Réglementation, normes et urgence

Dossier : Covid-19Magazine N°758 Octobre 2020
Par Olivier PEYRAT (79)
Par Alain COSTES (74)

La crise liée à la pandémie de la Covid-19 a créé des sit­u­a­tions inédites. Le monde de la nor­mal­i­sa­tion n’a pas été épargné, même si ses mem­bres étaient peut-être par­mi les mieux famil­iarisés avec les out­ils numériques de réu­nions virtuelles et de tra­vail à dis­tance. L’Afnor a dû elle aus­si faire face à des besoins inédits et pro­pos­er des solu­tions totale­ment nouvelles.

Le sujet des masques bar­rières est emblé­ma­tique des prob­lèmes qu’il a fal­lu résoudre, com­bi­nant une urgence, à savoir le besoin de frein­er la dif­fu­sion du virus ; un besoin nor­matif, à savoir déter­min­er quel référen­tiel et quelles per­for­mances de masque retenir ; et enfin un besoin régle­men­taire, à savoir quels pro­duits pou­vaient être mis sur le marché qui répondis­sent aux exi­gences de san­té publique.

Normaliser dans l’urgence

L’urgence venait d’abord de ce que nous man­quions cru­elle­ment de masques en France, à com­mencer par ceux à des­ti­na­tion des per­son­nels de san­té. Nom­breux étaient pour­tant ceux qui esti­maient que les masques étaient la seule réponse à portée de main immé­di­ate pour lim­iter la prop­a­ga­tion dans le pub­lic. Il fal­lait donc en faciliter la fab­ri­ca­tion en France, très rapi­de­ment, en grande quan­tité et avec des matéri­aux simples.

Afin de per­me­t­tre à toute entre­prise, même étrangère à ces domaines, de se lancer dans la pro­duc­tion des masques et autres équipements de pro­tec­tion dont l’Europe man­quait, Thier­ry Bre­ton, com­mis­saire européen au marché intérieur, avait dès le 18 mars 2020 demandé que l’ensemble des organ­ismes de nor­mal­i­sa­tion des pays européens per­me­t­tent la con­sul­ta­tion et le télécharge­ment gra­tu­it d’une ving­taine de normes européennes et inter­na­tionales rel­a­tives aux équipements de pro­tec­tion, dont naturelle­ment l’EN ISO 14683 et l’EN 149, ce qui a été fait dès le 20 mars ; cet accès a très vite été éten­du par l’Afnor, dès le 30 mars et à son ini­tia­tive, aux normes util­isées pour les res­pi­ra­teurs artificiels.


REPÈRES

Avant la crise, il exis­tait deux référen­tiels, l’un définis­sant des masques très fil­trants (masques FFP, norme NF EN 149), régis par la régle­men­ta­tion sur les équipements de pro­tec­tion indi­vidu­elle (EPI) et le droit du tra­vail, donc dif­fi­ciles à pro­duire, l’autre des masques évi­tant les pro­jec­tions (« masques chirur­gi­caux », norme NF EN ISO 14683), plus sim­ples mais tou­jours en matéri­au spé­ci­fique, jeta­bles et rel­e­vant eux du règle­ment sur les dis­posi­tifs médi­caux. Il est à relever qu’aucune norme inter­na­tionale n’existe en ce domaine.


Faire vite et assez bien

Pou­voir fab­ri­quer et met­tre sur le marché ces pro­duits sup­po­sait, nor­male­ment, de dis­pos­er des résul­tats de nom­breux et longs essais, pour éval­uer l’efficacité, la durée de vie et les con­di­tions d’emploi de ces équipements. Cela deman­derait du temps. Il fal­lait trou­ver une nou­velle solu­tion, en mode « vite et assez bien ».

Il y a eu plusieurs événe­ments déclencheurs : la con­fir­ma­tion d’une grave pénurie de masques à usage san­i­taire pour les per­son­nels de san­té et les patients ; la con­fir­ma­tion par des pro­fes­sion­nels de san­té français de l’utilité des masques pour le grand pub­lic (con­traire­ment à cer­tains mes­sages offi­ciels dubi­tat­ifs à l’époque), ce qui devait s’effectuer sans que cela fût au détri­ment de l’équipement des pro­fes­sion­nels de san­té ; l’intérêt déclaré de la fil­ière tex­tile, via le comité stratégique de fil­ière Mode & Luxe, pour réori­en­ter une par­tie de sa force de pro­duc­tion vers la four­ni­ture de masques ; l’annonce d’une con­sul­ta­tion faite par la direc­tion générale des entre­pris­es auprès de la direc­tion générale de l’armement, experte en matière d’équipement du com­bat­tant en con­texte nucléaire, radi­ologique, biologique ou chimique.

