Covid-19, faut-il vraiment relocaliser ? Interview d'Isabelle Méjean

Faut-il vraiment relocaliser ?

Dossier : Covid-19Magazine N°758 Octobre 2020
Par Michel BERRY (63)
Par Robert RANQUET (72)
Par Isabelle MÉJEAN

Il n’est pas besoin de pré­sen­ter Isa­belle Méjean à nos lec­teurs, qui ont fait sa connais­sance dans notre n° 720 de décembre 2016, à l’occasion de son prix Malin­vaud. Elle a plus récem­ment reçu le prix du meilleur jeune éco­no­miste 2020. La J&R l’a ren­con­trée pour évo­quer les consé­quences éco­no­miques de la crise Covid-19.

Isabelle Méjean, à l’époque de votre prix Malinvaud, vous travailliez sur les relations entre les chocs qui affectent les entreprises au niveau microéconomique et ce qui se passe au niveau macroéconomique (PIB, etc.). Avec la crise post-Covid, nous y voilà en plein !

En effet, et je suis res­tée de fait fidèle à cette ligne de tra­vaux, même si mes centres d’intérêt se sont depuis lors lar­ge­ment tour­nés vers l’international. C’est d’ailleurs à cette échelle que les pre­miers désordres liés à la crise pro­vo­quée par la Covid-19 sont appa­rus : avant même que le virus ne gagne l’Europe, des effets éco­no­miques se sont fait sen­tir en rai­son de dif­fi­cul­tés d’approvisionnement dans cer­taines chaînes de valeur très dépen­dantes de la pro­duc­tion chi­noise. On a eu une bonne illus­tra­tion d’un de mes thèmes de recherche, la pro­pa­ga­tion des chocs de pro­duc­ti­vi­té dans des chaînes de valeur inter­na­tio­nales très concen­trées. Rapi­de­ment, ces pro­blèmes d’approvisionnement sont cepen­dant deve­nus anec­do­tiques, une fois que la crise de la Covid-19 a pro­vo­qué une baisse de la demande et un ralen­tis­se­ment de la pro­duc­tion dans une grande par­tie du monde. 

Mais le pro­blème pour­rait rede­ve­nir impor­tant si des deuxièmes vagues non syn­chro­ni­sées condui­saient à de nou­veaux dérè­gle­ments des chaînes de valeur.

On a bien vu que les entreprises comme les États ont eu de gros problèmes d’approvisionnement.

Oui, cela montre qu’il ne suf­fit pas qu’il y ait de la demande pour que l’économie fonc­tionne cor­rec­te­ment. Les entre­prises ont ren­con­tré de vraies dif­fi­cul­tés pour gérer ces pro­blèmes d’approvisionnement, mais l’économie glo­bale a quand même conti­nué à tour­ner : les biens ont – heu­reu­se­ment – conti­nué à cir­cu­ler et à s’échanger entre les pays et les pro­blèmes d’approvi­sionnement se sont fina­le­ment résor­bés assez vite. Mais il est vrai que, même si les mar­chés ont conti­nué à fonc­tion­ner, il y a eu des retards, des coûts sup­plé­men­taires pour les entre­prises, qui ont eu une inci­dence sur la pro­duc­ti­vi­té. Est-ce que cela va les inci­ter à reve­nir en arrière en matière de délo­ca­li­sa­tion de leurs appro­vi­sion­ne­ments ? Je ne le crois pas : les entre­prises ne sont pas incons­cientes des risques qu’elles courent. Ce sont des choix qui sont faits en pleine conscience.

Peut-être s’agira-t-il plutôt de sécuriser la chaîne de valeur que de la relocaliser ?

En effet, plu­tôt que recen­tra­li­ser leur pro­duc­tion, les entre­prises ont inté­rêt à diver­si­fier leurs sources, ce qui est bien sûr dif­fé­rent d’une relo­ca­li­sa­tion. Et il ne faut pas non plus s’attendre à voir les choses évo­luer beau­coup à court terme à l’occasion de cette crise : face aux dif­fi­cul­tés, on sait bien que c’est l’investissement qui pâtit en pre­mier. Or réor­ga­ni­ser les chaînes d’approvi­sionnement peut repré­sen­ter de gros inves­tis­se­ments. Le « nou­veau monde » n’est pas pour tout de suite !

L’industrie pharmaceutique a attiré sur elle beaucoup d’intérêt. Qu’en est-il ?

C’est une indus­trie rela­ti­ve­ment simple en termes de chaîne de valeur : les étapes de fabri­ca­tion ne sont pas très nom­breuses. En revanche les pro­duc­tions, qui pré­sentent un très impor­tant fac­teur d’économie d’échelle, sont très concen­trées. De manière inté­res­sante, il y a une sorte de spé­cia­li­sa­tion : le para­cé­ta­mol est concen­tré en Chine, mais l’insuline l’est en Europe, et les États-Unis pro­duisent les médi­ca­ments à base d’opioïdes. Contrai­re­ment à ce dont on a pu avoir l’impression dans les médias, tout ne se fait pas en Chine : l’Europe est aus­si un gros pro­duc­teur. On pour­rait déci­der de rapa­trier ce qu’il faut pour assu­rer notre sou­ve­rai­ne­té, mais ce ne serait pas facile.

