Déterminisme, hasard, chaos, liberté.

Dossier : ExpressionsMagazine N°568 Octobre 2001
Par Christian MARCHAL (58)

Le déterminisme absolu ou » Laplacien »

L’i­dée du déter­mi­nisme a une longue his­toire et des sens variés. Son sens abso­lu fut défi­ni par Pierre Simon de Laplace en 1814 dans son livre Essai phi­lo­so­phique sur les pro­ba­bi­li­tés où il écrivit : 

Nous devons envi­sa­ger l’é­tat de l’U­ni­vers comme l’ef­fet de son état anté­rieur et la cause de ce qui va suivre. Une intel­li­gence qui pour un ins­tant don­né connaî­trait toutes les forces dont la nature est ani­mée et la situa­tion res­pec­tive des êtres qui la com­posent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour sou­mettre ces don­nées à l’a­na­lyse, embras­se­rait dans la même for­mule le mou­ve­ment des plus grands corps de l’U­ni­vers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incer­tain pour elle, l’a­ve­nir comme le pas­sé serait pré­sent à ses yeux. (Laplace, 1814). 

Un tel déter­mi­nisme abso­lu est connu sous le nom de » déter­mi­nisme lapla­cien « . Tout au long du XIXe siècle il fut consi­dé­ré comme un élé­ment fon­da­men­tal des faits scien­ti­fiques et nous devons recon­naître qu’il fut très utile ; il a aidé les scien­ti­fiques à clas­ser et à com­prendre la varié­té gigan­tesque des phé­no­mènes phy­siques, astro­no­miques, chi­miques, bio­lo­giques. Il est cer­tai­ne­ment l’une des rai­sons prin­ci­pales des fan­tas­tiques pro­grès scien­ti­fiques de ce siècle. 

Le credo du scientisme et son discrédit

Dans les décen­nies 1880–1910 les pro­grès impres­sion­nants de la science avaient conduit à une situa­tion entiè­re­ment nou­velle. La plu­part des scien­ti­fiques, mais aus­si de nom­breux écri­vains et phi­lo­sophes ain­si qu’une large part du public, pen­saient que l’hu­ma­ni­té était à l’aube d’une ère nouvelle. 

La science était consi­dé­rée comme qua­si infaillible, comme capable de vaincre toutes les misères et mala­dies qui assaillaient l’hu­ma­ni­té depuis tou­jours, comme capable de répondre à toutes les ques­tions et en par­ti­cu­lier aux ques­tions phi­lo­so­phiques : Où sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Pour­quoi sommes-nous sur Terre ? 

Beau­coup de savants en avaient conçu un orgueil déme­su­ré, ils consi­dé­raient que tout pro­grès de la science était un pro­grès de l’hu­ma­ni­té et refu­saient toute inter­ven­tion ou consi­dé­ra­tion exté­rieure. Cet état d’es­prit est bien repré­sen­té par la pro­fes­sion de foi scien­ti­fique pré­sen­tée le 19 août 1880 à Reims par J. Mer­ca­dier, pré­sident de la sec­tion de phy­sique de l’As­so­cia­tion fran­çaise pour l’a­van­ce­ment des sciences, lors de l’As­sem­blée géné­rale annuelle de cette association : 

La liber­té est la condi­tion essen­tielle du déve­lop­pe­ment des sciences. Aus­si n’existe-t-il par­mi nous ni castes ni sectes ni cote­ries ; toutes les convic­tions sin­cères sont res­pec­tées. Tout ce qui touche au domaine de la conscience est sys­té­ma­ti­que­ment exclu de nos débats. On ne dis­cute ici que des ques­tions véri­ta­ble­ment dis­cu­tables et sur les­quelles l’ex­pé­rience a quelques prises ; mais toutes les ques­tions de ce genre sont admises à la discussion.

Nous écou­tons toutes les doc­trines scien­ti­fiques, sérieuses ou non, peu nous importe car celles qui ne le sont pas ne résistent pas à un exa­men rigou­reux, fait libre­ment et en pleine lumière.

Nous avons une foi sin­cère dans le pro­grès conti­nu de l’hu­ma­ni­té et, jugeant de l’a­ve­nir d’a­près le pas­sé et d’a­près les conquêtes que le siècle actuel a faites sur la nature nous n’ad­met­tons pas qu’on vienne nous dire à prio­ri en quelque branche que ce soit de la science posi­tive : » Tu t’ar­rê­te­ras là ! »

Il y a donc place par­mi nous, vous le voyez, pour tout homme d’i­ni­tia­tive de bonne volon­té et de bonne foi.

Cette vision très opti­miste de la science était encore pru­dente : elle évi­tait le domaine de la conscience. Mais vingt ans plus tard cette pru­dence n’é­tait plus de mise et le scien­tisme triom­phant n’ad­met­tait plus aucune bar­rière. Son idéo­lo­gie opti­miste et domi­na­trice peut être résu­mée dans le » cre­do du scientisme » : 

1) La science expli­que­ra tout.
2) Les reli­gions appar­tiennent au pas­sé (Auguste Comte).
3) Tout ce qui existe réel­le­ment peut être prou­vé (je ne crois que ce que je vois).
4) Dieu est une inven­tion de l’homme (Freud, Feuerbach).
5) L’U­ni­vers est infi­ni et immuable, il a tou­jours exis­té, il exis­te­ra toujours.
6) L’homme est un ani­mal, c’est-à-dire de la matière organisée.
7) L’é­vo­lu­tion n’est mue que par le hasard (Dar­win).
8) La Bible, les miracles sont des légendes (Renan).
9) La fina­li­té n’est qu’une appa­rence, seul le déter­mi­nisme existe réellement.

Bien enten­du la phi­lo­so­phie cor­res­pon­dante est le maté­ria­lisme et le déter­mi­nisme tan­dis que la croyance cor­res­pon­dante est l’a­théisme. Mais, même au voi­si­nage de 1900, ce cre­do était dif­fi­cile à accep­ter plei­ne­ment et le phy­sio­lo­giste alle­mand Ernst Wil­helm von Brücke (1819−1892) s’est excla­mé : La fina­li­té est une maî­tresse exi­geante dont un bio­lo­giste ne peut se pas­ser, mais il ne veut sur­tout pas être vu en public avec elle ! Nous ver­rons plus loin les objec­tions plus sérieuses de Poincaré. 

