Enjeux scientifiques associés au développement durable : les atouts de l’École polytechnique

Dossier : ExpressionsMagazine N°584 Avril 2003
Par Claude HENRY

Souci des généra­tions futures, souci de la généra­tion présente, l’un et l’autre pèsent égale­ment dans la déf­i­ni­tion du développe­ment durable que donne Madame Brunt­land. Il n’en va pas de même chez ces ancêtres du développe­ment durable que sont en macroé­conomie les mod­èles de crois­sance opti­male. Sin­gulière­ment, c’est de l’arbitrage entre présent et futur que traite exclu­sive­ment Robert Solow – pro­fesseur au MIT, prix Nobel d’économie et prési­dent du Cen­tre Saint-Gob­ain pour la recherche en économie – dans son célèbre arti­cle de 1956.

Il en est tou­jours ain­si dans le livre de Philippe Aghion et Peter Howitt, Endoge­nous growth the­o­ry, paru en 1998 ; mais, comme le titre l’indique, le pro­grès tech­nique, tombé du ciel chez Solow, est ici endogène, c’est-à-dire qu’il inter­ag­it, dans les deux sens, avec la crois­sance économique. Mais tou­jours pas ques­tion de con­flits d’intérêts intragénéra­tionnels, et tou­jours pas, ou à peine, d’environnement naturel : c’est comme s’il n’y avait pas de planète, le cap­i­tal étant entière­ment un arte­fact, et la pro­duc­tion de biens et ser­vices résul­tant unique­ment de l’interaction de ce cap­i­tal arti­fi­ciel avec le tra­vail humain.

Et pour­tant les con­flits intragénéra­tionnels n’ont pas ten­dance à s’apaiser, et la planète man­i­feste de plus en plus fort ses déséquili­bres, au point de faire douter qu’il puisse y avoir un développe­ment durable. Évo­quons-en briève­ment deux exemples.

L’Agence inter­na­tionale de l’énergie (AIE) a récem­ment pub­lié de nou­velles pro­jec­tions à trente ans, pour la péri­ode 2000–2030. Selon ces pro­jec­tions, la con­som­ma­tion mon­di­ale d’énergie pri­maire croî­tra de 1,7% par an en moyenne sur la péri­ode, et cette crois­sance sera sat­is­faite à plus de 90% par les com­bustibles fos­siles. De cette crois­sance encore, 60% vien­dra des pays en voie de développe­ment, par­ti­c­ulière­ment de Chine et d’Inde, deux pays qui res­teront très dépen­dants du char­bon, mal­gré un rééquili­brage non nég­lige­able de leurs sources d’approvisionnement.

Et cepen­dant, en dépit de cette impres­sion­nante expan­sion, le nom­bre d’habitants sur terre, qui dépen­dent de ressources locales tra­di­tion­nelles en bois et résidus de récoltes et d’animaux d’élevage, ne décroî­tra pas, mais au con­traire aug­mentera jusqu’au-delà de 2,6 mil­liards d’individus.

Dans le scé­nario de l’AIE, les émis­sions de CO2 en 2030 représen­tent 170 % des émis­sions en 2000, soit encore 188% des émis­sions en 1990, année de référence dans le Pro­to­cole de Kyoto. Dans un scé­nario alter­natif établi par l’OCDE – scé­nario qui est fondé sur des poli­tiques volon­taristes visant à con­tenir la crois­sance de la demande des com­bustibles fos­siles, et à accélér­er celle des sources d’énergie alter­na­tives, tout en favorisant les économies d’énergie – les émis­sions de CO2 en 2030 représen­tent encore 143 % des émis­sions de 2000. On est loin des réduc­tions, toutes mod­estes qu’elles puis­sent paraître (moins de 10 %), prévues dans le Pro­to­cole de Kyoto. On est encore beau­coup plus loin des réduc­tions de 50 % à 70 % que les experts – du cli­mat, de l’atmosphère, des océans, de la végé­ta­tion et de la dif­fu­sion des mal­adies liées aux con­di­tions cli­ma­tiques – esti­ment néces­saires pour pré­mu­nir la planète con­tre des mod­i­fi­ca­tions vrai­ment fâcheuses. Le con­traire du développe­ment durable, en somme.

