Auguste COMTE

Éloge d’Auguste Comte (3e partie)

Dossier : ExpressionsMagazine N°548 Octobre 1999
Par Bruno GENTIL (55)

Répétiteur à Polytechnique… en attendant mieux !

Répétiteur à Polytechnique… en attendant mieux !

En décem­bre 1832, M. Navier, pro­fesseur d’analyse et de mécanique rationnelle à l’É­cole poly­tech­nique, pro­pose à Auguste Comte le poste de répéti­teur. Pour lui, ce n’est pas très glo­rieux (il s’ag­it d’in­ter­roger les élèves sur le cours de Navier trois fois par semaine) et le traite­ment est médiocre, à peine deux mille francs. Navier qui l’es­ti­mait sincère­ment lui avait écrit, gen­ti­ment d’ailleurs,
je voudrais que M. Comte, qui a tant de rai­son, ne trou­vât pas un motif de s’af­fliger dans l’idée qu’il s’ag­it d’une place sub­al­terne. S’il avait vécu comme moi dans les fonc­tions publiques, il aurait vu que rien n’est plus com­mun que d’avoir dans une posi­tion supérieure à la vôtre, des per­son­nes qui ne vous valent pas.

En fait, il accepte ce poste parce qu’il n’a pas le choix. Déjà, l’an­née précé­dente, il a pos­tulé pour la chaire d’analyse et de mécanique rationnelle à Poly­tech­nique et a con­nu son pre­mier échec, devant Navier, juste­ment. Mais Navier avait treize ans de plus que lui et était mem­bre de l’A­cadémie des sci­ences depuis 1824. 

Si Auguste Comte avait eu le moin­dre souci de diplo­matie, il se serait effacé spon­tané­ment, d’au­tant plus qu’il n’avait aucune chance d’être élu. Mais il aggrave son cas en écrivant une let­tre incen­di­aire au prési­dent de l’A­cadémie des sci­ences, début d’une polémique avec cette Académie, qui ne fera que s’aigrir au fur et à mesure des années. 

Dans sa let­tre du 7 mars 1831, il s’élève vio­lem­ment con­tre le fait que la sec­tion de géométrie ne l’ait pas présen­té comme can­di­dat : L’im­par­tial­ité de l’A­cadémie la con­duira, j’e­spère, à recon­naître que le dédaigneux silence de la sec­tion de géométrie à mon égard est aus­si irréfléchi qu’in­con­venant. Surtout il lui reproche de s’être com­portée comme s’il s’agis­sait d’élire un nou­veau mem­bre pour l’A­cadémie, c’est-à-dire en ayant exclu­sive­ment égard aux travaux spé­ci­aux des con­cur­rents, des­tinés à l’a­vance­ment de quelques points par­ti­c­uliers, et c’est, j’imag­ine, comme n’ayant jusqu’i­ci adressé à l’A­cadémie aucun mémoire pro­pre­ment dit, que je n’ai pas été men­tion­né par la sec­tion de géométrie.

Et il ajoute : Quiconque a suff­isam­ment réfléchi sur la fonc­tion de l’en­seigne­ment, soit écrit, soit ver­bal, ne saurait con­fon­dre la capac­ité didac­tique avec la capac­ité sci­en­tifique pro­pre­ment dite. Et ce sera sur ce point un éter­nel dia­logue de sourds avec l’A­cadémie. Il ne peut com­pren­dre qu’on n’ait pas tenu compte de son pre­mier tome du Cours, ce vol­ume étant con­sacré entière­ment à la philoso­phie math­é­ma­tique, il per­met, plus qu’au­cun autre genre de tra­vail, d’ap­préci­er spé­ciale­ment la capac­ité didac­tique, prin­ci­pal élé­ment de la question.

Puis ce sera le pénible inci­dent avec Guizot. Auguste Comte avait eu des échanges assez intimes avec lui, six ou sept ans aupar­a­vant, au moment de la pub­li­ca­tion de son Opus­cule fon­da­men­tal. Guizot étant devenu min­istre de la Fonc­tion Publique, Auguste Comte avait cru oppor­tun de lui deman­der la créa­tion d’une chaire d’his­toire générale des sci­ences physiques et math­é­ma­tiques au Col­lège de France. C’é­tait incon­testable­ment une bonne idée qui se con­créti­sa… soix­ante ans après ! Ce fut Pierre Laf­fitte, le dis­ci­ple favori d’Au­guste Comte, qui en fut le pre­mier tit­u­laire en 1892. Pour l’heure, en 1832, Auguste Comte fut si insis­tant et mal­adroit qu’il se brouil­la avec l’homme qui sera le plus puis­sant de la monar­chie de Juillet ! 

Voici donc Auguste Comte répéti­teur d’analyse et de mécanique pour le cours de Navier. Un de ses anciens élèves de cette époque, le général de Vil­lenoisy1, l’évoque dans ses sou­venirs : Nous avions pour lui un respect, mêlé de ter­reur. On esti­mait sa droi­ture, sa loy­auté ; on ne doutait pas de sa jus­tice aux inter­ro­ga­tions, mais on red­outait sa froideur et la sin­gu­lar­ité des ques­tions qu’il posait sans jamais venir en aide à un élève trou­blé ou intimidé. D’une myopie extrême, il tenait la tête penchée sur sa table, sans regarder le tableau, et l’on n’en­tendait sor­tir de sa bouche que deux mots : “effacez” ou “c’est assez”. Il était pour nous un sin­guli­er exem­ple de la rigueur et de l’ex­ac­ti­tude math­é­ma­tiques, comme aus­si l’ig­no­rance de la vie réelle. Sachant sa pro­fonde incré­dulité, en matière de foi, on dis­ait de lui : habitué aux for­mules, le père Comte a mis Dieu en équa­tion et il ne lui a trou­vé que des racines imaginaires.

Il va avoir l’oc­ca­sion en 1836 d’oc­cu­per pen­dant deux mois la chaire de pro­fesseur d’analyse et de mécanique, à titre de sup­pléant, en rai­son de la dis­pari­tion bru­tale de Navier. Il a con­nu à ce moment le plus haut tri­om­phe péd­a­gogique qu’un pro­fesseur puisse espér­er. Les élèves sont ravis et le directeur des études, le grand physi­cien Dulong, déclara lui-même n’avoir jamais enten­du de leçons mieux faites et plus attrayantes que celles de M. Comte2.

Ce suc­cès per­son­nel n’empêchera pas Auguste Comte de con­naître un nou­v­el échec. C’est Jean-Marie Duhamel, son ami et cama­rade de pro­mo­tion, qui sera élu par l’A­cadémie des sci­ences à la chaire de Navier (au pre­mier scrutin il ne recueille que deux voix). C’est une grosse décep­tion mais cette sup­pléance restera pour Comte une épreuve déci­sive, qu’il évo­quera sou­vent à titre de référence. 

Ce qui est sûr, c’est qu’Au­guste Comte avait un vrai tal­ent péd­a­gogique. Autant ses écrits sont le plus sou­vent laborieux, autant il excel­lait dans l’en­seigne­ment oral. Toute sa phy­s­ionomie s’an­i­mait, ses yeux bril­laient, sa voix por­tait forte­ment ; il avait des for­mules per­cu­tantes et une grande clarté dans son expres­sion. D’ailleurs le suc­cès de son cours d’as­tronomie pop­u­laire du dimanche, pen­dant de longues années, devant un pub­lic très dif­férent, l’at­teste largement. 

Un autre témoignage de son suc­cès auprès des élèves se man­i­festera par­ti­c­ulière­ment en 1840, à la mort de Pois­son. Duhamel devenant exam­i­na­teur de sor­tie, sa chaire devient vacante. La nom­i­na­tion d’Au­guste Comte paraît s’im­pos­er. Du moins les élèves le souhait­ent ouverte­ment. M. Bar­ral, ancien élève et chimiste de renom, racon­tera plus tard3 : Nous fûmes très émus d’ap­pren­dre que M. Comte, qui était notre répéti­teur tit­u­laire, ren­con­trait une grande oppo­si­tion dans les con­seils d’in­struc­tion et de perfectionnement.

Rap­pelant le “suc­cès tout à fait hors ligne” qu’il avait obtenu pen­dant son intérim de 1836, les élèves déci­dent de désign­er quelques-uns d’en­tre nous pour aller, en notre nom et deux par deux, chez les prin­ci­paux mem­bres des Con­seils ; tout cela a été spon­tané de notre part. M. Comte ne le sut que plus tard. Les élèves ne reçurent que des répons­es éva­sives. On leur dit qu’il ne suff­i­sait pas, pour être pro­fesseur à l’É­cole, de faire un enseigne­ment remar­quable, qu’il fal­lait surtout être en com­mu­nion d’idées avec les autres géomètres.

Et M. Bar­ral con­clut : M. Comte ne fut pas nom­mé, et alors, nous avons élu une nou­velle dépu­ta­tion pour aller lui témoign­er nos pro­fonds regrets et notre admi­ra­tion. Auguste Comte fut très ému et il pleure de joie en racon­tant à son ami Valat cette démarche sans exem­ple, bien faite, en cas d’échec, pour me con­sol­er d’a­vance. Et il explique la noble jeunesse qui est main­tenant à l’É­cole s’est portée héri­tière des tra­di­tions rel­a­tives aux leçons que je fis, il y a qua­tre ans, au grand con­tente­ment de tous, élèves et fonc­tion­naires et plus loin il évoque cette généreuse jeunesse, à laque­lle je ne pour­rai plus penser sans une douce et pro­fonde émo­tion.

Vis­i­ble­ment cette démarche des élèves ne plut pas au Con­seil d’in­struc­tion de Poly­tech­nique, à lire le procès-ver­bal des délibéra­tions du 14 août 1840, où la com­mis­sion met en pre­mière ligne M. Sturm avec les motifs suiv­ants : Il ne suf­fit pas qu’un pro­fesseur d’analyse à l’É­cole poly­tech­nique ait la facil­ité d’élo­cu­tion et fasse des leçons agréables, il faut qu’il sache à fond la sci­ence qu’il enseigne, qu’il l’étab­lisse sur des démon­stra­tions rigoureuses et qu’il puisse répon­dre à toutes les dif­fi­cultés que lui présen­tent les élèves, non seule­ment sur les matières du cours, mais aus­si sur toutes les par­ties des mathématiques.

Évo­quant le tal­ent mon­tré par M. Comte dans les leçons qu’il a faites à l’É­cole en 1836 sur la pre­mière par­tie du cours d’analyse, le rap­por­teur ajoute mais là se bor­nent les titres en sa faveur. Son ouvrage sur la philoso­phie pos­i­tive ne con­tient que des général­ités assez vagues sur les math­é­ma­tiques et il con­clut il faut don­ner à l’É­cole un pro­fesseur d’un esprit ferme et d’un juge­ment sain ; ces qual­ités doivent l’emporter sur le bril­lant de l’élo­cu­tion et sur l’é­ten­due plutôt que sur la pro­fondeur des con­nais­sances générales.

L’af­faire était dite. M. Sturm n’é­tait pas un bril­lant pro­fesseur, mais il avait inven­té un théorème et était mem­bre de l’A­cadémie des sci­ences… Ce fut le qua­trième échec d’Au­guste Comte et sans doute le plus douloureux. 

Décidé­ment, Auguste Comte ne veut pas ou ne peut pas com­pren­dre à quelle logique obéis­sent les mem­bres de l’A­cadémie des sci­ences et du Con­seil d’in­struc­tion. Navier, le sage Navier, a essayé de lui expli­quer. C’é­tait en juil­let 1835, lors de son troisième échec con­tre Liou­ville. Il lui avait con­fié que les nom­i­na­tions aux chaires de pro­fesseurs étaient vues comme un encour­age­ment et une récom­pense accordés à ceux qui con­tribuent le plus au pro­grès des sci­ences par des recherch­es nou­velles dans lesquelles on ver­ra tou­jours un pro­grès plus évi­dent que des spécu­la­tions générales ou philosophiques.

C’est prob­a­ble­ment pour cette rai­son qu’Au­guste Comte se décide à présen­ter un mémoire à l’A­cadémie des sci­ences, qu’il a lu devant les plus grands savants de l’époque. Il por­tait sur la cos­molo­gie pos­i­tive, con­tenant une véri­fi­ca­tion math­é­ma­tique de l’hy­pothèse for­mulée par Her­schel et Laplace pour expli­quer la for­ma­tion de notre sys­tème solaire. Ce mémoire ne fut pas pub­lié ; Ara­go chargé d’ex­am­in­er le mémoire a écrit sur la pre­mière page de son exem­plaire il n’y a pas lieu à rap­port. Auguste Comte, qui l’a repris cepen­dant dans la 27e leçon du Cours, avait lui-même émis à l’époque les plus graves réserves sur son travail. 

