Déterminisme, hasard, chaos, liberté.

Dossier : ExpressionsMagazine N°568 Octobre 2001
Par Christian MARCHAL (58)

Le déterminisme absolu ou ” Laplacien ”

L’idée du déter­min­isme a une longue his­toire et des sens var­iés. Son sens absolu fut défi­ni par Pierre Simon de Laplace en 1814 dans son livre Essai philosophique sur les prob­a­bil­ités où il écrivit : 

Nous devons envis­ager l’é­tat de l’U­nivers comme l’ef­fet de son état antérieur et la cause de ce qui va suiv­re. Une intel­li­gence qui pour un instant don­né con­naî­trait toutes les forces dont la nature est ani­mée et la sit­u­a­tion respec­tive des êtres qui la com­posent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumet­tre ces don­nées à l’analyse, embrasserait dans la même for­mule le mou­ve­ment des plus grands corps de l’U­nivers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incer­tain pour elle, l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux. (Laplace, 1814). 

Un tel déter­min­isme absolu est con­nu sous le nom de ” déter­min­isme laplac­i­en “. Tout au long du XIXe siè­cle il fut con­sid­éré comme un élé­ment fon­da­men­tal des faits sci­en­tifiques et nous devons recon­naître qu’il fut très utile ; il a aidé les sci­en­tifiques à class­er et à com­pren­dre la var­iété gigan­tesque des phénomènes physiques, astronomiques, chim­iques, biologiques. Il est cer­taine­ment l’une des raisons prin­ci­pales des fan­tas­tiques pro­grès sci­en­tifiques de ce siècle. 

Le credo du scientisme et son discrédit

Dans les décen­nies 1880–1910 les pro­grès impres­sion­nants de la sci­ence avaient con­duit à une sit­u­a­tion entière­ment nou­velle. La plu­part des sci­en­tifiques, mais aus­si de nom­breux écrivains et philosophes ain­si qu’une large part du pub­lic, pen­saient que l’hu­man­ité était à l’aube d’une ère nouvelle. 

La sci­ence était con­sid­érée comme qua­si infail­li­ble, comme capa­ble de vain­cre toutes les mis­ères et mal­adies qui assail­laient l’hu­man­ité depuis tou­jours, comme capa­ble de répon­dre à toutes les ques­tions et en par­ti­c­uli­er aux ques­tions philosophiques : Où sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Pourquoi sommes-nous sur Terre ? 

Beau­coup de savants en avaient conçu un orgueil démesuré, ils con­sid­éraient que tout pro­grès de la sci­ence était un pro­grès de l’hu­man­ité et refu­saient toute inter­ven­tion ou con­sid­éra­tion extérieure. Cet état d’e­sprit est bien représen­té par la pro­fes­sion de foi sci­en­tifique présen­tée le 19 août 1880 à Reims par J. Mer­cadier, prési­dent de la sec­tion de physique de l’As­so­ci­a­tion française pour l’a­vance­ment des sci­ences, lors de l’Assem­blée générale annuelle de cette association : 

La lib­erté est la con­di­tion essen­tielle du développe­ment des sci­ences. Aus­si n’ex­iste-t-il par­mi nous ni castes ni sectes ni coter­ies ; toutes les con­vic­tions sincères sont respec­tées. Tout ce qui touche au domaine de la con­science est sys­té­ma­tique­ment exclu de nos débats. On ne dis­cute ici que des ques­tions véri­ta­ble­ment dis­cuta­bles et sur lesquelles l’ex­péri­ence a quelques pris­es ; mais toutes les ques­tions de ce genre sont admis­es à la discussion.

Nous écou­tons toutes les doc­trines sci­en­tifiques, sérieuses ou non, peu nous importe car celles qui ne le sont pas ne résis­tent pas à un exa­m­en rigoureux, fait libre­ment et en pleine lumière.

Nous avons une foi sincère dans le pro­grès con­tinu de l’hu­man­ité et, jugeant de l’avenir d’après le passé et d’après les con­quêtes que le siè­cle actuel a faites sur la nature nous n’ad­met­tons pas qu’on vienne nous dire à pri­ori en quelque branche que ce soit de la sci­ence pos­i­tive : ” Tu t’ar­rêteras là ! ”

Il y a donc place par­mi nous, vous le voyez, pour tout homme d’ini­tia­tive de bonne volon­té et de bonne foi.

Cette vision très opti­miste de la sci­ence était encore pru­dente : elle évi­tait le domaine de la con­science. Mais vingt ans plus tard cette pru­dence n’é­tait plus de mise et le sci­en­tisme tri­om­phant n’ad­met­tait plus aucune bar­rière. Son idéolo­gie opti­miste et dom­i­na­trice peut être résumée dans le ” cre­do du scientisme ” : 

1) La sci­ence expli­quera tout.
2) Les reli­gions appar­ti­en­nent au passé (Auguste Comte).
3) Tout ce qui existe réelle­ment peut être prou­vé (je ne crois que ce que je vois).
4) Dieu est une inven­tion de l’homme (Freud, Feuerbach).
5) L’U­nivers est infi­ni et immuable, il a tou­jours existé, il exis­tera toujours.
6) L’homme est un ani­mal, c’est-à-dire de la matière organisée.
7) L’évo­lu­tion n’est mue que par le hasard (Dar­win).
8) La Bible, les mir­a­cles sont des légen­des (Renan).
9) La final­ité n’est qu’une apparence, seul le déter­min­isme existe réellement.

Bien enten­du la philoso­phie cor­re­spon­dante est le matéri­al­isme et le déter­min­isme tan­dis que la croy­ance cor­re­spon­dante est l’athéisme. Mais, même au voisi­nage de 1900, ce cre­do était dif­fi­cile à accepter pleine­ment et le phys­i­ol­o­giste alle­mand Ernst Wil­helm von Brücke (1819–1892) s’est exclamé : La final­ité est une maîtresse exigeante dont un biol­o­giste ne peut se pass­er, mais il ne veut surtout pas être vu en pub­lic avec elle ! Nous ver­rons plus loin les objec­tions plus sérieuses de Poincaré. 

