Mathématiques et sciences de la nature

Dossier : ExpressionsMagazine N°540 Décembre 1998
Par Roger BALIAN (52)

Les relations entre mathématiques et autres sciences

Les relations entre mathématiques et autres sciences

Les sci­ences de la nature, de la physique à la biolo­gie, de la chimie aux sci­ences de la terre ou de l’u­nivers, ont un but com­mun, appréhen­der le monde qui nous entoure. À l’o­rig­ine, les math­é­ma­tiques avaient ce même objec­tif : l’arith­mé­tique élé­men­taire a été bâtie pour dénom­br­er et ranger les objets, la géométrie pour repér­er l’e­space à deux ou trois dimen­sions (avec ses appli­ca­tions à l’ar­pen­t­age, la topogra­phie, la cos­mo­gra­phie). Mais aujour­d’hui l’essen­tiel des math­é­ma­tiques sem­ble ailleurs ; il s’ag­it en dernier ressort d’une con­struc­tion de notre esprit, autonome par rap­port à la nature. Même en arith­mé­tique ou en géométrie, on ne trou­ve que des liens ténus entre le théorème de Fer­mat ou les var­iétés rie­man­ni­ennes, par exem­ple, et le monde réel. Les math­é­ma­tiques ont con­stam­ment pro­gressé grâce à un souci de rigueur formelle, ce qui en fait une sci­ence abstraite décon­nec­tée de la nature.

Cette spé­ci­ficité n’empêche pour­tant pas les math­é­ma­tiques de jouer vis-à-vis des sci­ences de la nature plusieurs rôles impor­tants, d’au­tant plus mar­qués que la sci­ence est plus avancée. Elles four­nissent d’abord divers out­ils indis­pens­ables. Toute la physique mod­erne, la chimie théorique, la mécanique font appel en per­ma­nence à l’analyse et au cal­cul algébrique. Les pro­grès de cer­taines ques­tions de mécanique des flu­ides, de la météorolo­gie, de la cli­ma­tolo­gie, du traite­ment d’im­ages ou de larges secteurs de la tech­nolo­gie reposent sur un emploi mas­sif du cal­cul numérique. Même la biolo­gie com­mence à ne plus pou­voir se pass­er de math­é­ma­tiques. Les sci­ences expéri­men­tales ont de plus en plus recours à l’in­for­ma­tique pour le pilotage des expéri­ences, le dépouille­ment et l’in­ter­pré­ta­tion des résul­tats. Ain­si, en physique des par­tic­ules, la décou­verte des par­tic­ules W et Z a impliqué le tri, néces­saire­ment automa­tique, d’une très petite pro­por­tion, de l’or­dre de un par mil­liard, d’événe­ments rares pro­duits par col­li­sions ; en biolo­gie molécu­laire, la struc­ture d’une pro­téine est si com­plexe que sa déter­mi­na­tion par réso­nance mag­né­tique nucléaire peut néces­siter des mesures en con­tinu pen­dant un an suiv­ies d’une analyse math­é­ma­tique des don­nées recueil­lies, ce qui sup­pose des moyens infor­ma­tiques lourds. La sim­u­la­tion numérique est de plus en plus util­isée comme pré­pa­ra­tion ou comme sub­sti­tut à des expéri­ences. La présen­ta­tion des résul­tats de mesures repose sou­vent sur des visu­al­i­sa­tions géométriques qui les ren­dent plus intelligibles.

D’autre part, toutes les sci­ences, expéri­men­tales ou théoriques, font un usage sys­té­ma­tique de la sta­tis­tique, car l’ap­pré­ci­a­tion des inévita­bles incer­ti­tudes repose sur la notion math­é­ma­tique de probabilité.