Il faut noter que, mal­gré tous les déboires, toutes les contra­dic­tions et réfu­ta­tions que ce cre­do a ren­con­trés tout au long du ving­tième siècle, il reste pour beau­coup de scien­ti­fiques et une grande par­tie du public la base incons­ciente, mais tou­jours très active, de leur vision de la science et de leur défi­ni­tion des faits scien­ti­fiques. Ceci n’est pas sans effet sur les lois, comme l’ont mon­tré les débats consa­crés à la toute récente loi sur la pré­somp­tion d’in­no­cence. Tout se passe comme si cer­tains, y com­pris chez les juristes, croyaient encore tel­le­ment au déter­mi­nisme qu’ils ne pen­saient pas les hommes vrai­ment res­pon­sables de leurs actes… ce qui est pour­tant l’élé­ment essen­tiel de leur dignité ! 

Aujourd’­hui nous savons que ce cre­do cen­te­naire du scien­tisme a de moins en moins de fon­de­ment. Il a été atta­qué à la fois de l’in­té­rieur et de l’ex­té­rieur de la science. 

A) Les scientifiques se sont heurtés à plusieurs limites de la science. Les plus célèbres sont :

  • Le prin­cipe d’in­cer­ti­tude (Hei­sen­berg).
  • Le théo­rème d’in­com­plé­tude (Gödel).
  • Les mou­ve­ments chao­tiques, les attrac­teurs étranges, la sen­si­bi­li­té aux condi­tions ini­tiales, l’ef­fet papillon (Hen­ri Poin­ca­ré, Gas­ton Julia, Benoît Man­del­brot, Michel Hénon, E. N. Lorenz). 
  • Le temps de Lia­pou­nov, le temps de diver­gence (Ruelle, Takens, Ber­gé, Lighthill). 
  • Le para­doxe de la liberté. 
  • Les limites de la théo­rie de l’information.
    Dans un phé­no­mène phy­sique le » temps de Lia­pou­nov » d’une évo­lu­tion don­née est le temps néces­saire pour que la dis­tance des évo­lu­tions voi­sines les plus diver­gentes aug­mente dans un rap­port » e » (= 2.718…). Le » temps de diver­gence » repré­sente cin­quante à cent fois le temps de Lia­pou­nov : deux évo­lu­tions ini­tia­le­ment très proches n’ont alors plus rien en com­mun, hor­mis quelques élé­ments sta­tis­tiques et les inté­grales premières…
  • L’as­tro­no­mie, la méca­nique céleste sont la for­te­resse du déter­mi­nisme, c’est en s’ins­pi­rant d’elles que Laplace a pen­sé et écrit sa défi­ni­tion du déter­mi­nisme abso­lu… et pour­tant le temps de diver­gence des mou­ve­ments pla­né­taires n’est pas infi­ni. Il est de l’ordre de 10 à 100 mil­lions d’an­nées seule­ment (et beau­coup moins pour les asté­roïdes). La méca­nique céleste ne peut pas déci­der seule de l’o­ri­gine de la Lune ni de l’é­vo­lu­tion à long terme du sys­tème solaire. 

B) Un phénomène totalement inattendu a surgi dans la première moitié du siècle et fut qualifié dramatiquement par Robert Oppenheimer : The scientists have met sin ! (Les scientifiques ont connu le péché !)

Il est aujourd’­hui dif­fi­cile d’i­ma­gi­ner le désar­roi du public dans les années vingt et trente : Com­ment est-il pos­sible que des scien­ti­fiques aient par­ti­ci­pé à la guerre des gaz de 1915–1918 ? Aient conduit des expé­riences pour déter­mi­ner quels gaz étaient les plus effi­caces pour tuer des êtres humains ! Ces scien­ti­fiques étaient des chi­mistes et leurs inven­tions furent aus­si uti­li­sées pour la mort indus­trielle des camps nazis… 

Mais les phy­si­ciens ont leur far­deau avec la bombe ato­mique et les bio­lo­gistes ont aus­si le leur avec les ten­ta­tions de l’eu­gé­nisme, les mani­pu­la­tions géné­tiques et les expé­riences sur les fœtus humains avor­tés récu­pé­rés vivants à la sor­tie des hôpi­taux… Inutile de décrire ces expé­riences ter­ri­fiantes, où donc est la fron­tière avec les expé­riences des méde­cins nazis ? 

Dans ces condi­tions il n’est pas éton­nant que tant de nos contem­po­rains aient per­du confiance dans la science ; il est loin le temps de Pas­teur, des Curie… En consé­quence la plu­part des scien­ti­fiques sont deve­nus modestes, ils savent désor­mais que la science ne peut, et de loin, tout expliquer. 

Phé­no­mène impen­sable pour des scien­ti­fiques du dix-neu­vième siècle, de nom­breux comi­tés d’é­thique ont été éta­blis par des équipes de scien­ti­fiques, phi­lo­sophes et même théo­lo­giens. Les exemples les plus célèbres sont les suivants : 

  • Le code de Nurem­berg (1947) qui donne les limites éthiques des expé­riences médi­cales sur les êtres humains : ceux-ci doivent avoir don­né libre­ment leur consen­te­ment, ils doivent avoir été aver­tis du but et de l’in­té­rêt de l’ex­pé­rience et doivent en avoir une connais­sance détaillée, ils doivent connaître les consé­quences pos­sibles pour leur san­té et doivent avoir le droit d’ar­rê­ter l’ex­pé­rience à n’im­porte quel moment, etc. 
  • Le mani­feste Ein­stein-Rus­sell de 1955. 
  • Depuis 1957 les confé­rences annuelles Pug­wash sur les armes ato­miques (prix Nobel de la paix 1995). 
  • Le trai­té de non-pro­li­fé­ra­tion nucléaire (1969).
  • Le mora­toire d’A­si­lo­mar sur les mani­pu­la­tions géné­tiques (1974).
  • Etc. 


Men­tion­nons aus­si tant d’é­tudes sur les dan­gers liées aux déve­lop­pe­ments scien­ti­fiques et tech­niques : les déchets nucléaires, le sang conta­mi­né, les acci­dents du type Tcher­no­byl… Les scien­ti­fiques se sont mis à cher­cher hors de la science des direc­tives et des jus­ti­fi­ca­tions, ils ont recon­nu après René Cas­sin que les réfé­rences prin­ci­pales de la condi­tion humaine, ain­si les Droits de l’Homme, avaient une ori­gine éthique et reli­gieuse : la croyance en la digni­té de l’être humain. 

