Histoire du Tigre celtique

Dossier : EuropeMagazine N°600 Décembre 2004
Par Erik EGNELL (57)

En 1800, quand l’u­nion poli­tique avec le Roy­aume-Uni fait dis­paraître l’Ir­lande de la carte du monde, les Irlandais sont plus de huit mil­lions. Un demi-siè­cle plus tard la grande famine donne le sig­nal de leur départ en masse pour les États-Unis. L’île verte, lais­sée à l’é­cart par la révo­lu­tion indus­trielle, Belfast excep­té, se vide de sa pop­u­la­tion et tombe dans l’oubli. 

Le pays avant tout agri­cole qui devient indépen­dant en 1922 veut se dot­er d’une indus­trie. L’équipement hydroélec­trique du fleuve Shan­non est lancé dès 1923, avec la par­tic­i­pa­tion notam­ment de Siemens. Quand De Valera arrive au pou­voir en 1932, il accentue l’in­ter­ven­tion directe de l’É­tat dans le développe­ment industriel. 

Les cham­pi­ons qui nais­sent alors s’ap­pel­lent Irish Cement (aujour­d’hui entré dans le groupe privé CRH et 4e cimen­tier mon­di­al), Irish Sug­ar (aujour­d’hui pri­vatisé et devenu Green­core), qui traite la bet­ter­ave locale, Irish Steel (aujour­d’hui dis­paru). Pour­tant l’in­dus­trie privée n’est pas absente. C’est dans les années 1930 que l’Anglais Jef­fer­son Smur­fit crée à Dublin une ” usine à papi­er “, qui devien­dra le n° 1 mon­di­al du car­ton ondulé. 

La jeunesse du Tigre

Au lende­main de la Deux­ième Guerre mon­di­ale, où l’Ir­lande est restée neu­tre, De Valera, après que son par­ti, le Fian­na Fail (Les guer­ri­ers du des­tin) a per­du la faveur des électeurs, doit céder la place à John Costel­lo, qui dirige un gou­verne­ment de coali­tion. Alors est créée, en 1949, une agence d’É­tat, rat­tachée au min­istère de l’In­dus­trie et du Com­merce, l’In­dus­tri­al Devel­op­ment Agency (IDA Ire­land), qui reçoit du nou­veau taoiseach (Pre­mier min­istre), bien décidé à tourn­er le dos au nation­al­isme économique de son prédécesseur, la mis­sion d’at­tir­er en Irlande les investis­seurs étrangers. 

Quand De Valera revient au pou­voir en 1951, son tanaiste (vice-Pre­mier min­istre) Sean Lemass le per­suade de main­tenir la nou­velle ori­en­ta­tion. C’est Lemass qui, en tant que min­istre de l’In­dus­trie et du Com­merce, a mis en œuvre la poli­tique économique pro­tec­tion­niste et étatiste de l’a­vant-guerre. Mais il a con­nu son chemin de Damas et devient le pro­mo­teur d’une Irlande terre d’ac­cueil pour les indus­triels de tous les pays. 

Alors s’en­gage entre les gou­verne­ments suc­ces­sifs une véri­ta­ble surenchère. De Valera, à l’in­sti­ga­tion de Lemass, crée un régime spé­cial de sub­ven­tions pour les pro­jets indus­triels dans les régions défa­vorisées de l’Ouest. Quand Costel­lo le rem­place à nou­veau en 1954 ce régime est éten­du à l’ensem­ble du territoire. 

En out­re la loi de finances pour 1956 prévoit, sous le nom d’EP­TR (Export Prof­its Tax Relief), un abat­te­ment de 50 % de l’im­pôt sur les sociétés pour les béné­fices réal­isés à l’ex­por­ta­tion. Quand l’équipe De Valera-Lemass reprend les rênes en 1957, les prof­its à l’ex­por­ta­tion sont totale­ment détaxés. Les entre­pris­es instal­lées à l’aéro­port de Shan­non sont exemp­tées d’im­pôt pour vingt-cinq ans. 

Il y a urgence. Depuis l’indépen­dance, un mil­lion de per­son­nes ont émi­gré. Le départ vers les pays qui créent suff­isam­ment d’emplois, États-Unis, Aus­tralie, Afrique du Sud, reste la prin­ci­pale issue pour les jeunes atteignant l’âge du tra­vail. En 1961 la pop­u­la­tion de la République atteint son min­i­mum absolu : 2 810 000 personnes. 

Jack Lynch, qui devient taoiseach en 1966, fait encore un pas de plus. Il donne sa pleine indépen­dance à l’I­DA. À par­tir de 1969 celle-ci fonc­tionne comme une société privée ayant l’É­tat pour action­naire, un statut qui lui per­met de men­er une stratégie con­tin­ue, en dépit des change­ments de gou­verne­ment, et de gag­n­er ain­si la con­fi­ance des investis­seurs étrangers. 

