Faire crédit autrement

Dossier : Libres ProposMagazine N°533 Mars 1998
Par Hervé GLASEL (85)

Dans la banque tra­di­tion­nelle, de celle dont on par­le comme étant au cœur de l’é­conomie, on sait prêter à ceux qui peu­vent jus­ti­fi­er de leur solv­abil­ité future par la preuve de leur solv­abil­ité passée. À l’ADIE, Asso­ci­a­tion pour le droit à l’ini­tia­tive économique, on a appris à prêter sans feuille de salaire, sans garantie, sans gage. Et je dis bien prêter : il ne s’ag­it pas d’une sub­ven­tion déguisée, d’un don ou d’une aide per­me­t­tant aux intéressés de sub­sis­ter quelques mois de plus. D’ailleurs le taux de survie des activ­ités ain­si financées est con­forme à la moyenne nationale en ce qui con­cerne les créa­tions d’entreprises.

L’idée d’o­rig­ine, somme toute assez révo­lu­tion­naire, provient d’un lieu qu’on n’at­tendrait pas au chapitre de l’in­no­va­tion finan­cière puisqu’il s’ag­it du Bangladesh. Alors que les grandes ban­ques insti­tu­tion­nelles se livrent une con­cur­rence acharnée dans le but de décrocher des man­dats de con­seils ou de finance­ments en tous gen­res dans les pays dits émer­gents, n’y a‑t-il pas une cer­taine ironie à con­stater que, silen­cieuse­ment, c’est un étab­lisse­ment d’un nou­veau genre orig­i­naire d’un des pays les plus pau­vres de la planète, qui désigne la voie au pays dits dévelop­pés en matière de finance­ment et de créa­tion d’emplois !

La Grameen Bank n’est pour­tant pas une nou­velle venue puisque c’est en 1979 que Mohammed Yunus a décidé de créer une insti­tu­tion finan­cière des­tinée à prêter des sommes d’ar­gent très réduites (en moyenne 100 $) sur une péri­ode très courte (un mois) aux habi­tants les plus pau­vres du pays, leur per­me­t­tant ain­si de créer une activ­ité pérenne. Depuis lors, 1,5 mil­liard de USD ont été prêtés à plus de 2 mil­lions de per­son­nes. Le taux d’im­payés peut faire rêver un ban­quier occi­den­tal : moins de 2 %. Suiv­ant cet exem­ple, ce qui n’est déjà plus seule­ment une expéri­ence a essaimé dans tout le monde en développe­ment avec le même succès.

L’ac­cli­mata­tion de ce con­cept — des prêts de faible taille sans garantie aux créa­teurs de micro-entre­pris­es, actuelle­ment sans emploi — n’al­lait pas for­cé­ment de soi dans une France en proie à un chô­mage élevé et durable. Le secteur financier tra­di­tion­nel n’é­tait ni pré­paré ni équipé pour accom­pa­g­n­er le développe­ment de telles activ­ités. Le lance­ment de l’ADIE en 1990 par Maria Nowak, spé­cial­iste de ces ques­tions à la Caisse française de Développe­ment et à la Banque Mon­di­ale tenait de la gageure et s’a­vançait sur un ter­rain inconnu.

Aujour­d’hui, 74 mil­lions de francs ont été déboursés, 3 500 micro-entre­pris­es créées, soit 5 000 emplois dans 35 départe­ments. Chaque prêt est d’un mon­tant moyen de 22 000 francs et sa durée de deux ans env­i­ron. L’éven­tail des activ­ités ain­si financées est infin­i­ment var­ié : vente ambu­lante en tous gen­res, con­fec­tion, bâti­ment, trans­port, sécu­rité, etc. Jusqu’à un ate­lier de restau­ra­tion d’ar­mures anci­ennes et une entre­prise de con­cep­tion graphique sur Inter­net. Bref une mul­ti­tude de ser­vices de toutes sortes, soit autant de nich­es inex­ploitées et imprévues, dont tout le monde sem­ble atten­dre impatiem­ment un gise­ment d’ac­tiv­ités d’avenir et qui ici sont réal­ité concrète.