Il est impor­tant de soulign­er que cette démarche visait à fournir aux autorités des solu­tions de repli, et non pas de sub­sti­tu­tion par rap­port aux masques exis­tants (FFP1, 2 ou 3 selon la norme NF EN 149), ni aux masques chirur­gi­caux (fab­riqués selon la norme NF EN ISO 14683).

“Les intentions
et la bonne volonté
des grandes catégories d’acteurs (offre, demande, pouvoirs publics
ou sachants) étaient excellentes.”

Mettre en relation l’offre et la demande

L’option finale­ment retenue dans la démarche nor­ma­tive s’inspire dans la pra­tique de l’esprit de ces deux normes, avec une approche visant à éval­uer sys­té­ma­tique­ment la pro­tec­tion de l’environnement vis-à-vis d’émissions poten­tielle­ment con­t­a­m­i­nantes du por­teur, en prenant égale­ment en compte une éventuelle com­posante pro­tec­tion du por­teur. Par ailleurs, côté offre, l’Afnor avait été des­ti­nataire d’une sol­lic­i­ta­tion du comité stratégique de fil­ière Mode & Luxe pour aider cette fil­ière à bâtir une solu­tion indus­tri­al­is­able et répon­dant aux recom­man­da­tions des autorités san­i­taires, nationales ou inter­na­tionales. On voy­ait com­mencer à fleurir sur inter­net des tuto­riels de valeurs iné­gales, cer­tains présen­tant même des défauts mar­qués. Du côté de la demande, les col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales, les struc­tures nationales à forte présence locale (sapeurs-pom­piers, La Poste, etc.) souhaitaient voir émerg­er des solu­tions con­crètes pour leurs agents ou administrés. 

Enfin, l’Afnor avait pu s’assurer de la disponi­bil­ité de la très grande majorité des experts mem­bres de la com­mis­sion de nor­mal­i­sa­tion « Appareils de pro­tec­tion res­pi­ra­toire ». Il n’y avait donc pas lieu d’organiser la créa­tion d’un tour de table à la fois représen­tatif et équili­bré : celui-ci exis­tait déjà. Pour résumer, les inten­tions et la bonne volon­té des grandes caté­gories d’acteurs (offre, demande, pou­voirs publics ou sachants) étaient excel­lentes. Il exis­tait un matéri­au nor­matif dans lequel puis­er, pour l’adapter.

Retirer les contraintes non indispensables

Le besoin iden­ti­fié de solu­tions pou­vait se résumer ain­si : il est néces­saire de pro­pos­er aux entre­pris­es et de manière générale à tout pro­duc­teur (arti­san, mais égale­ment par­ti­c­uli­er) ain­si qu’à la pop­u­la­tion des mod­èles de masque lim­i­tant la prop­a­ga­tion du virus, faciles à fab­ri­quer, notam­ment en reti­rant des deux normes exis­tantes (NF EN ISO 14683 et NF EN 149) les con­traintes non indis­pens­ables dans le cadre d’une util­i­sa­tion immé­di­ate et une pro­tec­tion appro­priée aux sit­u­a­tions de pandémie. Des équipes ciblées de la direc­tion générale des entre­pris­es et de la direc­tion générale de l’armement avaient com­mencé l’élaboration de cahiers des charges, mais avaient des dif­fi­cultés à réu­nir toute l’expertise nécessaire.

Rassem­bler un grand nom­bre de par­ties prenantes divers­es, établir un référen­tiel nation­al recueil­lant un con­sen­sus très large, voilà qui était très pré­cisé­ment le méti­er de l’Afnor. Un pre­mier tra­vail d’inventaire des référen­tiels exis­tants a été engagé, avec l’aide notam­ment de notre homo­logue chi­nois, la SAC (Stan­dard­iza­tion Admin­is­tra­tion of Chi­na), qui nous a fourni la tra­duc­tion anglaise des référen­tiels chi­nois (normes GB et GB/T) util­isés pour la pro­duc­tion en Chine, d’où prove­nait la majorité des masques disponibles à l’époque.