Il faut not­er que, mal­gré tous les déboires, toutes les con­tra­dic­tions et réfu­ta­tions que ce cre­do a ren­con­trés tout au long du vingtième siè­cle, il reste pour beau­coup de sci­en­tifiques et une grande par­tie du pub­lic la base incon­sciente, mais tou­jours très active, de leur vision de la sci­ence et de leur déf­i­ni­tion des faits sci­en­tifiques. Ceci n’est pas sans effet sur les lois, comme l’ont mon­tré les débats con­sacrés à la toute récente loi sur la pré­somp­tion d’in­no­cence. Tout se passe comme si cer­tains, y com­pris chez les juristes, croy­aient encore telle­ment au déter­min­isme qu’ils ne pen­saient pas les hommes vrai­ment respon­s­ables de leurs actes… ce qui est pour­tant l’élé­ment essen­tiel de leur dignité ! 

Aujour­d’hui nous savons que ce cre­do cen­te­naire du sci­en­tisme a de moins en moins de fonde­ment. Il a été attaqué à la fois de l’in­térieur et de l’ex­térieur de la science. 

A) Les scientifiques se sont heurtés à plusieurs limites de la science. Les plus célèbres sont :

  • Le principe d’in­cer­ti­tude (Heisen­berg).
  • Le théorème d’in­com­plé­tude (Gödel).
  • Les mou­ve­ments chao­tiques, les attracteurs étranges, la sen­si­bil­ité aux con­di­tions ini­tiales, l’ef­fet papil­lon (Hen­ri Poin­caré, Gas­ton Julia, Benoît Man­del­brot, Michel Hénon, E. N. Lorenz). 
  • Le temps de Lia­pounov, le temps de diver­gence (Ruelle, Tak­ens, Bergé, Lighthill). 
  • Le para­doxe de la liberté. 
  • Les lim­ites de la théorie de l’information.
    Dans un phénomène physique le ” temps de Lia­pounov ” d’une évo­lu­tion don­née est le temps néces­saire pour que la dis­tance des évo­lu­tions voisines les plus diver­gentes aug­mente dans un rap­port ” e” (= 2.718…). Le ” temps de diver­gence ” représente cinquante à cent fois le temps de Lia­pounov : deux évo­lu­tions ini­tiale­ment très proches n’ont alors plus rien en com­mun, hormis quelques élé­ments sta­tis­tiques et les inté­grales premières…
  • L’as­tronomie, la mécanique céleste sont la forter­esse du déter­min­isme, c’est en s’in­spi­rant d’elles que Laplace a pen­sé et écrit sa déf­i­ni­tion du déter­min­isme absolu… et pour­tant le temps de diver­gence des mou­ve­ments plané­taires n’est pas infi­ni. Il est de l’or­dre de 10 à 100 mil­lions d’an­nées seule­ment (et beau­coup moins pour les astéroïdes). La mécanique céleste ne peut pas décider seule de l’o­rig­ine de la Lune ni de l’évo­lu­tion à long terme du sys­tème solaire. 

B) Un phénomène totalement inattendu a surgi dans la première moitié du siècle et fut qualifié dramatiquement par Robert Oppenheimer : The scientists have met sin ! (Les scientifiques ont connu le péché !)

Il est aujour­d’hui dif­fi­cile d’imag­in­er le désar­roi du pub­lic dans les années vingt et trente : Com­ment est-il pos­si­ble que des sci­en­tifiques aient par­ticipé à la guerre des gaz de 1915–1918 ? Aient con­duit des expéri­ences pour déter­min­er quels gaz étaient les plus effi­caces pour tuer des êtres humains ! Ces sci­en­tifiques étaient des chimistes et leurs inven­tions furent aus­si util­isées pour la mort indus­trielle des camps nazis… 

Mais les physi­ciens ont leur fardeau avec la bombe atom­ique et les biol­o­gistes ont aus­si le leur avec les ten­ta­tions de l’eugénisme, les manip­u­la­tions géné­tiques et les expéri­ences sur les fœtus humains avortés récupérés vivants à la sor­tie des hôpi­taux… Inutile de décrire ces expéri­ences ter­ri­fi­antes, où donc est la fron­tière avec les expéri­ences des médecins nazis ? 

Dans ces con­di­tions il n’est pas éton­nant que tant de nos con­tem­po­rains aient per­du con­fi­ance dans la sci­ence ; il est loin le temps de Pas­teur, des Curie… En con­séquence la plu­part des sci­en­tifiques sont devenus mod­estes, ils savent désor­mais que la sci­ence ne peut, et de loin, tout expliquer. 

Phénomène impens­able pour des sci­en­tifiques du dix-neu­vième siè­cle, de nom­breux comités d’éthique ont été étab­lis par des équipes de sci­en­tifiques, philosophes et même théolo­giens. Les exem­ples les plus célèbres sont les suivants : 

  • Le code de Nurem­berg (1947) qui donne les lim­ites éthiques des expéri­ences médi­cales sur les êtres humains : ceux-ci doivent avoir don­né libre­ment leur con­sen­te­ment, ils doivent avoir été aver­tis du but et de l’in­térêt de l’ex­péri­ence et doivent en avoir une con­nais­sance détail­lée, ils doivent con­naître les con­séquences pos­si­bles pour leur san­té et doivent avoir le droit d’ar­rêter l’ex­péri­ence à n’im­porte quel moment, etc. 
  • Le man­i­feste Ein­stein-Rus­sell de 1955. 
  • Depuis 1957 les con­férences annuelles Pug­wash sur les armes atom­iques (prix Nobel de la paix 1995). 
  • Le traité de non-pro­liféra­tion nucléaire (1969).
  • Le mora­toire d’Asilo­mar sur les manip­u­la­tions géné­tiques (1974).
  • Etc. 


Men­tion­nons aus­si tant d’é­tudes sur les dan­gers liées aux développe­ments sci­en­tifiques et tech­niques : les déchets nucléaires, le sang con­t­a­m­iné, les acci­dents du type Tch­er­nobyl… Les sci­en­tifiques se sont mis à chercher hors de la sci­ence des direc­tives et des jus­ti­fi­ca­tions, ils ont recon­nu après René Cassin que les références prin­ci­pales de la con­di­tion humaine, ain­si les Droits de l’Homme, avaient une orig­ine éthique et religieuse : la croy­ance en la dig­nité de l’être humain. 

