Sur la philosophie du calcul des probabilités

Dossier : ExpressionsMagazine N°546 Juin/Juillet 1999Par : Jean FAUCOUNAU (47)

Dans l’ar­ti­cle incrim­iné, j’écrivais ceci : “Un cal­cul de prob­a­bil­ités peut tou­jours se ramen­er à un sché­ma d’urnes con­tenant des boules de divers­es couleurs. Pour estimer cor­recte­ment les chances que l’on a de voir sor­tir la boule que l’on souhaite et pren­dre une déci­sion en con­séquence, il va fal­loir ten­ter de devin­er l’urne qu’u­tilis­era ‘le hasard’ et son contenu…

Ce qui compte, ce sont évidem­ment les ren­seigne­ments que l’on peut avoir sur le con­tenu de ces urnes, préal­able­ment au choix que l’on doit faire.

D’où une pre­mière loi fon­da­men­tale, bien sou­vent mécon­nue du cal­cul des prob­a­bil­ités : la prob­a­bil­ité dépend de la con­nais­sance.” Citant alors l’ex­em­ple clas­sique du sex­agé­naire auquel son assureur donne huit chances sur dix d’at­tein­dre 65 ans alors que son doc­teur ne lui en donne qu’une sur 20, je pour­suiv­rais : “Un événe­ment peut avoir ain­si dif­férentes prob­a­bil­ités, en fonc­tion du niveau de con­nais­sance du con­tenu de l’urne dont il con­stitue l’une des boules. Par ailleurs, l’ex­em­ple cité ci-dessus mon­tre que la prob­a­bil­ité estimée par le doc­teur est meilleure que celle don­née par l’assureur.

D’où une sec­onde loi fon­da­men­tale : l’es­ti­ma­tion de la prob­a­bil­ité est d’au­tant meilleure que le niveau de con­nais­sance est élevé. Allons plus loin : l’ap­ti­tude à ‘chang­er le con­tenu de l’urne’ en fonc­tion des con­nais­sances que l’on requiert est la mar­que de l’e­sprit sci­en­tifique, le refus de chang­er ce con­tenu est celle du dogmatisme.”

Quand j’ai écrit ces lignes, je ne m’at­tendais guère à ce qu’elles puis­sent cho­quer un monde uni­ver­si­taire dont j’avais pour­tant pu mesur­er, pré­cisé­ment à pro­pos de mon déchiffre­ment du “Disque de Phais­tos”, les réti­cences “à chang­er d’urne” dès que l’on touchait à ses modes de penser habituels ! Pour­tant, si j’en juge par les remar­ques que j’ai reçues, il faut croire que le con­cept d’une prob­a­bil­ité fonc­tion de la con­nais­sance heurte, curieuse­ment, cer­tains enseignants, et j’en vois une con­fir­ma­tion dans l’aven­ture sim­i­laire qui est arrivée, il y a quelques années, à la math­é­mati­ci­enne améri­caine Mar­i­lyn vos Savant.

Le disque de Phais­tos (d’après Evans)
Disque de Phaistos, face A
Disque de Phaistos, face B

Cette dernière tente avec suc­cès, depuis plusieurs années, de “pop­u­laris­er” — au bon sens du terme ! — les math­é­ma­tiques. C’est ain­si que, dans l’une de ses rubriques, elle avait par­lé d’un jeu télévisé où le can­di­dat doit choisir entre trois portes. Der­rière l’une de ces portes se trou­ve le pre­mier prix, une voiture, et der­rière les deux autres, deux lots sans valeur. Quand le can­di­dat a choisi, le présen­ta­teur désigne l’une des deux portes restantes et dit : “Il n’y a qu’un paquet de bon­bons à 50 cents der­rière celle-ci.” Le can­di­dat a alors le droit de mod­i­fi­er son choix…

Mar­i­lyn a expliqué que les chances du can­di­dat de gag­n­er la voiture étaient mul­ti­pliées par deux s’il changeait alors sys­té­ma­tique­ment son choix… Bien que la démon­stra­tion de ce fait soit presque évi­dente pour qui est habitué au con­cept de prob­a­bil­ité fonc­tion de la con­nais­sance, l’ar­ti­cle a valu à la pau­vre Mar­i­lyn vos Savant un cour­ri­er incen­di­aire de la part de lecteurs — tous uni­ver­si­taires ! — lui reprochant de “propager l’ig­no­rance” (sic) et lui con­seil­lant de lire “n’im­porte quel manuel élé­men­taire” sur le cal­cul des prob­a­bil­ités “pour éviter de dire des bêtises” !

On relèvera que le prob­lème traité par la math­é­mati­ci­enne améri­caine illus­tre mag­nifique­ment le con­cept men­tion­né ci-dessus. Si l’on appelle A la porte ini­tiale­ment choisie par le can­di­dat, B celle désignée par le présen­ta­teur et C la dernière porte, on peut en effet résumer ain­si les dif­férentes prob­a­bil­ités qui inter­vi­en­nent :p> a) Pas de con­nais­sance préal­able : la prob­a­bil­ité que A (ou B ou C) soit la bonne porte est de 1 / 3.

b) Avec une infor­ma­tion préal­able : si le présen­ta­teur désig­nait la porte B avant le choix du can­di­dat, la prob­a­bil­ité que A (ou C) soit la bonne porte serait de 1 / 2.

c) Avec deux infor­ma­tions préal­ables : si le can­di­dat a choisi A et qu’en­suite le présen­ta­teur désigne B, la prob­a­bil­ité que A soit la bonne porte reste de 1 / 3 (pas de change­ment d’urne !), mais celle que C soit la bonne porte passe à 2 / 3 (après l’élim­i­na­tion de B comme pos­si­ble “bonne porte”)2.

N’est-il pas curieux que des con­sid­éra­tions aus­si évi­dentes heur­tent tant d’u­ni­ver­si­taires, pris­on­niers d’une “pen­sée unique” ?

Je ter­min­erai par une dernière remar­que : le con­cept de prob­a­bil­ité fonc­tion de la con­nais­sance trou­ve aus­si son appli­ca­tion dans le prob­lème des esti­ma­teurs : ain­si, si tout ce que l’on con­naît d’une fonc­tion aléa­toire est un ensem­ble de valeurs expéri­men­tales, le meilleur esti­ma­teur de la moyenne (incon­nue) de cette fonc­tion est la moyenne arith­mé­tique des valeurs relevées (Gauss, Fis­ch­er, etc.).

Mais si l’on a d’autres ren­seigne­ments sur cette fonc­tion (par exem­ple si l’on sait qu’elle fait par­tie d’une famille de fonc­tions sim­i­laires à répar­ti­tion gaussi­enne), on peut trou­ver de meilleurs esti­ma­teurs de la moyenne incon­nue, comme l’ont mon­tré Bayes, Stein, Pear­son, etc.

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1. Voir Le déchiffre­ment du disque de Phais­tos, L’Har­mat­tan, 1999 (recen­sion pages 68 et 69).
2. N.D.L.R. : nos cama­rades qui douteraient de la valid­ité de ce raison­nement peu­vent se référ­er au numéro d’avril 1996 de Pour la Sci­ence (page 96) ; ce prob­lème a été évo­qué pour la pre­mière fois par Joseph Bertrand dans son Cal­cul des prob­a­bil­ités (1889).

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