Déterminisme et conscience

Henri Poincaré philosophe

Hen­ri Poin­ca­ré a écrit plu­sieurs livres à la limite de la science et de la phi­lo­so­phie, ain­si La Science et l’Hy­po­thèse, La valeur de la Science, Science et méthode. Cepen­dant nous ne consi­dé­re­rons ici que ses réflexions sur le déter­mi­nisme et l’ir­ré­ver­si­bi­li­té telles qu’elles appa­raissent dans son der­nier livre inache­vé qui fut publié dès 1913 sous le titre Der­nières pensées. 

Dans les rela­tions entre éthique et science, Hen­ri Poin­ca­ré sou­ligne plu­sieurs effets béné­fiques : les scien­ti­fiques recherchent la véri­té ; leur éthique les conduit à être hon­nête et à avoir un point de vue col­lec­tif et géné­ral les ame­nant le plus sou­vent à recher­cher le bien de l’hu­ma­ni­té tout entière. Cepen­dant il était trou­blé par le pro­blème phi­lo­so­phique du déterminisme : 

Mais nous sommes en pré­sence d’un fait ; la science, à tort ou à rai­son, est déter­mi­niste ; par­tout où elle pénètre elle fait entrer le déter­mi­nisme. Tant qu’il ne s’a­git que de phy­sique ou même de bio­lo­gie cela importe peu ; le domaine de la conscience demeure invio­lé ; qu’ar­ri­ve­ra-t-il le jour où la morale devien­dra à son tour objet de science ? Elle s’im­pré­gne­ra néces­sai­re­ment de déter­mi­nisme et ce sera sans doute sa ruine. (Poin­ca­ré, 1913) 

On peut presque lire qu’­Hen­ri Poin­ca­ré était d’a­vance épou­van­té par les hor­reurs du règne d’une science aus­si dog­ma­tique et des régimes » scien­ti­fi­que­ment fon­dés » qui vous envoient dans l’ar­chi­pel du Gou­lag non à cause de vos crimes mais à cause de vos ori­gines sociales… Aujourd’­hui une telle poli­tique est qua­li­fiée de » crime contre l’humanité « . 

Déterminisme et chaos

Henri Poincaré savant

Nous avons vu dans la pre­mière sec­tion la défi­ni­tion du déter­mi­nisme abso­lu ; sa prin­ci­pale appli­ca­tion dans la science est : » Deux expé­riences avec exac­te­ment les mêmes condi­tions ini­tiales et les mêmes condi­tions limites doivent don­ner exac­te­ment les mêmes résul­tats. » Il est aisé de com­prendre com­bien cette idée a été pré­cieuse dans le déve­lop­pe­ment de la science et dans l’ob­ser­va­tion des phé­no­mènes innom­brables de la nature. 

La méca­nique céleste est le meilleur exemple de l’ap­pli­ca­tion du déter­mi­nisme. La mer­veilleuse loi de l’at­trac­tion uni­ver­selle était suf­fi­sam­ment simple pour être décou­verte par le génie de New­ton et suf­fi­sam­ment com­plexe pour don­ner une large varié­té de mou­ve­ments, de per­tur­ba­tions et d’iné­ga­li­tés. Elle était sur­tout une loi déter­mi­niste condui­sant à des pré­vi­sions pré­cises des mou­ve­ments pla­né­taires et des éclipses. Ces suc­cès étaient la rai­son majeure du consen­sus des scien­ti­fiques du xixe siècle sur le déter­mi­nisme et la décou­verte de Nep­tune après les longs cal­culs de Le Ver­rier et d’A­dams était bien sûr un excellent argument. 

Cepen­dant, bien avant le prin­cipe d’in­cer­ti­tude de Hei­sen­berg, Hen­ri Poin­ca­ré pré­sen­ta des objec­tions à l’i­dée du déter­mi­nisme absolu : 

Une cause très petite, qui nous échappe, déter­mine un effet consi­dé­rable que nous ne pou­vons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard… Mais, lors même que les lois natu­relles n’au­raient plus de secret pour nous, nous ne pour­rons connaître la situa­tion ini­tiale qu’approxi­ma­ti­ve­ment. Si cela nous per­met de pré­voir la situa­tion ulté­rieure avec la même approxi­ma­tion, c’est tout ce qu’il nous faut, nous dirons que le phé­no­mène a été pré­vu, qu’il est régi par des lois ; mais il n’en est pas tou­jours ain­si, il peut arri­ver que de petites dif­fé­rences dans les condi­tions ini­tiales en engendrent de très grandes dans les phé­no­mènes finaux… (Poin­ca­ré, 1908 a). 

Comme exemple de cette sen­si­bi­li­té aux condi­tions ini­tiales, Hen­ri Poin­ca­ré cite la tra­jec­toire des cyclones (presque » l’ef­fet papillon ») et, encore plus frap­pant, la concep­tion de Napo­léon par ses parents… (Poin­ca­ré, 1908 b) 

Ain­si nous devons consi­dé­rer que l’i­dée du déter­mi­nisme abso­lu ne reflète qu’un état par­ti­cu­lier du déve­lop­pe­ment de la science : il était en effet plus aisé d’é­tu­dier d’a­bord les phé­no­mènes les plus simples, régu­liers, pré­vi­sibles comme la chute des corps, le lever du Soleil, le retour pério­dique de la pleine Lune, des sai­sons, des marées, etc., et une géné­ra­li­sa­tion ten­tante, mais trop large, condui­sait à consi­dé­rer que tous les phé­no­mènes natu­rels devaient être déterministes. 

Il faut tout d’a­bord faire une dis­tinc­tion claire entre ce que l’on peut appe­ler » déter­mi­nisme mathé­ma­tique » et » déter­mi­nisme physique « . 

Le déter­mi­nisme mathé­ma­tique reflète la défi­ni­tion : » Deux expé­riences avec exac­te­ment les mêmes condi­tions ini­tiales et les mêmes condi­tions aux limites doivent don­ner exac­te­ment les mêmes résul­tats » et le modèle mathé­ma­tique d’un phé­no­mène sera consi­dé­ré comme déter­mi­niste si les condi­tions d’exis­tence et d’u­ni­ci­té des solu­tions sont satis­faites, ce qui est géné­ra­le­ment le cas pour les modèles uti­li­sant des sys­tèmes d’é­qua­tions différentielles. 