Déterminisme et conscience

Henri Poincaré philosophe

Hen­ri Poin­caré a écrit plusieurs livres à la lim­ite de la sci­ence et de la philoso­phie, ain­si La Sci­ence et l’Hy­pothèse, La valeur de la Sci­ence, Sci­ence et méth­ode. Cepen­dant nous ne con­sid­érerons ici que ses réflex­ions sur le déter­min­isme et l’ir­réversibil­ité telles qu’elles appa­rais­sent dans son dernier livre inachevé qui fut pub­lié dès 1913 sous le titre Dernières pensées. 

Dans les rela­tions entre éthique et sci­ence, Hen­ri Poin­caré souligne plusieurs effets béné­fiques : les sci­en­tifiques recherchent la vérité ; leur éthique les con­duit à être hon­nête et à avoir un point de vue col­lec­tif et général les amenant le plus sou­vent à rechercher le bien de l’hu­man­ité tout entière. Cepen­dant il était trou­blé par le prob­lème philosophique du déterminisme : 

Mais nous sommes en présence d’un fait ; la sci­ence, à tort ou à rai­son, est déter­min­iste ; partout où elle pénètre elle fait entr­er le déter­min­isme. Tant qu’il ne s’ag­it que de physique ou même de biolo­gie cela importe peu ; le domaine de la con­science demeure invi­o­lé ; qu’ar­rivera-t-il le jour où la morale devien­dra à son tour objet de sci­ence ? Elle s’im­prégn­era néces­saire­ment de déter­min­isme et ce sera sans doute sa ruine. (Poin­caré, 1913) 

On peut presque lire qu’Hen­ri Poin­caré était d’a­vance épou­van­té par les hor­reurs du règne d’une sci­ence aus­si dog­ma­tique et des régimes ” sci­en­tifique­ment fondés ” qui vous envoient dans l’archipel du Goulag non à cause de vos crimes mais à cause de vos orig­ines sociales… Aujour­d’hui une telle poli­tique est qual­i­fiée de ” crime con­tre l’humanité “. 

Déterminisme et chaos

Henri Poincaré savant

Nous avons vu dans la pre­mière sec­tion la déf­i­ni­tion du déter­min­isme absolu ; sa prin­ci­pale appli­ca­tion dans la sci­ence est : ” Deux expéri­ences avec exacte­ment les mêmes con­di­tions ini­tiales et les mêmes con­di­tions lim­ites doivent don­ner exacte­ment les mêmes résul­tats. ” Il est aisé de com­pren­dre com­bi­en cette idée a été pré­cieuse dans le développe­ment de la sci­ence et dans l’ob­ser­va­tion des phénomènes innom­brables de la nature. 

La mécanique céleste est le meilleur exem­ple de l’ap­pli­ca­tion du déter­min­isme. La mer­veilleuse loi de l’at­trac­tion uni­verselle était suff­isam­ment sim­ple pour être décou­verte par le génie de New­ton et suff­isam­ment com­plexe pour don­ner une large var­iété de mou­ve­ments, de per­tur­ba­tions et d’iné­gal­ités. Elle était surtout une loi déter­min­iste con­duisant à des prévi­sions pré­cis­es des mou­ve­ments plané­taires et des éclipses. Ces suc­cès étaient la rai­son majeure du con­sen­sus des sci­en­tifiques du xixe siè­cle sur le déter­min­isme et la décou­verte de Nep­tune après les longs cal­culs de Le Ver­ri­er et d’Adams était bien sûr un excel­lent argument. 

Cepen­dant, bien avant le principe d’in­cer­ti­tude de Heisen­berg, Hen­ri Poin­caré présen­ta des objec­tions à l’idée du déter­min­isme absolu : 

Une cause très petite, qui nous échappe, déter­mine un effet con­sid­érable que nous ne pou­vons pas ne pas voir, et alors nous dis­ons que cet effet est dû au hasard… Mais, lors même que les lois naturelles n’au­raient plus de secret pour nous, nous ne pour­rons con­naître la sit­u­a­tion ini­tiale qu’approx­i­ma­tive­ment. Si cela nous per­met de prévoir la sit­u­a­tion ultérieure avec la même approx­i­ma­tion, c’est tout ce qu’il nous faut, nous dirons que le phénomène a été prévu, qu’il est régi par des lois ; mais il n’en est pas tou­jours ain­si, il peut arriv­er que de petites dif­férences dans les con­di­tions ini­tiales en engen­drent de très grandes dans les phénomènes fin­aux… (Poin­caré, 1908 a). 

Comme exem­ple de cette sen­si­bil­ité aux con­di­tions ini­tiales, Hen­ri Poin­caré cite la tra­jec­toire des cyclones (presque ” l’ef­fet papil­lon ”) et, encore plus frap­pant, la con­cep­tion de Napoléon par ses par­ents… (Poin­caré, 1908 b) 

Ain­si nous devons con­sid­ér­er que l’idée du déter­min­isme absolu ne reflète qu’un état par­ti­c­uli­er du développe­ment de la sci­ence : il était en effet plus aisé d’é­tudi­er d’abord les phénomènes les plus sim­ples, réguliers, prévis­i­bles comme la chute des corps, le lever du Soleil, le retour péri­odique de la pleine Lune, des saisons, des marées, etc., et une général­i­sa­tion ten­tante, mais trop large, con­dui­sait à con­sid­ér­er que tous les phénomènes naturels devaient être déterministes. 

Il faut tout d’abord faire une dis­tinc­tion claire entre ce que l’on peut appel­er ” déter­min­isme math­é­ma­tique ” et ” déter­min­isme physique “. 

Le déter­min­isme math­é­ma­tique reflète la déf­i­ni­tion : ” Deux expéri­ences avec exacte­ment les mêmes con­di­tions ini­tiales et les mêmes con­di­tions aux lim­ites doivent don­ner exacte­ment les mêmes résul­tats ” et le mod­èle math­é­ma­tique d’un phénomène sera con­sid­éré comme déter­min­iste si les con­di­tions d’ex­is­tence et d’u­nic­ité des solu­tions sont sat­is­faites, ce qui est générale­ment le cas pour les mod­èles util­isant des sys­tèmes d’équa­tions différentielles. 