Ceux-ci ont répon­du à l’ap­pel. Les pre­miers à venir en Irlande au lende­main de la guerre sont les Alle­mands, qui y trou­vent un site plus favor­able que leur pro­pre pays dévasté. Les Anglais et surtout les Améri­cains vont suiv­re. À ces derniers le prési­dent Kennedy, qui vis­ite la terre ances­trale en 1961, mon­tre le chemin. Dès 1970 les investisse­ments améri­cains sont plus impor­tants que leurs homo­logues britanniques. 

Le 1er​jan­vi­er 1973, après une longue attente due aux ” non ” gaulliens à l’en­trée du Roy­aume-Uni, les deux îles Bri­tan­niques finis­sent par forcer la porte de la Com­mu­nauté européenne. Les investis­seurs étrangers dans l’île verte ont désor­mais plein accès au marché continental. 

L’Ir­lande com­mence alors à accueil­lir ses vraies indus­tries d’avenir, celles du Tigre cel­tique. En 1972 Pfiz­er a instal­lé à Ringask­id­dy près de Cork une usine d’acide cit­rique. Le coup d’en­voi de ce qui devien­dra un pôle phar­ma­ceu­tique mon­di­al est don­né. C’est en Irlande que plus tard la même multi­na­tionale fera fab­ri­quer pour le monde entier son pro­duit phare, le Viagra. 

À la décen­nie suiv­ante c’est l’in­for­ma­tique, l’in­dus­trie améri­caine par excel­lence, qui s’im­plante en force dans l’île verte. En 1983 arrive IBM. En 1985, l’an­née où la bal­ance com­mer­ciale irlandaise devient pour la pre­mière fois excé­den­taire, c’est au tour de Microsoft. En 1991 suiv­ra Intel, à l’is­sue d’une mise en com­péti­tion sévère de divers sites européens, dont la France, l’An­gleterre et l’Écosse. 

Si les investis­seurs inter­na­tionaux dans ces secteurs de pointe choi­sis­sent l’Ir­lande, c’est aus­si que la poli­tique de l’é­d­u­ca­tion menée par les autorités de la République leur per­met d’y trou­ver une abon­dante main-d’œu­vre qual­i­fiée. La part du PNB irlandais con­sacrée à l’é­d­u­ca­tion passe de 4 % en 1961 à plus de 8 % dans les années 1990. 

L’IDA adopte comme slo­gan : ” Ses habi­tants sont à l’Ir­lande ce que le cham­pagne est à la France ” (Peo­ple are to Ire­land as cham­pagne is to France). Les sub­ven­tions du Fonds social européen sont util­isées pour la for­ma­tion du futur per­son­nel des multinationales. 

Les Irlandais de la dias­po­ra sont attirés par les nou­veaux emplois offerts dans l’île ances­trale. Le flux migra­toire net, négatif depuis des siè­cles, s’in­versera pour la pre­mière fois durant la décen­nie 1970. 

Cepen­dant la Com­mis­sion européenne, gar­di­enne des règles assur­ant le bon fonc­tion­nement du Marché com­mun, s’in­quiète du traite­ment fis­cal de faveur dont béné­fi­cient les indus­triels étrangers en Irlande. En 1978 l’EP­TR est rem­placé par un taux de 10 % de l’im­pôt sur les sociétés applic­a­ble à toutes les indus­tries manufacturières. 

De ce taux béné­ficieront égale­ment les prestataires de ser­vices inter­na­tionaux instal­lés sur le sol irlandais. Ain­si l’Ir­lande va-t-elle pou­voir attir­er chez elle les cen­tres d’ap­pels (call cen­ters), où de nom­breux jeunes Français et Français­es vien­dront travailler. 

Mais la con­jonc­ture inter­na­tionale se met en tra­vers de l’es­sor ain­si amor­cé. C’est l’époque des chocs pétroliers, aux­quels l’Ir­lande, sans ressources énergé­tiques, à l’ex­cep­tion de la tourbe et du vent, est exposée de plein fou­et. Les gou­verne­ments qui se suc­cè­dent choi­sis­sent de laiss­er fil­er le déficit budgé­taire. L’in­fla­tion atteint 20 % en 1981. La livre irlandaise, décrochée du ster­ling, devra être déval­uée plusieurs fois au cours des années qui suivront. 

Alors s’ou­vre une péri­ode d’ag­i­ta­tion sociale. Les grèves nationales se mul­ti­plient, à la poste, chez Aer Lin­gus, dans les trans­ports en com­mun, grèves qui durent par­fois plusieurs mois. 