Le déter­mi­nisme phy­sique est très dif­fé­rent. Pour de nom­breuses rai­sons, par exemple à cause du mou­ve­ment des pla­nètes, il est impos­sible de recom­men­cer exac­te­ment la même expé­rience. En consé­quence une défi­ni­tion utile du déter­mi­nisme phy­sique doit être : » Deux expé­riences avec presque exac­te­ment les mêmes condi­tions ini­tiales et presque exac­te­ment les mêmes condi­tions aux limites doivent don­ner presque exac­te­ment les mêmes résul­tats. » En d’autres termes la sta­bi­li­té d’un phé­no­mène est une condi­tion essen­tielle de l’u­ti­li­té de l’i­dée de déter­mi­nisme. C’est ici qu’in­ter­vient la notion de temps de diver­gence : au-delà de cette durée, sou­vent fort courte, une ana­lyse sta­tis­tique est plus utile, plus pré­cise et plus effi­cace qu’une ana­lyse déterministe. 

Est-ce que cette insta­bi­li­té, cet indé­ter­mi­nisme phy­sique, cette sen­si­bi­li­té aux condi­tions ini­tiales sont cou­rants ? Nous avons vu qu’­Hen­ri Poin­ca­ré avait don­né quelques exemples : la météo­ro­lo­gie, la concep­tion de Napo­léon par ses parents… Mais il est aus­si l’i­ni­tia­teur de ce que nous appe­lons aujourd’­hui la théo­rie du chaos dont la sen­si­bi­li­té aux condi­tions ini­tiales est l’élé­ment essen­tiel et il a recon­nu que le chaos appa­raît extrê­me­ment sou­vent : il appa­raît dans presque tous les pro­blèmes non intégrables.

C’est ain­si qu’il écri­vit dans Les méthodes nou­velles de la méca­nique céleste à pro­pos du pro­blème des trois corps : 

Que l’on cherche à se repré­sen­ter la figure for­mée par ces deux courbes et leurs inter­sec­tions en nombre infi­ni dont cha­cune cor­res­pond à une solu­tion dou­ble­ment asymp­to­tique, ces inter­sec­tions forment une sorte de treillis, de tis­su, de réseau à mailles infi­ni­ment ser­rées ; cha­cune de ces deux courbes ne doit jamais se recou­per elle-même, mais elle doit se replier sur elle-même de manière infi­ni­ment com­plexe pour venir recou­per une infi­ni­té de fois toutes les mailles du réseau.

On sera frap­pé de la com­plexi­té de cette figure, que je ne cherche même pas à tra­cer. Rien de plus propre à nous don­ner une idée de la com­pli­ca­tion du pro­blème des trois corps et en géné­ral de tous les pro­blèmes de la Dyna­mique où il n’y a pas d’in­té­grale uni­forme et où les séries de Boh­lin sont diver­gentes. (Poin­ca­ré, 1957 a). 

Bien enten­du l’im­por­tance des mou­ve­ments chao­tiques varie beau­coup selon les domaines étu­diés. Quand les per­tur­ba­tions sont impor­tantes presque toutes les solu­tions bor­nées sont chao­tiques, tan­dis que la plu­part d’entre elles sont régu­lières dans les pro­blèmes presque inté­grables. Cepen­dant, même dans ce der­nier cas, l’exis­tence d’une petite pro­por­tion de solu­tions chao­tiques dégrade consi­dé­ra­ble­ment la sta­bi­li­té à long terme. 

Le pro­blème clas­sique du mou­ve­ment des pla­nètes est un exemple célèbre de pro­blème presque inté­grable : le mou­ve­ment képlé­rien est une pre­mière approxi­ma­tion excel­lente et la méthode des petites per­tur­ba­tions conduit à des déve­lop­pe­ments très utiles et très pré­cis. Cepen­dant la pré­ci­sion de cette méthode reste limi­tée et Hen­ri Poin­ca­ré a mon­tré que les séries cor­res­pon­dantes sont géné­ra­le­ment diver­gentes (Poin­ca­ré, 1954 a, 1957 b) 

Comme exemple de pro­blème avec de très grandes per­tur­ba­tions on peut consi­dé­rer la théo­rie ciné­tique des gaz (Poin­ca­ré, 1954 b). L’ins­ta­bi­li­té est si grande et le nombre d’A­vo­ga­dro si éle­vé que les méthodes sta­tis­tiques donnent des résul­tats excel­lents : les aéro­dy­na­mi­ciens uti­lisent les élé­ments sta­tis­tiques appe­lés tem­pé­ra­ture, pres­sion, den­si­té, etc., et tra­vaillent avec les sys­tèmes cor­res­pon­dants d’é­qua­tions dif­fé­ren­tielles et d’é­qua­tions aux déri­vées par­tielles exac­te­ment comme si ces modèles étaient déter­mi­nistes et d’une pré­ci­sion absolue. 

Bien enten­du un modèle sta­tis­tique ne peut être d’une pré­ci­sion abso­lue, mais il a aus­si une pro­prié­té inat­ten­due : il donne des évo­lu­tions irré­ver­sibles même s’il décrit des phé­no­mènes réver­sibles, comme les mou­ve­ments décrits par la théo­rie ciné­tique des gaz. Cette pro­prié­té est un pur effet mathé­ma­tique lié aux évo­lu­tions moyennes des élé­ments sta­tis­tiques, mais elle conduit au second prin­cipe de la ther­mo­dy­na­mique et à toutes les irré­ver­si­bi­li­tés qui lui sont liées, irré­ver­si­bi­li­tés qui consti­tuent les élé­ments essen­tiels de ce que l’on appelle la » flèche du temps « . 

Il y a ici une contra­dic­tion évi­dente : consi­dé­rons deux vais­seaux pleins de gaz et ouvrons la com­mu­ni­ca­tion entre eux. Le mou­ve­ment brow­nien va éga­li­ser les tem­pé­ra­tures, les pres­sions et les com­po­si­tions tan­dis que l’é­vo­lu­tion oppo­sée n’ap­pa­raît jamais. 

Cependant : 

  • Le mou­ve­ment brow­nien et la théo­rie ciné­tique des gaz sont conser­va­tifs et réver­sibles, aus­si conser­va­tifs et réver­sibles que la méca­nique céleste elle-même. 
  • Hen­ri Poin­ca­ré a mon­tré que, pour les sys­tèmes conser­va­tifs et bor­nés, presque toutes les condi­tions ini­tiales conduisent à une infi­ni­té de retours au voi­si­nage de ces condi­tions ini­tiales (Poin­ca­ré, 1957 c). Les mathé­ma­ti­ciens spé­ci­fient : » dans n’im­porte quel voi­si­nage des condi­tions initiales « . 

Ces retours sont mani­fes­te­ment contra­dic­toires avec l’é­ga­li­sa­tion des tem­pé­ra­tures, des pres­sions et des compositions. 

Face à cette contra­dic­tion il y a plu­sieurs réponses clas­siques mais insatisfaisantes. 