Décidé­ment les exer­ci­ces académiques ne lui réus­sis­sent pas. 

Par bon­heur, il est nom­mé exam­i­na­teur d’ad­mis­sion en 1837, grâce à Dulong, ce qui lui ouvre en même temps la porte de l’In­sti­tu­tion Lav­ille où il pré­pare les élèves au con­cours d’en­trée à Poly­tech­nique. Son emploi du temps est chargé mais pour la pre­mière fois, il obtient la sécu­rité matérielle et peut se con­sacr­er l’e­sprit libre, à son Cours de philoso­phie positive.

De l’astronomie à la sociologie : douze ans de méditation et d’écriture

C’est en avril 1835 seule­ment que parut le 2e tome du Cours, con­sacré à l’as­tronomie et à la physique, près de cinq ans après le pre­mier tome qui traitait de la philoso­phie math­é­ma­tique. Ce retard est dû, pour une grande part, à la dif­fi­culté de trou­ver un édi­teur, Bache­li­er en l’oc­cur­rence. L’as­tronomie, dont il a fait une sci­ence fon­da­men­tale, lui donne l’oc­ca­sion de faire net­te­ment ressor­tir, quant à la méth­ode et quant à la doc­trine, le vrai car­ac­tère général de cette admirable sci­ence, fonde­ment immé­di­at de la philoso­phie naturelle tout entière. En tout cas il nous offre une très belle syn­thèse de l’his­toire de cette science. 

Nous avons là les plus belles pages par leur clarté et leur beauté, il domine man­i­feste­ment son sujet et man­i­feste ses remar­quables qual­ités péd­a­gogiques. La physique est traitée plus briève­ment en sept leçons (la barolo­gie, la pesan­teur, la ther­molo­gie, l’a­cous­tique, l’op­tique et l’élec­trolo­gie). Tout en nous prévenant que l’é­tat sci­en­tifique de la physique est bien moins sat­is­faisant que celui de l’as­tronomie en rai­son de l’empire si pro­longé des habi­tudes des méta­physiques prim­i­tives, il va mon­tr­er que c’est réelle­ment en physique que se trou­ve le tri­om­phe de l’ex­péri­men­ta­tion et que la prin­ci­pale base du per­fec­tion­nement de la physique résulte de l’ap­pli­ca­tion plus com­plète de l’analyse math­é­ma­tique. L’ex­em­ple des travaux du “grand Fouri­er” sur la répar­ti­tion de la chaleur et celui d’Am­père dans ses décou­vertes en élec­trolo­gie seront les moments forts de sa démonstration. 

La rédac­tion du 3e vol­ume va subir aus­si un grand retard. Prévu égale­ment pour 1835, le vol­ume ne sor­ti­ra qu’en mars 1838, car il sem­ble qu’il ait inter­rompu sa rédac­tion pen­dant plus d’un an. Divers­es caus­es de dérange­ment, les unes physiques, les autres morales ont retardé au-delà de tout ce que j’avais prévu la ter­mi­nai­son de mon ouvrage écrit-il à Bar­bot le 7 octo­bre 1836. On y trou­ve d’abord cinq chapitres assez courts con­sacrés à la chimie, dont il dit qu’elle con­stitue évidem­ment aujour­d’hui la branche fon­da­men­tale la moins avancée de la philoso­phie inor­ganique et il ajoute : La chimie actuelle mérite à peine le nom d’une véri­ta­ble sci­ence, puisqu’elle ne con­duit presque jamais à une prévoy­ance réelle et cer­taine.

Mais, pour Comte la chimie n’est pas une sci­ence exacte d’in­térêt sec­ondaire, car avec elle com­men­cent la fin de l’an­a­ly­tique et le début du syn­thé­tique. La chimie, plus que la physique mais moins que la biolo­gie et la soci­olo­gie, étudie des êtres com­plex­es et non des phénomènes sim­ples. Mais on sent que pour lui la philoso­phie chim­ique a surtout l’in­térêt de con­stituer une véri­ta­ble tran­si­tion fon­da­men­tale vers la philoso­phie organique et d’abord la philoso­phie biologique, ce qui établit à jamais la rigoureuse con­ti­nu­ité du sys­tème des sci­ences naturelles. Effec­tive­ment il va con­sacr­er la plus grande par­tie du vol­ume à la biolo­gie, l’une des sci­ences essen­tielles du Cours.

Pour cette sci­ence nais­sante il va se référ­er à son illus­tre ami Blainville dont il a suivi inté­grale­ment le cours de phys­i­olo­gie générale et com­parée de 1829 à 1832 à la Fac­ulté des sci­ences de Paris. En lisant Blainville, écrit Juli­ette Grange4, on croit par­fois lire du Comte et il sem­ble que les influ­ences entre les deux hommes aient été récipro­ques. Il est vrai que dans sa recherche effrénée de démarche pos­i­tive Auguste Comte va aus­si met­tre en avant les travaux de Gall sur la phrénolo­gie, cher­chant à don­ner un fonde­ment organique à des fonc­tions intel­lectuelles. Mais il n’é­tait pas le seul : Brous­sais et Geof­froy Saint-Hilaire ont eux aus­si admiré et suivi Gall. C’est dans le même esprit qu’il renie la psy­cholo­gie intro­spec­tive. En tout cas Auguste Comte se mon­tre sat­is­fait de l’ex­cel­lent accueil que pro­duit la pub­li­ca­tion de mon troisième vol­ume comme il l’écrit à Valat. D’ailleurs lui dit-il il n’at­tend d’autre récom­pense immé­di­ate que le suf­frage con­scien­cieux d’une douzaine env­i­ron de penseurs émi­nents en Europe. Blainville, et ce n’est pas éton­nant, sanc­tionne ma manière de voir au point de recom­man­der publique­ment et avec force à son nom­breux audi­toire la lec­ture de ce vol­ume.

Il avait prévu un qua­trième vol­ume qui devait être le dernier, pour traiter de la philoso­phie sociale. En fait il sort un an après, en juil­let 1839, mais il ne traite que la par­tie dog­ma­tique. Se référant à ses œuvres de jeunesse et notam­ment à son Opus­cule fon­da­men­tal (plan des travaux sci­en­tifiques néces­saires pour organ­is­er la société)5, il annonce qu’il abor­de cette fois-ci l’opéra­tion philosophique main­tenant dif­fi­cile et plus hardie. En effet au lieu de juger et d’amélior­er les sci­ences rem­plis­sant déjà les con­di­tions fon­da­men­tales de la pos­i­tiv­ité, il s’ag­it désor­mais essen­tielle­ment de créer un ordre tout entier de con­cep­tion sci­en­tifique, qu’au­cun philosophe antérieur n’a jamais ébauché, et dont la pos­si­bil­ité n’avait même jamais été net­te­ment entre­vue. Une par­tie du vol­ume con­siste à exam­in­er les prin­ci­pales ten­ta­tives philosophiques entre­pris­es jusqu’i­ci pour con­stituer la sci­ence sociale. C’est en ren­dant hom­mage à l’il­lus­tre et mal­heureux Con­dorcet qu’il intro­duit le néol­o­gisme de soci­olo­gie6 : Exacte­ment équiv­a­lent à mon expres­sion, déjà intro­duite, de physique sociale, afin de pou­voir désign­er par un nom unique cette par­tie com­plé­men­taire de la philoso­phie naturelle qui se rap­porte à l’é­tude pos­i­tive de l’ensem­ble des lois fon­da­men­tales pro­pres aux phénomènes soci­aux. Arrivant à la néces­sité de fonder une doc­trine nou­velle, capa­ble de con­cili­er l’or­dre et le pro­grès, il abor­de suc­ces­sive­ment la sta­tique sociale, ou théorie de l’or­dre spon­tané des sociétés humaines et la dynamique sociale, ou théorie générale du pro­grès de l’hu­man­ité.

Ce qua­trième tome est un chef-d’œu­vre de pro­fondeur, de clarté et de solid­ité. Mais Auguste Comte est pressé de ter­min­er, car il a annon­cé un dernier vol­ume con­sacré à l’ap­pré­ci­a­tion effec­tive de l’ensem­ble du passé humain. Le 29 novem­bre 1840 il écrit à Valat : Mon vol­ume final sera le plus éten­du de tous et quoiqu’ayant énor­mé­ment tra­vail­lé, je n’au­rai peut-être pas ter­miné toute la par­tie his­torique, quoique j’ai actuelle­ment achevé l’An­tiq­ui­té et le Moyen Âge. Selon ma cou­tume con­stante, ce dernier tra­vail va se faire par accès très intens­es, pro­longés pen­dant cinq à six semaines7.

Effec­tive­ment Auguste Comte ne perd pas son temps. On se demande com­ment il parvient à men­er un tra­vail aus­si gigan­tesque entre ses cours quo­ti­di­ens à l’In­sti­tu­tion Lav­ille et ses inter­ro­ga­tions trois fois par semaine à l’É­cole poly­tech­nique, sans compter son cours d’as­tronomie pop­u­laire tous les dimanch­es, et ses tournées d’ex­am­i­na­teur d’ad­mis­sion à Poly­tech­nique qui lui pren­nent trois mois par an ! Pen­dant la semaine, écrit-il à Valat, je suis à l’ou­vrage depuis qua­tre heures du matin jusqu’au dîn­er, avec les seuls inter­valles qu’ex­i­gent stricte­ment mes devoirs quo­ti­di­ens et il ajoute il faut l’in­ten­sité de tra­vail la plus soutenue et la plus énergique, mal­gré l’ex­trême rapid­ité d’exé­cu­tion que j’ai heureuse­ment con­servée jusqu’i­ci, quand une fois je suis en verve, ce qui est d’abord lent à obtenir.

En réal­ité, la méth­ode de tra­vail d’Au­guste Comte est extra­or­di­naire. Comme le décrit Gouhi­er, cha­cun de ses livres est d’abord le motif d’un long con­cil­i­ab­ule intérieur ; toutes les puis­sances de l’e­sprit sont ten­dues ; une réflex­ion ardente fixe les idées, sub­or­donne les rap­ports, ajuste les raisons ; sa mémoire enreg­istre à mesure alinéas et leçons jusqu’au moment où une coupure est pos­si­ble. Les médi­ta­tions de Comte sont célèbres. Il expli­quera lui-même, dans sa pré­face du dernier vol­ume, après avoir, dans ma pre­mière jeunesse, rapi­de­ment amassé tous les matéri­aux qui me parais­saient con­venir à la grande élab­o­ra­tion dont je sen­tais déjà l’e­sprit fon­da­men­tal, je me suis, depuis vingt ans au moins, imposé, à titre d’hy­giène cérébrale, l’oblig­a­tion, quelque­fois gênante, mais plus sou­vent heureuse, de ne jamais faire aucune lec­ture qui puisse offrir une impor­tante rela­tion, même indi­recte, au sujet quel­conque dont je m’oc­cupe actuelle­ment.

Il attribue à ce régime sévère la net­teté, l’én­ergie et la con­sis­tance de mes divers­es con­cep­tions. Il avoue même n’avoir jamais lu, en aucune langue, ni Vico, ni Kant, ni Herder, ni Hegel, etc. Cette nég­li­gence volon­taire a pour lui beau­coup con­tribué à la pureté, à l’har­monie de ma physique sociale. Il en est même arrivé à s’in­ter­dire toute lec­ture de jour­naux. Et il souligne dans sa pré­face com­bi­en un tel régime men­tal, d’ailleurs en pleine har­monie avec ma vie soli­taire, peut aujour­d’hui con­tribuer, en poli­tique, à faciliter l’élé­va­tion de vues et l’im­par­tial­ité des sentiments.

Au sujet du régime men­tal de Comte, le célèbre philosophe anglais Stu­art Mill8, qui le con­nais­sait fort bien, a fait part de son opin­ion : Pour la plu­part des penseurs, cette con­duite serait sans doute très impru­dente ; mais nous ne voudri­ons pas affirmer qu’elle ne puisse par­fois être avan­tageuse à un esprit de la qual­ité spé­ciale de Mon­sieur Comte, à un esprit qui peut s’ap­pli­quer avec prof­it à pour­suiv­re jusque dans les développe­ments les plus reculés une série par­ti­c­ulière de médi­ta­tions d’une espèce si ardue, que la com­plète con­cen­tra­tion de l’in­tel­li­gence sur ses pro­pres pen­sées est presque la con­di­tion néces­saire du suc­cès. Mais dans ce cas, ajoute Stu­art Mill, il faut renon­cer à la pré­ten­tion d’ar­riv­er à la vérité toute entière.