L’Afnor entre en scène

Grâce à ses pre­mières propo­si­tions d’action jugées per­ti­nentes par l’ensemble des par­ties prenantes, l’Afnor fut adoubée par con­sen­sus pour con­duire les travaux néces­saires. Un chal­lenge sup­plé­men­taire a été ajouté, qui était d’établir le pre­mier référen­tiel en moins de huit jours pour répon­dre à l’urgence de la pandémie, car, en aval de la pro­duc­tion d’un doc­u­ment nor­matif, nous avions bien con­science des phas­es d’appropriation et de déploiement du référen­tiel. Une poignée de per­son­nes de l’Afnor s’est mise au tra­vail immé­di­ate­ment. Dès le 19 mars, la prési­dente de l’une des com­mis­sions de nor­mal­i­sa­tion com­pé­tentes en matière d’équipements de pro­tec­tion indi­vidu­elle, Madame Ewa Mes­saou­di (société Hon­ey­well), a été approchée pour con­duire les travaux. Avec elle, une feuille de route a été con­stru­ite et validée le dimanche 21 mars. L’objectif d’un doc­u­ment prêt à la pub­li­ca­tion le 27 mars (le ven­dre­di suiv­ant) a été estimé extrême­ment ambitieux, mais atteignable.

La rapide normalisation de l’Afnor Spec

Heureuse­ment, il exis­tait une base de départ solide, les experts de deux com­mis­sions de nor­mal­i­sa­tion exis­tantes, celle sur les appareils de pro­tec­tion res­pi­ra­toire de type masque FFP (équipement de pro­tec­tion indi­vidu­elle, EPI) et celle sur les masques chirur­gi­caux (dis­posi­tif médi­cal) que l’Afnor a con­tac­tés dès le dimanche 23 puis réu­nis dès lun­di 24 en leur asso­ciant les experts com­plé­men­taires iden­ti­fiés par les par­ties prenantes à l’initiative du pro­jet. À rai­son d’une à deux réu­nions extrême­ment min­utées par jour, avec une com­mu­nauté « sachants » et une com­mu­nauté « util­isa­teurs », d’une mise en forme des résul­tats obtenus le soir par l’équipe de l’Afnor pour les réu­nions du lende­main, le doc­u­ment, l’Afnor Spec, était final­isé dans sa dix­ième ver­sion le 27 mars au soir grâce à la for­mi­da­ble mobil­i­sa­tion de 150 experts de tous organ­ismes, ent­hou­si­as­més par le pro­jet et soucieux de con­tribuer à la créa­tion de cette solu­tion française.

Il restait cepen­dant à don­ner une exis­tence légale au type de pro­duit défi­ni par ce nou­veau référen­tiel, un masque bar­rière n’était en effet ni un masque chirur­gi­cal ni un équipement de pro­tec­tion indi­vidu­elle ; la par­tic­i­pa­tion, bien­v­enue et appré­ciée, des pou­voirs publics aux travaux de nor­mal­i­sa­tion ne suff­i­sait pas ; à la suite d’une coor­di­na­tion quo­ti­di­enne avec les autorités publiques ou san­i­taires, la note inter­min­istérielle du 29 mars four­nis­sait le cadre dans lequel la con­nex­ion serait établie entre le quoi et le comment.


Méthodologie de l’Afnor

L’Afnor avait mis au point en 2019 une méthodolo­gie nor­ma­tive sim­pli­fiée per­me­t­tant l’établissement accéléré de référen­tiels nor­mat­ifs (en six à douze mois, par rap­port à une durée usuelle de trois années !), à la fois par le proces­sus de tra­vail col­lab­o­ratif mis en œuvre et par le livrable fourni. L’Afnor dis­po­sait égale­ment de l’organisation, des out­ils et du savoir-faire asso­ciés pour faire tra­vailler de nom­breuses per­son­nes à dis­tance et en inter­ac­tion (notam­ment en visio­con­férence). Il restait cepen­dant à utilis­er tout cela en même temps, ce qui était nou­veau, de manière extrême­ment intense, et à aller beau­coup plus vite que dans un cadre même accéléré !


Une diffusion nationale et internationale large

L’Afnor Spec S76-001 « Masques bar­rières » pou­vait alors être pub­liée et ren­dre le ser­vice atten­du. Il aura fal­lu exacte­ment huit jours cal­endaires pour débouch­er sur la pub­li­ca­tion du doc­u­ment. Celui-ci était man­i­feste­ment bien atten­du, puisque les télécharge­ments ont démar­ré très rapi­de­ment, dans des pro­por­tions totale­ment incon­nues de la nor­mal­i­sa­tion, faisant dis­jonc­ter le serveur de l’Afnor à plusieurs repris­es. Le pre­mier mil­li­er de télécharge­ments était atteint au bout de quelques heures seule­ment, les 60 000 fran­chis le 30 mars (en trois jours !), le mil­lion dépassé le 29 avril. Naturelle­ment, compte tenu de la crit­ic­ité de ce doc­u­ment pour la crise que nous con­nais­sions, sa mise à dis­po­si­tion par l’Afnor était totale­ment gratuite.