I) Il existe peut-être quelques petits phé­no­mènes irré­ver­sibles encore incon­nus qui inter­disent l’ap­pli­ca­tion du théo­rème de Poin­ca­ré sur les retours…
Toutes les lois connues de la nature sont réver­sibles (à condi­tion de consi­dé­rer le second prin­cipe de la ther­mo­dy­na­mique comme un » prin­cipe » et non comme une » loi »). Cette pre­mière réponse est donc le rejet d’une symé­trie majeure de la nature… et nous ver­rons que cela n’est pas nécessaire. 

II) Pour un phé­no­mène don­né la notion de tra­jec­toire ne reste pré­cise que pour la durée du temps de diver­gence soit cin­quante à cent fois le » temps de Lia­pou­nov » et beau­coup moins que le temps de retour de Poin­ca­ré, lequel n’a jamais pu être obser­vé dans ce type d’expériences.
Cette réponse est juste mais insuf­fi­sante. L’im­pos­si­bi­li­té du cal­cul de pré­vi­sions déter­mi­nistes pré­cises à long terme ne résout pas la contradiction. 

III) En prin­cipe Poin­ca­ré a rai­son et pour un sys­tème stric­te­ment iso­lé il existe en effet cette cor­ré­la­tion mys­té­rieuse entre les condi­tions ini­tiales et finales (après le temps de retour de Poin­ca­ré). Mais nos sys­tèmes ne sont pas iso­lés et des per­tur­ba­tions très petites, comme l’at­trac­tion des pla­nètes, suf­fisent à détruire ces corrélations…
Ces » cor­ré­la­tions mys­té­rieuses » sont ima­gi­naires, et c’est d’une manière natu­relle que le sys­tème étu­dié retourne suc­ces­si­ve­ment vers tous les états acces­sibles à par­tir des condi­tions ini­tiales. Les » per­tur­ba­tions très petites » ne modi­fie­ront pas l’ordre de gran­deur du temps de retour de Poin­ca­ré, même s’il est vrai qu’elles peuvent modi­fier beau­coup l’é­vo­lu­tion en des inter­valles de temps rela­ti­ve­ment courts (quelques dizaines de » temps de Lia­pou­nov ») et contri­buer ain­si à la dis­pa­ri­tion des corrélations. 

La réponse véri­table est liée aux mou­ve­ments chao­tiques. C’est parce qu’un sys­tème est » sen­sible aux condi­tions ini­tiales » et dépend de mil­liards de para­mètres, tan­dis que nous n’en mesu­rons que quelques-uns (essen­tiel­le­ment ceux de nature sta­tis­tique) que nous consta­tons une appa­rence d’ir­ré­ver­si­bi­li­té et que le temps de retour de Poin­ca­ré est très grand, bien plus grand que l’âge de l’Univers. 

Nous attei­gnons ain­si l’ir­ré­ver­si­bi­li­té phy­sique de nos expé­riences en dépit de lois conser­va­tives et réversibles. 

Notons que pour des évo­lu­tions non chao­tiques, par exemple des évo­lu­tions pério­diques ou qua­si pério­diques, les pré­vi­sions déter­mi­nistes peuvent être excel­lentes même si la connais­sance des condi­tions ini­tiales est médiocre. Ces évo­lu­tions ont une réver­si­bi­li­té natu­relle et res­tent dans une toute petite part de l’es­pace des phases, une part bien plus petite que celle cor­res­pon­dant aux mou­ve­ments chaotiques. 

Les évo­lu­tions chao­tiques com­pensent leur impos­si­bi­li­té de pré­vi­sions déter­mi­nistes à long terme par d’ex­cel­lentes pré­vi­sions sta­tis­tiques (notez la simi­la­ri­té avec la méca­nique quan­tique). Cette excel­lence est due au chaos lui-même qui réin­tro­duit le hasard en per­ma­nence et ain­si, même s’il est impos­sible de pré­dire les mou­ve­ments futurs d’une molé­cule per­due dans le mou­ve­ment brow­nien, nous pou­vons modé­li­ser avec pré­ci­sion les élé­ments sta­tis­tiques, tem­pé­ra­ture, pres­sion, etc. 

Ce résul­tat étrange fut rele­vé avec humour par Hen­ri Poincaré : 

Vous me deman­dez de vous pré­dire les phé­no­mènes qui vont se pro­duire. Si, par mal­heur, je connais­sais les lois de ces phé­no­mènes, je ne pour­rais y arri­ver que par des cal­culs inex­tri­cables et je devrais renon­cer à vous répondre ; mais, comme j’ai la chance de les igno­rer, je vais vous répondre tout de suite. Et, ce qu’il y a de plus extra­or­di­naire, c’est que ma réponse sera juste. (Poin­ca­ré, 1908 c). 

Mais com­ment est-il pos­sible de récon­ci­lier les lois réver­sibles des élé­ments indi­vi­duels avec les lois irré­ver­sibles des élé­ments sta­tis­tiques moyens ? La récon­ci­lia­tion est dans la dif­fé­rence entre la moyenne et la réa­li­té de ces élé­ments sta­tis­tiques. Pour des sys­tèmes avec un très grand nombre de para­mètres indé­pen­dants cette dif­fé­rence est habi­tuel­le­ment extrê­me­ment faible et inap­pré­ciable, mais elle peut deve­nir grande après un » temps suf­fi­sant « , par exemple après le temps de retour de Poin­ca­ré au voi­si­nage des condi­tions initiales. 

Dans la plu­part des cas ce temps de retour est si long qu’il n’a pas de sens phy­sique. Ain­si consi­dé­rons l’exemple pré­sen­té en réfé­rence » Mar­chal 1995 » (deux vais­seaux iden­tiques conte­nant un total, plu­tôt petit, de 1018 molé­cules iden­tiques et à la même tem­pé­ra­ture, avec les pres­sions ini­tiales de 1,4 et 0,6 bar res­pec­ti­ve­ment – le par­tage ini­tial est de 70 %, 30 % – et avec un taux d’é­change de 1015 molé­cules par seconde). On obtient alors ce qui suit : 

I) l’é­vo­lu­tion moyenne des deux pres­sions est une conver­gence expo­nen­tielle vers la pres­sion de 1 bar. Ain­si la pres­sion ini­tia­le­ment égale à 1,4 bar tombe à 1,3548 bar au bout d’une minute, à 1,1205 bar au bout de dix minutes et à 1,0003 bar au bout d’une heure ; 

II) par rap­port à cette évo­lu­tion moyenne les écarts types de cha­cune de ces deux pres­sions res­tent tou­jours très petits, infé­rieurs à un mil­liar­dième de bar soit un dix-mil­lième de pas­cal. En consé­quence, si la pré­ci­sion des mesures ne dépasse pas l’ex­cel­lente valeur de 0,005 pas­cal (soit tout de même cin­quante écarts types), les éven­tuelles fluc­tua­tions de pres­sion res­tent inap­pré­ciables pen­dant des durées bien supé­rieures à l’âge de l’Univers ; 

III) à l’ex­cep­tion d’une pro­por­tion très petite (10-200) des condi­tions ini­tiales, le temps de retour de Poin­ca­ré T aux pres­sions ini­tiales de 1,4 et 0,6 bar vérifie :
T = 10R millénaires ;
avec : 35 735 000 089 491 < R
< 35 735 000 089 696.
Ce der­nier résul­tat est bien sûr pure­ment théorique ! 