Mais ces scé­nar­ios, de l’AIE et de l’OCDE, ne sont-ils pas exces­sifs ? La réponse est non, aux yeux de qui observe les tra­jec­toires de développe­ment sur lesquelles se posi­tion­nement le plus grand pays dévelop­pé, les États-Unis, et le plus grand pays en voie de développe­ment, la Chine. Avec la Nation­al Ener­gy Pol­i­cy, décidée et mise en oeu­vre par l’actuelle admin­is­tra­tion améri­caine, les États- Unis pro­lon­gent et ampli­fient leur mode habituel de développe­ment. La Chine, aux antipodes d’un mod­èle alter­natif de développe­ment, pour­suit les États-Unis sur le même chemin, les a même déjà dépassés dans plusieurs secteurs indus­triels, comme en témoigne l’expansion foudroy­ante de l’activité économique sur l’estuaire de la riv­ière des Per­les ; le rythme de crois­sance recher­ché par les Chi­nois est d’autant plus élevé qu’il paraît con­di­tion­ner des équili­bres soci­aux et poli­tiques pré­caires. L’exemple-symbole est l’automobile.

Planète mal­menée donc, mais aus­si con­flits d’intérêts au sein de la généra­tion actuelle, qui parais­sent s’exacerber. S’exacerber par exem­ple au détri­ment de ces mil­lions de petits agricul­teurs d’Afrique sub­sa­hari­enne et d’Amérique cen­trale, chas­sés de la cam­pagne vers des bidonvilles de plus en plus démesurés. Chas­sés par quoi ? par la con­cur­rence du maïs, du coton, et de quelques autres den­rées agri­coles, pro­duits et généreuse­ment sub­ven­tion­nés dans des pays dévelop­pés ; c’est sous la pres­sion de ces pays que des gou­verne­ments africains ou lati­no-améri­cains, trop faibles ou trop manip­u­la­bles, ont bais­sé à peu près toutes les bar­rières com­mer­ciales pro­tec­tri­ces. Durable, certes, ce mou­ve­ment ; mais c’est un effondrement.

Et, si on sort un instant des con­flits d’essence économique, qu’objecter à la célèbre roman­cière indi­enne Arun­dathi Roy, l’auteur du Dieu des petits riens, quant elle dit son effroi devant l’explosion de fon­da­men­tal­isme hin­douiste et de chau­vin­isme bel­li­ciste dans son pays, face à un Pak­istan pire encore ?

En une phrase, l’état général de la planète, et des rela­tions entre ses habi­tants, per­met-il d’évoquer des per­spec­tives de développe­ment durable, en dehors de mod­èles théoriques à l’abri des tur­bu­lences du terrain ?

“ Il n’est pas néces­saire d’espérer pour entre­pren­dre, ni de réus­sir pour per­sévér­er. ” Cette règle de com­porte­ment peut être, comme pour le prince d’Orange, un ressort d’action, à con­di­tion cepen­dant que celle-ci porte des fruits dans des délais qui ne soient pas démesuré­ment longs.

On peut aus­si invo­quer le pari de Pas­cal : les per­spec­tives sont som­bres, la planète pour­rait bien ne pas s’en tir­er, mais le seul pari rationnel à tenir est celui du développe­ment durable, le développe­ment durable comme utopie claire­ment explic­itée et struc­turée, utopie à laque­lle adoss­er des recherch­es et des actions bien définies, soigneuse­ment délim­itées ; qui soient autant de con­tri­bu­tions, sig­ni­fica­tives mais mod­estes, à la pré­pa­ra­tion et à la réal­i­sa­tion de frag­ments d’utopie.

C’est par exem­ple l’action, issue des quartiers pau­vres de Bom­bay, menée par plus de quar­ante mille femmes indi­ennes, au sein de la coopéra­tive Lij­jad Papad de pro­duc­tion et de dis­tri­b­u­tion de pains tra­di­tion­nels, coopéra­tive qu’elles ont créée et dont elles sont copropriétaires.

C’est aus­si le développe­ment d’institutions de prêt et d’assurance adap­tés aux besoins de tout petits entre­pre­neurs en Asie ou en Afrique.

Dans les pays dévelop­pés, ce sont les pro­grès autant organ­i­sa­tion­nels que tech­niques qui économisent des ressources lim­itées, ain­si que les sys­tèmes d’incitations et de compt­abil­ité qui ori­en­tent et éval­u­ent les efforts en direc­tion pré­cisé­ment du développe­ment durable.

Les pro­grammes de recherche, quant à eux, ont été pro­fondé­ment renou­velés. Dans cet esprit, quelques chercheurs de l’École et leurs cor­re­spon­dants à EDF ont déjà entre­pris de réfléchir ensem­ble aux con­di­tions pré­cis­es de mise en oeu­vre des mécan­ismes de per­mis négo­cia­bles, prévus par le Pro­to­cole de Kyoto pour faciliter la mise en oeu­vre des objec­tifs de réduc­tion d’émissions de CO2 ; le texte du Pro­to­cole lui-même, et c’est nor­mal, est resté à un niveau de général­ité trop grand pour per­me­t­tre une appli­ca­tion dont il faut donc éclair­cir les modal­ités. Dans un autre effort de réflex­ion com­mune, on vis­era à une clar­i­fi­ca­tion du con­cept de pré­cau­tion, de ses inter­pré­ta­tions divers­es et de ses applications.