Un document de base pour une réponse européenne

La dif­fu­sion a été égale­ment inter­na­tionale : c’est à nos homo­logues ital­iens et espag­nols que le doc­u­ment a été adressé en pri­or­ité, compte tenu de la sit­u­a­tion pré­valant sur le plan nation­al. La dif­fu­sion s’est ensuite rapi­de­ment accélérée, avec une ver­sion anglaise disponible dès le 30 mars, puis une ver­sion alle­mande, ensuite une ver­sion espag­nole et une ver­sion arabe. De nom­breux pays ont demandé à repren­dre l’Afnor Spec dans leur col­lec­tion ou à pou­voir s’en inspir­er. L’Autriche, le Brésil ont repris le texte français ; la Bel­gique, l’Espagne, le Por­tu­gal s’en sont forte­ment inspirés.

En accom­pa­g­ne­ment, l’Afnor a mis en place, le lende­main de la pub­li­ca­tion du référen­tiel, des com­mu­nautés avec les experts des tuto­riels (par exem­ple, Anne Gayral, de l’Atelier des Gour­des, ani­ma­trice de la com­mu­nauté Arti­sanat fait mai­son), une foire aux ques­tions (avec le Dr Caren­co, médecin hygiéniste, ani­ma­teur de la com­mu­nauté Util­isa­teurs), ain­si qu’une plate­forme col­lab­o­ra­tive d’échanges (inti­t­ulée Par­cours croisés, détournée pour l’occasion de son usage habituel d’échanges entre experts qual­ité, sécu­rité, envi­ron­nement). Cette inter­ac­tion avec les util­isa­teurs, grâce aux ques­tions posées et aux sug­ges­tions reçues, a per­mis d’améliorer et de com­pléter le doc­u­ment ini­tial, débouchant sur la dif­fu­sion d’une ver­sion 1.10, enrichie et plus évo­lu­tive, un mois après la pre­mière version.

Dans la foulée, la Com­mis­sion européenne a demandé aux nor­mal­isa­teurs européens de pro­duire une ver­sion con­solidée applic­a­ble pour toute l’Europe, sur la base du doc­u­ment français, salu­ant ain­si notre rôle fon­da­teur, et rassem­blant le meilleur des autres ini­tia­tives nationales. Cela a été fait en trois semaines seule­ment – nou­veau record –, sous la con­duite de la France : l’Accord d’atelier européen Com­mu­ni­ty face cov­er­ings (CWA 17553:2020) a été pub­lié le 17 juin, répon­dant à la demande de la Com­mis­sion de con­solid­er le marché intérieur européen.

“Il aura fallu exactement
huit jours calendaires pour déboucher sur la publication du document.”

Une mobilisation hors normes

Ain­si, avec des normes qu’il faut habituelle­ment plusieurs années pour éla­bor­er, des normes qui sont par­fois con­fon­dues avec la régle­men­ta­tion, les organ­ismes de nor­mal­i­sa­tion ont su mobilis­er dans les meilleurs délais leur exper­tise et leur volon­té de con­tribuer à la pro­tec­tion de tous au ser­vice du bien com­mun. Ils ont apporté des solu­tions prag­ma­tiques dont le suc­cès con­firme à l’évidence qu’elles répondaient très large­ment aux attentes de notre pays.

En con­clu­sion, tout ce tra­vail inno­vant de for­mal­i­sa­tion con­sen­suelle de con­nais­sance s’est con­crétisé grâce à quelques fac­teurs clés : une étroite col­lab­o­ra­tion entre les acteurs de la nor­mal­i­sa­tion et les pou­voirs publics, pour que les pro­duits adap­tés puis­sent trou­ver très rapi­de­ment leur place sur le marché et pour que les essais de val­i­da­tion des per­for­mances des pro­duits indus­triels soient au juste niveau. Cette réus­site est surtout le fait des plus de cent cinquante experts qui ont su de très bonne grâce s’adapter au rythme infer­nal imprimé par l’Afnor et se sont ren­dus disponibles aux bons moments pour finalis­er la mise au point des documents.

Il en a été de même pour de nom­breux ser­vices de l’administration qui ont accep­té de fonc­tion­ner dif­férem­ment pour per­me­t­tre la mise en place de répons­es adap­tées aux urgences du moment. Cette réus­site est enfin le fait de quelques per­son­nes au sein de l’Afnor qui n’ont pas comp­té leur temps, ont su être extrême­ment réac­tives, s’adapter et partager leur enthousiasme.

Poster un commentaire