Ain­si le para­doxe de lois réver­sibles asso­ciées à des phé­no­mènes irré­ver­sibles peut être expli­qué sans » irré­ver­si­bi­li­tés cachées « , ni » cor­ré­la­tions mys­té­rieuses « . La vraie rai­son des irré­ver­si­bi­li­tés phy­siques est la sen­si­bi­li­té aux condi­tions ini­tiales et le très grand nombre de para­mètres des sys­tèmes irréversibles. 

L’hy­po­thèse de Boltz­mann dite du » chaos molé­cu­laire » (pas de cor­ré­la­tion entre les varia­tions suc­ces­sives) est excel­lente, elle s’ap­proche très près de la réa­li­té et per­met des pré­vi­sions très pré­cises. Les cor­ré­la­tions ne vont pas se mettre à aug­men­ter len­te­ment et insi­dieu­se­ment après un temps très long et l’on peut presque écrire que le retour de Poin­ca­ré sur­vient par hasard, ce qui requiert un tel délai que la décrois­sance cor­res­pon­dante de l’en­tro­pie n’ap­pa­raît jamais dans nos expériences. 

Si au contraire, dans la vie ordi­naire, nous ren­con­trons tant de phé­no­mènes à entro­pie crois­sante cela tient à la situa­tion très par­ti­cu­lière de notre pla­nète au milieu d’un gigan­tesque cou­rant d’éner­gie de 1,73 x 1017 watts qui nous arrivent conti­nuel­le­ment du Soleil brû­lant pour repar­tir vers l’es­pace gla­cé… En consé­quence l’é­qua­teur est chaud et les pôles sont froids, la moindre val­lée a un adret enso­leillé et un ubac ombra­gé… les dés­équi­libres de toutes sortes sont aisés, or ce sont eux les sources des évo­lu­tions à entro­pie croissante. 

À toutes les échelles de la nature (quan­tique, micro­sco­pique, ordi­naire, géo­gra­phique, astro­no­mique, cos­mo­lo­gique) les mou­ve­ments chao­tiques désta­bi­lisent les élé­ments indi­vi­duels (posi­tion et vitesse d’une par­ti­cule) et sta­bi­lisent les élé­ments sta­tis­tiques cor­res­pon­dants (tem­pé­ra­ture, pres­sion) les­quels deviennent les élé­ments de base de l’é­chelle supé­rieure. Les phé­no­mènes sont ain­si emboî­tés les uns dans les autres jus­qu’aux échelles astro­no­miques et cos­mo­lo­giques où l’on uti­lise la notion de » centre de gra­vi­té d’un astre » et l’on étu­die­ra les mou­ve­ments de ce centre sans être gêné par tous les cou­rants et mou­ve­ments internes de l’astre en ques­tion. Le temps de diver­gence des phé­no­mènes est une fonc­tion très rapi­de­ment crois­sante de l’é­chelle ; extrê­me­ment court à l’é­chelle quan­tique (en accord avec le carac­tère sta­tis­tique et pro­ba­bi­liste de la méca­nique quan­tique), il est habi­tuel­le­ment de quelques secondes ou quelques minutes pour les écou­le­ments tur­bu­lents ordi­naires, de deux semaines pour la météo­ro­lo­gie et de plu­sieurs mil­lions d’an­nées pour les mou­ve­ments pla­né­taires du sys­tème solaire. 

Bien enten­du Hen­ri Poin­ca­ré n’eut pas la pos­si­bi­li­té d’é­ri­ger l’in­dé­ter­mi­nisme en prin­cipe, comme le fera plus tard Hei­sen­berg pour la méca­nique quan­tique. En 1910 tout cela n’é­tait pas encore suf­fi­sam­ment étu­dié et com­pris. Néan­moins dans les der­niers mois de sa vie il ana­ly­sa la théo­rie des quan­ta et recon­nut que la dis­con­ti­nui­té des quan­ta était une néces­si­té, ain­si donc que les phé­no­mènes pro­ba­bi­listes correspondants : 

Donc, quelle que soit la loi du rayon­ne­ment, si l’on sup­pose que le rayon­ne­ment total est fini on sera conduit à une fonc­tion w pré­sen­tant des dis­con­ti­nui­tés ana­logues à celles que donne l’hy­po­thèse des quan­ta. (Poin­ca­ré, 1954 c). 

» Dieu ne joue pas aux dés ! »

En dépit des ana­lyses phi­lo­so­phiques et des décou­vertes scien­ti­fiques de Hen­ri Poin­ca­ré, en dépit des limites de la science et du dis­cré­dit du scien­tisme, en dépit des pro­blèmes éthiques sur­gis­sant tout au long du siècle, beau­coup de scien­ti­fiques conser­va­teurs res­tèrent des par­ti­sans réso­lus du déter­mi­nisme absolu. 

Insa­tis­fait du carac­tère pro­ba­bi­liste de la méca­nique quan­tique, le plus célèbre d’entre eux a pro­cla­mé : Dieu ne joue pas aux dés ! et, avec deux amis, il a pro­po­sé en 1935 ce qui est aujourd’­hui connu sous le nom de para­doxe Ein­stein-Podols­ky-Rosen. L’i­dée prin­ci­pale est que la méca­nique quan­tique ne peut pas être en même temps » com­plète « , c’est-à-dire avec son expres­sion pro­ba­bi­liste et sta­tis­tique de la réa­li­té sans pos­si­bi­li­té d’a­mé­lio­ra­tion déter­mi­niste, et » locale » c’est-à-dire sans néces­si­té de trans­mis­sion rapide d’in­for­ma­tion à grande dis­tance, au-delà des limites impo­sées par la vitesse de la lumière. 