Le déter­min­isme physique est très dif­férent. Pour de nom­breuses raisons, par exem­ple à cause du mou­ve­ment des planètes, il est impos­si­ble de recom­mencer exacte­ment la même expéri­ence. En con­séquence une déf­i­ni­tion utile du déter­min­isme physique doit être : ” Deux expéri­ences avec presque exacte­ment les mêmes con­di­tions ini­tiales et presque exacte­ment les mêmes con­di­tions aux lim­ites doivent don­ner presque exacte­ment les mêmes résul­tats. ” En d’autres ter­mes la sta­bil­ité d’un phénomène est une con­di­tion essen­tielle de l’u­til­ité de l’idée de déter­min­isme. C’est ici qu’in­ter­vient la notion de temps de diver­gence : au-delà de cette durée, sou­vent fort courte, une analyse sta­tis­tique est plus utile, plus pré­cise et plus effi­cace qu’une analyse déterministe. 

Est-ce que cette insta­bil­ité, cet indéter­min­isme physique, cette sen­si­bil­ité aux con­di­tions ini­tiales sont courants ? Nous avons vu qu’Hen­ri Poin­caré avait don­né quelques exem­ples : la météorolo­gie, la con­cep­tion de Napoléon par ses par­ents… Mais il est aus­si l’ini­ti­a­teur de ce que nous appelons aujour­d’hui la théorie du chaos dont la sen­si­bil­ité aux con­di­tions ini­tiales est l’élé­ment essen­tiel et il a recon­nu que le chaos appa­raît extrême­ment sou­vent : il appa­raît dans presque tous les prob­lèmes non intégrables.

C’est ain­si qu’il écriv­it dans Les méth­odes nou­velles de la mécanique céleste à pro­pos du prob­lème des trois corps : 

Que l’on cherche à se représen­ter la fig­ure for­mée par ces deux courbes et leurs inter­sec­tions en nom­bre infi­ni dont cha­cune cor­re­spond à une solu­tion dou­ble­ment asymp­to­tique, ces inter­sec­tions for­ment une sorte de treil­lis, de tis­su, de réseau à mailles infin­i­ment ser­rées ; cha­cune de ces deux courbes ne doit jamais se recouper elle-même, mais elle doit se repli­er sur elle-même de manière infin­i­ment com­plexe pour venir recouper une infinité de fois toutes les mailles du réseau.

On sera frap­pé de la com­plex­ité de cette fig­ure, que je ne cherche même pas à trac­er. Rien de plus pro­pre à nous don­ner une idée de la com­pli­ca­tion du prob­lème des trois corps et en général de tous les prob­lèmes de la Dynamique où il n’y a pas d’in­té­grale uni­forme et où les séries de Bohlin sont diver­gentes. (Poin­caré, 1957 a). 

Bien enten­du l’im­por­tance des mou­ve­ments chao­tiques varie beau­coup selon les domaines étudiés. Quand les per­tur­ba­tions sont impor­tantes presque toutes les solu­tions bornées sont chao­tiques, tan­dis que la plu­part d’en­tre elles sont régulières dans les prob­lèmes presque inté­grables. Cepen­dant, même dans ce dernier cas, l’ex­is­tence d’une petite pro­por­tion de solu­tions chao­tiques dégrade con­sid­érable­ment la sta­bil­ité à long terme. 

Le prob­lème clas­sique du mou­ve­ment des planètes est un exem­ple célèbre de prob­lème presque inté­grable : le mou­ve­ment képlérien est une pre­mière approx­i­ma­tion excel­lente et la méth­ode des petites per­tur­ba­tions con­duit à des développe­ments très utiles et très pré­cis. Cepen­dant la pré­ci­sion de cette méth­ode reste lim­itée et Hen­ri Poin­caré a mon­tré que les séries cor­re­spon­dantes sont générale­ment diver­gentes (Poin­caré, 1954 a, 1957 b) 

Comme exem­ple de prob­lème avec de très grandes per­tur­ba­tions on peut con­sid­ér­er la théorie ciné­tique des gaz (Poin­caré, 1954 b). L’in­sta­bil­ité est si grande et le nom­bre d’Avo­gadro si élevé que les méth­odes sta­tis­tiques don­nent des résul­tats excel­lents : les aéro­dy­nam­i­ciens utilisent les élé­ments sta­tis­tiques appelés tem­péra­ture, pres­sion, den­sité, etc., et tra­vail­lent avec les sys­tèmes cor­re­spon­dants d’équa­tions dif­féren­tielles et d’équa­tions aux dérivées par­tielles exacte­ment comme si ces mod­èles étaient déter­min­istes et d’une pré­ci­sion absolue. 

Bien enten­du un mod­èle sta­tis­tique ne peut être d’une pré­ci­sion absolue, mais il a aus­si une pro­priété inat­ten­due : il donne des évo­lu­tions irréversibles même s’il décrit des phénomènes réversibles, comme les mou­ve­ments décrits par la théorie ciné­tique des gaz. Cette pro­priété est un pur effet math­é­ma­tique lié aux évo­lu­tions moyennes des élé­ments sta­tis­tiques, mais elle con­duit au sec­ond principe de la ther­mo­dy­namique et à toutes les irréversibil­ités qui lui sont liées, irréversibil­ités qui con­stituent les élé­ments essen­tiels de ce que l’on appelle la ” flèche du temps “. 

Il y a ici une con­tra­dic­tion évi­dente : con­sid­érons deux vais­seaux pleins de gaz et ouvrons la com­mu­ni­ca­tion entre eux. Le mou­ve­ment brown­ien va égalis­er les tem­péra­tures, les pres­sions et les com­po­si­tions tan­dis que l’évo­lu­tion opposée n’ap­pa­raît jamais. 

Cependant : 

  • Le mou­ve­ment brown­ien et la théorie ciné­tique des gaz sont con­ser­vat­ifs et réversibles, aus­si con­ser­vat­ifs et réversibles que la mécanique céleste elle-même. 
  • Hen­ri Poin­caré a mon­tré que, pour les sys­tèmes con­ser­vat­ifs et bornés, presque toutes les con­di­tions ini­tiales con­duisent à une infinité de retours au voisi­nage de ces con­di­tions ini­tiales (Poin­caré, 1957 c). Les math­é­mati­ciens spé­ci­fient : ” dans n’im­porte quel voisi­nage des con­di­tions initiales “. 

Ces retours sont man­i­feste­ment con­tra­dic­toires avec l’é­gal­i­sa­tion des tem­péra­tures, des pres­sions et des compositions. 

