Le Campanile à Berkeley Sather Tower.

Formation d’ingénieur : France ou États-Unis ?

Dossier : Les X en Amérique du NordMagazine N°617 Septembre 2006
Par Alexandre BAYEN (X95)

Formation des étudiants aux États-Unis : quel cursus et quel financement ?

Formation des étudiants aux États-Unis : quel cursus et quel financement ?

Dans les départe­ments d’engi­neer­ing des uni­ver­sités améri­caines, un stéréo­type des étu­di­ants français, et des X en par­ti­c­uli­er, se ren­con­tre fréquem­ment : un bagage théorique excep­tion­nel. Ce cliché, large­ment véhiculé par les étu­di­ants et les pro­fesseurs améri­cains, va sou­vent de pair avec un autre moins flat­teur : peu de for­ma­tion pra­tique. Ces obser­va­tions s’ex­pliquent en par­tie par l’hétérogénéité des cur­sus under­grad­u­ate aux États-Unis. En effet, les exi­gences en ter­mes de savoir sont beau­coup moins pré­cis­es que dans nos class­es pré­para­toires, qui imposent un pro­gramme très théorique dic­té par des direc­tives min­istérielles. Aux États-Unis, même si chaque cur­sus a un par­cours imposé, il n’ex­iste pas de con­cours uni­fi­ca­teur pour garan­tir une homogénéité des con­nais­sances, d’où une dis­par­ité des for­ma­tions entre les dif­férentes insti­tu­tions délivrant un même diplôme : le Bach­e­lor’s.

Par ailleurs, la for­ma­tion math­é­ma­tique est moins poussée, et ses lim­ites appa­rais­sent dès le lycée (high school) : le sys­tème améri­cain n’ayant pas de bac­calau­réat, les stan­dards util­isés pour class­er les can­di­dats à l’en­trée de l’u­ni­ver­sité sont ven­dus sous forme d’ex­a­m­en payant par Edu­ca­tion­al Test­ing Ser­vices, à l’o­rig­ine entre autres des TOEFL, SAT et GRE. Une fois admis à l’u­ni­ver­sité dans le cur­sus under­grad­u­ate, les étu­di­ants améri­cains sup­por­t­ent assez mal de se voir attribuer de mau­vais­es notes, pra­tique courante dans nos class­es pré­para­toires ou dans nos con­cours. Cette sit­u­a­tion a pro­gres­sive­ment con­duit à une infla­tion des notes, qui touche presque toutes les uni­ver­sités. Par exem­ple, à Stan­ford, un Grade Point Aver­age (GPA) de 4.0/4.0 est loin de la per­fec­tion, car les notes mon­tent jusqu’à 4.3/4.0, ce qui n’ap­pa­raît pas sur le relevé de notes de l’é­tu­di­ant. Il est par­fois très dif­fi­cile pour le pro­fesseur d’une uni­ver­sité améri­caine de don­ner moins de C sur une échelle qui va de A à E.


Le Cam­panile à Berke­ley Sather Tower.
Con­stru­it en 1914, il a survécu à tous les trem­ble­ments de terre qui ont sec­oué la Cal­i­fornie. En arrière-plan,Alcatraz, le Gold­en Gate et la baie de San Francisco.

En con­séquence, il n’est guère pos­si­ble d’im­pos­er pour l’en­seigne­ment des exi­gences comme les nôtres dans un sys­tème où l’é­val­u­a­tion n’est pas une arme, d’au­tant que les pro­fesseurs sont eux-mêmes notés par les étudiants.

Surtout, la lib­erté lais­sée à l’é­tu­di­ant dans le choix de son cur­sus under­grad­u­ate est par­fois poussée à l’ex­trême. Par exem­ple à Brown Uni­ver­si­ty, une des insti­tu­tions under­grad­u­ate les plus pres­tigieuses sur la côte Est, l’é­tu­di­ant peut définir son domaine de spé­cial­i­sa­tion (major), en fix­ant lui-même la pro­por­tion respec­tive des dis­ci­plines cor­re­spon­dant aux cours suiv­is. Cette marge de manœu­vre peut don­ner lieu à des cur­sus mono­lithiques (extrême­ment spé­cial­isés), comme à des cur­sus très généralistes.

