, j’analysais sys­té­ma­tique­ment ce qui s’était passé pour iden­ti­fi­er si une for­ma­tion com­plé­men­taire ou une procé­dure adap­tée pou­vait éviter que l’incident ne se reproduise. 

À l’inverse, j’ai large­ment util­isé mes com­pé­tences en matière de recrute­ment, de con­trat de tra­vail et de délé­ga­tion pour man­ag­er les gardes d’enfants. Il faut être prête à inve­stir suff­isam­ment pour attir­er des per­son­nes de valeur. Mar­lène, Nathalie, Clélia et Aïda, qui, suc­ces­sive­ment, ont pris en charge mes filles, avec beau­coup d’attention et de ten­dresse, ont joué un rôle fon­da­men­tal pour me per­me­t­tre de me con­sacr­er, l’esprit libre, à mon travail. 

Des con­di­tions favorables
La ges­tion matérielle de la dou­ble local­i­sa­tion a été grande­ment facil­itée par les con­di­tions favor­ables offertes par mon entreprise.
En com­pen­sa­tion de la grande mobil­ité qui leur est demandée, les cadres d’usine peu­vent obtenir un statut « logé » (loy­ers et charges pris en charges) en aban­don­nant une faible pro­por­tion de leur rémunération.
Le fisc recon­naît la dou­ble local­i­sa­tion pour raisons pro­fes­sion­nelles et per­met de déduire les frais de voy­age et de loy­ers complémentaires.
Enfin, dans le cadre de l’expatriation, les allers-retours de mon époux étaient pris en charge par mon employeur. 

Cette suc­ces­sion de postes et de local­i­sa­tions m’a per­mis de dévelop­per une expéri­ence riche et var­iée. Je sais ma capac­ité d’adaptation et mon apti­tude à faire évoluer rapi­de­ment un con­texte tech­nique et humain pour amélior­er les per­for­mances d’un site. J’ai testé com­bi­en le croise­ment des points de vue mas­culin et féminin peut per­me­t­tre de trou­ver des solu­tions out of the box. Enfin, je suis sûre de mes com­pé­tences et de celles de ma famille pour gér­er un démé­nage­ment et une inser­tion dans un nou­veau contexte. 

Les femmes peu­vent apporter énor­mé­ment de valeur ajoutée dans un con­texte indus­triel, par leur regard un peu décalé qui dému­ti­plie la créa­tiv­ité de toute l’équipe, par leur sens de l’organisation pra­tique, mis à l’épreuve chaque jour dans la vie courante et par leur apti­tude à la délé­ga­tion et à l’empow­er­ment des équipes (ques­tion de survie – nous n’avons nulle­ment l’ambition de jouer au super(wo)man omnipo­tent). Les match­es se jouent et se gag­nent sur le ter­rain. La con­nais­sance des réal­ités opéra­tionnelles per­met d’être beau­coup plus per­ti­nent et effi­cace pour la suite de la vie pro­fes­sion­nelle, alors oubliez les con­di­tion­nements et les a pri­ori et osez une car­rière opérationnelle ! 

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1. Études grandes écoles au féminin 2005, « L’ambition au féminin chez les anci­ennes et diplômées des réseaux GEF » et 2007 « Le par­cours pro­fes­sion­nel des diplômé(e)s des grandes écoles : regards croisés hommes / femmes », disponibles sur le site http://www.grandesecolesaufeminin. net/
2. Sophie Pon­thieux, aman­dine Schreiber, « Dans les cou­ples de salariés, la répar­ti­tion du tra­vail domes­tique reste iné­gale », paru dans Don­nées sociales — La société française, édi­tion 2006.

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