Ce cli­mat trou­blé a des réper­cus­sions poli­tiques. Après que le taoiseach Charles Haugh­ey et le Fian­na Fail ont per­du les élec­tions de juin 1981, qua­tre gou­verne­ments vont se suc­céder en deux ans. En novem­bre 1982 la coali­tion dirigée par Gar­ret Fitzger­ald, chef du Fine Gael (La nation gaélique, le deux­ième grand par­ti irlandais) allié au Labour, prend le pouvoir. 

L’hori­zon économique reste som­bre : faible crois­sance, fort taux de chô­mage, qui en 1987 frôlera les 17 % de la pop­u­la­tion active, émi­gra­tion accrue. La dette publique enfle rapi­de­ment et atteint jusqu’à 130 % du PIB. Pour­tant le min­istre des Finances, Alan Dukes, s’at­taque courageuse­ment au déficit budgé­taire, qui, entre 1982 et 1987, recule de 16 % à 8 % du PIB. 

Au sein du Fian­na Fail, alors dans l’op­po­si­tion, cer­tains récla­ment une approche plus libérale et dynamique de l’é­conomie. En 1985 ils font scis­sion et fondent les Pro­gres­sive Democ­rats ou PDs, dont le pro­gramme vise à met­tre en place un envi­ron­nement encore plus favor­able aux affaires. 

Alors vient le grand tour­nant. Les élec­tions de févri­er 1987 don­nent le pou­voir à un gou­verne­ment minori­taire Fian­na Fail dirigé par Charles Haugh­ey, qui inau­gure une poli­tique économique ” thatch­éri­enne ” de retour à l’ortho­dox­ie budgé­taire et de désen­gage­ment de l’É­tat. Le nou­veau chef du Fine Gael, Alan Dukes, annonce que son par­ti sou­tien­dra la poli­tique économique du gou­verne­ment. Il inau­gure ain­si le con­sen­sus poli­tique qui va per­me­t­tre l’émer­gence du Tigre. 

Le bud­get de 1988 réduit dras­tique­ment les dépens­es. L’é­d­u­ca­tion et la san­té sont par­ti­c­ulière­ment touchées. Des hauss­es d’im­pôt ont égale­ment lieu. Mais le taux général de l’im­pôt sur les sociétés est réduit de 50 à 43 %. La rigueur budgé­taire per­met à la Banque cen­trale d’abaiss­er le coût du crédit. 

Cepen­dant sur un point la nou­velle poli­tique se dis­tingue rad­i­cale­ment du mod­èle thatch­érien. Une de ses com­posantes impor­tantes est en effet le ” parte­nar­i­at social ” asso­ciant gou­verne­ment, syn­di­cats et patronat, qui sig­nent le pre­mier accord tri­par­tite sur les salaires, le Pro­gramme for Nation­al Recov­ery — PNR 1988–1990.

Le PNR prévoit des hauss­es de salaires mod­érées en échange de promess­es gou­verne­men­tales de réduc­tion des impôts per­son­nels, d’aug­men­ta­tion des presta­tions sociales et de plus grande asso­ci­a­tion des parte­naires soci­aux aux déci­sions de poli­tique économique. 

Nonob­stant le parte­nar­i­at social, les charges sociales pesant sur les entre­pris­es sont main­tenues à un niveau très bas, à l’im­age de la fis­cal­ité, avec en con­trepar­tie une sécu­rité sociale d’É­tat réduite au min­i­mum. La lég­is­la­tion sociale con­tin­ue d’être peu con­traig­nante, qu’il s’agisse par exem­ple de la durée des con­gés ou de l’in­dem­ni­sa­tion des licen­ciements. Les multi­na­tionales, qui met­tent en place pour leur per­son­nel des for­mules d’as­sur­ance privée, tien­nent les syn­di­cats à l’é­cart avec la com­plic­ité de tra­vailleurs bien payés. 

La dernière et non la moin­dre des ini­tia­tives économiques de l’an­née 1987 est la créa­tion du Cen­tre de ser­vices financiers inter­na­tionaux de Dublin, tra­vail­lant off­shore pour le compte de non-rési­dents et béné­fi­ciant du même régime fis­cal favor­able que les autres clients de l’I­DA. L’IFSC con­naît un suc­cès immé­di­at et durable. 

La crois­sance repart. De 4 % en 1987, elle s’élève jusqu’à près de 8 % en 1990. L’in­fla­tion est con­tenue au voisi­nage de 2,5 %, ce qui per­met une hausse des revenus réels à par­tir de 1989. Entre 1987 et 1989 le taux de chô­mage recule de 16 à 12 %. Le nom­bre de con­flits soci­aux sur la même péri­ode tombe de 100 à 35 par an. Le déficit budgé­taire est sta­bil­isé autour de 2 % du PIB et la dette publique amorce sa décrue, repas­sant en dessous des 100 % du PIB en 1989. 