Les modes de finance­ment des études aux États-Unis sont très divers et peu­vent avoir une inci­dence sur les pro­fils des élèves under­grad­u­ate, très hétérogènes. Même dans les uni­ver­sités publiques (comme Berke­ley par exem­ple) les étu­di­ants doivent pay­er leurs frais de sco­lar­ité, qui atteignent plusieurs mil­liers, voire dizaines de mil­liers de dol­lars par an. Pour ceux des milieux aisés, la sco­lar­ité under­grad­u­ate du col­lège est financée par la famille. Une grande var­iété de com­porte­ments s’ob­serve chez eux vis-à-vis du tra­vail, qui va du plus grand sérieux à l’in­con­duite (le nom­bre d’é­tu­di­ants exclus de l’u­ni­ver­sité pour motifs divers, bois­son par exem­ple, est non négligeable).

Cer­taines uni­ver­sités sont même con­nues pour être des ” par­ty schools “, dont le classe­ment paraît chaque année dans les médias (une forme de ” clin d’œil ” au classe­ment offi­ciel des meilleures uni­ver­sités établi par US News). Pour les étu­di­ants moins aisés, en par­tie issus de l’im­mi­gra­tion, plusieurs modal­ités de finance­ment de la sco­lar­ité sont envis­agées. Cer­tains con­tractent des prêts, ce qui induit en général des com­porte­ments très studieux. L’u­ni­ver­sité peut aider les meilleurs d’en­tre eux ou ceux qui font par­tie d’un groupe à statut de minorité. Ces étu­di­ants béné­fi­cient alors de bours­es, qui revê­tent les formes les plus diverses.

Out­re les sommes allouées directe­ment (fel­low­ships), l’u­ni­ver­sité pro­pose des emplois tels que pré­para­teurs, chargés de cours, chargés de recherche, qui les met­tent au con­tact des réal­ités sci­en­tifiques. D’autres étu­di­ants, enfin, tra­vail­lent par­al­lèle­ment à leurs études, ce qui peut sou­vent être source de dif­fi­cultés pour l’ap­pren­tis­sage. En com­para­i­son, dans les class­es pré­para­toires ou les écoles, nos étu­di­ants peu­vent con­sacr­er l’in­té­gral­ité de leur temps à leurs études.

Pour autant, les ingénieurs for­més aux États-Unis, et leurs homo­logues français issus de nos écoles, une fois con­fron­tés au monde pro­fes­sion­nel se révè­lent d’une com­pé­tence com­pa­ra­ble. Ce para­doxe trou­ve plusieurs explications.

On observe un rétab­lisse­ment du niveau sci­en­tifique des études, par rap­port à l’Eu­rope, à par­tir du Mas­ter. Lors de cette cinquième année uni­ver­si­taire, les étu­di­ants améri­cains sont mas­sive­ment con­fron­tés, pour la pre­mière fois, à des étu­di­ants venus des for­ma­tions les plus pres­tigieuses, en Europe ou en Asie notam­ment. Il arrive même qu’ils se retrou­vent en minorité, du fait égale­ment de l’at­trait exer­cé par d’autres for­ma­tions aux débouchés plus lucrat­ifs comme le MBA ou le droit, pour lesquelles le niveau sci­en­tifique ne joue pas un rôle dis­crim­i­nant. Cette nou­velle démo­gra­phie induit ain­si un brain drain des stan­dards (en plus de celui, évi­dent, des per­son­nes), sur lequel s’ap­puie le sys­tème uni­ver­si­taire améri­cain. Un dernier fil­trage des com­pé­tences sci­en­tifiques s’opère à l’is­sue du Mas­ter, par une série d’ex­a­m­ens qui sélec­tionne les can­di­dats au PhD et ori­ente les autres étu­di­ants vers l’industrie.

Un autre trait du sys­tème uni­ver­si­taire améri­cain est de favoris­er la mobil­ité des étu­di­ants entre les uni­ver­sités. Par exem­ple, les étu­di­ants les mieux classés des com­mu­ni­ty col­leges, dans les uni­ver­sités équiv­a­lentes à nos IUT, ont la pos­si­bil­ité d’ac­céder aux plus grandes uni­ver­sités (Stan­ford, Berke­ley, MIT ou Har­vard) en cours de sco­lar­ité. Par exem­ple, Berke­ley admet chaque année plus de 2 500 étu­di­ants par cette fil­ière, pour une pop­u­la­tion under­grad­u­ate de l’or­dre de 25 000, soit 10 %. Sou­vent issus de l’im­mi­gra­tion, pos­sé­dant une maîtrise de l’anglais par­fois peu assurée, ils sont sélec­tion­nés sur leurs com­pé­tences (sci­en­tifiques, pour ceux qui rejoignent les dis­ci­plines de l’ingénierie).