Pour Ein­stein, Podols­ky et Rosen, pour qui la vitesse de la lumière est une limite abso­lue et le déter­mi­nisme une évi­dence obli­ga­toire, la méca­nique quan­tique doit être amé­lio­rée. Une pos­si­bi­li­té serait l’exis­tence, à l’in­té­rieur de chaque par­ti­cule, de » variables cachées » encore incon­nues. Leurs dif­fé­rents états pos­sibles expli­que­raient l’exis­tence de dif­fé­rents mou­ve­ments pos­sibles à par­tir de condi­tions ini­tiales en appa­rence identiques. 

Tout au contraire pour Niels Bohr et ses par­ti­sans de l’é­cole de Copen­hague, le carac­tère pro­ba­bi­liste de la méca­nique quan­tique est fon­da­men­tal et cette théo­rie est com­plète. Ils consi­dèrent sim­ple­ment que la méca­nique quan­tique n’est pas locale ce qui pour eux n’est pas essentiel. 

La contro­verse res­ta sur le plan phi­lo­so­phique jus­qu’en 1964. C’est alors que J. S. Bell décou­vrit une expé­rience où les deux opi­nions oppo­sées conduisent à des résul­tats clai­re­ment dif­fé­rents. Cette expé­rience dif­fi­cile a été réa­li­sée par plu­sieurs équipes avec des résul­tats contro­ver­sés jus­qu’aux tests remar­quables d’A­lain Aspect en 1979 sur des dis­tances métriques : c’est Niels Bohr qui a rai­son et la phy­sique ne peut évi­ter un hasard intrin­sèque et un carac­tère statistique. 

L’ex­pé­rience de Bell a été renou­ve­lée en juillet 1997 au CERN près de Genève sur des dis­tances kilo­mé­triques. Les résul­tats d’A­lain Aspect ont été confirmés. 

Notons tou­te­fois qu’Ein­stein a par­tiel­le­ment rai­son : à cause du carac­tère pro­ba­bi­liste et sta­tis­tique de la méca­nique quan­tique, l’ex­pé­rience de Bell ne peut ser­vir à trans­mettre des infor­ma­tions plus rapi­de­ment que la vitesse de la lumière… Ce qui est une conclu­sion tout à fait extraordinaire ! 

La seconde ligne de défense

Bien sûr, il est main­te­nant évident que la méca­nique quan­tique est intrin­sè­que­ment mêlée au hasard et aux sta­tis­tiques. Mais soyons sérieux, ces effets infi­ni­té­si­maux ne peuvent pas affec­ter le carac­tère fon­da­men­ta­le­ment déter­mi­niste de la phy­sique ordi­naire et sur­tout de l’astronomie.

Encore aujourd’­hui bien des scien­ti­fiques, en par­ti­cu­lier chez les bio­lo­gistes, conti­nuent de croire au carac­tère fon­da­men­ta­le­ment déter­mi­niste de leur dis­ci­pline. Si vous leur rap­pe­lez » l’ef­fet papillon » en météo­ro­lo­gie, ou bien ils consi­dé­re­ront que cet effet est par­ti­cu­lier à cette dis­ci­pline qui a encore bien des pro­grès à faire, ou bien, ce qui est pire, vous décou­vri­rez que pour eux cet effet est pure image de théo­ri­cien et n’a rien à voir avec la réalité. 

Les mathé­ma­tiques ne sont pas igno­rées et la plu­part des scien­ti­fiques savent que dans les phé­no­mènes instables (en termes mathé­ma­tiques : quand un ou plu­sieurs coef­fi­cients de Lia­pou­nov sont posi­tifs) il y a » sen­si­bi­li­té aux condi­tions ini­tiales » et » diver­gence expo­nen­tielle des solu­tions voi­sines « . Mais ils consi­dèrent que le fos­sé entre la méca­nique quan­tique et la phy­sique ordi­naire est si large qu’au­cune diver­gence, expo­nen­tielle ou non, ne peut le combler. 

Ils savent aus­si que la diver­gence expo­nen­tielle est une fonc­tion très rapi­de­ment crois­sante, mais ils n’ont pas réa­li­sé à quel point elle l’est. Si vous leur deman­dez de faire le cal­cul, ce qui est aisé, vous obte­nez des réponses comme : » Si vite ! Incroyable ! Jamais je ne l’au­rais pen­sé ! » Alors seule­ment ils com­prennent que le carac­tère aléa­toire de la méca­nique quan­tique a tôt fait d’en­va­hir toute la phy­sique et com­bien il est impor­tant de savoir si le phé­no­mène que l’on étu­die est régu­lier ou chao­tique. Dans le pre­mier cas une ana­lyse déter­mi­niste est ce qu’il y a de mieux, dans le second une ana­lyse sta­tis­tique se révèle rapi­de­ment très utile. 

Fort heu­reu­se­ment, même en astro­no­mie, les scien­ti­fiques ont appris à se ser­vir des nou­veaux concepts et la recherche des limites entre mou­ve­ments régu­liers et mou­ve­ments chao­tiques est deve­nue banale. 

La prochaine étape : le libre arbitre et la liberté

L’é­vo­lu­tion des idées conduit main­te­nant à une nou­velle étape : l’a­na­lyse scien­ti­fique de la volon­té, du libre arbitre, de la liberté. 

Ce sujet a bien sûr été exa­mi­né par les phi­lo­sophes depuis des siècles et même des mil­lé­naires : sommes-nous réel­le­ment libres ? notre impres­sion de libre arbitre n’est-elle qu’une illu­sion ? On peut clas­ser les phi­lo­sophes selon leurs réponses à ces ques­tions essen­tielles (Hon­de­rich, 1993), la plu­part d’entre eux res­tent dans le doute. 

L’a­na­lyse scien­ti­fique conduit à un résul­tat étrange : une conclu­sion scien­ti­fique semble impos­sible et toutes les expé­riences ont don­né des résul­tats ambi­gus. Face à ce pro­blème, et en dépit de leurs gigan­tesques pro­grès par ailleurs, les scien­ti­fiques res­tent dans la situa­tion impuis­sante des phi­lo­sophes (Burns 1999). 