Et il con­clut, en con­nais­sance de cause ne vivant qu’avec ses pro­pres pen­sées, toute con­sid­éra­tion qui, dans d’autres points de vue, pour­rait s’of­frir à lui, soit comme une objec­tion, soit comme une mod­i­fi­ca­tion néces­saire, est pour lui comme si elle n’ex­is­tait pas. Le résul­tat de cette posi­tion est une gigan­tesque con­fi­ance en soi-même, pour ne pas dire suff­i­sance, celle de M. Comte est colos­sale. Nous n’avons rien trou­vé qui en approchât. Heureuse­ment pour l’équili­bre et la san­té d’Au­guste Comte, il y avait la coupure des tournées provin­ciales d’ex­am­i­na­teur qui reve­naient chaque année d’août à octo­bre. Elles ont beau­coup comp­té dans sa vie. 

Les tournées provinciales d’un examinateur scrupuleux

On se sou­vient que c’est Dulong, directeur des études à l’É­cole poly­tech­nique, qui lui a pro­posé en 1837 un poste d’ex­am­i­na­teur d’ad­mis­sion, con­scient de l’in­jus­tice com­mise à son égard lors du rem­place­ment de Navier à la chaire d’analyse mécanique. Auguste Comte accepte cette com­pen­sa­tion “en atten­dant”. Il faut dire que le traite­ment de trois mille francs a dû peser dans la bal­ance. Il y a cepen­dant une ombre au tableau : il apprend en même temps que, depuis une ordon­nance de 1832, la place n’est plus désor­mais à vie ; elle est assu­jet­tie à une réélec­tion annuelle par le Con­seil d’in­struc­tion de l’é­cole. Il sera donc le pre­mier exam­i­na­teur à qui s’ap­pli­quera cette dis­po­si­tion. Mais, pour l’heure, il n’y voit qu’une for­mal­ité comme pour mon autre place de répéti­teur d’analyse et de mécanique où il est invari­able­ment renom­mé chaque année. Ma posi­tion comme exam­i­na­teur est donc, je crois, fort assurée écrit-il tout heureux à Valat le 21 novem­bre 1837. 

Ain­si donc pen­dant sept ans, de 1837 à 1844, Auguste Comte va assur­er cette lourde charge qui lui pren­dra trois mois par an : le mois d’août, c’est l’hor­ri­ble corvée parisi­enne qui l’oblige à exam­in­er pen­dant vingt-huit jours suc­ces­sifs les can­di­dats parisiens à l’Hô­tel de Ville (la cohue poly­tech­ni­ci­enne). Et ensuite deux mois en province jusqu’à la fin octo­bre. À cette époque, il y avait qua­tre exam­i­na­teurs con­sti­tu­ant deux équipes qui se partageaient la tournée de l’Est et celle de l’Ouest. Les exa­m­ens oraux con­sti­tu­aient la par­tie essen­tielle de l’ex­a­m­en9 ; ils por­taient sur l’arith­mé­tique, la géométrie élé­men­taire, la trigonométrie, la géométrie descrip­tive (réduite à la droite et au plan), la géométrie ana­ly­tique à deux et trois dimen­sions, l’al­gèbre élé­men­taire et supérieure et enfin la statique. 

En 1837, Auguste Comte fait sa pre­mière tournée, celle de l’Ouest cette année-là, qui le con­duit à Rouen, Rennes, Lori­ent, Angoulême, Bor­deaux et Toulouse. Il ter­mine à Mont­pel­li­er où il se retrou­ve dans ce même col­lège, d’où j’é­tais sor­ti moi-même exam­iné. J’en suis encore vive­ment atten­dri comme il l’écrit à Valat. Cette pre­mière tournée, il l’a faite avec plaisir mal­gré les sept cents lieues qu’il a dû faire : Cette course loin de nuire à ma san­té, l’a notable­ment améliorée. Et surtout, il prend au sérieux ses fonc­tions aux­quelles il prend plaisir par la cer­ti­tude d’y pou­voir faire un bien réel. Il pense sincère­ment pou­voir exercer une réelle influ­ence pour répar­er le mal pro­fond qu’a causé la déplorable direc­tion don­née à l’en­seigne­ment math­é­ma­tique. Il croit même avoir déjà com­mencé à mod­i­fi­er heureuse­ment les habi­tudes mis­érable­ment sub­tiles et étroites de la rou­tine sco­las­tique. Il ne doute pas de par­venir à per­fec­tion­ner sen­si­ble­ment le sys­tème général de notre édu­ca­tion math­é­ma­tique. Il pense même avoir davan­tage de capac­ité d’ac­tion que s’il était tit­u­laire de la chaire de pro­fesseur quoiqu’une telle chaire, qui prob­a­ble­ment me vien­dra, me fut per­son­nelle­ment plus agréable à d’autres égards.

L’en­t­hou­si­asme de la pre­mière tournée va quelque peu se refroidir au long des tournées suiv­antes : Cette vie nomade a per­du le piquant de la nou­veauté, écrit-il lors de la deux­ième tournée. Il se plain­dra de plus en plus du régime des voitures et des hôtels gar­nis, de cette vie d’auberges et de dili­gences. En 1840 il est telle­ment excédé de cours­es, après avoir fait sept cents lieues et changé douze fois de loge­ment, qu’il ren­tre directe­ment à Paris sans aller voir son ami Valat à Bor­deaux. Il voit avec soulage­ment la fin de son exil annuel pour retrou­ver son chez-soi ardem­ment désiré. Et tout cela pour courir après quelques exa­m­ens sat­is­faisants, parsemés ça et là dans la foule des mau­vais ou des insignifi­ants ! Mais il se fait une rai­son : mieux vaut con­serv­er cette place encore longtemps plutôt que de courir les leçons par­ti­c­ulières. Il sait bien qu’il n’est pas encore à sa vraie place, mais ces tournées sont des pier­res d’at­tente. Et finale­ment cette vie de tournée lui réus­sit bien : il par­le du besoin physique que j’ai main­tenant con­trac­té des voy­ages annuels, si utiles à ma san­té, même avec leur rude exé­cu­tion actuelle. Il pense même qu’elles con­stituent une salu­taire révul­sion après une année de travaux exor­bi­tants, en faisant allu­sion à la rédac­tion de son Cours de philoso­phie pos­i­tive.

Il est vrai que la tournée provin­ciale d’un exam­i­na­teur d’ad­mis­sion à l’É­cole poly­tech­nique avait des bons côtés : il est reçu partout comme un per­son­nage impor­tant. Sou­vent accueil­li par le préfet en per­son­ne qui l’in­vite à sa table, comme à Dijon en 1838 où il se retrou­ve en com­pag­nie de trois généraux en mis­sion ! Lui qui ne voit per­son­ne à Paris retrou­ve avec plaisir les amis et cama­rades qu’il n’a pas vus depuis longtemps : chez son ami Valat à Bor­deaux, bien sûr ou chez Roméo Pouzin à Mont­pel­li­er. Et puis, on se presse pour assis­ter à ses exa­m­ens qui sont publics, où assis­tent non seule­ment des élèves mais de nom­breux pro­fesseurs. Lors de son séjour à Metz en 1838 il écrit : Mes exa­m­ens y ont été suiv­is et appré­ciés avec un haut et évi­dent intérêt.

Il faut dire que de l’avis général les exa­m­ens de Comte pro­dui­saient une grande impres­sion. J. Bertrand, qui pour­tant n’est pas ten­dre avec Auguste Comte, racon­te dans ses Sou­venirs académiques : Les exa­m­ens de 1837 sont restés légendaires ; on les citait comme un mod­èle de sagac­ité et de finesse. Comte appor­tait une série de ques­tions bien choisies, recueil­lies pen­dant vingt années d’en­seigne­ment, assez sim­ples pour que tout élève bien instru­it pût impro­vis­er une solu­tion, assez com­plex­es pour que les meilleurs trou­vassent l’oc­ca­sion de mon­tr­er leur supéri­or­ité. La salle d’ex­a­m­en était, dès le matin, rem­plie d’au­di­teurs ; plus d’un curieux dés­in­téressé pre­nait plaisir aux drames ingénieux que Comte fai­sait naître… on avait ren­con­tré l’ex­am­i­na­teur sans défaut…

Il avait d’ailleurs une manière toute per­son­nelle de not­er les can­di­dats : il avait créé des signes par­ti­c­uliers pour class­er les élèves suiv­ant la nature de l’ex­er­ci­ce. Il refu­sait les nota­tions clas­siques de 0 à 20 dont on fai­sait la moyenne : Cette méth­ode a une apparence de rigueur numérique, mais elle ne per­met pas d’ap­porter les nuances, par lesquelles la valeur effec­tive des intel­li­gents peut être vrai­ment appré­ciée.

La Mai­son d’Au­guste Comte con­serve pré­cieuse­ment toutes ses fich­es d’ex­a­m­en des can­di­dats : on peut y voir ces fameux signes en let­tres grec­ques et les expres­sions anglais­es qu’il util­i­sait pour not­er la valeur de chaque ques­tion. On y décou­vre surtout la façon pré­cise dont il décrit le com­porte­ment du can­di­dat tout au long des exer­ci­ces et, à la fin de chaque exa­m­en, ces longues appré­ci­a­tions por­tant sur la dou­ble dimen­sion : niveau d’in­struc­tion et intelligence. 

C’est ce qu’il appelait trou­ver l’équa­tion du can­di­dat comme, par exem­ple, cette appré­ci­a­tion : Esprit lent et embar­rassé, mais logique et même sagace ; il vaut beau­coup mieux qu’il ne paraît, quoique son instruc­tion soit un peu étroite ; il réus­sir­ait prob­a­ble­ment à l’É­cole. Il utilise toute une gamme de qual­i­fi­cat­ifs pour car­ac­téris­er cha­cun des can­di­dats : De la force et de la justesse ; esprit net, fort et juste ; de la justesse et une grande vigueur logique ; très judi­cieux quoique peu sagace ; de l’in­tel­li­gence mais un peu de vague… C’est un mod­èle du genre ! 

Il était inévitable, à cause même de sa répu­ta­tion, qu’il soit un jour ou l’autre l’ob­jet de pres­sions et de cri­tiques. En 1842, par exem­ple, il fait allu­sion aux jalous­es cri­ail­leries des pro­fesseurs de Paris. Il a reçu effec­tive­ment des mis­es en garde offi­cieuses con­tre sa façon de con­duire les inter­ro­ga­tions et en par­ti­c­uli­er con­tre l’in­suff­isante var­iété des prob­lèmes. En avril 1843, nou­velle attaque, plus sérieuse cette fois, car elle vient du Con­seil d’in­struc­tion. Cori­o­lis, directeur des études, vient trou­ver Comte et lui fait part loyale­ment des attaques dont il est l’ob­jet. On lui reproche cette fois la dif­fi­culté de cer­taines ques­tions, net­te­ment en dehors du pro­gramme. Dans une longue séance, racon­te Pierre Laf­fitte, Auguste Comte lui com­mu­ni­qua ses notes d’ex­a­m­en. M. Cori­o­lis ne trou­va que trois ques­tions à supprimer.

Plus sérieuse­ment on s’est demandé pourquoi, comme l’a noté Robi­net, des élèves qu’il avait jugés très forts et donc admis dans un bon rang en sor­taient avec de moyens ou mau­vais classe­ments, tan­dis que des intel­li­gences jugées bien inférieures sor­taient en tête. Sur ce point, Auguste Comte incrim­i­nait l’en­seigne­ment de l’É­cole qui était envahi par le cal­cul algébrique devenu telle­ment vicieux, que la com­bi­nai­son des signes y rem­place presque partout les grandes théories et les con­cep­tions essen­tielles. De ce fait, les intel­li­gences médiocres où la mémoire et l’ex­pres­sion l’emportent sur la médi­ta­tion, fleuris­sent. Il dis­ait que les pre­miers sor­tants de l’é­cole n’é­taient le plus sou­vent et sauf excep­tion que des esprits faux ou des intel­li­gences amoin­dries.

Mais entre-temps, Auguste Comte avait déclenché sa guerre con­tre les savants. La sor­tie du six­ième tome de son Cours à l’été 1842 va être l’ét­in­celle. Il a en effet décidé de met­tre sur la place publique sa polémique con­tre les géomètres. 