Enfin, depuis le début du XIXe siè­cle, les math­é­ma­tiques sont dev­enues le lan­gage même de la physique, car la plu­part de ses lois sont désor­mais intraduis­i­bles en mots, et ne peu­vent plus s’ex­primer claire­ment qu’à l’aide d’équa­tions (Maxwell, Boltz­mann, Ein­stein, Schrödinger, etc.). Dans la pré­face de son Pré­cis élé­men­taire de physique expéri­men­tale, des­tiné à “met­tre les élé­ments de la sci­ence à la portée de la plu­part des jeunes gens, qui cherchent seule­ment à acquérir des notions générales, comme une pré­pa­ra­tion utile pour d’autres études, telles que la médecine ou l’his­toire naturelle, ou même comme un sim­ple com­plé­ment de leur édu­ca­tion”, J.-B. Biot écrivait déjà en 1823 : “Ce n’est pas toute­fois sans quelques regrets que je me suis résolu à présen­ter aux élèves un ouvrage où la physique est dépouil­lée de ce qui fait sa prin­ci­pale util­ité et sa cer­ti­tude, je veux dire les expres­sions et les méth­odes math­é­ma­tiques. [… En] renonçant aux sec­ours du lan­gage algébrique, [on aban­donne] avec lui les con­séquences les plus éloignées des théories, et leurs véri­fi­ca­tions les plus sûres.” Depuis cette époque, les math­é­ma­tiques ont fini par imprégn­er com­plète­ment la physique. L’ab­strac­tion crois­sante de ses énon­cés fon­da­men­taux les a ren­dus de moins en moins traduis­i­bles dans le lan­gage courant et de plus en plus dif­fi­ciles à faire com­pren­dre à un pub­lic non spé­cial­iste, même cultivé.

C’est l’ob­ser­va­tion même de la matière qui a per­mis pour la décrire d’u­tilis­er des équa­tions, pur pro­duit de notre esprit, de sorte que l’adéqua­tion des math­é­ma­tiques au réel a quelque chose de mirac­uleux. Cette “déraisonnable effi­cac­ité des math­é­ma­tiques” (E. P. Wign­er, Com­mu­ni­ca­tions on pure and applied math­e­mat­ics 13 (1960) 1–4) nous per­met, au prix de cal­culs com­plex­es, de prévoir cer­tains phénomènes naturels avec une pré­ci­sion de 10 chiffres sig­ni­fi­cat­ifs ! Les épisté­mol­o­gistes ont pro­posé divers­es expli­ca­tions à cette posi­tion sin­gulière des math­é­ma­tiques face à la réal­ité physique (voir la thèse de Dominique Lam­bert, Recherch­es sur la struc­ture et l’ef­fi­cac­ité des inter­ac­tions récentes entre math­é­ma­tiques et physique, Uni­ver­sité de Lou­vain, 1996). Sans entr­er dans ce débat, l’analyse qui paraît la plus con­forme à notre expéri­ence de chercheurs est la suiv­ante. Les deux dis­ci­plines pro­gressent en par­al­lèle, de manière arbores­cente, cha­cune avec ses pro­pres objec­tifs, con­cepts, modes de pen­sée et critères de vérac­ité — mais pas tou­jours indépen­dam­ment : à cer­taines occa­sions, un lien se tisse entre une branche de l’une et une branche de l’autre, sous forme de méth­odes d’é­tude ou de sources d’in­spi­ra­tion pour des prob­lèmes nou­veaux. Les deux branch­es ain­si ” engrenées ” béné­fi­cient alors toutes deux de cette syn­ergie et se dévelop­pent rapi­de­ment, tan­dis que d’autres, trop isolées ou inutiles, peu­vent s’é­ti­ol­er. Par ce proces­sus de type dar­winien, l’ar­bre de la physique et l’ar­bre des math­é­ma­tiques acquièrent une struc­ture lais­sant paraître de fortes correspondances.