Face à cette con­tra­dic­tion il y a plusieurs répons­es clas­siques mais insatisfaisantes. 

I) Il existe peut-être quelques petits phénomènes irréversibles encore incon­nus qui inter­dis­ent l’ap­pli­ca­tion du théorème de Poin­caré sur les retours…
Toutes les lois con­nues de la nature sont réversibles (à con­di­tion de con­sid­ér­er le sec­ond principe de la ther­mo­dy­namique comme un ” principe ” et non comme une ” loi ”). Cette pre­mière réponse est donc le rejet d’une symétrie majeure de la nature… et nous ver­rons que cela n’est pas nécessaire. 

II) Pour un phénomène don­né la notion de tra­jec­toire ne reste pré­cise que pour la durée du temps de diver­gence soit cinquante à cent fois le ” temps de Lia­pounov ” et beau­coup moins que le temps de retour de Poin­caré, lequel n’a jamais pu être observé dans ce type d’expériences.
Cette réponse est juste mais insuff­isante. L’im­pos­si­bil­ité du cal­cul de prévi­sions déter­min­istes pré­cis­es à long terme ne résout pas la contradiction. 

III) En principe Poin­caré a rai­son et pour un sys­tème stricte­ment isolé il existe en effet cette cor­réla­tion mys­térieuse entre les con­di­tions ini­tiales et finales (après le temps de retour de Poin­caré). Mais nos sys­tèmes ne sont pas isolés et des per­tur­ba­tions très petites, comme l’at­trac­tion des planètes, suff­isent à détru­ire ces corrélations…
Ces ” cor­réla­tions mys­térieuses ” sont imag­i­naires, et c’est d’une manière naturelle que le sys­tème étudié retourne suc­ces­sive­ment vers tous les états acces­si­bles à par­tir des con­di­tions ini­tiales. Les ” per­tur­ba­tions très petites ” ne mod­i­fieront pas l’or­dre de grandeur du temps de retour de Poin­caré, même s’il est vrai qu’elles peu­vent mod­i­fi­er beau­coup l’évo­lu­tion en des inter­valles de temps rel­a­tive­ment courts (quelques dizaines de ” temps de Lia­pounov ”) et con­tribuer ain­si à la dis­pari­tion des corrélations. 

La réponse véri­ta­ble est liée aux mou­ve­ments chao­tiques. C’est parce qu’un sys­tème est ” sen­si­ble aux con­di­tions ini­tiales ” et dépend de mil­liards de paramètres, tan­dis que nous n’en mesurons que quelques-uns (essen­tielle­ment ceux de nature sta­tis­tique) que nous con­sta­tons une apparence d’ir­réversibil­ité et que le temps de retour de Poin­caré est très grand, bien plus grand que l’âge de l’Univers. 

Nous atteignons ain­si l’ir­réversibil­ité physique de nos expéri­ences en dépit de lois con­ser­v­a­tives et réversibles. 

Notons que pour des évo­lu­tions non chao­tiques, par exem­ple des évo­lu­tions péri­odiques ou qua­si péri­odiques, les prévi­sions déter­min­istes peu­vent être excel­lentes même si la con­nais­sance des con­di­tions ini­tiales est médiocre. Ces évo­lu­tions ont une réversibil­ité naturelle et restent dans une toute petite part de l’e­space des phas­es, une part bien plus petite que celle cor­re­spon­dant aux mou­ve­ments chaotiques. 

Les évo­lu­tions chao­tiques com­pensent leur impos­si­bil­ité de prévi­sions déter­min­istes à long terme par d’ex­cel­lentes prévi­sions sta­tis­tiques (notez la sim­i­lar­ité avec la mécanique quan­tique). Cette excel­lence est due au chaos lui-même qui réin­tro­duit le hasard en per­ma­nence et ain­si, même s’il est impos­si­ble de prédire les mou­ve­ments futurs d’une molécule per­due dans le mou­ve­ment brown­ien, nous pou­vons mod­élis­er avec pré­ci­sion les élé­ments sta­tis­tiques, tem­péra­ture, pres­sion, etc. 

Ce résul­tat étrange fut relevé avec humour par Hen­ri Poincaré : 

Vous me deman­dez de vous prédire les phénomènes qui vont se pro­duire. Si, par mal­heur, je con­nais­sais les lois de ces phénomènes, je ne pour­rais y arriv­er que par des cal­culs inex­tri­ca­bles et je devrais renon­cer à vous répon­dre ; mais, comme j’ai la chance de les ignor­er, je vais vous répon­dre tout de suite. Et, ce qu’il y a de plus extra­or­di­naire, c’est que ma réponse sera juste. (Poin­caré, 1908 c). 

Mais com­ment est-il pos­si­ble de réc­on­cili­er les lois réversibles des élé­ments indi­vidu­els avec les lois irréversibles des élé­ments sta­tis­tiques moyens ? La réc­on­cil­i­a­tion est dans la dif­férence entre la moyenne et la réal­ité de ces élé­ments sta­tis­tiques. Pour des sys­tèmes avec un très grand nom­bre de paramètres indépen­dants cette dif­férence est habituelle­ment extrême­ment faible et inap­pré­cia­ble, mais elle peut devenir grande après un ” temps suff­isant “, par exem­ple après le temps de retour de Poin­caré au voisi­nage des con­di­tions initiales. 