Mais une fois encore l’ac­tu­al­ité inter­na­tionale com­pro­met le proces­sus de redresse­ment. La guerre du Golfe casse la con­jonc­ture mon­di­ale. Le finance­ment de la réu­ni­fi­ca­tion alle­mande pousse à la hausse les taux d’in­térêt. Un ralen­tisse­ment général des affaires s’ensuit. 

L’Ir­lande en subit le con­tre­coup. La crois­sance tombe au-dessous de 2 % en 1991, soit une chute de six points d’une année sur l’autre. Les deux années suiv­antes elle reste voi­sine de 3 %. Le chô­mage se remet à croître et retrou­ve son niveau antérieur de 16 % de la pop­u­la­tion active. 

Nous sommes alors en 1993. Aux États-Unis, avec l’avène­ment du prési­dent Clin­ton, va s’ou­vrir la plus longue péri­ode de prospérité de l’après-guerre. L’Eu­rope abor­de une nou­velle phase de son inté­gra­tion avec l’en­trée en vigueur du traité de Maas­tricht. En jan­vi­er 1993 la livre irlandaise est déval­uée pour la dernière fois, avant d’en­tr­er dans la mon­naie com­mune, l’euro. 

Le Tigre cel­tique va pou­voir faire son apparition. 

Le Tigre bondissant

En 1994 la crois­sance irlandaise dépasse à nou­veau les 5 %. En 1995 elle est de 10 %. Sur les sept années 1994–2000 elle sera en moyenne de 9,3 %, soit plus de trois fois la crois­sance moyenne de l’U­nion européenne, qui, dans cette péri­ode économique­ment faste pour tous, reste inférieure à 3 %. 

Les drag­ons asi­a­tiques des années 1980 ont trou­vé leur émule. Qu’est-ce donc qui a fait bondir le Tigre ? 

La Toile cou­vre le monde, boulever­sant la façon de tra­vailler des entre­pris­es, et un petit appareil con­quiert les habi­tants de la planète : le télé­phone portable. L’Ir­lande béné­fi­cie forte­ment de ces nou­velles per­cées, qui ent­hou­si­as­ment les Bours­es de tous les pays. Elle est dev­enue terre d’élec­tion pour les biens et ser­vices liés aux hautes tech­nolo­gies. Au point que les jeunes cadres irlandais des firmes infor­ma­tiques améri­caines, y ayant acquis leur savoir-faire, créent leurs pro­pres entreprises. 

L’in­dus­trie indigène irlandaise se taille une place dans la high-tech, dans les logi­ciels et ser­vices infor­ma­tiques avec Iona, qui entr­era au NASDAQ en 1997, Bal­ti­more et tous les autres, mais aus­si dans la phar­ma­cie avec Elan, qui devien­dra la plus forte cap­i­tal­i­sa­tion de la Bourse de Dublin. 

Les fonds struc­turels européens jouent un rôle cen­tral dans la stratégie indus­trielle de l’É­tat irlandais, aidant à implanter sur le ter­rain des pôles (ou ” clus­ters ”) où sont val­orisées les nou­velles tech­nolo­gies. Ces fonds, déjà dou­blés avec l’Acte unique européen, le sont une nou­velle fois à Maastricht. 

L’Eu­rope crée aus­si au prof­it de ses qua­tre pays mem­bres les plus défi­cients en infra­struc­tures de base, dont l’Ir­lande, le ” fonds de cohé­sion “. Ain­si peu­vent être lancés ou accélérés le pro­gramme autorouti­er, celui des trans­ports publics de Dublin, les grands pro­jets d’eau et d’assainissement. 

Au total c’est env­i­ron 40 % du coût des pro­jets inscrits au Plan de développe­ment nation­al 1993–1999 qui seront cou­verts par les fonds européens. Cepen­dant les infra­struc­tures indus­trielles se dévelop­pent plus vite que les infra­struc­tures clas­siques, creu­sant l’é­cart entre les forces pro­duc­tives du pays et son équipement. L’ensem­ble des aides au titre du Cadre com­mu­nau­taire d’ap­pui représente annuelle­ment au début 2,4 % et à la fin 2,8 % du PIB. 

Le parte­nar­i­at social fait main­tenant par­tie de la vie nationale. Les accords tri­en­naux suc­ces­sifs lim­i­tent les hauss­es des salaires, une lim­i­ta­tion com­pen­sée pour les salariés par la baisse des taux de l’im­pôt sur le revenu. 