L’École en effet n’est pas novice en matière de développe­ment durable. En 1972, le CNRS con­fie au Lab­o­ra­toire d’économétrie une recherche sur les moyens d’harmoniser les divers­es fonc­tions des forêts péri­ur­baines ; joli prob­lème de ges­tion durable. Enquêtes de ter­rain avec l’aide de l’Office nation­al des forêts, éval­u­a­tions économiques et soci­ologiques – le CNRS ayant poussé à une démarche pluridis­ci­plinaire en affec­tant le soci­o­logue Robert Bal­lion à l’École – et même point de départ de l’élaboration du con­cept de valeur d’option pour guider les déci­sions, lorsqu’il y a à la fois incer­ti­tude, irréversibil­ité et per­spec­tives d’améliorations de l’information disponible.

En 1977, un cours d’économie publique est intro­duit au Départe­ment d’économie ; il com­porte deux chapitres con­sacrés aux instru­ments de l’économie de l’environnement et de la ges­tion des ressources naturelles. Peu de temps après, François Bour­guignon – le plus inter­na­tionale­ment appré­cié des écon­o­mistes français du développe­ment – inau­gure son cours d’économie du développement.

Mais c’est avec la créa­tion des majeures, dont la pro­mo­tion 86 est la pre­mière à béné­fici­er, que le développe­ment durable fait une entrée explicite à l’École. Les majeures vien­nent alors à la fin du par­cours des élèves au sein de l’École, et ceux-ci peu­vent choisir dans un large menu d’enseignements ; ils sont à ce moment mieux armés intel­lectuelle­ment, et sans doute plus spé­ci­fique­ment motivés, qu’aux étapes précé­dentes de leur sco­lar­ité. Les majeures favorisent les thèmes nou­veaux et les coopéra­tions entre départements.

Le développe­ment durable peut y trou­ver sa place, et il la trou­ve effec­tive­ment dans Éco­sciences (réu­nis­sant les départe­ments de biolo­gie, d’économie et de math­é­ma­tiques appliquées, sous la respon­s­abil­ité du biol­o­giste et éco­logue Pierre-Hen­ri Gouy­on, avec l’économiste Pierre Picard, main­tenant prési­dent du Départe­ment d’économie) et dans Planète terre (réu­nis­sant les départe­ments de mécanique et de physique, sous la respon­s­abil­ité du cli­ma­to­logue Hervé Letreut).

Pour avoir enseigné dans Éco­sciences, je puis témoign­er non seule­ment de l’intérêt des élèves, mais aus­si de ce que, pour beau­coup d’entre eux, cet enseigne­ment s’est inséré dans une tra­jec­toire pro­fes­sion­nelle bien struc­turée. Avec la récente réforme des études, il est main­tenant pro­longé par une offre inscrite dans un Diplôme d’études appro­fondies. Un mas­tère de l’École est à l’étude.

Du côté de la recherche, le développe­ment durable est présent, au Lab­o­ra­toire d’économétrie sous l’impulsion d’Olivier Godard, et, dans l’ordre de la philoso­phie, au CREA, avec les travaux qui ont con­duit Jean-Pierre Dupuy à pub­li­er son récent livre, Pour un cat­a­strophisme éclairé – Quand l’impossible est cer­tain. Je rap­pellerai aus­si les travaux et l’expérience de Patrick Lagadec en sci­ence des crises ; les crises ne sont-elles pas des rup­tures d’un développe­ment durable ?

Tout cela n’est pas con­duit dans l’isolement, mais en col­lab­o­ra­tion avec plusieurs insti­tu­tions français­es et étrangères d’enseignement et de recherche, notam­ment dans le cadre de l’alliance Colum­bia-Sci­ences Po- Paris I‑X. Col­lab­o­ra­tions aus­si avec l’Institut du développe­ment durable et des rela­tions inter­na­tionales, avec la Com­mis­sion de pré­pa­ra­tion de la charte de l’environnement et du développe­ment durable, et avec la Banque mon­di­ale, dont le pre­mier vice-prési­dent et “ Chief econ­o­mist ”, le pro­fesseur Nicholas Stern, est un ancien du Lab­o­ra­toire d’économétrie.