Cette mobil­ité améri­caine tire en par­tie son orig­ine de l’his­toire : née du passé de l’im­mi­gra­tion, elle con­stitue aujour­d’hui un enjeu impor­tant. Notre sys­tème très struc­turé d’é­coles trou­ve égale­ment ses sources dans l’his­toire, en par­ti­c­uli­er dans les idéaux révo­lu­tion­naires de méri­to­cratie répub­li­caine. Cette struc­ture n’ex­clut pas for­cé­ment une mobil­ité : les élèves les mieux classés de l’É­cole nationale supérieure des arts et métiers, rejoignent chaque année les rangs de l’É­cole polytechnique.

Vol autonome d’un drone héli­cop­tère audessus du dôme du MIT
(Depart­ment Aero­nau­tics and Astronautics).

Corps professoral : quelles particularités ?

Une spé­ci­ficité du sys­tème améri­cain est le con­cept de tenure (tit­u­lar­i­sa­tion). La tenure s’ob­tient à l’is­sue d’un proces­sus com­plexe pro­pre à chaque uni­ver­sité, après six ans passés dans le grade d’Assis­tant Pro­fes­sor.

Les fac­teurs qui entrent en jeu sont mul­ti­ples, et leur impor­tance respec­tive varie selon les uni­ver­sités. On retien­dra la qual­ité de la recherche, les pub­li­ca­tions, le nom­bre de PhD délivrés dans le lab­o­ra­toire con­cerné, les con­trats rem­portés par le can­di­dat. Ces élé­ments seront à nou­veau pris en compte pour la pour­suite de la car­rière, et pour l’ac­cès aux postes de respon­s­abil­ité (Depart­ment Chair, Dean, Provost). La pres­sion exer­cée par la struc­ture se traduit par une très grande atten­tion portée à la pro­duc­tiv­ité des étu­di­ants, sou­vent car­i­caturée par le ” pub­lish or per­ish “.

Un point mérite d’être men­tion­né sur la rémunéra­tion des pro­fesseurs. Ceux-ci reçoivent leur salaire neuf mois de l’an­née, et sont forte­ment encour­agés à com­pléter les trois mois restants par des con­trats de recherche, ce qui les incite à établir des liens avec les agences de finance­ment de la recherche ou avec l’industrie.

Par ailleurs, l’u­ni­ver­sité facilite, sur le plan admin­is­tratif, la pra­tique d’ac­tiv­ités de con­seil, ce qui per­met à beau­coup de tiss­er des liens avec les milieux indus­triels. Elle encour­age aus­si les pro­fesseurs et les élèves à la créa­tion de start ups, dont les plus célèbres inclu­ent Google et Sun Microsys­tems (issues de Stan­ford). Pour toutes ces activ­ités, les pro­fesseurs dis­posent d’un ser­vice juridique et indus­triel qui les aide dans l’étab­lisse­ment des contrats.

Financement de la recherche et implications sur la nature de la recherche

Une idée large­ment répan­due sur la recherche uni­ver­si­taire améri­caine est la supéri­or­ité de ses moyens de finance­ment. Para­doxale­ment, lorsqu’un pro­fesseur débute dans une uni­ver­sité améri­caine, les moyens mis à sa dis­po­si­tion (qui vari­ent selon les départe­ments et les sit­u­a­tions) ne lui per­me­t­tent pas, en général, de pour­suiv­re ses activ­ités de recherche au-delà de quelques années. Pour men­er ses recherch­es, un pro­fesseur doit donc se pro­cur­er lui-même des finance­ments, dont la plu­part provi­en­nent de sources extérieures à l’université.