La sci­ence con­tem­po­raine nous four­nit de mul­ti­ples exem­ples de cette alter­nance entre développe­ments autonomes et va-et-vient fructueux. Le nom de Poin­caré sym­bol­ise une crois­sance cor­rélée de plusieurs branch­es de physique et de math­é­ma­tiques. Ensuite, dans les années 20, les fon­da­teurs de la mécanique quan­tique ont béné­fi­cié de leur famil­iar­ité avec des domaines alors nou­veaux tels que l’analyse fonc­tion­nelle ou l’al­gèbre linéaire. Pour­tant, durant les décen­nies qui ont suivi, les deux dis­ci­plines ont con­nu des évo­lu­tions con­sid­érables, mais presque indépen­dantes : l’analyse du siè­cle dernier s’est révélée suff­isante pour tir­er les con­séquences de la mécanique quan­tique sur les phénomènes les plus var­iés (atom­es, noy­aux, physique des solides, chimie, etc.), tan­dis que les math­é­ma­tiques pro­gres­saient prin­ci­pale­ment grâce à un effort de restruc­tura­tion interne. Une excep­tion notable fut l’ap­port mutuel entre la théorie des groupes et l’é­tude des symétries et invari­ances en physique, dont l’im­por­tance majeure n’a été recon­nue qu’au cours de ce siè­cle. Les échanges, nom­breux, ont à nou­veau repris depuis une trentaine d’an­nées (D. Lam­bert, op. cit.). Ain­si, la géométrie mod­erne, mal­gré son abstrac­tion, a sug­géré aux théoriciens des par­tic­ules d’in­tro­duire des espaces à 10 ou 26 dimen­sions : aux 4 dimen­sions de notre espace-temps tan­gi­ble seraient adjointes des dimen­sions sup­plé­men­taires, qui ne se man­i­festeraient à nous que par l’in­ter­mé­di­aire de pro­priétés de symétrie des par­tic­ules élé­men­taires ; l’ex­péri­ence décidera si cette nou­velle branche de la physique doit fruc­ti­fi­er ou avorter. En sens inverse, la géométrie algébrique a béné­fi­cié de points de vue nou­veaux émanant de la théorie quan­tique des champs ; l’im­por­tance de ces apports est attestée par l’at­tri­bu­tion en 1990 d’une médaille Fields au physi­cien Edward Wit­ten, qui plus est pour des travaux com­por­tant des con­jec­tures pas encore démontrées.

Équilibrer les divers aspects des mathématiques dans l’enseignement

Les réflex­ions qui précè­dent débouchent sur un prob­lème péd­a­gogique : par­mi les divers aspects des math­é­ma­tiques, sci­ence de la nature, con­struc­tion abstraite, out­il, lan­gage, lesquels privilégier ?

Il me paraît clair qu’à l’é­cole pri­maire, l’arith­mé­tique et la géométrie doivent être intro­duites comme des sci­ences d’ob­ser­va­tion, dans le même esprit que les autres sci­ences. Vouloir d’emblée sat­is­faire à l’ex­i­gence de rigueur formelle spé­ci­fique aux math­é­ma­tiques a naguère con­duit à des excès, heureuse­ment passés de mode aujour­d’hui. N’empêche qu’il importe, afin d’ap­pren­dre à faire face à des sit­u­a­tions nou­velles, d’ab­straire aus­sitôt que pos­si­ble les notions décou­vertes sur des exem­ples con­crets et con­stata­tions matérielles (nom­bres, opéra­tions, fig­ures géométriques, etc.). Par ailleurs, l’ap­pli­ca­tion à des prob­lèmes quo­ti­di­ens est utile et peut con­stituer une source de moti­va­tion. Enfin, le lan­gage math­é­ma­tique s’ac­quiert bien, sem­ble-t-il, à un âge où les langues sont facile­ment assim­ilées. Tous les aspects des math­é­ma­tiques sont donc présents dès l’é­cole élé­men­taire, mais il importe de les pondér­er selon les capac­ités des élèves.

Il en va de même aux niveaux sec­ondaire et supérieur. Le côté util­i­taire pré­domin­era pour les futurs ingénieurs, et sera pour les autres tourné vers les appli­ca­tions à la vie courante. Une pra­tique régulière des math­é­ma­tiques aidera les élèves à se famil­iaris­er avec leur lan­gage et leurs tech­niques, et s’ac­com­pa­g­n­era d’un appren­tis­sage du raison­nement rigoureux.

Mais il n’est évidem­ment pas facile de trou­ver un bon équili­bre entre ces divers aspects. Il serait fas­ti­dieux, et impens­able dans un délai raisonnable, de tout démon­tr­er ; en revanche, com­pren­dre ce qu’est une véri­ta­ble démon­stra­tion math­é­ma­tique con­stitue un appren­tis­sage à la rigueur intel­lectuelle et à la logique qui devrait faire par­tie de la cul­ture de cha­cun. (Hélas, on entend trop sou­vent des jour­nal­istes et même des intel­lectuels pres­tigieux se tar­guer de ne rien com­pren­dre aux math­é­ma­tiques, ou encore aux sci­ences, comme si c’é­tait une ver­tu !) Il faut sans doute ne pas crain­dre de pren­dre des rac­cour­cis, à con­di­tion de soulign­er que les lacunes de la démon­stra­tion pour­raient être comblées, et de faire bâtir de temps à autre des raison­nements com­plets exem­plaires. Les élèves peu­vent ain­si s’ac­cou­tumer à une pra­tique effi­cace des math­é­ma­tiques, tout en acquérant le sens cri­tique que cette for­ma­tion doit vis­er à leur procurer.