Les recettes fis­cales engen­drées par le Tigre per­me­t­tent à l’É­tat de sat­is­faire tout le monde. L’amélio­ra­tion des finances publiques est spec­tac­u­laire. Le bud­get rede­vient excé­den­taire en 1997. Le Tigre accom­plit un mir­a­cle : plus les taux de l’im­pôt bais­sent et plus son pro­duit aug­mente. Le sol­de posi­tif va con­tin­uer de croître et frôlera les 5 % du PIB en fin de péri­ode. La dette publique dimin­ue régulière­ment. En 2000 elle ne représen­tera plus que 35 % du PIB, le taux le plus bas de toute l’U­nion européenne après le Luxembourg. 

La poli­tique économique du pays pen­dant toute cette péri­ode est mar­quée par une par­faite con­ti­nu­ité, un point très appré­cié des investis­seurs et des financiers étrangers, et d’au­tant plus méri­toire que la vie poli­tique irlandaise reste mouvementée. 

Aux élec­tions de 1989 le Fian­na Fail ne con­serve le pou­voir qu’en s’al­liant avec les Démoc­rates de pro­grès, les PDs. Mais les parte­naires se brouil­lent. De 1992 à 1994 l’Ir­lande a un gou­verne­ment Fian­na Fail-Labour. Mais le Labour change d’al­liés. Le gou­verne­ment Fine Gael-Labour dit de l’Arc-en-ciel, qui dure jusqu’en 1997, pour­suit la poli­tique qui a per­mis l’ar­rivée du Tigre. 

Enfin les élec­tions de juin 1997 amè­nent au pou­voir l’actuelle coali­tion Fian­na Fail-PDs, avec le taoiseach Bertie Ahern, chef du Fian­na Fail, et la tanaiste Mary Har­ney, chef des PDs, coali­tion qui est recon­duite en 2002.

Mais ces aléas poli­tiques n’af­fectent pas les acteurs économiques. Les investis­seurs étrangers con­tin­u­ent d’af­fluer. En 1997 ils représen­tent 48 % des emplois indus­triels, 69 % de la pro­duc­tion et plus de 85 % des expor­ta­tions. Les entre­pris­es étrangères paient des salaires 25 % plus élevés que l’in­dus­trie indigène. 

La Com­mis­sion européenne cepen­dant, con­statant l’amélio­ra­tion de la sit­u­a­tion économique de l’Ir­lande, estime que les con­di­tions fis­cales de faveur dont y jouis­sent les investis­seurs étrangers ne sont plus jus­ti­fiées. Le gou­verne­ment irlandais tourne la dif­fi­culté grâce à la réduc­tion pro­gres­sive du taux général de l’im­pôt sur les sociétés. Un accord con­clu avec la Com­mis­sion en 1998 prévoit que ce taux sera de 12,5 % à compter du 1er jan­vi­er 2003. Les béné­fi­ci­aires des taux préféren­tiels con­tin­ueront d’en prof­iter jusqu’en 2005 ou 2010 selon le cas. Cet accord ras­sure les multinationales. 

La forte crois­sance fait reculer le chô­mage. L’élan don­né par la high-tech stim­ule l’emploi dans d’autres secteurs, comme celui de la con­struc­tion, alors que l’ar­rivée mas­sive des Améri­cains à la recherche de leurs racines fait les beaux jours de l’hôtel­lerie-restau­ra­tion. En fin de péri­ode le nom­bre des per­son­nes cher­chant du tra­vail, selon la déf­i­ni­tion de l’OIT, descend au-dessous de 4 % de la pop­u­la­tion active. 

Est-ce une coïn­ci­dence ? 1994, la pre­mière année du Tigre cel­tique, est aus­si celle du cessez-le-feu annon­cé par l’I­RA en Irlande du Nord, exem­ple bien­tôt suivi par les mil­ices loy­al­istes, qui per­me­t­tra les accords du Ven­dre­di Saint de 1998. Le Tigre, inver­sant le rap­port économique entre les deux par­ties de l’île, a détourné la jeune généra­tion du com­bat nationaliste. 

Mais un incon­vénient des investis­seurs étrangers est le rap­a­triement des béné­fices, qui atteignent 17 % du PIB à la fin de la péri­ode du Tigre cel­tique. Le revenu des Irlandais selon le PIB par habi­tant sera en 2000 le deux­ième plus élevé de l’U­nion européenne après le Lux­em­bourg mais seule­ment légère­ment supérieur à la moyenne européenne et com­pa­ra­ble à celui de la France en PNB. 

Ces dif­férences de chiffres ne changent pas le fait fon­da­men­tal. Grâce au Tigre les Irlandais sont, pour la pre­mière fois de leur his­toire, devenus riches. 

L’en­volée des prix de l’im­mo­bili­er est la mar­que la plus évi­dente du phénomène d’en­richisse­ment, la demande, ali­men­tée par la hausse sen­si­ble des revenus par tête à par­tir de 1994, ne ces­sant de précéder l’of­fre. Le mou­ve­ment est entretenu par les bas taux d’intérêt. 