La ten­dance actuelle est de consi­dé­rer que le libre arbitre et la liber­té existent réel­le­ment, et en effet avec cette hypo­thèse notre monde est bien plus com­pré­hen­sible qu’a­vec l’hy­po­thèse oppo­sée, mais aus­si que libre arbitre et liber­té sont improu­vables. Ils doivent être consi­dé­rés comme des axiomes tout aus­si improu­vables que ceux de la géo­mé­trie ou de l’arithmétique : 

Axiome : » Il y a en chaque être humain une source de liberté. » 

Pour la phi­lo­sophe Patri­cia Chur­chland, in The asto­ni­shing hypo­the­sis (Crick, 1994), l’exis­tence de tant de mou­ve­ments chao­tiques avec les effets papillons cor­res­pon­dants est la rai­son réelle de la pos­si­bi­li­té, et de l’exis­tence, de la liber­té : notre libre arbitre a constam­ment un grand nombre d’op­por­tu­ni­tés pour agir déci­si­ve­ment à un prix presque nul. 

Ce cou­rant d’i­dées et les pro­blèmes éthiques ren­con­trés par les scien­ti­fiques sont à la base d’une consé­quence inat­ten­due, mais pres­sen­tie de longue date par les grands mys­tiques, Jean de la Croix, Thé­rèse de Lisieux : une fan­tas­tique modi­fi­ca­tion de l’i­mage de Dieu. 

Il faut com­prendre com­bien dans les siècles pas­sés l’i­mage jan­sé­niste d’un Dieu tout-puis­sant, exi­geant et sévère était répan­due. Un Dieu fai­sant sans cesse le compte de nos péchés et usant au besoin de ven­geance… un Dieu hor­rible et repoussant. 

Vol­taire était si indi­gné par ceux qui lui répé­taient que les 40 000 morts du trem­ble­ment de terre de Lis­bonne (novembre 1755) étaient dus aux péchés des habi­tants de la capi­tale por­tu­gaise, qu’il a écrit ces lignes très célèbres : 

Lis­bonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plon­gés dans les délices ?

Bien plus tard, à Paris aus­si récem­ment que 1897, la catas­trophe de l’in­cen­die du » Bazar de la cha­ri­té » (117 morts, pour la plu­part des femmes s’oc­cu­pant de bonnes œuvres) sus­cite à nou­veau le même genre de rhé­to­rique sur la ven­geance divine : La France a méri­té ce châ­ti­ment par un nou­vel aban­don de ses tra­di­tions... (homé­lie du père Oli­vier, domi­ni­cain, à Notre-Dame de Paris). Est-il besoin d’a­jou­ter que toutes ces idées étaient en totale contra­dic­tion avec l’en­sei­gne­ment du Christ ? (l’a­veugle-né, les vic­times de la chute de la tour de Siloé, Pilate et le mas­sacre des pèle­rins naza­réens, etc.). 

Par­mi les vic­times de l’in­cen­die il y eut Madame Marie-Annaïs Borne, la tante de ma grand-mère. Cer­née par les flammes et dans l’im­pos­si­bi­li­té de fuir elle jeta sa fille de cinq ans, Lise, par une toute petite fenêtre pour lui don­ner une chance de vivre. Tom­bant du deuxième étage sur le foin d’une écu­rie Lise fut épar­gnée et, beau­coup plus tard quand elle fut deve­nue Madame Gau­che­ron, nous fumes hor­ri­fiés et très impres­sion­nés quand elle nous conta son aven­ture… et mes grands-parents, qui par­laient sou­vent de cette tra­gé­die, s’in­di­gnaient à chaque fois des com­men­taires iniques qui l’a­vaient accom­pa­gnée. Ils avaient déjà une men­ta­li­té moderne. 

Aujourd’­hui Dieu est com­plè­te­ment dif­fé­rent de ces images du pas­sé. Il n’est plus tout-puis­sant : il a fait à l’homme le cadeau mer­veilleux, mais aus­si ter­rible, de la Liber­té et cela limite sa puissance. 

Dieu ne cor­rige pas les consé­quences néfastes de nos péchés : nous ne serions plus libres, mais Il en souffre. Il inter­vient en nous éclai­rant dans notre conscience sur les consé­quences de nos actes comme autre­fois le Christ accep­tant l’ar­res­ta­tion, la condam­na­tion, la tor­ture et la mort pour nous ensei­gner concrè­te­ment com­bien nous pou­vons être injustes. 

Cette nou­velle image de Dieu s’est répan­due à une vitesse sur­pre­nante, et il est désor­mais com­mun d’en­tendre même chez des per­sonnes âgées des réflexions comme : Dieu est amour, com­ment est-il pos­sible que, par exemple en Algé­rie, des hommes tuent au nom de Dieu ? Elles ont oublié com­ment était Dieu il y a encore si peu de décen­nies, et com­ment il demeure dans l’es­prit des fanatiques. 

Et les preuves scien­ti­fiques de l’exis­tence ou de l’i­nexis­tence de Dieu ? Sans doute est-il impos­sible de conclure sur ce sujet, car croire ou non c’est la pre­mière des libertés. 

Conclusion

Au milieu de pro­grès fou­droyants, la science du ving­tième siècle a vu ses fon­da­tions bou­le­ver­sées. Le déter­mi­nisme abso­lu clas­sique, si utile autre­fois, a mon­tré ses limites et toutes les branches de la phy­sique et même de l’as­tro­no­mie sont deve­nues un mélange de déter­mi­nisme clas­sique et de hasard intrin­sèque irré­duc­tible au déter­mi­nisme. D’autre part les pro­blèmes éthiques entraî­nés par les mau­vais usages de la science ont com­plè­te­ment modi­fié le point de vue des scien­ti­fiques sur les ques­tions phi­lo­so­phiques. Le maté­ria­lisme n’est plus une obli­ga­tion, la liber­té, la volon­té, le libre arbitre, ces piliers essen­tiels de la digni­té humaine, ne sont plus consi­dé­rés comme des illu­sions. Nul doute que même en bio­lo­gie, domaine dif­fi­cile dont l’é­vo­lu­tion est fata­le­ment plus lente, l’on ne finisse par tirer par­ti des idées nouvelles. 

Il est impres­sion­nant de réa­li­ser que toutes ces trans­for­ma­tions trouvent leur ori­gine dans les tra­vaux scien­ti­fiques et phi­lo­so­phiques d’un grand pion­nier : Hen­ri Poincaré. 

Le savant n’é­tu­die pas la nature parce que c’est utile, il l’é­tu­die parce qu’il y prend plai­sir et il y prend plai­sir parce qu’elle est belle.
Si la nature n’é­tait pas belle elle ne vau­drait pas la peine d’être connue, la vie ne vau­drait pas la peine d’être vécue. (Hen­ri Poin­ca­ré, Science et méthode, 1908). 

Réfé­rences

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