Vérité mathématique et vérité scientifique

Les math­é­ma­tiques et les sci­ences de la nature s’op­posent non seule­ment par leurs objec­tifs mais aus­si par leurs modes de pen­sée. Deux types dif­férents de raison­nement y sont pra­tiqués. En math­é­ma­tiques, si l’in­tu­ition peut aider à pos­er des prob­lèmes, les résul­tats ne sont validés que par la cohérence et la rigueur logique d’une déduc­tion dont chaque étape est bien con­trôlée. Ceci con­duit à une vérité absolue, indis­cutable, claire­ment opposée à l’er­reur — ce qui, incidem­ment, a pu favoris­er les math­é­ma­tiques comme instru­ment de sélec­tion aux exa­m­ens. (Je laisse de côté les propo­si­tions indé­cid­ables, qui sont plus du ressort des logi­ciens et math­é­mati­ciens pro­fes­sion­nels que de celui des étudiants.)

Le con­cept de vérité en sci­ences de la nature est beau­coup plus sub­til. Atteintes par des raison­nements induc­tifs, les vérités sci­en­tifiques s’ap­puient sur l’ob­ser­va­tion ou l’ex­péri­ence. Elles sont con­trôlées en dernier ressort par la qual­ité des prévi­sions qu’elles nous aident à faire (des éclipses aux pro­duits de réac­tions chim­iques) ou par l’ef­fi­cac­ité des moyens d’ac­tion qu’elles nous per­me­t­tent de met­tre en œuvre (des tran­sis­tors aux vac­cins). Elles ne sont cepen­dant ni absolues, ni défini­tives, et com­por­tent tou­jours une dose plus ou moins forte d’in­cer­ti­tude : les affir­ma­tions et expli­ca­tions sci­en­tifiques sont, implicite­ment ou explicite­ment, probabilistes.

Mais tout ceci ne retire rien à leur valeur, et n’empêche pas l’ex­is­tence de pro­grès. Certes la mécanique d’E­in­stein repose sur des principes qual­i­ta­tive­ment dif­férents de celle de New­ton. Mais elle n’en a pas pour autant ren­du caduque cette dernière : les équa­tions de New­ton appa­rais­sent désor­mais comme une approx­i­ma­tion val­able pour des objets se déplaçant à des vitesses faibles devant la vitesse de la lumière ; elles restent “vraies” et même quan­ti­ta­tive­ment plus utiles que les équa­tions d’E­in­stein dans cette lim­ite. De même, la physique clas­sique n’est pas dev­enue fausse lors de l’avène­ment de la physique quan­tique, elle a sim­ple­ment acquis un statut d’approximation.