Dans la plu­part des cas ce temps de retour est si long qu’il n’a pas de sens physique. Ain­si con­sid­érons l’ex­em­ple présen­té en référence ” Mar­chal 1995 ” (deux vais­seaux iden­tiques con­tenant un total, plutôt petit, de 1018 molécules iden­tiques et à la même tem­péra­ture, avec les pres­sions ini­tiales de 1,4 et 0,6 bar respec­tive­ment — le partage ini­tial est de 70 %, 30 % — et avec un taux d’échange de 1015 molécules par sec­onde). On obtient alors ce qui suit : 

I) l’évo­lu­tion moyenne des deux pres­sions est une con­ver­gence expo­nen­tielle vers la pres­sion de 1 bar. Ain­si la pres­sion ini­tiale­ment égale à 1,4 bar tombe à 1,3548 bar au bout d’une minute, à 1,1205 bar au bout de dix min­utes et à 1,0003 bar au bout d’une heure ; 

II) par rap­port à cette évo­lu­tion moyenne les écarts types de cha­cune de ces deux pres­sions restent tou­jours très petits, inférieurs à un mil­liardième de bar soit un dix-mil­lième de pas­cal. En con­séquence, si la pré­ci­sion des mesures ne dépasse pas l’ex­cel­lente valeur de 0,005 pas­cal (soit tout de même cinquante écarts types), les éventuelles fluc­tu­a­tions de pres­sion restent inap­pré­cia­bles pen­dant des durées bien supérieures à l’âge de l’Univers ; 

III) à l’ex­cep­tion d’une pro­por­tion très petite (10-200) des con­di­tions ini­tiales, le temps de retour de Poin­caré T aux pres­sions ini­tiales de 1,4 et 0,6 bar vérifie :
T = 10R millénaires ;
avec : 35 735 000 089 491 < R
< 35 735 000 089 696.
Ce dernier résul­tat est bien sûr pure­ment théorique ! 

Ain­si le para­doxe de lois réversibles asso­ciées à des phénomènes irréversibles peut être expliqué sans ” irréversibil­ités cachées “, ni ” cor­réla­tions mys­térieuses “. La vraie rai­son des irréversibil­ités physiques est la sen­si­bil­ité aux con­di­tions ini­tiales et le très grand nom­bre de paramètres des sys­tèmes irréversibles. 

L’hy­pothèse de Boltz­mann dite du ” chaos molécu­laire ” (pas de cor­réla­tion entre les vari­a­tions suc­ces­sives) est excel­lente, elle s’ap­proche très près de la réal­ité et per­met des prévi­sions très pré­cis­es. Les cor­réla­tions ne vont pas se met­tre à aug­menter lente­ment et insi­dieuse­ment après un temps très long et l’on peut presque écrire que le retour de Poin­caré survient par hasard, ce qui requiert un tel délai que la décrois­sance cor­re­spon­dante de l’en­tropie n’ap­pa­raît jamais dans nos expériences. 

Si au con­traire, dans la vie ordi­naire, nous ren­con­trons tant de phénomènes à entropie crois­sante cela tient à la sit­u­a­tion très par­ti­c­ulière de notre planète au milieu d’un gigan­tesque courant d’én­ergie de 1,73 x 1017 watts qui nous arrivent con­tin­uelle­ment du Soleil brûlant pour repar­tir vers l’e­space glacé… En con­séquence l’équa­teur est chaud et les pôles sont froids, la moin­dre val­lée a un adret ensoleil­lé et un ubac ombragé… les déséquili­bres de toutes sortes sont aisés, or ce sont eux les sources des évo­lu­tions à entropie croissante. 

À toutes les échelles de la nature (quan­tique, micro­scopique, ordi­naire, géo­graphique, astronomique, cos­mologique) les mou­ve­ments chao­tiques désta­bilisent les élé­ments indi­vidu­els (posi­tion et vitesse d’une par­tic­ule) et sta­bilisent les élé­ments sta­tis­tiques cor­re­spon­dants (tem­péra­ture, pres­sion) lesquels devi­en­nent les élé­ments de base de l’échelle supérieure. Les phénomènes sont ain­si emboîtés les uns dans les autres jusqu’aux échelles astronomiques et cos­mologiques où l’on utilise la notion de ” cen­tre de grav­ité d’un astre ” et l’on étudiera les mou­ve­ments de ce cen­tre sans être gêné par tous les courants et mou­ve­ments internes de l’as­tre en ques­tion. Le temps de diver­gence des phénomènes est une fonc­tion très rapi­de­ment crois­sante de l’échelle ; extrême­ment court à l’échelle quan­tique (en accord avec le car­ac­tère sta­tis­tique et prob­a­biliste de la mécanique quan­tique), il est habituelle­ment de quelques sec­on­des ou quelques min­utes pour les écoule­ments tur­bu­lents ordi­naires, de deux semaines pour la météorolo­gie et de plusieurs mil­lions d’an­nées pour les mou­ve­ments plané­taires du sys­tème solaire. 

Bien enten­du Hen­ri Poin­caré n’eut pas la pos­si­bil­ité d’ériger l’indéter­min­isme en principe, comme le fera plus tard Heisen­berg pour la mécanique quan­tique. En 1910 tout cela n’é­tait pas encore suff­isam­ment étudié et com­pris. Néan­moins dans les derniers mois de sa vie il analysa la théorie des quan­ta et recon­nut que la dis­con­ti­nu­ité des quan­ta était une néces­sité, ain­si donc que les phénomènes prob­a­bilistes correspondants : 

Donc, quelle que soit la loi du ray­on­nement, si l’on sup­pose que le ray­on­nement total est fini on sera con­duit à une fonc­tion w présen­tant des dis­con­ti­nu­ités ana­logues à celles que donne l’hy­pothèse des quan­ta. (Poin­caré, 1954 c). 

” Dieu ne joue pas aux dés ! ”

En dépit des analy­ses philosophiques et des décou­vertes sci­en­tifiques de Hen­ri Poin­caré, en dépit des lim­ites de la sci­ence et du dis­crédit du sci­en­tisme, en dépit des prob­lèmes éthiques sur­gis­sant tout au long du siè­cle, beau­coup de sci­en­tifiques con­ser­va­teurs restèrent des par­ti­sans réso­lus du déter­min­isme absolu. 

Insat­is­fait du car­ac­tère prob­a­biliste de la mécanique quan­tique, le plus célèbre d’en­tre eux a proclamé : Dieu ne joue pas aux dés ! et, avec deux amis, il a pro­posé en 1935 ce qui est aujour­d’hui con­nu sous le nom de para­doxe Ein­stein-Podol­sky-Rosen. L’idée prin­ci­pale est que la mécanique quan­tique ne peut pas être en même temps ” com­plète “, c’est-à-dire avec son expres­sion prob­a­biliste et sta­tis­tique de la réal­ité sans pos­si­bil­ité d’amélio­ra­tion déter­min­iste, et ” locale ” c’est-à-dire sans néces­sité de trans­mis­sion rapi­de d’in­for­ma­tion à grande dis­tance, au-delà des lim­ites imposées par la vitesse de la lumière. 