Le coût moyen d’un étu­di­ant, par année, varie entre 30 000 $ et 70 000 $ selon les uni­ver­sités. Le coût d’in­stal­la­tions expéri­men­tales ne con­naît pas de lim­ite supérieure. Pour répon­dre à ces besoins, un pro­fesseur oscille en per­ma­nence entre plusieurs con­trats, pou­vant aller de 10 000 $ à des dizaines de mil­lions de dol­lars, dont les prove­nances sont divers­es. Ain­si, un con­trat dont un pro­fesseur est le seul inves­ti­ga­tor se chiffre entre zéro et un mil­lion de dol­lars. Pour des con­trats plus élevés, des équipes se for­ment, autour d’in­fra­struc­tures communes.

Les États-Unis ne dis­posant pas d’une insti­tu­tion sem­blable au CNRS, les grands finance­ments nationaux des activ­ités d’ingénierie provi­en­nent prin­ci­pale­ment d’a­gences fédérales, comme la NSF (Nation­al Sci­ence Foun­da­tion), la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), la NASA (Nation­al Astro­nau­tics and Space Admin­is­tra­tion), l’ONR (Office for Naval Research), etc. À la dif­férence du CNRS, dont l’or­gan­i­sa­tion est définie autour d’u­nités mixtes de recherche, le finance­ment des activ­ités de recherche par ces agences fédérales obéit à une ges­tion très large­ment liée à l’ad­min­is­tra­tion en place. Ce sys­tème induit des change­ments fréquents dans les ori­en­ta­tions sci­en­tifiques nationales et sus­cite une grande réac­tiv­ité, mais crée une pré­car­ité dans cer­tains domaines pour lesquels les finance­ments peu­vent dis­paraître au gré des pri­or­ités politiques.

Le rôle de ces agences fédérales est la pub­li­ca­tion de cen­tres d’in­térêt et le lance­ment d’ap­pels d’of­fres, aux­quels les uni­ver­sités répon­dent en adres­sant des propo­si­tions tech­ni­co-finan­cières. La com­péti­tion est par­fois ser­rée (actuelle­ment, le taux de réus­site de cer­tains pro­grammes à la NSF est en dessous de 5 %). Pour fédér­er la recherche, cer­taines agences comme la NSF ou le DHS (Depart­ment of Home­land Secu­ri­ty) font des appels d’of­fres qui se chiffrent en dizaines de mil­lions de dol­lars, et con­duisent à la créa­tion de Cen­tres d’Ex­cel­lence regroupant plusieurs uni­ver­sités autour d’un même pôle sci­en­tifique. Ces cen­tres per­me­t­tent d’éviter un dou­ble­ment d’ac­tiv­ités au sein des dif­férentes uni­ver­sités. Cer­taines indus­tries procè­dent de la même manière, sou­vent sous forme de con­sor­tium. Par ailleurs, ces agences encour­a­gent la recherche à une échelle plus petite, en finançant des pro­jets de moin­dre enver­gure, voire individuels.

Drones du Department Civil and Environmental Engineering de UC Berkeley
Drones du Depart­ment Civ­il and Envi­ron­men­tal Engi­neer­ing de UC Berke­ley, avec l’équipe des doc­tor­ants en charge du pro­jet. Les vols expéri­men­taux ont en général lieu à la NASA avant les mis­sions dans le désert d’Arizona ou de Californie.

Orientation scientifique des universités

Com­ment sont déter­minées les grandes ori­en­ta­tions sci­en­tifiques des uni­ver­sités améri­caines ? Cette ques­tion a une réelle impor­tance dans la mesure où on con­state une nette cor­réla­tion entre les avancées his­toriques de la sci­ence et les choix stratégiques de l’u­ni­ver­sité dans les domaines cor­re­spon­dants. Les uni­ver­sités publiques n’échap­pent pas au phénomène, explic­a­ble en par­tie par le fait que leurs finance­ments éma­nent très large­ment de sources privées qui vien­nent com­pléter les fonds éta­tiques ou fédéraux.

Sur le long terme, le développe­ment des sci­ences a sous-ten­du, au fil de l’his­toire, la trans­for­ma­tion et l’ex­pan­sion de l’u­ni­ver­sité. Le début du vingtième siè­cle voit l’im­plan­ta­tion des sci­ences fon­da­men­tales et des dis­ci­plines orig­inelles de l’ingénierie : math­é­ma­tiques, civ­il engi­neer­ing. Dans les décen­nies suiv­antes, l’u­ni­ver­sité s’ou­vre à de nou­velles dis­ci­plines : mechan­i­cal engi­neer­ing au début du siè­cle, aero­space engi­neer­ing dans les années quar­ante, elec­tri­cal engi­neer­ing, oper­a­tions research, com­put­er sci­ence, bio­engi­neer­ing. Ces créa­tions suc­ces­sives sont toutes liées au développe­ment tech­nologique des États-Unis.