En fait, la sci­ence fait sou­vent un usage simul­tané de plusieurs descrip­tions dif­férentes d’un même objet. La plus détail­lée d’en­tre elles nous est en général fournie par les théories les plus récentes et les plus sûres, mais elle est presque tou­jours dif­fi­cile à exploiter en pra­tique. Aus­si faisons-nous utile­ment appel à des mod­èles physiques, descrip­tions plus sché­ma­tiques et dégradées, sus­cep­ti­bles de ren­dre compte com­mod­é­ment de telles ou telles pro­priétés, à telles ou telles échelles. (Le mot de ” mod­èle ” a d’autres sig­ni­fi­ca­tions en math­é­ma­tiques appliquées et en biolo­gie.) Ain­si, tout en sachant qu’un échan­til­lon de gaz est con­sti­tué de noy­aux atom­iques et d’élec­trons en inter­ac­tion coulom­bi­enne, nous avons intérêt à le traiter micro­scopique­ment comme une assem­blée de molécules, ou s’il est proche de l’équili­bre à le représen­ter macro­scopique­ment comme un sim­ple con­tin­u­um. Un tel mod­èle pour­ra se jus­ti­fi­er, soit en véri­fi­ant son adéqua­tion à la réal­ité pour les phénomènes que l’on cherche à décrire, soit si pos­si­ble en mon­trant que les infor­ma­tions con­tenues dans la théorie détail­lée, mais que l’on a écartées, influ­ent peu sur le résul­tat. Les mod­èles physiques, et plus générale­ment les vérités sci­en­tifiques suc­ces­sives, s’emboîtent ain­si sou­vent comme des poupées russ­es, avec des champs d’ap­pli­ca­tion de plus en plus larges. Pour ne don­ner qu’un exem­ple, la ther­mo­dy­namique, qui s’est con­sti­tuée comme sci­ence autonome il y a cent cinquante ans, peut aujour­d’hui être déduite d’une sci­ence plus large et plus mod­erne, la physique sta­tis­tique. Des con­cepts comme ceux de tem­péra­ture ou d’en­tropie se retrou­vent avec des sig­ni­fi­ca­tions et des inter­pré­ta­tions dif­férentes dans les deux dis­ci­plines, qui sem­blent même présen­ter des con­tra­dic­tions (telles que la réversibil­ité ou l’ir­réversibil­ité des évo­lu­tions). On est par­venu à élu­cider ces oppo­si­tions para­doxales et à con­cili­er les dif­férences qual­i­ta­tives entre con­cepts de base, au prix de raison­nements rigoureux mais sub­tils fondés sur un appareil math­é­ma­tique sou­vent com­plexe. La vérité anci­enne survit ain­si, non seule­ment en tant qu’ap­prox­i­ma­tion, mais sous la forme d’une con­séquence cachée de la vérité nou­velle, à laque­lle elle ne s’op­pose qu’en apparence. En défini­tive, l’homme ne peut pré­ten­dre à énon­cer des vérités absolues sur le monde ; mais des vérités sci­en­tifiques per­fectibles lui per­me­t­tent de le com­pren­dre de mieux en mieux, d’a­gir effi­cace­ment et de faire des prévi­sions de plus en plus fiables dans la lim­ite de fourchettes prob­a­bilistes fixées par la sci­ence elle-même.

Cet aspect de la sci­ence, qui nous con­cerne tous, est sans doute dif­fi­cile à saisir. Jusque vers la fin du XIXe siè­cle, une cer­taine con­fu­sion entre vérité math­é­ma­tique et vérité sci­en­tifique, présente chez les savants eux-mêmes, a peut-être été à l’o­rig­ine des illu­sions sci­en­tistes, ain­si que de la croy­ance récur­rente en l’achève­ment de la science.

Encore aujour­d’hui, nos enseigne­ments sec­ondaire et supérieur, tout en met­tant l’ac­cent sur la vérité math­é­ma­tique, mon­trent mal com­ment c’est par le raison­nement sci­en­tifique, avec ses imper­fec­tions, que l’on accède à la réalité.

N’est-ce pas pour cette rai­son que nos élites pren­nent par­fois des déci­sions d’ap­parence rationnelle mais coupées du réel ? que cer­tains penseurs, ayant con­staté l’évo­lu­tion au cours des siè­cles des vérités en sci­ences, prô­nent un rel­a­tivisme qui iden­ti­fie les asser­tions sci­en­tifiques à des croy­ances sans valeur universelle ?

En sens inverse, le fait que notre enseigne­ment des math­é­ma­tiques ait pu laiss­er enten­dre que le lan­gage sci­en­tifique est celui de la vérité absolue n’est-il pas à l’o­rig­ine de dérives, telles que l’emploi hors de pro­pos d’un jar­gon pseu­do-sci­en­tifique cen­sé appuy­er cer­taines idées philosophiques, ou, plus dan­gereuse­ment, l’ad­jonc­tion de l’ép­ithète “sci­en­tifique” en vue d’im­pos­er aux esprits cer­taines idéolo­gies (telles que le social­isme sci­en­tifique autre­fois, la sci­en­tolo­gie aujourd’hui) ?