L’étrange préface personnelle du sixième tome, héroïque et suicidaire

Juil­let 1842. Auguste Comte vient d’achev­er le six­ième et dernier vol­ume de son grand ouvrage, le Cours de philoso­phie pos­i­tive. C’est un moment cru­cial. Il attend beau­coup de l’ef­fet que pro­duira ce vol­ume final, le plus éten­du et le plus décisif de tous. Il a achevé son extrême opéra­tion philosophique, où comme il l’écrit à Stu­art Mill, il a été con­duit à refaire, en quelque sorte, pour notre temps et à ma manière, l’équiv­a­lent actuel du dis­cours de Descartes sur la méth­ode, resté intact depuis deux siè­cles, auquel il a osé sub­stituer une con­cep­tion nou­velle prin­ci­pale­ment car­ac­térisée par la prépondérance logique du point de vue social, que Descartes avait, au con­traire, été for­cé d’é­carter avec soin.

Il décide d’y ajouter une longue Pré­face per­son­nelle, dont il écrit à Valat qu’elle fera peur à mes amis sans faire rire mes enne­mis. Cette pré­face dont on peut dire qu’elle est à la fois sui­cidaire, insen­sée et héroïque, est un véri­ta­ble réquisi­toire con­tre l’A­cadémie des sci­ences, le Con­seil d’in­struc­tion de l’É­cole poly­tech­nique et la cor­po­ra­tion des savants qui tien­nent le haut du pavé. Elle sera d’ailleurs la cause de la sépa­ra­tion défini­tive avec sa femme Car­o­line qui veut le dis­suad­er de se livr­er à une telle provo­ca­tion : Des deux mains que j’ai, lui écrira-t-elle, j’en don­nerais une pour qu’elle ne fût pas écrite. Il n’ac­ceptera pas son atti­tude et ses pro­pos défaitistes, l’ac­cu­sant même de pass­er à l’en­ne­mi. Son ami Blainville, mem­bre de l’A­cadémie des sci­ences, n’eut pas plus de suc­cès et n’in­sista pas. Elle don­nera lieu à un procès mémorable con­tre son édi­teur Bache­li­er qui s’é­tait sen­ti obligé d’a­jouter, à son insu, un “Avis de l’édi­teur” pour se dédouan­er vis-à-vis d’Ara­go. Il faut dire que cet illus­tre astronome, secré­taire per­pétuel de l’A­cadémie des sci­ences et per­son­nal­ité libérale, était nom­mé­ment attaqué comme fidèle organe spon­tané des pas­sions et des aber­ra­tions pro­pres à la classe qu’il domine si déplorable­ment aujour­d’hui. Auguste Comte attribuait à sa désas­treuse influ­ence, les dis­po­si­tions irra­tionnelles et oppres­sives adop­tées depuis dix ans à l’É­cole poly­tech­nique.

En tout cas cette pré­face ne pas­sa pas inaperçue. On a pu dire que pour Auguste Comte rien ne fut comme avant. Il y per­dra son poste d’ex­am­i­na­teur, puis son poste de répéti­teur et en même temps tous ses moyens matériels d’existence. 

Pourquoi Auguste Comte a‑t-il écrit cette pré­face inso­lite dans son Cours de philoso­phie ? Pourquoi a‑t-il éprou­vé le besoin de met­tre sur la place publique ses dif­férends per­son­nels ? Il s’é­tait promis, il est vrai, de dire ce qu’il avait sur le cœur au moment de la nom­i­na­tion de Sturm en 1840 à la chaire de math­é­ma­tiques qu’il esti­mait lui revenir de droit : Je la regarde comme ma pro­priété légitime écrivait-il à l’époque. Et Auguste Comte n’est pas homme à oubli­er ce qu’il a ressen­ti comme une pro­fonde injus­tice et une manœu­vre délibérée con­tre lui. Il revien­dra d’ailleurs en détail sur cet épisode dans sa pré­face. Il faut dire aus­si qu’il se sent en sit­u­a­tion pré­caire, car ses deux fonc­tions à l’É­cole poly­tech­nique sont soumis­es à réélec­tion annuelle. 

Or il se livre, dans la 57e leçon de son vol­ume, à une cri­tique en règle envers le régime sci­en­tifique actuel. Il se sait donc en dan­ger, comme il l’écrit à Stu­art Mill : J’ai appris à mes pro­pres dépens, que les savants seraient tout aus­si vin­di­cat­ifs et oppres­sifs que les prêtres et les méta­physi­ciens s’ils pou­vaient en avoir jamais les moyens. Il pense donc avec cette pré­face faire un coup décisif, heureux, quoique parais­sant très hasardeux. Au fond, pour lui, la meilleure défense c’est l’at­taque et d’ailleurs il compte sur l’opin­ion publique qui ne pour­ra que ren­dre jus­tice à un aus­si grand philosophe. 

À Stu­art Mill écrit-il : J’y place ma laborieuse exis­tence sous la noble pro­tec­tion du pub­lic européen, con­tre la désas­treuse influ­ence que les pas­sions et les préjugés de nos mis­érables coter­ies sci­en­tifiques peu­vent encore exercer à tout instant sur mes mod­estes ressources matérielles. En tout cas ce n’est pas un coup de tête, il y a mûre­ment réfléchi depuis un an et s’est même pré­paré aux plus fâcheuses con­séquences. Et il écrit à son édi­teur : Je sais que ma pré­face va beau­coup aug­menter l’an­i­mosité de M. Ara­go con­tre moi, mais je per­siste à penser que le dan­ger n’est pas pour moi seul.

On se tromperait en effet, dit Arbousse-Bastide, si on voy­ait dans cette pré­face, comme on s’est plu par­fois à le soutenir, ” le doc­u­ment pathologique d’un per­sé­cuté revendi­quant “. Elle est une prise de posi­tion par­faite­ment réfléchie, con­tre un ordre établi et au nom d’un idéal intel­lectuel. La véhé­mence du réquisi­toire de Comte ne doit pas être imputée seule­ment à ses griefs personnels. 

En fait c’est un véri­ta­ble man­i­feste antipé­dan­to­cra­tique, d’après le terme qu’il a repris à Stu­art Mill : il a voulu exprimer publique­ment son pro­fond mépris per­son­nel à l’é­gard des meneurs académiques de l’A­cadémie des sci­ences et la veu­lerie du Con­seil de l’É­cole polytechnique.

Il faut lire cette pré­face10. C’est d’abord un beau morceau lit­téraire, et prob­a­ble­ment un des plus pas­sion­nants doc­u­ments humains qu’un philosophe ait pu écrire (sauf peut-être chez Jean-Jacques Rousseau). Le ton en est dra­ma­tique. Le doc­teur Aud­iffrent pen­sait même qu’on ne pou­vait la lire ” sans se sen­tir pénétré d’une pro­fonde tristesse “. 

D’emblée il annonce qu’il va nous livr­er sa vie, il m’a tou­jours paru con­ven­able que le fon­da­teur d’une nou­velle philoso­phie fit directe­ment con­naître au pub­lic l’ensem­ble de sa démarche spécu­la­tive et même aus­si de sa posi­tion intel­lectuelle. Sa vie elle-même est un mes­sage en rai­son de l’in­time con­nex­ité de son exis­tence privée avec l’é­tat général de la rai­son humaine au XIXe siè­cle. Il évoque alors les grands moments de son exis­tence, avec les dif­férentes étapes pré­para­toires ; la prise de con­science de sa mis­sion dès l’âge de 14 ans, son ini­ti­a­tion math­é­ma­tique, la révéla­tion dès l’É­cole poly­tech­nique de la voie intel­lectuelle con­duisant à la régénéra­tion. Son instruc­tion com­plé­men­taire en biolo­gie et en his­toire, sa fréquen­ta­tion dif­fi­cile de Saint-Simon, jusqu’à la décou­verte à 24 ans de sa grande loi rel­a­tive à l’ensem­ble de l’évo­lu­tion humaine, indi­vidu­elle et col­lec­tive. Et main­tenant, le voici arrivé à la sys­té­ma­ti­sa­tion finale de la philoso­phie pos­i­tive, gradu­elle­ment pré­parée par mes divers prédécesseurs depuis Descartes et Bacon.

Or, con­state-t-il, ses travaux tran­scen­dants non seule­ment ne l’ont pas aidé dans sa sit­u­a­tion pro­fes­sion­nelle, mais ils ont été la prin­ci­pale cause de graves injus­tices dans cette car­rière. Il pense même, rajoute-t-il, que la sor­tie de son dernier vol­ume va aggraver les risques qu’il court. Et il va pass­er en revue sa posi­tion per­son­nelle en face des trois influ­ences générales dans la société française : la théologique, la méta­physique et la scientifique. 

Au par­ti théologique avec lequel sa philoso­phie ne compte aucune con­cil­i­a­tion essen­tielle, il doit le funeste licen­ciement de l’É­cole poly­tech­nique, qui a obéré grave­ment sa car­rière ; il lui doit aus­si l’in­ter­dic­tion d’en­tr­er dans l’In­struc­tion publique et récem­ment il lui doit la mise à l’in­dex de ses ouvrages pour avoir sys­té­ma­tique­ment proclamé la néces­sité et la pos­si­bil­ité de ren­dre enfin la morale pleine­ment indépen­dante de toute croy­ance religieuse. De ce côté donc, pas de com­pro­mis­sion possible. 

Quant au méta­physique, soit gou­ver­nant, soit aspi­rant il est encore plus dan­gereux pour lui, à cause de sa grande prépondérance en France : c’est Guizot qui refuse de créer la chaire d’his­toire des sci­ences. C’est surtout toute la presse libérale où il con­state un étrange silence unanime­ment gardé, pen­dant douze ans, envers ma pub­li­ca­tion philosophique. En fait le par­ti, écrit-il, veut empêch­er à tout prix l’in­stal­la­tion sociale de la vraie philoso­phie moderne.

Et il en vient aux sci­en­tifiques, qui devraient con­stituer le germe de la vraie spir­i­tu­al­ité mod­erne. Il dis­tingue chez eux deux écoles : l’é­cole math­é­ma­tique dom­i­nant l’ensem­ble des études inor­ganiques et l’é­cole biologique lut­tant faible­ment pour main­tenir, con­tre l’as­cen­dant de la pre­mière, l’indépen­dance et la dig­nité des études organiques11. Celle-ci est plutôt favor­able à Auguste Comte, mais c’est le clan des “géomètres” qui va être la cible par­ti­c­ulière de ses cri­tiques. D’ailleurs le com­bat est déjà engagé. Com­ment expli­quer autrement, nous dit-il, qu’on ait refusé ce poste de la prin­ci­pale chaire math­é­ma­tique à celui qui avait don­né à la haute instruc­tion math­é­ma­tique la direc­tion la plus con­forme à sa véri­ta­ble des­ti­na­tion pour le sys­tème général de l’évo­lu­tion pos­i­tive.

Pour lui les choses sont claires : les antipathies qu’il inspire chez les académi­ciens tien­nent soit à la sit­u­a­tion générale de l’e­sprit humain au XIXe siè­cle, soit au car­ac­tère fon­da­men­tal de ma nou­velle philoso­phie. Ain­si donc la résis­tance du milieu sci­en­tifique à son action philosophique n’est ni for­tu­ite, ni per­son­nelle, mais c’est la cor­po­ra­tion des géomètres qui repousse celui qui a directe­ment fondé une sci­ence nou­velle, la plus dif­fi­cile et la plus impor­tante de toutes.

Ain­si, con­clut-il, il est pra­tique­ment seul con­tre tous : son unique refuge reste dans le sou­tien d’une opin­ion publique française, mais aus­si européenne. Il sait déjà que l’élite du pub­lic européen saura man­i­fester son indig­na­tion devant le sort qui lui est fait. Il ne demande aucune faveur par­ti­c­ulière, il demande seule­ment que ses ressources matérielles ne soient pas livrées chaque année au despo­tique arbi­trage des préjugés et des pas­sions qui sont désor­mais le prin­ci­pal obsta­cle à la réno­va­tion intel­lectuelle, con­di­tion fon­da­men­tale de la régénéra­tion sociale.

Un réquisitoire impitoyable contre les pédantocrates

Que reproche-t-il aux savants, et par­ti­c­ulière­ment à ceux qu’il appelle “les géomètres”. Pourquoi est-il si méprisant à leur égard ? À quels péchés con­tre l’e­sprit se livrent-ils pour être si con­damnables12 ?

C’est dans cette fameuse 57e leçon de son dernier tome qu’on trou­ve large­ment exposé le diag­nos­tic sévère auquel il se livre sur le monde sci­en­tifique de son époque. 

Il recon­naît volon­tiers les pro­grès réal­isés tant en math­é­ma­tiques qu’en physique ou chimie, il salue l’im­mor­tel Fouri­er, la grande pen­sée de Mon­ge qui élar­git la géométrie, l’incom­pa­ra­ble Lagrange, le seul géomètre qui ait digne­ment perçu l’al­liance de l’e­sprit his­torique avec l’e­sprit sci­en­tifique, mais il déplore l’ha­bile char­la­tanisme de Laplace, et l’e­sprit bril­lant mais super­fi­ciel de Cuvier. 