L’in­fla­tion reste pour­tant con­tenue jusqu’en 2000, année où les derniers mois voient se pro­duire une flam­bée des prix, atteignant 7 % de hausse annuelle en novem­bre. L’Ir­lande détient dès lors le priv­ilège peu envi­able d’être un des pays les plus chers d’Eu­rope, ce dont les touristes vont finir par s’apercevoir. 

Les imma­tric­u­la­tions de véhicules neufs sont une autre man­i­fes­ta­tion de la nou­velle richesse du pays. Elles sont de 75 000 en 1993, 153 000 en 1997 et 275 000 en 2000, effet mil­lé­naire aidant. Ce gon­fle­ment mas­sif du parc roulant ne manque pas d’af­fecter la cir­cu­la­tion dans le grand Dublin. 

Tels sont les prob­lèmes des rich­es. Mais tous ne sont pas rich­es. Les années du Tigre vont voir l’en­richisse­ment des class­es moyennes mais aus­si l’ac­croisse­ment de la pau­vreté des plus pauvres. 

La part des Irlandais vivant avec 50 % ou moins du revenu moyen de la pop­u­la­tion passe de moins d’un cinquième en 1994 à plus d’un quart en 1998. Selon les critères du PNUD, l’Ir­lande se situe à l’a­vant-dernier rang des pays indus­tri­al­isés au classe­ment de l’indice de pauvreté. 

Pour­tant le parte­nar­i­at social s’est don­né aus­si des ambi­tions sociales, avec la Stratégie nationale de lutte con­tre la pau­vreté, la NAPS, qui béné­fi­cie aus­si de finance­ments européens. On assiste néan­moins à un recul des dépens­es sociales en pour­cent­age du PIB. 

Même le suc­cès du Tigre cel­tique en matière d’emploi doit être nuancé. La pro­por­tion d’emplois à temps par­tiel s’ac­croît dans les années du Tigre, pas­sant de moins de 7 % à près de 11 % du total. Nom­breux sont les emplois saison­niers. Le chô­mage au sens strict descend en fin de péri­ode à un niveau résidu­el envi­able mais le nom­bre des tra­vailleurs indem­nisés inscrits au ” Live reg­is­ter ” reste plus du double. 

Les men­aces sur l’en­vi­ron­nement sont un autre des effets per­vers de la crois­sance. L’Ir­lande indus­tri­al­isée et motorisée du début du troisième mil­lé­naire émet des gaz à effet de serre à un rythme dou­ble de celui autorisé par le pro­to­cole de Kyoto. L’eau, cette richesse tra­di­tion­nelle de l’île verte, est men­acée. Enfin la mul­ti­pli­ca­tion des déchets ménagers et indus­triels attaque le paysage, avec la pro­liféra­tion des décharges sauvages, l’ab­sence de moyens suff­isants de recy­clage et le refus per­sis­tant des inc­inéra­teurs par la population. 

Restent les effets psy­chologiques du Tigre. A‑t-il créé, comme le dis­ent cer­tains, une ” nation étrangère à elle-même ” ? La mon­tée du taux des sui­cides, surtout par­mi les jeunes, est un symp­tôme inquié­tant. L’al­coolisme et la drogue, ces ” côtés som­bres ” de la réal­ité irlandaise, pour repren­dre l’ex­pres­sion de la prési­dente McAleese, se sont répan­dus pen­dant les années du Tigre. La vio­lence con­tin­ue à faire par­tie de la vie nationale. La ” civil­i­sa­tion du pub ” reste une valeur ambiguë, mod­èle de con­vivi­al­ité mais aus­si éva­sion com­mode face au présent et surtout à l’avenir. 

Mais ces cri­tiques restent très minori­taires. Le mir­a­cle irlandais fait l’émer­veille­ment de l’Eu­rope, par­ti­c­ulière­ment des pays de l’est du con­ti­nent, qui vien­nent chercher en Irlande la recette d’un décol­lage économique rapi­de. Pour une Irlandaise au moins cette recette ne fait aucun doute. À l’été 2000 la tanaiste Mary Har­ney déclare qu’elle se sent ” plus proche de Boston que de Berlin “. 

La seule ques­tion que tous se posent est de savoir si et com­bi­en de temps le Tigre va durer. 

Le crépuscule du Tigre

En 2000 les écon­o­mistes sont unanimes quant au prin­ci­pal obsta­cle à la pour­suite de la forte crois­sance irlandaise : la raré­fac­tion de la main-d’œu­vre disponible. Le Tigre a besoin de tou­jours davan­tage de monde. Le nom­bre des emplois à occu­per dans l’île verte est passé durant la décen­nie de 1 183 000 à 1 670 000, soit près d’un demi-mil­lion de nou­veaux postes créés. 