L’ac­qui­si­tion du mode de pen­sée sci­en­tifique, où le raison­nement doit être en per­ma­nence con­fron­té au monde, est un enjeu pri­mor­dial dans l’é­d­u­ca­tion du futur citoyen. Il sera ain­si mieux armé pour résis­ter à de fauss­es sci­ences cachées sous la ter­mi­nai­son … logie”, à des peurs irraison­nées, modes et mythes exploités par des groupes de pres­sion, aux char­la­tanismes et sec­tarismes de toute sorte, plaies de nos sociétés. Si l’on ne peut atten­dre de la sci­ence des solu­tions toutes faites, seules ses don­nées per­me­t­tent de bien peser les risques de telle ou telle déci­sion (ou absence de déci­sion) ; leur prise en compte est indis­pens­able pour guider des choix soci­aux, tech­niques, énergé­tiques, écologiques ou poli­tiques com­plex­es, ce dont mal­heureuse­ment les médias et le grand pub­lic parais­sent moins con­va­in­cus que par le passé.

Transformer l’enseignement des sciences

Il est donc essen­tiel qu’une véri­ta­ble cul­ture sci­en­tifique de base soit dis­pen­sée à tous les niveaux de notre enseigne­ment, de façon à équili­br­er l’ap­pren­tis­sage des math­é­ma­tiques, base d’un raison­nement juste, par celui des sci­ences de la nature, base de l’adap­ta­tion de notre pen­sée à la réal­ité extérieure.

Ceci est devenu d’au­tant plus impor­tant que le développe­ment de l’in­for­ma­tique, des mul­ti­mé­dias, des jeux vidéo, présente le risque de favoris­er une logique pure­ment formelle ou de semer chez les jeunes util­isa­teurs une con­fu­sion entre mon­des virtuels et monde réel. La péd­a­gogie des sci­ences de la nature devra donc priv­ilégi­er l’ob­ser­va­tion, l’ex­péri­men­ta­tion, le sens pra­tique et le sens des ordres de grandeur. Ne vien­dront qu’en­suite l’or­gan­i­sa­tion des con­nais­sances, les expli­ca­tions quan­ti­ta­tives, et les théories per­me­t­tant la prévision.

Au niveau pri­maire, la “leçon de choses” du passé, mod­ernisée dans ses méth­odes et ses thèmes d’é­tude, sem­ble heureuse­ment réha­bil­itée, au moins dans les pro­grammes offi­ciels. Il s’ag­it de décou­vrir divers aspects des objets et de la nature, si pos­si­ble de s’émer­veiller, par des obser­va­tions et des manip­u­la­tions d’abord ludiques, et d’ap­pren­dre ain­si à se pos­er des ques­tions ; les expli­ca­tions ne seront fournies qu’après ce proces­sus d’in­ter­ro­ga­tions et de décou­vertes. Il fau­dra aus­si pass­er pro­gres­sive­ment aux stades suiv­ants : retenir les points les plus essen­tiels, appren­dre à tra­vailler avec plaisir, à la fois indi­vidu­elle­ment et col­lec­tive­ment. Dans son ouvrage posthume, Moyens d’ap­pren­dre à compter sûre­ment et avec facil­ité, Con­dorcet écrivait à ce sujet : “C’est à l’In­sti­tu­teur à trou­ver des moyens d’ex­ercer les élèves avec égal­ité ; mais cette égal­ité ne doit pas être absolue : il faut la pro­por­tion­ner aux dis­po­si­tions naturelles des élèves, exercer de préférence, sur les choses faciles, ceux qui ont le moins de dis­po­si­tions ; et sur les choses plus dif­fi­ciles, ceux qui en mon­trent davan­tage : sur celles-ci, on doit ne com­mencer à exercer les plus faibles, que lorsqu’ils ont été déjà instru­its par l’ex­em­ple des autres.”

Le rôle de guide va pren­dre dans ce nou­veau con­texte des formes inac­cou­tumées, et de gros efforts doivent être four­nis, d’ur­gence, en vue de la for­ma­tion des maîtres.

En ce qui con­cerne la physique, des sug­ges­tions con­cer­nant les IUFM ont été faites par la Société Française de Physique (le texte est disponible auprès de celle-ci, 33, rue Croule­barbe, 75013 Paris, ou auprès de la Cel­lule de com­mu­ni­ca­tion péd­a­gogique de l’A­cadémie). Je ne men­tionne que pour mémoire l’opéra­tion “la Main à la Pâte”, qui a déjà fait ici l’ob­jet d’ex­posés et de débats.