Mais pour lui, le grand pro­grès de la sci­ence mod­erne est dû à la créa­tion déci­sive de la philoso­phie biologique, cet indis­pens­able com­plé­ment rap­prochait la sci­ence mod­erne de sa plus haute des­ti­na­tion sociale. Toute son admi­ra­tion va aux pio­nniers de la biolo­gie et notam­ment au très grand Bichat avec son dual­isme vital ; il salue notre émi­nent Blainville, l’e­sprit le plus rationnel dont puisse s’honor­er le monde sci­en­tifique actuel. Il donne un coup de cha­peau à Gall qui, mal­gré d’inévita­bles aber­ra­tions, a fait entr­er dans le domaine de la philoso­phie naturelle, l’é­tude générale des plus hautes fonc­tions indi­vidu­elles ; il salue l’auda­cieux génie de Brous­sais qui abor­de la vraie philoso­phie pathologique avec d’in­suff­isants matéri­aux. Il applau­dit à cet admirable mou­ve­ment biologique pro­pre à ce demi-siè­cle qui a con­tribué au pro­grès fon­da­men­tal de l’e­sprit humain.

On pour­rait donc se réjouir de ce grand mou­ve­ment sci­en­tifique, d’au­tant qu’en même temps l’in­flu­ence sociale de la sci­ence s’ac­croît : dans l’en­seigne­ment d’abord, avec la créa­tion de grands étab­lisse­ments d’in­struc­tion sci­en­tifique ; avec l’ad­mirable sys­tème des mesures uni­verselles ensuite, et plus générale­ment dans le développe­ment des ser­vices de la sci­ence à l’in­dus­trie. Mais ce pro­grès de la sci­ence est grave­ment men­acé de l’in­térieur par l’at­ti­tude des savants qui les rend indignes de la haute des­ti­na­tion sociale car se sont dévelop­pées chez eux de vicieuses ten­dances soit men­tales, soit même morales.

Le mal pro­fond qui s’est instal­lé dans la classe des savants, c’est l’e­sprit de spé­cial­ité dis­per­sive dû à l’empirisme et l’é­goïsme com­binés. L’ensem­ble de la sci­ence est ain­si l’ob­jet de pas­sions et préjugés sci­en­tifiques. D’ailleurs, nous prévient Auguste Comte, l’ad­mirable per­fec­tion du sys­tème de nos con­nais­sances ne doit pas faire illu­sion : la plu­part des savants dont on hon­ore le mérite par­ti­c­uli­er ne pour­raient offrir qu’une inqual­i­fi­able médi­ocrité.

En fait les savants se sont enfer­més dans leur spé­cial­ité jusqu’à la plus désas­treuse exagéra­tion s’at­tachant exclu­sive­ment à un domaine restreint, avec un esprit de détail dont ils font le critère de la rigueur. Cette pré­dom­i­nance de l’e­sprit ana­ly­tique qui exclut toute démarche syn­thé­tique est désas­treuse, affirme-t-il, car l’évo­lu­tion de l’en­ten­de­ment humain a besoin de ces deux degrés d’e­sprit : L’e­sprit ana­ly­tique est plus apte à saisir les dif­férences, l’e­sprit syn­thé­tique les ressem­blances ; le pre­mier tend à divis­er, l’autre à coor­don­ner ; le pre­mier des­tiné à l’élab­o­ra­tion des matéri­aux, le deux­ième à la con­struc­tion des édifices.

Or, con­clut-il, anar­chique­ment ameutés con­tre ce dual­isme fon­da­men­tal, les maçons actuels ne veu­lent plus souf­frir d’ar­chi­tectes. C’est ce qui con­duit à une déplorable organ­i­sa­tion du tra­vail sci­en­tifique qui s’op­pose à ce que la philoso­phie pos­i­tive soit réelle­ment com­prise par per­son­ne, puisque chaque sec­tion de savants n’en con­naît que des frag­ments isolés dont aucun ne saurait suf­fire à une con­cep­tion vrai­ment déci­sive. De ce fait on assiste à un mor­celle­ment car­ac­téris­tique de cor­po­ra­tions savantes, image fidèle et suite néces­saire de leur dis­per­sion. Quant à la grande sci­ence biologique, éten­due aux fonc­tions intel­lectuelles et morales, qui néces­site un esprit d’ensem­ble pour se dévelop­per, elle est entravée par les cor­po­ra­tions savantes, et notam­ment par l’A­cadémie des sciences. 

Les accu­sa­tions les plus vio­lentes sont en effet réservées à ces insti­tu­tions qui devraient pro­mou­voir l’in­térêt de la sci­ence dans son ensem­ble et qui, en fait, ne ser­vent que l’in­térêt égoïste des dif­férentes coter­ies. C’est d’au­tant plus grave que ces insti­tu­tions, comme l’A­cadémie des sci­ences de Paris, se sont vu con­fér­er des pou­voirs impor­tants, et notam­ment le choix des pro­fesseurs des­tinés au plus haut enseigne­ment sci­en­tifique. Et prenant son exem­ple per­son­nel, il n’a pas de peine à mon­tr­er que l’A­cadémie a abusé de cette nou­velle mis­sion publique au prof­it de ses pro­pres membres.

Il reprend alors avec une cer­taine jubi­la­tion le terme de pédan­to­crates qu’avait util­isé Stu­art Mill, dans une de ses let­tres, faisant allu­sion aux études de la société chi­noise où la classe let­trée s’é­tait con­sti­tué un pou­voir exclusif dans l’at­tri­bu­tion des fonc­tions dans l’Ad­min­is­tra­tion13. Votre heureuse expres­sion de pédan­to­cratie pour car­ac­téris­er l’u­topie dan­gereuse de pré­ten­du règne de l’e­sprit lui écrit-il le 14 mars 1832. En l’at­tribuant à l’un des plus émi­nents penseurs, dont l’An­gleterre puisse aujour­d’hui s’honor­er, il fait sienne cette théorie sévère qui doit bless­er pro­fondé­ment l’orgueil et l’am­bi­tion de la tourbe spécu­la­tive.

Finale­ment son pronos­tic est pes­simiste : ce sera la prépondérance de la morale méta­physique fondée sur l’in­térêt per­son­nel. Bien­tôt la sci­ence elle-même en sera atteinte, avec le risque d’une cupid­ité crois­sante, attirée par les rela­tions de plus en plus fortes entre les spécu­la­tions sci­en­tifiques et les opéra­tions indus­trielles. Son seul espoir c’est l’é­clate­ment de cette classe de savants : La majeure par­tie se fon­dra par­mi les purs ingénieurs ; les plus émi­nents devien­dront le noy­au d’une véri­ta­ble classe philosophique pour con­duire la régénéra­tion intel­lectuelle et morale des société mod­ernes. Une philoso­phie vrai­ment pos­i­tive assign­era à cha­cun suiv­ant une irré­sistible ratio­nal­ité sa fonc­tion et son rang. Entre les ingénieurs et les philosophes, Auguste Comte ne cache pas sa hiérar­chie des valeurs. 

Mais il y a l’hor­reur absolue : ce sont les savants “bâtards” : rad­i­cale­ment dis­parates, dédaig­nant l’in­dus­trie, mécon­nais­sant les beaux-arts, ne pou­vant même entre eux, ni se com­pren­dre ni s’es­timer, parce que cha­cun d’eux veut tout ramen­er au sujet exclusif de son étroite préoc­cu­pa­tion, enfin tous inca­pables, dans les opéra­tions d’ensem­ble de la vie sociale, de pren­dre aucune délibéra­tion qui leur soit pro­pre, faute d’une doc­trine commune.

Décidé­ment cette 57e leçon, par­mi les toutes dernières de son Cours de philoso­phie pos­i­tive, ne fait pas de cadeau aux savants. Peu d’en­tre eux, prob­a­ble­ment, auront lu atten­tive­ment ce dernier tome qui vient de paraître, et notam­ment ce long pas­sage. Mais il y a la pré­face, avec la pub­lic­ité que lui don­nera le procès ” Bachelier “. 

Le procès Bachelier : Auguste Comte contre Arago

M. Bache­li­er, l’éditeur du Cours, est bien ennuyé quand il lit la pré­face qu’a pré­parée Auguste Comte. Il a peur des réac­tions de M. Ara­go. Il tente bien une démarche auprès d’Auguste Comte pour qu’il veuille bien sup­primer le para­graphe incrim­iné, mais l’auteur ne veut rien savoir. Je puis exiger légale­ment l’achèvement d’une pub­li­ca­tion où l’adoration de M. Ara­go n’a jamais été oblig­a­toire répond-il à l’éditeur. Jugez mon­sieur, ajoute-t-il, si je suis dis­posé à trem­bler devant M. Ara­go qui, pour être, suiv­ant l’heureuse expres­sion de l’amiral Dumont d’Urville, le sul­tan de l’Observatoire, et même de l’Académie, est encore fort loin, Dieu mer­ci, de régn­er ailleurs chez ceux qui savent se pass­er des faveurs dont il dispose.

François Arago, 1786-1853.Finale­ment le vol­ume paraît avec la pré­face inchangée, mais Bache­li­er a fait coller un car­ton sur la page de garde avec un “ Avis de l’éditeur ” où il fait men­tion des réac­tions de M. Ara­go. Faisant allu­sion à la mau­vaise humeur du philosophe datant de l’époque où M. Sturm fut nom­mé pro­fesseur d’analyse à l’École poly­tech­nique, Ara­go affirme qu’il ne se repent pas d’avoir préféré un illus­tre géomètre au con­cur­rent chez lequel je ne voy­ais de titres math­é­ma­tiques d’aucune sorte, ni grands ni petits.

Voy­ant cela, le sang d’A. Comte ne fait qu’un tour : l’ignoble préam­bule par lequel mon servile édi­teur et son digne patron M. Ara­go, ont souil­lé ma pré­face mon­tre bien ce dont le sul­tan de l’Observatoire est capa­ble, habitué qu’il est à voir tout ram­per ou fléchir dans le monde sci­en­tifique. En tout cas, Ara­go s’est décou­vert : c’est bien lui, l’un des dignes meneurs de l’intrigue inique tracée con­tre moi, à l’École poly­tech­nique en 1840. L’occasion est trop belle : en entre­prenant un procès con­tre Bache­li­er, il va venger publique­ment une avanie publique et faire légale­ment flétrir un précé­dent aus­si con­traire à la vraie lib­erté de la presse. Et en même temps, il va présen­ter aux juges, dans un dis­cours (qu’il a prévu d’une heure !) le dan­ger per­son­nel de la lutte ouverte et directe que j’y dois soutenir con­tre un très puis­sant per­son­nage. Et il compte bien que ce procès ait un grand reten­tisse­ment peut-être européen ! Ce sera, écrit-il à Mme Comte, une heureuse occa­sion de me mon­tr­er aux yeux de tous comme un homme plus com­plet qu’aucun des per­son­nages qui ont jusqu’ici occupé la scène révo­lu­tion­naire (sic !). Car chez lui, l’énergie morale est au niveau de la puis­sance intel­lectuelle.

Hélas, les jour­nal­istes ne sont pas venus ; du reste les jour­naux libéraux sont tous à la dévo­tion d’Arago. Même le Jour­nal des débats qui devait envoy­er un sténo­graphe a fait faux bond. Et surtout, le tri­bunal de com­merce, comme il se doit, ne s’intéresse qu’à la ques­tion com­mer­ciale. Les débats publics ont été abrégés : il en veut au prési­dent, à qui il avait pour­tant envoyé son vol­ume six jours avant pour mieux appréci­er le cas. Mal­gré cela, Auguste Comte est plutôt con­tent : il s’est bien com­porté pour un homme qui livre sa pre­mière bataille rangée à l’âge de 45 ans.

En tout cas, il gagne son procès. Comme l’écrit Gouhi­er : La cause était si bonne qu’il n’arriva pas à la per­dre, il a obtenu la sup­pres­sion du car­ton, la résil­i­a­tion de son traité avec l’éditeur et la con­damna­tion de Bache­li­er aux dépens. Mais, regrette-t-il, cette affaire n’a pas eu le reten­tisse­ment que j’avais espéré, ce qui l’amène à fustiger le jour­nal­isme à la mer­ci des char­la­tans.