Or le taux de natal­ité dans la très catholique Irlande a bais­sé de plus d’un tiers entre 1980 et 1995. L’ar­rivée à l’âge du tra­vail des généra­tions creuses de l’a­vant-Tigre va main­tenant se man­i­fester. Faire tra­vailler davan­tage les femmes est dif­fi­cile car leur taux d’ac­tiv­ité, longtemps un des plus bas de l’U­nion européenne, est aujour­d’hui un des plus élevés. 

La seule solu­tion véri­ta­ble est l’ap­pel à la main-d’œu­vre extérieure. Depuis 1997 le sol­de migra­toire, rede­venu négatif dans les années 1980, est à nou­veau posi­tif. Mais le rythme est insuff­isant. Des mis­sions de l’A­gence nationale de l’emploi FAS par­tent pour les grands pays de langue anglaise, Cana­da, Aus­tralie, Afrique du Sud. Les pays d’Eu­rope de l’Est sont égale­ment visés. 

Grâce à la main-d’œu­vre venue d’ailleurs, les écon­o­mistes n’ex­clu­ent pas un taux de crois­sance de 8,5 % encore en 2001 suc­cé­dant aux 11,5 % de 2000. Mais l’é­conomie du Tigre, une des plus ouvertes au monde, dépend avant tout de la demande extérieure. Or celle-ci va subir plusieurs chocs, affec­tant forte­ment l’Irlande. 

Le pre­mier est le choc tech­nologique. Le marché des PC et plus encore des télé­phones mobiles, arrivé à un point de sat­u­ra­tion, se con­tracte brusque­ment, entraî­nant dans son sil­lage les fab­ri­ca­tions et les ser­vices qui lui sont liés. La ” bulle Inter­net ” éclate. Les valeurs tech­nologiques s’ef­fon­drent en Bourse, déclen­chant un recul général des places finan­cières. Les multi­na­tionales du secteur des TIC annon­cent des réduc­tions d’effectifs. 

Le ralen­tisse­ment con­cerne d’abord les États-Unis, mar­quant le terme de la longue péri­ode de prospérité qui a car­ac­térisé les deux prési­dences Clin­ton. L’Ir­lande, d’où les multi­na­tionales expor­tent surtout sur l’Eu­rope et le Moyen-Ori­ent, espère d’abord que l’im­pact chez elle sera limité. 

Son prin­ci­pal prob­lème est alors l’in­fla­tion. Comme elle fait par­tie des douze pays s’ap­prê­tant à intro­duire chez eux l’eu­ro au 1er jan­vi­er 2002, ses parte­naires européens sur­veil­lent de près sa poli­tique des prix. Le 12 févri­er 2001 le bud­get du min­istre McCreevy est con­damné par l’E­COFIN, le Con­seil des min­istres européens des affaires économiques et finan­cières, comme pro­cy­clique et inflationniste. 

Non seule­ment le gou­verne­ment mais aus­si les citoyens irlandais, fiers des exploits du Tigre, ressen­tent cette con­damna­tion comme une injus­tice, voire un affront. Les électeurs irlandais s’en sou­vien­dront sans doute le 6 juin suiv­ant, quand ils diront “non” au traité de Nice. 

L’inflation affecte les coûts indus­triels. Mal­gré le parte­nar­i­at social les reven­di­ca­tions salar­i­ales resur­gis­sent, créant un cli­mat d’agitation sociale qu’on n’avait pas vu depuis longtemps. En décem­bre 2000, le “ Pro­gramme pour la prospérité et l’équité ” 2000- 2002 doit être ajusté en cat­a­stro­phe, avec trois points sup­plé­men­taires d’augmentation des rémunéra­tions. Les hauss­es effec­tives sont beau­coup plus élevées dans les multi­na­tionales, qui s’arrachent le per­son­nel qualifié. 

Or l’Europe de l’Est, qui sera bien­tôt dans l’Union, offre une maind’œuvre bien meilleur marché. La grande peur s’installe que les investis­seurs étrangers, qui n’ont pas de patrie, déser­tent l’île verte. Il n’est que plus impor­tant de les retenir par des taux d’impôts avan­tageux, ce qui raid­it l’Irlande dans son oppo­si­tion aux pro­jets d’harmonisation fis­cale dans l’Union.

À l’été 2001 Gate­way aban­donne l’Irlande avec mille cinq cents emplois sup­primés et Gen­er­al Semi­con­duc­tors annonce la fer­me­ture d’une usine employ­ant huit cents personnes. 

Il n’y a pas que l’industrie qui donne du souci. Le 21 févri­er 2001 la fièvre aph­teuse a fait son appari­tion dans la grande île voi­sine. L’Irlande se ferme aux vis­i­teurs. L’épidémie sera tenue en échec mais le tourisme, qui représente 6 à 7% du PIB irlandais, est forte­ment perturbé. 