La dif­férence avec la France est qu’elles n’ont pas don­né lieu à la nais­sance d’é­coles, mais qu’elles ont con­tribué à la crois­sance de l’u­ni­ver­sité en général. À cet égard, il est intéres­sant de con­stater que dans les écoles du Con­cours com­mun Mines-Ponts-Tele­com, la hiérar­chie établie par les élèves à l’is­sue du con­cours place en pre­mier les écoles les plus anci­ennes, mon­trant le poids de l’his­toire sur les choix ” tech­nologiques ” des élèves ingénieurs. Aux États-Unis, le choix d’une uni­ver­sité est davan­tage mar­qué par l’in­térêt pour une dis­ci­pline. Par exem­ple, il n’est guère envis­age­able de faire de la finance dans un départe­ment de Civ­il Engi­neer­ing (équiv­a­lent his­torique des Mines et des Ponts).

Lancement d’un véhicule d’exploration sous-marine
Lance­ment d’un véhicule d’exploration sous-marine dans la baie de Mon­terey, Depart­ment Civ­il and Envi­ron­men­tal Engi­neer­ing.
La vie d’un doc­tor­ant est loin de se lim­iter à des recherch­es théoriques dans un bureau…

Sur le court terme, le développe­ment de la recherche sci­en­tifique est dic­té par les agences éta­tiques et fédérales, seules capa­bles de pro­cur­er rapi­de­ment une puis­sance finan­cière con­sid­érable à une uni­ver­sité. L’ap­plic­a­bil­ité de la sci­ence est une préoc­cu­pa­tion majeure. Dans le domaine de la robo­t­ique autonome par exem­ple, l’im­pact de cette poli­tique est fla­grant. Au cours des dix dernières années, sous l’im­pul­sion de divers­es agences de défense (ONR, AFOSR, DARPA, NASA), des dizaines d’u­ni­ver­sités ont dévelop­pé leurs plates-formes de robo­t­ique autonome et pro­duit des cen­taines d’ar­ti­cles de recherche sur les drones, les sous-marins autonomes, les robots, les véhicules automatiques.

Le suc­cès de cet effort est main­tenant très vis­i­ble : en une dizaine d’an­nées, le pou­voir poli­tique est par­venu à sen­si­bilis­er le milieu uni­ver­si­taire aux prob­lé­ma­tiques mil­i­taires. La trans­parence est exigée de la part des lab­o­ra­toires dans la clas­si­fi­ca­tion des recherch­es : les activ­ités con­fi­den­tielles n’ont pas leur place dans la majorité des uni­ver­sités améri­caines. Cette sépa­ra­tion est des­tinée à pro­téger l’indépen­dance du milieu uni­ver­si­taire, et a con­duit au trans­fert des activ­ités sen­si­bles aux Nation­al Labs (par exem­ple Los Alam­os, San­dia, Lin­coln Labs).

La recherche à appli­ca­tions mil­i­taires, d’autre part, a tou­jours su coex­is­ter avec cette indépen­dance. Ain­si, Berke­ley, qui a été au cen­tre du ” free speech move­ment ” des années 1960 et de l’op­po­si­tion à la guerre du Viêt­nam, est depuis longtemps un des lead­ers dans ce domaine. Au-delà de la ques­tion fon­da­men­tale de l’éthique de la recherche en milieu uni­ver­si­taire, on peut remar­quer que cette sym­biose entre Défense et Uni­ver­sité leur a été mutuelle­ment béné­fique, engen­drant la créa­tion ou le développe­ment de départe­ments uni­ver­si­taires qui mènent main­tenant une recherche de pointe.

À l’heure actuelle, un pôle sci­en­tifique en expan­sion aux États-Unis est celui des tech­nolo­gies d’ingénierie à met­tre en œuvre pour faire face aux cat­a­stro­phes. Les trau­ma­tismes provo­qués par les atten­tats du 11 sep­tem­bre, l’oura­gan Kat­ri­na, ou encore le tsuna­mi qui a rav­agé l’Asie du Sud-Est ont créé le besoin, pour les agences fédérales (aidées par cer­taines agences éta­tiques), de cen­tr­er leurs finance­ments autour de nou­velles prob­lé­ma­tiques qui vont large­ment au-delà de l’ingénierie.