Certes il ne s’est pas fait que des amis ! Pour­tant Cori­o­lis, le directeur des études à l’École poly­tech­nique à cette époque, est le pre­mier à réa­gir. Après avoir lu la pré­face et les pas­sages de la 57e leçon, il tient à ras­sur­er Auguste Comte : Cette lec­ture n’a pas dimin­ué la con­sid­éra­tion que j’ai pour votre mérite comme philosophe. Vous y par­lez de vos enne­mis ; je ver­rais avec peine que vous me missiez du nom­bre. Il faut dire que Cori­o­lis a été épargné par les cri­tiques sur l’Académie des sci­ences et il a pour cela une bonne excuse. Lors de cette fameuse séance du 3 août 1840, où la let­tre qui accom­pa­g­nait sa can­di­da­ture a été rejetée, M. Cori­o­lis était absent pour cause de mal­adie… Il n’empêche ! Cette let­tre de Cori­o­lis plus ras­sur­ante que je n’avais espéré le con­forte dans le suc­cès de sa démarche. 

Poinsot est moins heureux ! Il a droit à un blâme par­ti­c­uli­er dans une note éten­due de la 57e leçon en rai­son de son lâche silence lors de cette fameuse séance de l’Académie.

Il en rajoute dans une let­tre le 21 août 1842, en lui envoy­ant le 6e vol­ume. Ses cri­tiques sont à la hau­teur de sa décep­tion : Poinsot a été son pro­fesseur à l’École et n’a cessé de l’encourager dans ses travaux. Habitué, Mon­sieur, à vous respecter et vous aimer depuis vingt-cinq ans, il m’en a coûté beau­coup pour me con­va­in­cre que vous n’aviez mérité que sous l’aspect intel­lectuel cet hom­mage volon­taire. Au fond, lui dit-il, vous m’aviez au moins tou­jours regardé comme un rêveur sans con­séquence, bon tout au plus à vous prôn­er et qui, étranger à toute coterie, ne méri­tait pas que vous com­pro­missiez, même momen­tané­ment, votre repos chéri pour soutenir l’évidente jus­tice de la récla­ma­tion. Poinsot ne lui en tien­dra pas rigueur et con­tin­uera à faire des démarch­es pour le défendre. 

Mais du côté d’Arago, c’est une autre affaire. On peut penser qu’il aurait bien volon­tiers évité de ternir à cette occa­sion sa notoriété d’homme libéral. J. Bertrand qui était élève à cette époque et a bien con­nu Ara­go est formel : Auguste Comte l’avait attaqué vio­lem­ment, en le met­tant per­son­nelle­ment en cause dans une affaire à laque­lle il n’était pas mêlé. Ara­go n’appartenait pas au Con­seil de l’École poly­tech­nique, où Comte l’accusait d’exercer sa déplorable influ­ence. Ara­go n’était pas endurant, il s’écria : Puisqu’il veut la guerre, il l’aura. J’examinerai ses titres sci­en­tifiques comme j’ai exam­iné ceux de Pon­te­coulant, et il ne pour­ra plus être ques­tion de le nom­mer pro­fesseur. C’est tout dire ! L’histoire ne dit pas ce qu’avait fait Pon­te­coulant, mais ce ne devait pas être une référence ! 

Pen­dant ce temps, Auguste Comte con­tin­ue à se faire les plus grandes illu­sions. Alors qu’on par­le du départ en retraite de Cori­o­lis, entraî­nant un mou­ve­ment de muta­tion, et de la prochaine vacance de la chaire de l’École, soit de Liou­ville, soit de Sturm, il ne voit ni hors ni dans l’Académie per­son­ne qui puisse cette fois offrir aucune rival­ité sérieuse. Cette fois-ci l’Académie n’osera pas sous le feu de sa pré­face s’y oppos­er sérieuse­ment. D’ailleurs il voit claire­ment des symp­tômes indi­rects qui man­i­fes­tent que ma posi­tion poly­tech­nique a pris une plus grande con­sis­tance. Il se sent l’objet d’un empresse­ment de toutes parts comme à quelqu’un qu’on sent en état d’ascension prochaine. Très curieuse psy­cholo­gie d’A. Comte. Il se sent men­acé (Math­ieu, le beau-frère d’Arago, l’aurait aver­ti des pires con­séquences s’il se per­me­t­tait de par­ler d’Arago au tri­bunal) et en même temps, il est telle­ment per­suadé de sa bonne cause qu’il est sûr de gag­n­er la bataille. Or, non seule­ment il n’obtiendra pas sa chaire de pro­fesseur, mais on lui enlèvera son poste d’examinateur.

Pour l’heure, en ce début 1843, Auguste Comte, qui a main­tenant ter­miné son Cours de philoso­phie pos­i­tive, va ten­ter un nou­veau coup, tout aus­si hasardeux. Il décide de pub­li­er un Traité de géométrie ana­ly­tique, à par­tir de son enseigne­ment à l’Institution Lav­ille. Ce traité, conçu dans un esprit philosophique, doit con­tribuer à rénover l’instruction math­é­ma­tique. Après la pub­li­ca­tion de cet ouvrage, pense-t-il, le Con­seil d’instruction de l’École poly­tech­nique ne pour­ra que s’incliner devant lui ! 

Mais il prend un risque : il était en effet établi par une règle “ non écrite” que les exam­i­na­teurs ne devaient pas pub­li­er des ouvrages élé­men­taires pou­vant servir à pré­par­er aux exa­m­ens. Auguste Comte ne s’arrête pas pour si peu ! 

Un traité de géométrie analytique contesté

En cette fin d’année 1842, Auguste Comte s’est accordé une pause avant de repren­dre la suite de ses travaux. Tout juste allait-il pour se déten­dre, se livr­er à des récréa­tions philosophiques. Il pense notam­ment à rédi­ger ses leçons élé­men­taires de géométrie ana­ly­tique et son cours pop­u­laire d’astronomie. Il avait prévu égale­ment un impor­tant mémoire sur l’organisation de l’École poly­tech­nique qu’il brûlait de pub­li­er : il atten­dra que sa posi­tion à l’École soit raf­fer­mie ; le mémoire ne sor­ti­ra jamais de ses cartons… 

Michel Chasles, 1793-1880.Quant au Traité élé­men­taire de géométrie ana­ly­tique, il n’avait pas au départ de grandes pré­ten­tions. Ce n’était qu’une petite pub­li­ca­tion à par­tir de son enseigne­ment. Juste­ment en ce mois d’octobre 1842, il va recom­mencer son cours à l’Institution Lav­ille pour les élèves qui se pré­par­ent au con­cours de l’École poly­tech­nique. Il lui suf­fi­ra d’écrire au fur et à mesure les leçons qu’il pro­fesse, si bien qu’il compte ter­min­er son traité en trois mois. 

Il affirme qu’il ne fait que répon­dre à des deman­des instantes depuis des années. Il est talon­né par l’avidité des écrivassiers math­é­ma­tiques qui, s’il ne prend pas garde, pour­raient le devancer par quelque mau­vaise com­pi­la­tion hâtive.

Ce petit ouvrage clas­sique ne fut pas com­posé dans l’enthousiasme. Ce tra­vail m’ennuie écrit-il à Valat, à qui il se plaint de sa corvée math­é­ma­tique. En out­re dit-il à Stu­art Mill il a exigé une vie beau­coup plus séden­taire qu’il ne con­vient à ma san­té, car il a dû cess­er ses prom­e­nades qui lui font tant de bien. En ter­mi­nant ce traité il lui sem­ble arriv­er d’un ennuyeux voy­age dans un triste pays, et c’en est un bien fâcheux, en effet, que le pays des pédants d’où je sors pour ne plus y ren­tr­er, j’espère.

Comme d’habitude, cepen­dant, Auguste Comte accorde une grande impor­tance à ce qu’il écrit14. En envoy­ant son traité à Stu­art Mill, il espère qu’au-delà des anciens sou­venirs math­é­ma­tiques le philosophe anglais y trou­vera un réel intérêt dans le sen­ti­ment de l’unité de com­po­si­tion, infin­i­ment rare dans les ouvrages sci­en­tifiques, par suite du régime dis­per­sif. Il n’hésite pas à com­par­er son ouvrage au traité de Lagrange : Vous y trou­verez le sen­ti­ment de l’harmonie élé­men­taire entre le con­cret et l’abstrait, qui fait tout le fond essen­tiel de l’esprit math­é­ma­tique si rare chez nos géomètres. Il y a aus­si des inno­va­tions et notam­ment dans ce qu’il appelle la géométrie com­parée, nou­v­el aspect fon­da­men­tal de l’ensemble de la géométrie ; qui devait suc­céder à la géométrie générale con­sti­tuée depuis Descartes.

Pour cette par­tie il se réfère à Mon­ge dont il tire la déf­i­ni­tion exacte des familles de sur­face aux­quelles il con­sacre toute la sec­onde par­tie de son ouvrage. En insis­tant sur la pater­nité de Mon­ge, il s’agit pour lui de désarmer autant que pos­si­ble les bass­es jalousies math­é­ma­tiques dont je suis entouré. Mais il pense que tous les bons esprits y recon­naîtront l’influence de sa pro­pre philoso­phie. En tout cas, écrit-il à Stu­art Mill, il escompte de sa pub­li­ca­tion un suc­cès immé­di­at. Il sait bien que sa posi­tion d’examinateur offi­ciel peut don­ner l’espoir aux can­di­dats et à leurs maîtres d’y trou­ver les moyens de réus­site aux exa­m­ens. Mais quelque soit le motif écrit-il, le con­tact plus spé­cial, plus intime, plus élé­men­taire que je con­tracte désor­mais à la jeunesse pos­i­tive rat­tache cette petite pub­li­ca­tion à ma grande opéra­tion philosophique.

Finale­ment ce petit ouvrage clas­sique a une grande ambi­tion, comme on peut le voir dans l’avertissement placé au début du traité : il s’agit bien de con­tribuer à régénér­er l’ensemble de l’enseignement math­é­ma­tique, en com­mençant par les élé­ments de la géométrie ana­ly­tique, comme rel­a­tive au degré le plus impor­tant, le plus dif­fi­cile et le plus impar­fait de l’initiation math­é­ma­tique (il regrette à ce pro­pos la place exclu­sive réservée à l’étude des coniques dans l’enseignement clas­sique). Mais surtout, écrit-il dans l’Aver­tisse­ment, il s’agit d’aider la ten­dance instinc­tive de quelques jeunes gens à se dégager suff­isam­ment d’une désas­treuse rou­tine sco­las­tique. Il faut, con­clut-il, que s’accomplisse l’ascendant d’une nou­velle philoso­phie générale, émanée de la sci­ence elle-même. C’est seule­ment ain­si que pour­ra gradu­elle­ment pré­val­oir le véri­ta­ble esprit d’ensemble, sans lequel aucun enseigne­ment ne saurait être con­ven­able­ment dirigé.

On voit appa­raître en fil­igrane la véri­ta­ble inten­tion d’Auguste Comte en écrivant ce traité. Comme le sig­nale P. Arbousse- Bastide, il est engagé dans un com­bat sans mer­ci con­tre les pédan­to­crates. Avec sa pré­face per­son­nelle, il leur a lancé un reten­tis­sant défi. La meilleure façon de leur en impos­er, c’est de les met­tre en face d’un tra­vail pro­pre­ment didac­tique et de leur faire saisir tout le prix de la faveur d’une jeunesse qui, en 1840, s’est déjà pronon­cé pour l’auteur.

Il l’a dit à M. Stu­art Mill : Ce tra­vail sec­ondaire con­court indi­recte­ment à mon pro­jet fon­da­men­tal, soit en con­sol­i­dant ma posi­tion per­son­nelle, soit en aug­men­tant mon influ­ence men­tale sur la jeunesse pos­i­tive. D’ailleurs il a pris bien soin de join­dre en annexe le pro­gramme du cours de cal­cul dif­féren­tiel qu’il a pro­fessé à l’École poly­tech­nique en 1836, pen­dant la sup­pléance qu’il a exer­cée. Avec sa naïveté cou­tu­mière, il pense que sa pub­li­ca­tion va faciliter sa réélec­tion d’examinateur en mai 1843, mal­gré l’indigne com­plot des géomètres de l’Observatoire.

Gabriel Lamé, 1795-1870.En fait, c’est l’effet inverse qui se pro­duira et ce traité servi­ra de pré­texte à ses opposants pour l’éliminer. Auguste Comte avait pris un risque, en par­faite con­nais­sance de cause, car l’usage était que les exam­i­na­teurs d’admission ne pou­vaient faire paraître un ouvrage élé­men­taire pou­vant servir à la pré­pa­ra­tion de l’examen. L’occasion était trop belle pour ses enne­mis. Au Con­seil d’instruction qui devait stat­uer sur sa réélec­tion, l’ouvrage fut cri­tiqué. On y trou­va quelques erreurs. 