Quand arrive l’été, toutes les mesures san­i­taires ont été lev­ées et un retour à la nor­male est espéré. Alors se pro­duit le 11 sep­tem­bre. Les Améri­cains annu­lent leurs voy­ages. Aer Lin­gus a plus de la moitié de ses avions cloués au sol. Au total ce seront cinq cent mille touristes de moins. 

Et pour­tant le Tigre résiste. La crois­sance est encore de près de 7% en 2001 et de 6% en 2002. C’est qu’un secteur con­tin­ue de se dévelop­per forte­ment : celui de la phar­ma­cie, qui voit croître ses ventes en par­ti­c­uli­er out­re-Atlan­tique, au point que l’Amérique va devenir le pre­mier client de l’Irlande.

Le rôle des multi­na­tionales, phar­ma­ceu­tiques mais aus­si finan­cières, dans ce main­tien de la crois­sance irlandaise est souligné par le fait que, si le pro­duit intérieur con­naît cette belle avancée en 2002, le pro­duit nation­al, qui exclut leurs prof­its, ne pro­gresse que de moins de 1%. 

La remon­tée de l’euro face au dol­lar sera le dernier coup porté au Tigre. Les expor­ta­tions, dont plus de la moitié sont dirigés hors de la zone euro, recu­lent. Les délo­cal­i­sa­tions repren­nent. La crois­sance de l’économie irlandaise pour 2003, en pro­duit intérieur comme en pro­duit nation­al, ne sera qu’à peine plus de 2 %, inférieure à celle des États-Unis et de plusieurs pays européens. 

Mais le Tigre a accom­pli son œuvre de rat­tra­page. L’Irlande a main­tenant rejoint les rangs des pays indus­tri­al­isés dévelop­pés. Elle pour­rait devenir bien­tôt con­tributrice nette au bud­get de l’Union. Depuis le 1er jan­vi­er 2004 elle ne béné­fi­cie plus du fonds de cohésion. 

Pour­tant le rat­tra­page n’est pas achevé. Ain­si les besoins en infra­struc­tures restent-ils très impor­tants. Les écon­o­mistes esti­ment qu’il sub­siste en Irlande un poten­tiel de crois­sance supérieur à la moyenne de l’Union européenne, poten­tiel qu’ils éval­u­ent à 4 à 5% par an jusqu’à la fin de la présente décennie. 

La tech­nolo­gie et les grands travaux devraient être les élé­ments por­teurs des années à venir. L’IDA con­cen­tre son effort aujourd’hui sur les activ­ités à forte valeur ajoutée et à fort con­tenu tech­nologique, la créa­tion de cen­tres de recherche et de développe­ment, les biotech­nolo­gies, en par­ti­c­uli­er les nanobiotech­nolo­gies, mais aus­si le haut débit pour la télé­ma­tique et la troisième généra­tion de télé­phonie mobile, autant de per­cées dont on espère qu’elles fer­ont repar­tir le marché. 

Cette nou­velle approche com­mence à pro­duire ses effets. Début 2004 Google installe en Irlande son prin­ci­pal cen­tre européen. Tout récem­ment Intel a annon­cé un nou­veau pro­jet d’un mil­liard et demi d’euros d’usine de pro­duc­tion de “nanop­uces” à Dublin. 

En même temps les autorités cherchent les moyens de con­sacr­er plus d’argent aux investisse­ments de base sans creuser le déficit pub­lic, un dilemme que l’ingéniosité des financiers et l’appel au parte­nar­i­at pub­licprivé devraient per­me­t­tre de surmonter. 

L’économie irlandaise, du fait de son grand degré d’ouverture, est une des pre­mières à prof­iter du redé­mar­rage de la con­jonc­ture inter­na­tionale. Du coup cer­tains par­lent déjà d’un réveil du Tigre. Mais cela est une autre histoire.

Commentaire

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Antoine Brunet-Bélandrépondre
15 janvier 2017 à 15 h 38 min

texte apoc­ryphe
Je n’ai pas lu votre texte en entier, car il com­mence sur une erreur. Il est totale­ment faux de pré­ten­dre que la pop­u­la­tion irlandaise était de plus de 8 mil­lions en 1800. Elle a atteint ces som­mets seule­ment aux envi­rons de 1840 suites à l’émi­gra­tion mas­sive des Anglais afin de les assim­i­l­er. Vous devriez peut-être véri­fi­er vos sources avant de pub­li­er un arti­cle sur Inter­net qui est acces­si­ble à tous. J’e­spère que vos sources sont meilleures pour la suite du texte si vous faites erreur sur un sujet aus­si banal que la démographie.

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