Pour Ein­stein, Podol­sky et Rosen, pour qui la vitesse de la lumière est une lim­ite absolue et le déter­min­isme une évi­dence oblig­a­toire, la mécanique quan­tique doit être améliorée. Une pos­si­bil­ité serait l’ex­is­tence, à l’in­térieur de chaque par­tic­ule, de ” vari­ables cachées ” encore incon­nues. Leurs dif­férents états pos­si­bles expli­queraient l’ex­is­tence de dif­férents mou­ve­ments pos­si­bles à par­tir de con­di­tions ini­tiales en apparence identiques. 

Tout au con­traire pour Niels Bohr et ses par­ti­sans de l’é­cole de Copen­h­ague, le car­ac­tère prob­a­biliste de la mécanique quan­tique est fon­da­men­tal et cette théorie est com­plète. Ils con­sid­èrent sim­ple­ment que la mécanique quan­tique n’est pas locale ce qui pour eux n’est pas essentiel. 

La con­tro­verse res­ta sur le plan philosophique jusqu’en 1964. C’est alors que J. S. Bell décou­vrit une expéri­ence où les deux opin­ions opposées con­duisent à des résul­tats claire­ment dif­férents. Cette expéri­ence dif­fi­cile a été réal­isée par plusieurs équipes avec des résul­tats con­tro­ver­sés jusqu’aux tests remar­quables d’Alain Aspect en 1979 sur des dis­tances métriques : c’est Niels Bohr qui a rai­son et la physique ne peut éviter un hasard intrin­sèque et un car­ac­tère statistique. 

L’ex­péri­ence de Bell a été renou­velée en juil­let 1997 au CERN près de Genève sur des dis­tances kilo­métriques. Les résul­tats d’Alain Aspect ont été confirmés. 

Notons toute­fois qu’E­in­stein a par­tielle­ment rai­son : à cause du car­ac­tère prob­a­biliste et sta­tis­tique de la mécanique quan­tique, l’ex­péri­ence de Bell ne peut servir à trans­met­tre des infor­ma­tions plus rapi­de­ment que la vitesse de la lumière… Ce qui est une con­clu­sion tout à fait extraordinaire ! 

La seconde ligne de défense

Bien sûr, il est main­tenant évi­dent que la mécanique quan­tique est intrin­sèque­ment mêlée au hasard et aux sta­tis­tiques. Mais soyons sérieux, ces effets infinitési­maux ne peu­vent pas affecter le car­ac­tère fon­da­men­tale­ment déter­min­iste de la physique ordi­naire et surtout de l’astronomie.

Encore aujour­d’hui bien des sci­en­tifiques, en par­ti­c­uli­er chez les biol­o­gistes, con­tin­u­ent de croire au car­ac­tère fon­da­men­tale­ment déter­min­iste de leur dis­ci­pline. Si vous leur rap­pelez ” l’ef­fet papil­lon ” en météorolo­gie, ou bien ils con­sid­éreront que cet effet est par­ti­c­uli­er à cette dis­ci­pline qui a encore bien des pro­grès à faire, ou bien, ce qui est pire, vous décou­vrirez que pour eux cet effet est pure image de théoricien et n’a rien à voir avec la réalité. 

Les math­é­ma­tiques ne sont pas ignorées et la plu­part des sci­en­tifiques savent que dans les phénomènes insta­bles (en ter­mes math­é­ma­tiques : quand un ou plusieurs coef­fi­cients de Lia­pounov sont posi­tifs) il y a ” sen­si­bil­ité aux con­di­tions ini­tiales ” et ” diver­gence expo­nen­tielle des solu­tions voisines “. Mais ils con­sid­èrent que le fos­sé entre la mécanique quan­tique et la physique ordi­naire est si large qu’au­cune diver­gence, expo­nen­tielle ou non, ne peut le combler. 

Ils savent aus­si que la diver­gence expo­nen­tielle est une fonc­tion très rapi­de­ment crois­sante, mais ils n’ont pas réal­isé à quel point elle l’est. Si vous leur deman­dez de faire le cal­cul, ce qui est aisé, vous obtenez des répons­es comme : ” Si vite ! Incroy­able ! Jamais je ne l’au­rais pen­sé ! ” Alors seule­ment ils com­pren­nent que le car­ac­tère aléa­toire de la mécanique quan­tique a tôt fait d’en­vahir toute la physique et com­bi­en il est impor­tant de savoir si le phénomène que l’on étudie est réguli­er ou chao­tique. Dans le pre­mier cas une analyse déter­min­iste est ce qu’il y a de mieux, dans le sec­ond une analyse sta­tis­tique se révèle rapi­de­ment très utile. 

Fort heureuse­ment, même en astronomie, les sci­en­tifiques ont appris à se servir des nou­veaux con­cepts et la recherche des lim­ites entre mou­ve­ments réguliers et mou­ve­ments chao­tiques est dev­enue banale. 

La prochaine étape : le libre arbitre et la liberté

L’évo­lu­tion des idées con­duit main­tenant à une nou­velle étape : l’analyse sci­en­tifique de la volon­té, du libre arbi­tre, de la liberté. 

Ce sujet a bien sûr été exam­iné par les philosophes depuis des siè­cles et même des mil­lé­naires : sommes-nous réelle­ment libres ? notre impres­sion de libre arbi­tre n’est-elle qu’une illu­sion ? On peut class­er les philosophes selon leurs répons­es à ces ques­tions essen­tielles (Hon­derich, 1993), la plu­part d’en­tre eux restent dans le doute. 

L’analyse sci­en­tifique con­duit à un résul­tat étrange : une con­clu­sion sci­en­tifique sem­ble impos­si­ble et toutes les expéri­ences ont don­né des résul­tats ambi­gus. Face à ce prob­lème, et en dépit de leurs gigan­tesques pro­grès par ailleurs, les sci­en­tifiques restent dans la sit­u­a­tion impuis­sante des philosophes (Burns 1999). 