Pour ce qui est de Lamé, mem­bre du Con­seil d’instruction et cama­rade de pro­mo­tion, nous dis­posons d’un témoignage décisif, car il écrit une let­tre très élo­gieuse à Auguste Comte sur son traité : Il n’existe cer­taine­ment aucun autre ouvrage de math­é­ma­tiques qu’on peut lire aus­si couram­ment et sans faire les cal­culs indiqués. Je ne saurai vous dire tout le plaisir que m’a causé cette lec­ture. Vous passez en revue tous les principes de la bonne analyse, et à pro­pos de cas élé­men­taires, vous savez leur con­serv­er général­ité et pro­fondeur. Cette pub­li­ca­tion doit con­solid­er et éten­dre l’influence incon­testable que vous avez eue sur l’enseignement poly­tech­ni­cien ; vos vues nou­velles ont tran­spiré depuis plusieurs années ; elles ont été adop­tées, comme toutes les idées réelle­ment utiles et il ter­mine : Je veux le savoir par cœur pour être en état de le défendre envers et con­tre tous. De la part d’un pro­fesseur de physique à l’École poly­tech­nique, de sur­plus académi­cien des sci­ences, c’est un avis de poids ; du reste Lamé sera le prin­ci­pal défenseur de Comte au Con­seil d’instruction.

Stu­art Mill, qui n’est pas math­é­mati­cien mais qui a étudié en pro­fondeur le traité, n’est pas moins dithyra­m­bique : il lui trou­ve cette sorte de symétrie qui fait d’un traité sci­en­tifique par­fait, en quelque façon, un ouvrage d’art. C’est pour lui un vrai mod­èle de ce que sera un jour l’enseignement math­é­ma­tique, comme moyen d’éducation des fac­ultés spécu­la­tives de l’homme.

Il est finale­ment bien dif­fi­cile de trou­ver des juge­ments objec­tifs sur les ouvrages de Comte. Joseph Bertrand, qui reprend à cinquante ans de dis­tance les cri­tiques des enne­mis de Comte, cer­ti­fie que le pré­ten­du chef‑d’œuvre ren­con­tra peu d’admirateurs. Il ajoute qu’au Con­seil d’instruction Chasles et Lamé, jugés très bien­veil­lants, d’accord en cela avec Sturm et Liou­ville qui l’étaient moins (en fait ce sont les prin­ci­paux opposants), sig­na­lent dans son livre d’indiscutables erreurs. Elles y sont encore.

Quant au doc­teur Aud­iffrent, dans sa réponse à J. Bertrand, il assure que la pub­li­ca­tion de la géométrie ana­ly­tique, ou plutôt de la géométrie générale d’Auguste Comte, fut un événe­ment dans les annales mathématiques. 

En tout cas, le traité n’eut pas l’effet posi­tif qu’escomptait Auguste Comte sur le Con­seil d’instruction de l’École poly­tech­nique. Il s’en rend vite compte : On m’accuse d’avoir voulu boule­vers­er l’enseignement actuel et l’on insin­ue habile­ment, d’après d’anciens abus com­mis par d’autres exam­i­na­teurs, qu’il y a dan­ger à me main­tenir l’influence que ma posi­tion offi­cielle déter­mine spon­tané­ment en faveur de la prop­a­ga­tion naturelle d’une telle régénération.

Ce qui est sûr, c’est que le proces­sus d’exclusion est en marche, de façon irréversible. Il va suc­ces­sive­ment per­dre son poste d’examinateur, puis de répéti­teur. Avec toutes les con­séquences que l’on imag­ine sur sa sit­u­a­tion matérielle. 

L’éviction de Polytechnique, un dénouement prévisible

Dès 1842, après la pub­li­ca­tion du 6e tome et de sa fameuse pré­face, suiv­ie du procès con­tre Bache­li­er, le proces­sus d’éviction de son poste d’examinateur était en marche, et cela de manière qua­si irréversible. À cette évic­tion devait suiv­re celle de ses autres fonc­tions de répéti­teur à l’École et de pro­fesseur à l’Institution Lav­ille, quelques années plus tard. 

Le pre­mier acte se joue en avril et mai 1843, au cours de trois séances suc­ces­sives du Con­seil d’instruction de l’École poly­tech­nique. Il faut savoir que ce Con­seil qui devait décider de la réélec­tion d’Auguste Comte au poste d’examinateur d’admission, présidé par le général com­man­dant l’École, com­por­tait qua­torze mem­bres, dont Sturm et Liou­ville les “enne­mis acharnés ” qui voulaient sa perte. Les procès- ver­baux des séances, con­sultés aux archives de l’École poly­tech­nique, don­nent une idée de l’intensité des “débats orageux ”, des ater­moiements de la majorité (et d’une belle hypocrisie)… 

On le voit déjà dans le procès-ver­bal du 28 avril, ce qui est d’abord en ques­tion, c’est la fameuse pré­face : Plusieurs mem­bres émet­tent l’opinion que les ter­mes dont s’est servi ce math­é­mati­cien à l’égard du con­seil sont trop incon­venants pour qu’il n’en soit pas tenu compte dans la présente cir­con­stance. Et c’est égale­ment le Traité de géométrie ana­ly­tique qui donne de ses con­nais­sances en math­é­ma­tiques une idée assez désa­van­tageuse pour faire con­cevoir des doutes sur son apti­tude à l’emploi d’examinateur. Finale­ment, il est décidé de for­mer une com­mis­sion chargée d’examiner les deux ouvrages ! Cinq mem­bres sont élus : Sturm en fait par­tie, mais son ami Lamé égale­ment. Il y a aus­si Cori­o­lis, le directeur des études, assez favor­able à Comte, ain­si que Chasles et Leroy. 

À la séance du 12 mai, quinze jours plus tard, est lu le rap­port de la com­mis­sion qui décrète à l’unanimité :

1) Que le Traité de géométrie est écrit dans un mau­vais style et n’est pas conçu dans le sys­tème le plus con­ven­able à l’enseignement ; qu’on y remar­que quelques erreurs qui n’annoncent pas chez l’auteur une con­nais­sance assez appro­fondie de la sci­ence ana­ly­tique ; qu’ainsi cette pub­li­ca­tion doit être mise au nom­bre des con­sid­éra­tions qui lui sont désavantageuses.

2) Que dans le 6e vol­ume de philoso­phie pos­i­tive et notam­ment dans la pré­face, M. Comte, en par­lant du con­seil de l’École et de plusieurs mem­bres de l’Académie, s’est exprimé en ter­mes si incon­venants qu’on ne pour­rait reprocher à ce Con­seil une trop grande sévérité s’il usait de son droit de ne pas le renommer.

Mais en con­clu­sion, con­tre toute logique, la majorité des mem­bres de la Com­mis­sion pro­pose de recon­duire M. Comte pour cette année, en atten­dant un nou­v­el exa­m­en l’année prochaine ! Le procès-ver­bal fait état d’une longue dis­cus­sion. Finale­ment on décide un nou­veau report de la déci­sion à une prochaine séance, après avoir fait appel à d’autres can­di­da­tures. Auguste Comte expli­quera dans une de ses let­tres que cette déci­sion est due à l’intervention inso­lite du méta­physi­cien Dubois, qui fig­ure là à titre de pro­fesseur de com­po­si­tion française, et dont l’éloquence par­lemen­taire a subite­ment ton­né con­tre l’irrévérence de ma fameuse pré­face.

La séance du 19 mai, huit jours plus tard, s’ouvre sur le nou­veau rap­port de la com­mis­sion qui main­tient la propo­si­tion qu’elle a faite de réélire M. Comte mais qui présente qua­tre autres can­di­da­tures, et en pre­mière ligne M. Cata­lan, répéti­teur adjoint de géométrie descrip­tive dont plusieurs mem­bres font un éloge très vif. 

Les mem­bres favor­ables à Auguste Comte osent enfin s’exprimer ! Ils citent en faveur de M. Comte, que depuis six ans, il est en pos­ses­sion de l’emploi ; ils déclar­ent en out­re que sa manière d’examiner n’a pas les résul­tats fâcheux que sem­blent crain­dre quelques per­son­nes. En out­re ils sont con­va­in­cus que les élèves inter­rogés par lui se main­ti­en­nent sous le rap­port des math­é­ma­tiques, aus­si bien que les autres dans les rangs qui leur ont été assignés pour l’admission.

On se dit en lisant ce procès-ver­bal que le Con­seil va enfin arriv­er à pos­er la bonne ques­tion ! Mais une dernière objec­tion est avancée, prob­a­ble­ment la plus val­able, elle porte sur l’incompatibilité entre les fonc­tions d’examinateur et celle de pro­fesseur dans les pen­sions et surtout celle qui viendrait de Liou­ville : il demande qu’on revi­enne à un véri­ta­ble car­ac­tère annuel de l’élection. Finale­ment, note le procès- ver­bal, M. Comte ayant réu­ni l’unanimité des suf­frages est réélu.

Le pre­mier acte est joué. Auguste Comte est ras­suré, mais il a bien vu “le piège” comme il l’explique à Stu­art Mill. Ses adver­saires en effet se sont ral­liés à la majorité mais en obtenant qu’à l’avenir les exam­i­na­teurs soient renou­velés chaque année, pour éviter de met­tre les can­di­dats en présence des exam­i­na­teurs des précé­dents con­cours. Cette étrange propo­si­tion, écrit Auguste Comte, n’a été que pour m’écarter plus tard et peut-être dès l’an prochain. On l’a col­orée de quelques spé­cieux pré­textes de bien pub­lic. Aus­si prévoit-il une démarche auprès du min­istre pour obtenir l’insti­tu­tion à vie de ces fonc­tions, si l’accès à un autre poste con­tin­ue à m’être décidé­ment fermé.

Pour l’heure il sait qu’il a un sur­sis d’un an, et il se réjouit de son suc­cès et surtout de la douce sat­is­fac­tion des vives et hon­or­ables sym­pa­thies dans une classe que je me croy­ais plus générale­ment hos­tile. Il sait que le suc­cès est dû au zèle ardent et soutenu de M. Lamé, à M. Cori­o­lis lui-même avec sa haute et scrupuleuse pro­bité et surtout de la noble et con­stante coopéra­tion de M. Poinsot qui n’a pas hésité à inter­venir auprès de M. Coriolis. 

Cette crise dan­gereuse l’aura cepen­dant mar­qué. Dans une longue let­tre du 16 mai, il a con­fié à M. Stu­art Mill son angoisse à l’idée de retomber dans une détresse matérielle qui, sans ébran­ler aucune­ment mon courage, entrav­erait longtemps le cours des travaux essen­tiels qui me restent encore. Et il con­clut si je viens à suc­comber dans la lutte actuelle, on ne devra point douter que je ne sois alors vic­time de ma pro­pre philoso­phie puisque ce qu’on pour­suiv­ra surtout en moi ce seront les principes inflex­i­bles qui en con­stituent une par­tie capitale.

L’été 1843 se passe. Il a fait sa tournée habituelle en province, d’examinateur et c’est le sec­ond acte qui va se jouer en 1844, dans une suite d’espoirs, de rebondisse­ments et de décep­tions jusqu’à la défaite finale. 

L’espoir, c’est d’abord de nou­veau la vacance prochaine d’une chaire de pro­fesseur d’analyse et de mécanique. Cori­o­lis, le directeur des études, étant décédé, il sera prob­a­ble­ment rem­placé par Duhamel mal­gré les ambitieuses menées du petit Liou­ville écrit Auguste Comte. Dans cette série de muta­tions, Liou­ville aurait la place d’examinateur de sor­tie, c’est seule­ment alors que “ma chaire ” deviendrait vacante et, dans ce cas je ne sais com­ment on pour­rait aujourd’hui m’y éviter, puisqu’aucune per­son­ne, de pâte académique, ne sem­ble jusqu’ici m’y faire sérieuse­ment con­cur­rence. Pen­dant plusieurs mois, il se rac­crochera à cette idée si la chaire de math­é­ma­tiques devient vacante, tout le monde s’attend à m’y voir arriv­er. Ce sera enfin sa revanche je pour­rais ain­si exercer de près une puis­sante action directe sur l’élite de notre jeunesse, où je pour­rais dès lors installer bien plus pro­fondé­ment l’esprit positif.