Le plus remar­quable sans doute est bien que l’ADIE soit par­v­enue à attein­dre son objec­tif ini­tial : prêter essen­tielle­ment à des RMIstes et des chômeurs de longue durée n’ayant pas accès aux ser­vices habituels des banques.

En effet ce sont eux qui con­stituent 75 % de sa clien­tèle, provenant des hori­zons les plus divers, Français ou étrangers, anal­phabètes ou bache­liers, avec ou sans expéri­ence. Preuve est donc faite, s’il en était besoin que les qual­ités d’ini­tia­tive et de per­sévérance ne sont pas l’a­panage unique des per­son­nes en principe les mieux pré­parées et les mieux armées.

Il est vrai que l’ADIE pour son suc­cès a misé sur son pro­fes­sion­nal­isme et un prag­ma­tisme qui colle au ter­rain. Avec 15 délé­ga­tions régionales dans toute la France et de solides relais locaux, plus de 10 000 deman­des de finance­ment lui parvi­en­nent annuelle­ment. Seuls 11 % sont servis, autant par lim­i­ta­tion des moyens financiers que par la grande atten­tion portée à la qual­ité de l’en­cours pro­duit. De sa solv­abil­ité dépend sa survie. Mal­gré tout, en dépit du soin apporté au suivi des risques et aux procé­dures de recou­vre­ment, il reste dif­fi­cile à l’ADIE de rivalis­er avec les taux de défaut enreg­istrés en Amérique latine ou en Asie dans des activ­ités comparables.

Le taux de rem­bourse­ment tend néan­moins à se sta­bilis­er autour de 90 %, résul­tat remar­quable au demeu­rant, eu égard à la com­plex­ité de l’en­vi­ron­nement et à la sit­u­a­tion dis­ten­due du réseau des sol­i­dar­ités famil­iales et sociales dans notre pays. C’est au vu de ces résul­tats que de grands réseaux ban­caires (Crédit Mutuel, Crédit Munic­i­pal) ont décidé de s’as­soci­er en parte­nar­i­at avec l’ADIE.

C’est d’ailleurs vis-à-vis de ces don­nées sociales et insti­tu­tion­nelles incon­tourn­ables que l’ADIE a su s’in­ven­ter un out­il sur mesure le plus effi­cace, une des clés de son suc­cès : l’ac­com­pa­g­ne­ment. Car si c’est devenu un lieu com­mun que de stig­ma­tis­er le manque de for­ma­tion ou d’ex­péri­ence des can­di­dats à l’emploi, l’ap­proche ici est pragmatique.

En réal­ité, il est vite devenu clair aux chargés de mis­sion de l’As­so­ci­a­tion que les créa­teurs qui les sol­lic­i­taient por­taient avec leur moti­va­tion toute une palette de savoir-faire qui pal­li­ait sou­vent le manque appar­ent de for­ma­tion traditionnelle.

Dans ce cadre, l’ac­com­pa­g­ne­ment s’emploie à tiss­er un lien avec le créa­teur, canal par lequel cir­culeront les infor­ma­tions et les appuis con­crets qui pour­raient venir à man­quer à l’emprunteur d’un côté, tout en main­tenant d’un autre côté le prê­teur infor­mé de l’é­tat d’a­vance­ment du projet.

C’est du reste pen­dant la péri­ode de pré­pa­ra­tion et de lance­ment de l’ac­tiv­ité que cet échange s’avère le plus fructueux et le plus pré­cieux, lorsque l’on peut à la fois mieux mesur­er la crédi­bil­ité d’un pro­jet, alors que cer­taines lacunes (finance, ges­tion…) peu­vent encore être comblées avant la réal­i­sa­tion en vraie grandeur. Des ate­liers de for­ma­tion sont ain­si organ­isés par l’ADIE, les créa­teurs se réu­nis­sant par ailleurs régulière­ment afin d’échang­er leurs expériences.