Lors de l’é­vac­u­a­tion d’une ville par exem­ple, la liste des spé­cial­ités con­cernées est con­sid­érable : com­mu­ni­ca­tions (elec­tri­cal engi­neer­ing), voies de trans­port (civ­il engi­neer­ing), réseaux de dis­tri­b­u­tion d’eau (envi­ron­men­tal engi­neer­ing), évac­u­a­tion (city plan­ning, pol­i­cy), forces de main­tien de l’or­dre (law), opti­mi­sa­tion des ressources (oper­a­tions research).

Le finance­ment de la recherche se réar­tic­ule aujour­d’hui autour de ces dif­férents axes, avec une grande dif­fi­culté : par­venir à faire tra­vailler ensem­ble des équipes dont les domaines d’ex­per­tise ont peu d’élé­ments en com­mun. Si ces efforts por­tent leurs fruits, on ver­ra émerg­er dans les dix prochaines années un nou­veau type de recherche mul­ti­dis­ci­plinaire dont les pre­miers signes sont déjà per­cep­ti­bles. En engi­neer­ing, des pro­fesseurs exer­cent sur plusieurs départe­ments à la fois. Les élèves obti­en­nent des dual degrees, qui leur don­nent deux spé­cial­ités. Les jurys de thèse sont sou­vent com­posés de pro­fesseurs de plusieurs dis­ci­plines différentes.

Cette réac­tiv­ité sans précé­dent ne risque-t-elle pas de con­duire à des excès ? Quand on voit pouss­er sur les cam­pus uni­ver­si­taires des bâti­ments Bill Gates ou Packard, financés par Microsoft ou HP pour faire pro­gress­er la recherche infor­ma­tique, on pour­rait crain­dre que, demain, des bien­fai­teurs aux idéaux moins nobles ne s’emploient à détourn­er la recherche à d’autres fins. Pro­gres­sive­ment, les uni­ver­sités met­tent au point des sys­tèmes de pro­tec­tion appuyés sur des comités d’éthique. Elles ont le pou­voir (et surtout le devoir) de régle­menter leur développe­ment pour assur­er les valeurs fon­da­men­tales de lib­erté et de respect d’autrui. Récem­ment, une grande uni­ver­sité améri­caine a refusé le finance­ment généreux d’un pays con­nu pour ses vio­la­tions des droits de l’homme.

Conclusion

On peut tir­er de l’ob­ser­va­tion de ces deux sys­tèmes de for­ma­tion la con­clu­sion que la France et les États-Unis ont à s’en­vi­er mutuelle­ment. Notre sys­tème donne à ses élèves under­grad­u­ate une for­ma­tion très poussée sci­en­tifique­ment, gra­tu­ite ou presque, dans laque­lle ils peu­vent se con­sacr­er pleine­ment à l’ac­qui­si­tion du savoir.

Le sys­tème améri­cain met à la dis­po­si­tion de ses chercheurs des moyens colos­saux et très réac­t­ifs, et exerce une pres­sion dont le but est une pro­duc­tiv­ité accrue de la recherche uni­ver­si­taire. L’ex­em­ple de la Suisse paraît alli­er les béné­fices des deux sys­tèmes. À ETHZ (Eid­genös­sis­che Tech­nis­che Hochschule Zürich), le corps pro­fes­so­ral est admin­istré selon le sys­tème de la tenure, les finance­ments se répar­tis­sent entre l’É­tat et les indus­tries et sont con­sid­érables, les élèves reçoivent une for­ma­tion théorique très poussée et dis­posent de finance­ments appré­cia­bles. Guil­laume Tell serait sans doute heureux d’ap­pren­dre aus­si qu’ETHZ est l’une des rares insti­tu­tions uni­ver­si­taires au monde capa­bles de faire aux pro­fesseurs d’u­ni­ver­sités améri­caines des offres finan­cières que Stan­ford, Berke­ley, MIT ou Cal­tech peinent à égaler. La lutte de David con­tre Goliath pour le reverse brain drain ne fait peut-être que commencer…

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