La ten­dance actuelle est de con­sid­ér­er que le libre arbi­tre et la lib­erté exis­tent réelle­ment, et en effet avec cette hypothèse notre monde est bien plus com­préhen­si­ble qu’avec l’hy­pothèse opposée, mais aus­si que libre arbi­tre et lib­erté sont improu­vables. Ils doivent être con­sid­érés comme des axiomes tout aus­si improu­vables que ceux de la géométrie ou de l’arithmétique : 

Axiome : ” Il y a en chaque être humain une source de liberté. ” 

Pour la philosophe Patri­cia Church­land, in The aston­ish­ing hypoth­e­sis (Crick, 1994), l’ex­is­tence de tant de mou­ve­ments chao­tiques avec les effets papil­lons cor­re­spon­dants est la rai­son réelle de la pos­si­bil­ité, et de l’ex­is­tence, de la lib­erté : notre libre arbi­tre a con­stam­ment un grand nom­bre d’op­por­tu­nités pour agir déci­sive­ment à un prix presque nul. 

Ce courant d’idées et les prob­lèmes éthiques ren­con­trés par les sci­en­tifiques sont à la base d’une con­séquence inat­ten­due, mais pressen­tie de longue date par les grands mys­tiques, Jean de la Croix, Thérèse de Lisieux : une fan­tas­tique mod­i­fi­ca­tion de l’im­age de Dieu. 

Il faut com­pren­dre com­bi­en dans les siè­cles passés l’im­age jan­séniste d’un Dieu tout-puis­sant, exigeant et sévère était répan­due. Un Dieu faisant sans cesse le compte de nos péchés et usant au besoin de vengeance… un Dieu hor­ri­ble et repoussant. 

Voltaire était si indigné par ceux qui lui répé­taient que les 40 000 morts du trem­ble­ment de terre de Lis­bonne (novem­bre 1755) étaient dus aux péchés des habi­tants de la cap­i­tale por­tu­gaise, qu’il a écrit ces lignes très célèbres : 

Lis­bonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices
Que Lon­dres, que Paris, plongés dans les délices ?

Bien plus tard, à Paris aus­si récem­ment que 1897, la cat­a­stro­phe de l’in­cendie du ” Bazar de la char­ité ” (117 morts, pour la plu­part des femmes s’oc­cu­pant de bonnes œuvres) sus­cite à nou­veau le même genre de rhé­torique sur la vengeance divine : La France a mérité ce châ­ti­ment par un nou­v­el aban­don de ses tra­di­tions... (homélie du père Olivi­er, domini­cain, à Notre-Dame de Paris). Est-il besoin d’a­jouter que toutes ces idées étaient en totale con­tra­dic­tion avec l’en­seigne­ment du Christ ? (l’aveu­gle-né, les vic­times de la chute de la tour de Siloé, Pilate et le mas­sacre des pèlerins nazaréens, etc.). 

Par­mi les vic­times de l’in­cendie il y eut Madame Marie-Annaïs Borne, la tante de ma grand-mère. Cernée par les flammes et dans l’im­pos­si­bil­ité de fuir elle jeta sa fille de cinq ans, Lise, par une toute petite fenêtre pour lui don­ner une chance de vivre. Tombant du deux­ième étage sur le foin d’une écurie Lise fut épargnée et, beau­coup plus tard quand elle fut dev­enue Madame Gaucheron, nous fumes hor­ri­fiés et très impres­sion­nés quand elle nous con­ta son aven­ture… et mes grands-par­ents, qui par­laient sou­vent de cette tragédie, s’indig­naient à chaque fois des com­men­taires iniques qui l’avaient accom­pa­g­née. Ils avaient déjà une men­tal­ité moderne. 

Aujour­d’hui Dieu est com­plète­ment dif­férent de ces images du passé. Il n’est plus tout-puis­sant : il a fait à l’homme le cadeau mer­veilleux, mais aus­si ter­ri­ble, de la Lib­erté et cela lim­ite sa puissance. 

Dieu ne cor­rige pas les con­séquences néfastes de nos péchés : nous ne seri­ons plus libres, mais Il en souf­fre. Il inter­vient en nous éclairant dans notre con­science sur les con­séquences de nos actes comme autre­fois le Christ accep­tant l’ar­resta­tion, la con­damna­tion, la tor­ture et la mort pour nous enseign­er con­crète­ment com­bi­en nous pou­vons être injustes. 

Cette nou­velle image de Dieu s’est répan­due à une vitesse sur­prenante, et il est désor­mais com­mun d’en­ten­dre même chez des per­son­nes âgées des réflex­ions comme : Dieu est amour, com­ment est-il pos­si­ble que, par exem­ple en Algérie, des hommes tuent au nom de Dieu ? Elles ont oublié com­ment était Dieu il y a encore si peu de décen­nies, et com­ment il demeure dans l’e­sprit des fanatiques. 

Et les preuves sci­en­tifiques de l’ex­is­tence ou de l’inex­is­tence de Dieu ? Sans doute est-il impos­si­ble de con­clure sur ce sujet, car croire ou non c’est la pre­mière des libertés. 

Conclusion

Au milieu de pro­grès foudroy­ants, la sci­ence du vingtième siè­cle a vu ses fon­da­tions boulever­sées. Le déter­min­isme absolu clas­sique, si utile autre­fois, a mon­tré ses lim­ites et toutes les branch­es de la physique et même de l’as­tronomie sont dev­enues un mélange de déter­min­isme clas­sique et de hasard intrin­sèque irré­ductible au déter­min­isme. D’autre part les prob­lèmes éthiques entraînés par les mau­vais usages de la sci­ence ont com­plète­ment mod­i­fié le point de vue des sci­en­tifiques sur les ques­tions philosophiques. Le matéri­al­isme n’est plus une oblig­a­tion, la lib­erté, la volon­té, le libre arbi­tre, ces piliers essen­tiels de la dig­nité humaine, ne sont plus con­sid­érés comme des illu­sions. Nul doute que même en biolo­gie, domaine dif­fi­cile dont l’évo­lu­tion est fatale­ment plus lente, l’on ne finisse par tir­er par­ti des idées nouvelles. 

Il est impres­sion­nant de réalis­er que toutes ces trans­for­ma­tions trou­vent leur orig­ine dans les travaux sci­en­tifiques et philosophiques d’un grand pio­nnier : Hen­ri Poincaré. 

Le savant n’é­tudie pas la nature parce que c’est utile, il l’é­tudie parce qu’il y prend plaisir et il y prend plaisir parce qu’elle est belle.
Si la nature n’é­tait pas belle elle ne vaudrait pas la peine d’être con­nue, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. (Hen­ri Poin­caré, Sci­ence et méth­ode, 1908). 

Références

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