Une autre ini­tia­tive mérite d’être encour­agée, celle des “Petits Débrouil­lards”, asso­ci­a­tion qui, en milieu extra-sco­laire, organ­ise dans d’assez nom­breux quartiers des activ­ités d’ini­ti­a­tion à la sci­ence, présen­tées sous forme de jeux ; un remar­quable tra­vail est ain­si accom­pli en faveur d’en­fants de tous milieux, en par­ti­c­uli­er défa­vorisés, en dehors des heures de classe, et une coor­di­na­tion plus sys­té­ma­tique des ani­ma­teurs avec les enseignants serait cer­taine­ment bénéfique.

Il reste à repenser dans le même esprit l’en­seigne­ment sci­en­tifique au niveau du sec­ondaire. Au col­lège, les sci­ences physiques ont heureuse­ment été réin­tro­duites à un âge favor­able où les enfants sont en général doués d’une grande curiosité naturelle tant pour les choses que pour les êtres vivants. Depuis 1992, cer­taines class­es de pre­mière et de ter­mi­nale par­ticipent à une expéri­ence orig­i­nale en forme de con­cours nation­al, les Olympiades de Physique. Il s’ag­it pour chaque équipe de con­cevoir et réalis­er une expéri­ence ou un appareil­lage, tout en maîtrisant ses aspects théoriques. Les élèves peu­vent faire appel à des aides extérieures, par exem­ple d’en­tre­pris­es locales. On retrou­ve ici les mêmes sources de moti­va­tion que dans une com­péti­tion de sport d’équipe ama­teur : ouver­ture à tous, pré­pa­ra­tion inten­sive, tra­vail col­lec­tif inhab­ituel pour une épreuve sco­laire, con­fronta­tion finale devant un jury et un pub­lic extérieur, où la désig­na­tion d’une élite va de pair avec la val­ori­sa­tion de l’ef­fort de tous.

Lors de la présen­ta­tion publique des réal­i­sa­tions de cette année, j’ai pu con­stater l’en­t­hou­si­asme des par­tic­i­pants, leur créa­tiv­ité, leur com­préhen­sion en pro­fondeur, leurs réac­tions pos­i­tives aux échecs, aus­si instruc­tifs que les réus­sites. La qual­ité et la var­iété des mon­tages, qui touchent à la recherche pure ou appliquée, ou à l’in­no­va­tion tech­nologique, sont mis­es en évi­dence par l’in­téres­sant ouvrage Olympiades de physique, édité par le Cen­tre nation­al de doc­u­men­ta­tion péd­a­gogique (col­lec­tion Doc­u­ments, actes et rap­ports pour l’é­d­u­ca­tion), qui rend compte des trois pre­mières années de cette aven­ture. Le développe­ment des Olympiades de physique, qu’il est envis­agé d’é­ten­dre à l’Eu­rope, risque mal­heureuse­ment d’être com­pro­mis par cer­taines dif­fi­cultés ren­con­trées par les enseignants qui enca­drent les équipes par­tic­i­pantes, encore trop peu nom­breuses ; ils doivent ici s’in­ve­stir beau­coup plus que pour d’autres types de travaux d’élèves, et il importe qu’ils reçoivent pour cette tâche un appui de leur hiérar­chie plus soutenu qu’au­jour­d’hui. En effet, cette activ­ité a une valeur exem­plaire : elle pré­fig­ure des formes nou­velles d’en­seigne­ment des sci­ences dans le sec­ondaire vers lesquelles il paraît indis­pens­able d’aboutir à terme.