Par exemple, la pro­duc­tion du para­cé­ta­mol est une indus­trie très pol­luante, qui met en jeu de grandes quan­ti­tés de pro­duits toxiques, dif­fi­ciles à trans­por­ter. Et, bien sûr, reve­nir en arrière en relo­ca­li­sant cette indus­trie, ce serait perdre en éco­no­mie d’échelle. Mais il y a d’autres solu­tions que la relo­ca­li­sa­tion : on a vu que Europe, Chine, États-Unis… nous sommes inter­dé­pen­dants. Cette inter­dé­pen­dance peut aus­si contri­buer à atté­nuer les ten­sions géo­po­li­tiques qui peuvent appa­raître et inci­ter les États à coopérer.

C’est bien le problème de relocaliser : il faut accepter de réintégrer des industries dangereuses et polluantes. 

La ques­tion se com­plique encore si l’on prend en compte l’enjeu car­bone. Mais, para­doxa­le­ment, l’Europe – puisque c’est au niveau de l’UE que cela se passe – taxe moins les biens très pol­luants que les autres. Une étude récente montre une cor­ré­la­tion plu­tôt néga­tive entre le niveau de taxa­tion et l’empreinte car­bone : les biens au conte­nu en CO2 éle­vé, qui sont sou­vent des biens qui entrent haut dans les chaînes de valeur, ont ten­dance à être moins taxés que les biens plus proches du consom­ma­teur final. Cette cor­ré­la­tion peut résul­ter de pres­sions indus­trielles, puisque les entre­prises qui uti­lisent ces biens pol­luants comme intrants ont inté­rêt à ce qu’ils soient peu taxés. Mais il peut aus­si y avoir une ratio­na­li­té éco­no­mique, car les tarifs qui s’appliquent très haut dans les chaînes de valeur ont une inci­dence sur un grand nombre de pro­duits en des­sous dans la chaîne.

Au contraire, si on des­cend dans la chaîne, à l’autre bout, l’incidence est plus faible. Par ailleurs, le consom­ma­teur serait volon­tiers sen­sible à l’intérêt de taxer les biens pol­luants, mais mal­heu­reu­se­ment il est moins orga­ni­sé que les entre­prises pour faire valoir son point de vue.

C’est sans doute particulièrement sensible pour des industries très imbriquées, comme l’automobile ou l’aéronautique ?

L’automobile est un exemple typique d’une indus­trie très imbri­quée, mais essen­tiel­le­ment en Europe. Nous avons délo­ca­li­sé vers l’Europe de l’Est, pas vers la Chine : les pro­duc­tions d’entreprises euro­péennes en Chine sont des­ti­nées au mar­ché local. Voi­là un cas où les dif­fi­cul­tés d’approvisionnement ne doivent pas grand-chose à la Chine !

Mais ne verra-t-on pas cette industrie reconfigurer complètement ses chaînes de valeur avec l’arrivée du véhicule électrique, et cette fois hors d’Europe ?

C’est un débat inté­res­sant. En fait, la ques­tion est de savoir si on veut inves­tir dans des tech­no­lo­gies d’avenir, comme ici les bat­te­ries. Il y a des approches natio­nales dif­fé­rentes. Ain­si, si on exa­mine le plan de relance euro­péen, on voit que la France inves­tit plu­tôt dans du sec­to­riel : il s’agit de relan­cer notre indus­trie aéro­nau­tique, ou l’automobile… Alors que l’Allemagne inves­tit plu­tôt dans des filières tech­no­lo­giques qu’elle juge stra­té­giques pour l’avenir. On pour­rait avoir la même démarche. Pour­quoi ne pas pro­fi­ter de la crise pour inves­tir dans la trans­for­ma­tion d’industries dont l’activité va évo­luer du fait de la tran­si­tion éco­lo­gique, et de cette manière bâtir une indus­trie por­teuse pour l’avenir ?

On a bien vu aussi qu’il n’y avait pas qu’une question d’équilibre économique global, mais que la question de la temporalité était essentielle en temps de crise.

Oui, en par­ti­cu­lier avec les masques, on a vu que, mal­gré le fait que les capa­ci­tés de pro­duc­tion ont été glo­ba­le­ment suf­fi­santes, c’est la ques­tion des délais d’approvi­sionnement et d’acheminement qui est deve­nue cru­ciale. C’est toute la ques­tion de la ges­tion des stocks et de l’analyse des risques, plus que d’économie : le risque épi­dé­mique va-t-il croître à l’avenir, ou pas ? Quels seront les biens stra­té­giques pour la crise sui­vante, à nou­veau les masques ou les tests, ou autre chose ? Ce ne sont pas des ques­tions simples. En revanche, cela montre aus­si qu’il faut évi­ter de sur­réa­gir au milieu d’une crise : la pro­ba­bi­li­té est alors forte de prendre de mau­vaises décisions …

La théorie économique est très au point sur les questions d’équilibre. En revanche est-elle bien armée pour traiter les situations de transition brutale, comme celle que nous connaissons ?

La macroé­co­no­mie stan­dard est assez bien équi­pée pour étu­dier l’impact de chocs d’ampleur modé­rée, qu’ils soient tem­po­raires ou per­ma­nents. En revanche, la ques­tion des risques extrêmes est sans doute moins trai­tée dans la lit­té­ra­ture. Il n’y a qu’à voir le nombre impres­sion­nant de papiers pro­duits par les éco­no­mistes sur la crise Covid-19 pour com­prendre que, tout comme les autres citoyens, les cher­cheurs se sont retrou­vés assez dému­nis face à la pan­dé­mie, ce qui les a pous­sés à pro­duire tous ces papiers. Main­te­nant qu’on est sor­ti du confi­ne­ment, on se retrouve quand même sur le ter­rain mieux connu de la crise éco­no­mique avec une demande agré­gée insuf­fi­sante et des inquié­tudes sur l’investissement et sur les défaillances d’entreprise.

Poster un commentaire