La lim­i­ta­tion de cet esprit d’in­no­va­tion reste, mal­gré le suc­cès, la faib­lesse des moyens à la dis­po­si­tion de l’ADIE. Même si l’on peut éval­uer le coût d’un emploi créé par l’As­so­ci­a­tion à un tiers du coût annuel pour la col­lec­tiv­ité d’un chômeur de longue durée, la charge incom­press­ible du risque et des frais d’ac­com­pa­g­ne­ment restent con­séquents, surtout pour une entité autonome jouis­sant rarement d’aides publiques ou privées sta­bles et prévis­i­bles. C’est en vérité dans cette prob­lé­ma­tique, celle visant à réduire la pré­car­ité des con­di­tions de développe­ment de cette ini­tia­tive promet­teuse en matière de lutte con­tre le chô­mage que j’ai trou­vé le moyen de jeter une passerelle entre mes préoc­cu­pa­tions pro­fes­sion­nelles quo­ti­di­ennes et cette asso­ci­a­tion : éveiller tout d’abord l’in­térêt au sein de l’en­tre­prise dans laque­lle je tra­vaille pour des activ­ités somme toute con­nex­es aux siennes, puisqu’il s’ag­it en défini­tive de banque ; l’en­cour­ager ensuite à par­ticiper elle-même active­ment en tant qu’ac­teur social de pre­mier plan en appor­tant des fonds et des com­pé­tences. Chaque fois, j’ai trou­vé un accueil favor­able et encour­ageant, non seule­ment parce que sou­vent l’en­tre­prise s’in­ter­roge sur ces ques­tions qui au sens large la con­cer­nent, mais aus­si parce qu’elle est naturelle­ment plus sen­si­ble et plus désireuse de s’im­pli­quer dans un pro­jet porté par l’un des siens.

Si l’ap­pui en ter­mes de finance­ment est bien enten­du vital, il ne s’a­gi­rait pas de nég­liger l’im­por­tance des trans­ferts de savoir-faire per­me­t­tant aux méth­odes et à l’ap­proche de se per­fec­tion­ner. Car, aus­si para­dox­al que cela puisse paraître, ce sont par­fois des activ­ités de cette nature, ici le micro-crédit, en apparence sans mys­tère qui deman­dent l’ap­pli­ca­tion de cer­taines des tech­niques les plus récentes pour pou­voir se dévelop­per. Je ne cit­erai qu’à titre d’ex­em­ple la titri­sa­tion, encore nais­sante en France, qui per­met ici de refi­nancer de manière plus effi­cace ces crédits de faible taille ; ou encore le ren­force­ment de la struc­ture finan­cière de l’As­so­ci­a­tion par l’ap­port de qua­si-fonds propres.

À l’heure où beau­coup reste encore à faire, au moment où la dis­pari­tion de l’aide spé­ci­fique de l’É­tat à la créa­tion d’en­tre­pris­es par les chômeurs (ACCRE) pose le prob­lème con­cret de la con­sti­tu­tion des fonds pro­pres des plus dému­nis por­teurs d’un pro­jet viable, il est tou­jours plus urgent d’in­ven­ter des solu­tions inédites, de rap­procher des expéri­ences qui s’ig­norent, de renou­vel­er un savoir pour l’avenir.

N’est-ce pas aus­si en étant soi-même un citoyen dans l’en­tre­prise que l’on peut ren­dre l’en­tre­prise plus citoyenne ?

Asso­ci­a­tion pour le Droit à l’Ini­tia­tive Économique (ADIE)
111, rue Saint-Maur, 75011 Paris
Tél. : 01.43.55.98.94.
Fax : 01.43.55.98.83.

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