Coordonner les enseignements de physique et de mathématiques

Un dernier prob­lème péd­a­gogique se pose, spé­ciale­ment pour la physique : com­ment artic­uler obser­va­tion et théorie, induc­tion et déduc­tion ? Les math­é­ma­tiques étant le lan­gage de la physique, à quel moment faut-il intro­duire ce lan­gage, pré­cis et effi­cace ? Un dilemme se pose, en par­ti­c­uli­er dans l’en­seigne­ment supérieur où les out­ils math­é­ma­tiques sont acquis : il est expédi­tif de procéder de manière axioma­tique, en par­tant des principes et des équa­tions de base pour en déduire les con­séquences physiques. Mais on donne ain­si à l’é­tu­di­ant une vision fausse de ce qu’est la sci­ence, en nég­ligeant son car­ac­tère induc­tif, la pri­mauté des phénomènes, la con­struc­tion de mod­èles physiques de plus en plus réal­istes ; on risque en out­re de décourager ceux à qui l’un des mail­lons du raison­nement a échap­pé. Ici encore, des com­pro­mis sont indis­pens­ables. Nos enseigne­ments ont trop sou­vent don­né le pri­mat à l’ap­proche déduc­tive. Dans le sec­ondaire, on attend en général que les élèves aient assim­ilé les notions math­é­ma­tiques néces­saires à la for­mu­la­tion rigoureuse des lois physiques pour présen­ter les phénomènes eux-mêmes. Ce par­ti pris péd­a­gogique con­duit mal­heureuse­ment les élèves à rester peu sen­si­bles aux aspects con­crets de la physique, et à ne voir en celle-ci qu’une ver­sion dégradée, bâclée des mathématiques.

Il importe de con­cevoir de nou­veaux pro­grammes, où la prise de con­science par les élèves de la réal­ité physique précédera le plus sou­vent pos­si­ble l’ap­pren­tis­sage du lan­gage math­é­ma­tique le plus effi­cace pour décrire cette réalité.

Même lorsque les bases math­é­ma­tiques man­quent, l’essen­tiel est de faire décou­vrir les grandeurs physiques et phénomènes les plus importants.

On peut très tôt dans le pri­maire don­ner l’in­tu­ition d’une vitesse et même d’une accéléra­tion ou de l’in­er­tie, faire sen­tir ce qu’est une oscil­la­tion régulière, ce qu’est une réso­nance (à l’aide d’une bal­ançoire). À ce niveau, le quan­ti­tatif s’in­tro­duira pro­gres­sive­ment à tra­vers des ordres de grandeur, par exem­ple en com­para­nt des vitesses ou en mesurant des péri­odes d’oscillation.

Ce n’est que des années plus tard que s’in­tro­duiront en math­é­ma­tiques les notions de dérivées pre­mière et sec­onde, de vecteurs, de fonc­tions trigonométriques ou d’équa­tions dif­féren­tielles. Il sera alors temps de réin­tro­duire en physique ces notions, ce qui per­me­t­tra par exem­ple d’ac­céder à des déf­i­ni­tions pré­cis­es de la vitesse et de l’ac­céléra­tion, ou de décrire quan­ti­ta­tive­ment des oscil­la­tions ou des résonances.

On peut même imag­in­er, comme le font Zel­dovich et Yaglom dans leur livre, traduit en anglais sous le titre High­er math­e­mat­ics for begin­ners, un enseigne­ment simul­tané de la physique et de l’analyse qui aurait l’in­térêt de mieux faire com­pren­dre et aimer l’une et l’autre.

Même si les enseigne­ments restent séparés, dis­pos­er d’il­lus­tra­tions pos­si­bles en physique aidera à ren­dre intu­itives des notions math­é­ma­tiques dont la con­struc­tion rigoureuse est difficile.

Une telle péd­a­gogie par va-et-vient devrait être intro­duite de façon sys­té­ma­tique sur l’ensem­ble de la sco­lar­ité. Elle se heurte à deux obsta­cles : il fau­dra coor­don­ner étroite­ment les acquis en math­é­ma­tiques et en physique ; il fau­dra réor­don­ner péri­odique­ment les con­nais­sances en physique, car celles-ci seront acquis­es au départ de façon par­cel­laire. L’en­jeu est cepen­dant de taille. En trans­posant dans le domaine de l’en­seigne­ment la syn­ergie men­tion­née plus haut entre les recherch­es en math­é­ma­tiques et en physique, on gag­n­era sur tous les tableaux. Les spé­ci­ficités et la com­plé­men­tar­ité des deux dis­ci­plines ressor­tiront mieux. L’in­térêt des élèves pour la physique en tant que sci­ence des phénomènes naturels sera ren­for­cé. Ils sauront mieux manier les théories physiques. En même temps, leurs moti­va­tions pour les math­é­ma­tiques seront stim­ulées par une meilleure prise de con­science de l’u­til­ité et de la néces­sité de celle-ci comme out­il et comme lan­gage uni­fi­ca­teur de la science.

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