Il partage avec son prédécesseur, Joe Stiglitz, une volon­té déter­minée, mais plus dis­crète­ment exprimée, de chang­er la con­cep­tion du développe­ment sous­ja­cente à l’action de la Banque, selon des principes qu’il a défi­nis dans sa récente Keynes Lec­ture à la British Acad­e­my. Il y lance un appel à la col­lab­o­ra­tion de chercheurs engagés dans le développe­ment durable ; nous sommes des inter­locu­teurs possibles.

Tout cela sem­ble for­mer un ensem­ble solide, péd­a­gogique­ment et sci­en­tifique­ment, et non dénué de per­ti­nence sociale. Mais est-ce per­ti­nent en rela­tion avec une chaire EDF, au-delà de la préoc­cu­pa­tion d’EDF pour le développe­ment durable ? Cette ques­tion est liée à une autre : de quelle indépen­dance sci­en­tifique et intel­lectuelle jouiront les enseignants et chercheurs rat­tachés à la chaire ?

C’est la ques­tion qu’a posée le reporter du jour­nal X‑Info, pré­parant son arti­cle en vue de l’inauguration de la chaire, quand il a demandé : “ Que répon­dez-vous à l’inquiétude que cette chaire peut sus­citer auprès des enseignants quant à leur indépen­dance vis-à-vis d’EDF?” Il con­vient de ne pas escamot­er cette question.

Que sig­ni­fie indépen­dance dans ce con­texte ? Sans doute, pour y répon­dre, n’est-il pas inutile de faire un bref détour par l’Amérique qui, dans deux domaines, le mil­i­taire d’une part, l’enseignement supérieur et la recherche de l’autre, écrase lit­térale­ment l’Europe.

Beau­coup de nos col­lègues améri­cains sont, qui “ V. S. Smith pro­fes­sor of patent law ”, qui d’autre “ B. C. King pro­fes­sor of pub­lic eco­nom­ics ”, et ain­si de suite. Smith et King ont en général con­féré à l’université béné­fi­ci­aire un “ endow­ment ”, c’est-à-dire un cap­i­tal dont les revenus finan­cent le fonc­tion­nement de la chaire qui porte leur nom ; il n’est pas rare qu’ils aient don­né une indi­ca­tion quant à la dis­ci­pline, mais il est excep­tion­nel qu’ils aient émis un souhait sur le con­tenu des enseigne­ments ou des recherch­es ; sou­vent, il s’agit de dis­po­si­tions testamentaires.

En un mot, une fois instal­lées, ces chaires dédi­cacées s’intègrent dans la logique générale, par­ti­c­ulière­ment exigeante sur le plan sci­en­tifique, des grandes uni­ver­sités américaines.

Nous n’en sommes pas là en Europe. Néan­moins, dans le cas qui nous occupe, l’indépendance ne me paraît pas en péril, parce que l’École ne tolér­erait pas qu’elle le soit, et parce qu’EDF, rationnelle­ment, ne peut que vouloir qu’elle ne le soit pas. Qu’est-ce qu’EDF aurait à gag­n­er à ten­ter d’utiliser la chaire comme un bureau d’études ? pour ce type de tra­vail, il faut des pro­fes­sion­nels, qu’EDF sol­licite autant que de besoin. Ten­ta­tive d’orientation autori­taire des travaux, ou pis, de cen­sure ? il y aurait inévitable­ment un jour ou l’autre un ou deux chercheurs indociles pour tout met­tre sur la place publique et attis­er le feu sous le scan­dale ; tous les parte­naires en souf­friraient, et cha­cun le sait bien, ex ante.

En défini­tive, s’il y avait un dan­ger, ce serait peut-être celui d’une auto­cen­sure de chercheurs inqui­ets, dans leur tête, de ce qu’ils imag­in­eraient pou­voir déplaire au mécène. Mais ce n’est vrai­ment pas dans la tra­di­tion de l’École, qui a pour règle de s’en remet­tre au juge­ment sci­en­tifique, le plus large et le plus compétent.

Et, s’agissant du développe­ment durable, j’ajouterai un critère d’utilité col­lec­tive des objec­tifs et des résultats.

Avec cette chaire, la pre­mière mais sans doute pas la dernière à l’École, on a mis au point un dis­posi­tif orig­i­nal, qui prend appui sur les acquis et le poten­tiel de l’École, sur la tra­di­tion de recherche tou­jours à l’oeuvre à EDF, et sur l’attention que porte l’entreprise au développe­ment durable. La chaire est une belle occa­sion d’enrichissement de l’enseignement et de la recherche à l’École, dans un champ impor­tant. On ne peut que souhaiter que ceux qui en auront la charge sai­sis­sent cette occa­sion de manière vigoureuse et imaginative.

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