Alfred Grosser : réflexion sur le lien franco-allemand

Dossier : ExpressionsMagazine N°568 Octobre 2001

Des dif­férences cul­turelles expliquent peut-être pourquoi peu d’X font leurs études out­re-Rhin alors que les économies française et alle­mande sont complémentaires.

On dit quelquefois que l’enseignement français est très généraliste, alors que l’enseignement allemand est plus spécialisé. Qu’en pensez-vous ?

Mais est-ce que l’enseignement français est vrai­ment général­iste ? Il n’est pas général­iste ! Déjà en class­es pré­para­toires, c’est extrême­ment spé­cial­isé, quelque­fois d’ailleurs dans des matières qui ne servi­ront pas tou­jours aux étu­di­ants et qui sont enseignées sans beau­coup de sens pratique.

Ça me fait penser à une plaisan­terie : deux indus­triels de la chaus­sure, l’un français l’autre alle­mand, envoient cha­cun un représen­tant au Sahara. Le Français envoie un télé­gramme au bout d’un mois : “Gens por­tent pas chaus­sure. Lim­iter pro­duc­tion. ” L’Allemand télé­gra­phie : “ Gens por­tent pas encore chaus­sure. Aug­menter production. ”

Vous avez l’impression que le système allemand est plus pragmatique ?

En France, dès le pri­maire, tout ce qui est manuel est déval­orisé. En Alle­magne, ce n’est pas le cas. Il y a quelque temps, je suis inter­venu à l’occasion d’une remise de diplômes de maîtrise en Alle­magne, maîtrise enten­due au sens de maître, c’est-àdire venant de la notion de com­pagnon­nage. Et c’était une céré­monie très importante.

En France, l’idéal d’un insti­tu­teur c’est de sor­tir ses élèves du risque de les voir faire des travaux manuels. Et l’enseignement est tout entier con­stru­it sur cette idée.

Je vais vous don­ner deux exem­ples. Pre­mière­ment, aucun médecin n’a aucune idée de ce que fait un kiné. Il n’a jamais appris à se servir de ses mains. Deux­ième­ment, je sais qu’il y a une dizaine d’années on pou­vait aller jusqu’en qua­trième année den­taire sans avoir de main, car ce qu’on demande aux étu­di­ants est pure­ment intellectuel.

En Alle­magne, ça ne fonc­tionne pas comme ça. L’artisanat a de l’importance. En France, les arti­sans cherchent vaine­ment de la main‑d’oeuvre. Ils ne trou­vent pas d’apprentis, d’abord parce que le rythme de tra­vail est lourd, mais aus­si parce que ce n’est pas val­orisé. On dit aux jeunes : “ Si vous ne réus­sis­sez pas, on va vous met­tre en enseigne­ment pro­fes­sion­nel.” L’enseignement pro­fes­sion­nel est des­tiné à des gens à qui on dit qu’ils sont en sit­u­a­tion d’échec.

Parlons des polytechniciens. Ils ont la possibilité de terminer leur cursus par une formation à l’étranger. Or, bien que la moitié de la promotion parle allemand, très peu choisissent de partir en Allemagne. Avez-vous une explication ?

Les États-Unis passent en pre­mier et ce n’est pas sur­prenant. Quant à l’intérêt que sus­cite l’Allemagne dans les choix restants, il y a des dif­férences d’une école à l’autre. J’ai l’impression qu’HEC a des échanges très vifs avec l’Allemagne. Poly­tech­nique est peutêtre pour le moment un cas particulier.

Tout de même : l’Union européenne est construite sur un lien franco-allemand, et il semble qu’il n’y ait pas d’échanges à la mesure de ce lien.

Dans l’ensemble, il y a énor­mé­ment d’échanges uni­ver­si­taires. Mais ce qui est en train de se tarir, par con­tre, c’est la con­nais­sance lin­guis­tique. En six­ième, le choix de l’allemand chute considérablement.

D’une manière générale, l’espagnol pro­gresse. Et l’anglais est évidem­ment très dom­i­nant. C’est logique, d’ailleurs. On m’a demandé un jour pourquoi j’avais choisi de m’exprimer en anglais dans un col­loque et j’ai répon­du que c’était pour faire con­naître la France ! On ne peut pas capter l’attention d’un pub­lic inter­na­tion­al si l’on ne par­le pas une langue comme l’anglais, que ce pub­lic maîtrise aussi.

Le déclin de la langue allemande peut donc être un premier facteur. Est-ce que vous pensez aussi que la Deuxième Guerre mondiale peut être à l’origine des réticences de certains Français ?

Oui, par la faute de la télévi­sion. La presse, elle, a fait des pro­grès extra­or­di­naires : par exem­ple Le Monde n’a plus de posi­tion par­ti­sane sur l’Allemagne au bout de quar­ante ou cinquante ans. Mais prenez les pro­grammes télé et pointez une semaine : il y aura au moins deux fois un film sur la péri­ode hitléri­enne. Mais un sujet sur l’Allemagne des cinquante dernières années, vous n’en trou­verez pas un par an. L’Allemagne, à la télévi­sion, c’est Hitler d’une part et Michael Schu­mach­er et Ste­fi Graf d’autre part (rires).

J’ai beau­coup de sym­pa­thie pour Ste­fi Graf, aucune pour Michael Schu­mach­er, ce n’est pas le prob­lème (rires). C’est juste pour dire que l’Allemagne, à la télé, ce sont les sportifs et Hitler. Et ce que je trou­ve effrayant, c’est qu’Arte en fait autant.

Pour­tant quand il y a un prob­lème intéres­sant en France, par exem­ple une grève des fonc­tion­naires, on pour­rait par­ler du cas alle­mand : la grève des fonc­tion­naires est inter­dite en Alle­magne. Beau sujet de com­para­i­son. Les syn­di­cats sont rich­es en Alle­magne, ils sont pau­vres en France. Pourquoi ? On n’en par­le jamais.

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