Du coup, il s’est mis à com­pos­er son dis­cours sur l’École poly­tech­nique, où il veut traiter de la vraie con­sti­tu­tion sys­té­ma­tique de notre grande école pos­i­tive, dont la con­cep­tion fon­da­men­tale est, en vérité, restée jusqu’ici vague et con­fuse. Pour lui, ce dis­cours aura un véri­ta­ble intérêt philosophique car il s’agit de régénér­er une Insti­tu­tion sus­cep­ti­ble d’exercer une grande influ­ence à la fois men­tale et sociale, sur le grand mou­ve­ment organique, non seule­ment en France mais même dans l’ensemble de notre Occi­dent. Il pense même que ce petit écrit peut main­tenant con­stituer en ma faveur une arme puis­sante, soit pour l’avenir, soit aus­si pour le présent ! Finale­ment, il se ravise quelques semaines plus tard : il ajourne encore la pub­li­ca­tion car il serait dan­gereux de le pro­duire jusqu’à ce que ma posi­tion per­son­nelle soit suff­isam­ment abritée con­tre la pédan­to­cratie poly­tech­nique, qui s’en trou­vera naturelle­ment fort choquée.

Une réflex­ion pru­dente, fort inhab­ituelle, mais la petite crise de muta­tions actuelles sem­ble devoir se pro­longer. Cori­o­lis n’est tou­jours pas rem­placé et la chaire de Liou­ville n’est tou­jours pas vacante. Il se décide à faire une démarche auprès du maréchal Soult, min­istre de la Guerre, qui le reçoit le 25 jan­vi­er 1844 et auquel il remet une longue let­tre explica­tive sur sa posi­tion pré­caire. Il demande expressé­ment au min­istre de revenir sur les con­di­tions actuelles de nom­i­na­tion des exam­i­na­teurs et de décider de leur inamovi­bil­ité autant néces­saire qu’aux juges. Et il lui révèle la vérité tout entière sur les inten­tions du Con­seil d’instruction afin de sat­is­faire d’indignes pas­sions privées on cherche à l’écarter parce qu’il a blâmé les ten­dances de nos corps savants, quant à l’exercice du pou­voir et qu’il a dénon­cé la funeste influ­ence d’Arago.

À par­tir de ce moment, Auguste Comte va faire alliance avec le maréchal Soult, qui n’a pour­tant rien d’un répub­li­cain ouvert aux idées pos­i­tivistes, je me trou­ve d’ailleurs en une sorte de sym­pa­thie avec lui, à rai­son de notre com­mune manière d’apprécier la pédan­to­cratie poly­tech­nique. Jusqu’au bout, il man­i­feste une con­fi­ance aveu­gle dans la pro­tec­tion du min­istre. Au moment où se décide sa réélec­tion d’examinateur en mai 1844, il écrit encore : Je ne crois pas courir désor­mais aucun dan­ger, et ma démarche auprès du min­istre, il y a trois mois, m’en garan­ti­rait d’ailleurs au besoin. Et même quand il apprend le 28 mai par un bil­let de Duhamel, qu’il ne fait pas par­tie des trois can­di­dats présen­tés par le Con­seil, il ne se déclare pas bat­tu. Ils ont décidé­ment choisi la guerre, et la guerre à out­rance, écrit-il à pro­pos de ses adver­saires, ils recon­naîtront bien­tôt que, sans le désir­er nulle­ment, je ne la crains sous aucun rap­port. Et il ajoute cette for­mule, de pur style com­tien : Les résis­tances spon­tanées au despo­tisme pédan­to­cra­tique ont aujourd’hui besoin d’un ral­liement systématique.

Il veut encore croire à son suc­cès. Mon cas est telle­ment évi­dent que je ne dés­espère pas du suc­cès, même peut-être immé­di­at écrit-il à Blainville. S’il ne l’obtient pas du min­istre, il me resterait d’ailleurs, par un recours à la Cham­bre, une dernière juri­dic­tion offi­cielle, après laque­lle j’aurai encore le grand tri­bunal de l’opinion publique. Il est effec­tive­ment de nou­veau reçu par le maréchal Soult le 1er juin 1844, à qui il annonce : Mes enne­mis sont par­venus à con­som­mer cette année la spo­li­a­tion qu’ils avaient alors vaine­ment ten­tée. Le min­istre, effec­tive­ment, auprès duquel s’emploient des anciens cama­rades et le général de Tholozé ancien com­man­dant de l’École, demande des expli­ca­tions sur les motifs qui ont déter­miné le Con­seil à ne pas com­pren­dre M. Comte dans le nom­bre des can­di­dats qui lui ont été présen­tés et il l’invite à délibér­er sur le point suiv­ant : M. Comte a‑t-il encou­ru comme exam­i­na­teur quelque reproche qui le mette dans le cas de ne pas être réélu pour 1844 ?

Le procès-ver­bal de la réu­nion du Con­seil d’instruction du 27 juin man­i­feste un cer­tain embar­ras ; le Con­seil recon­naît que les répons­es aux ques­tions qui lui sont posées ont besoin d’être méditées ! Il nomme une com­mis­sion de trois mem­bres (Leroy, Duhamel et Dubois) pour pro­pos­er une réponse au min­istre. Dans la séance du 1er juil­let, le Con­seil adopte cette réponse : Per­son­ne n’a élevé de doute sur la loy­auté et le zèle que M. Comte a tou­jours mon­trés dans ses fonc­tions et que, dans la muta­tion dont il s’agit, le Con­seil n’a en vue que l’intérêt seul des exa­m­ens et de l’enseignement. Puis le Con­seil présente de nou­veau comme can­di­dats Wanzel, Cata­lan et Le Ver­ri­er. C’est une fin de non-recevoir au ministre. 

Le coup est dur pour Auguste Comte. Faisant le bilan de sa sit­u­a­tion à Stu­art Mill, le 22 juil­let 1844, il fait part de la crise per­son­nelle aus­si grave qu’inattendue. Non seule­ment la chaire qui m’était due ne vaque­ra pas, mais il perd son poste d’examinateur. Seule con­so­la­tion à la fois triste et sat­is­faisante, le min­istre a refusé de nom­mer à ma place, afin que le titre me reste, ain­si que les droits ultérieurs. C’est donc un rem­plaçant qui assur­era les exa­m­ens cette année. Pour l’heure il se dit ras­suré par l’attitude du min­istre en blâ­mant avec énergie la con­duite du Con­seil envers moi.

Il a même en com­mu­ni­ca­tion par le général Tholozé la let­tre offi­cielle du min­istre au général com­man­dant l’École où il dit s’être assuré que M. Comte mérite toute la con­fi­ance du gou­verne­ment et fait allu­sion au déni de jus­tice auquel le min­istre ne doit pas s’associer. D’ailleurs il a été infor­mé d’une inter­ven­tion per­son­nelle de M. Guizot pour le recom­man­der à son col­lègue. L’avenir est cer­tain, con­clut-il dans sa let­tre à Stu­art Mill, et je gag­n­erai prob­a­ble­ment à cette crise d’obtenir, comme garantie, l’institution à vie de mon office, que notre général va prochaine­ment deman­der spon­tané­ment au nom du ser­vice pub­lic. D’ailleurs il est prévu que les nom­i­na­tions se fer­ont en novem­bre pour l’année d’après. Ain­si mon avenir se trou­vera prob­a­ble­ment con­solidé avant la fin de 1844. Dernière illu­sion avant la fin ! 

En atten­dant Auguste Comte perd les six mille francs de traite­ment qui lui sont néces­saires pour vivre, lui et son épouse, à laque­lle il verse une pen­sion. Heureuse­ment pour lui, Stu­art Mill, qu’Auguste Comte tenait large­ment infor­mé de ses mésaven­tures, lui avait déjà pro­posé de l’aider l’année précé­dente. Quelque avenir qui vous soit réservé, toute pen­sée de détresse matérielle réelle vous est inter­dite, aus­si longtemps que je vivrai et que j’aurai un sou à partager avec vous. Auguste Comte l’avait chaleureuse­ment remer­cié de l’offre généreuse que vous a sug­gérée la pénible néces­sité pas­sagère où j’ai fail­li être entraîné récem­ment et qui peut-être n’est qu’ajournée.

Aus­si n’hésite-t-il pas dans sa let­tre du 22 juil­let, à lui rap­pel­er son offre, le sec­ours immé­di­at que je vous demande avec fran­chise con­siste d’abord en con­seils surtout et peut-être en démarch­es. Pré­cisé­ment il pense à l’aide que pour­raient lui apporter des sym­pa­thisants anglais : Les rela­tions récentes que j’ai eues avec M. Grote m’ont fait penser à lui, car je sais que sa for­tune est con­sid­érable, du moins pour Paris.

La réac­tion de Stu­art Mill est aus­si rapi­de qu’efficace. Quelques jours après il lui répond : M. Grote prend sur lui la moitié de la somme néces­saire. Demain j’espère pou­voir vous dire défini­tive­ment d’où vien­dra l’autre moitié. En tout cas les six mille francs sont assurés. Ce sera sir William Mollsworth qui paiera le com­plé­ment. M. Grote s’étant opposé à ce qu’on essayât d’y associ­er d’autres. Il a trou­vé plus con­ven­able de ne s’adresser qu’à des esprits com­plète­ment éman­cipés sous le rap­port religieux, jugeant que nul autre n’était capa­ble de vous appréci­er suff­isam­ment. En tout cas, pour Auguste Comte, le sub­side anglais, il veut le regarder comme une pre­mière man­i­fes­ta­tion col­lec­tive d’une adhé­sion réelle et déci­sive à la nou­velle philoso­phie générale, dont les patrons se trou­vent ain­si mieux pré­parés que les coopérateurs.

Pen­dant ce temps, en cet été 1844, l’École poly­tech­nique vit encore une fois une péri­ode trou­blée, dont le point d’orgue sera une “ émeute ” des élèves et un nou­veau licen­ciement col­lec­tif (le troisième depuis le début de l’École) pronon­cé par le min­istre de la Guerre. Pour cette fois Auguste Comte n’a pas soutenu la révolte des élèves qui, excités prob­a­ble­ment par quelques brouil­lons extérieurs, ont refusé formelle­ment de se laiss­er exam­in­er par Duhamel qui, par déci­sion du Min­istre, cumu­lait les deux fonc­tions d’examinateur des études et d’examinateur de sortie. 

D’ailleurs rece­vant la veille du licen­ciement une dépu­ta­tion des élèves formelle­ment chargée de me con­sul­ter sur la con­duite col­lec­tive qu’ils devaient tenir, je les avais forte­ment engagés à une soumis­sion pure et sim­ple après les avoir pré­mu­nis con­tre les insti­ga­tions agi­ta­tri­ces. Car pour lui, la véri­ta­ble orig­ine spé­ciale de cette crise est le con­flit ouvert entre le maréchal Soult, min­istre de la Guerre et les corps con­sti­tués que sont le Con­seil d’instruction et l’Académie des sci­ences. Le min­istre cherche en effet à dimin­uer l’influence poly­tech­nique des coter­ies sci­en­tifiques. Pour la nom­i­na­tion du nou­veau directeur des études, les coter­ies rég­nantes voulaient impos­er le jeune géomètre Liou­ville, mon plus red­outable antag­o­niste direct et prin­ci­pal aux­il­i­aire de M. Ara­go, mais le min­istre choisit mon ami et ancien cama­rade Duhamel. Celui-ci devant être rem­placé comme exam­i­na­teur de sor­tie, le Con­seil d’instruction et surtout l’Académie des sci­ences met­tent la plus mau­vaise volon­té à présen­ter trois can­di­dats, d’où la déci­sion prise par le min­istre dans l’urgence, de deman­der à Duhamel d’assurer l’examen de sor­tie. Ce qui provoque la révolte des élèves, sus­pec­tant son impar­tial­ité générale.

Dans cette lutte de pou­voirs entre le min­istre et les “ coter­ies rég­nantes ” Auguste Comte croit sa revanche arrivée : le min­istre décide en effet d’ôter enfin au Con­seil d’instruction les divers­es nom­i­na­tions dont il était investi pour les trans­fér­er à une assem­blée beau­coup moins acces­si­ble aux coter­ies sci­en­tifiques. Le Con­seil de per­fec­tion­nement qui en est chargé est com­posé en effet pour moitié de sci­en­tifiques et pour moitié d’administrateurs représen­tant les grands ser­vices publics (28 membres). 

Mais le 21 novem­bre 1844, le com­man­dant en sec­ond refroid­it quelque peu son ent­hou­si­asme : Il ne faut pas vous dis­simuler, lui écrit-il, qu’il y a au con­seil de per­fec­tion­nement sept mem­bres du Con­seil d’instruction qui vous a fait une si ter­ri­ble guerre. Néan­moins je compte sur le suc­cès. Mal­heureuse­ment, à la réu­nion du 17 décem­bre, il est exclu par dix voix con­tre neuf. Duhamel lui écrit le soir même : Tu n’es pas présen­té par le Con­seil, mal­gré mes efforts et ceux de MM. Poinsot, Vail­lant et Lamé.

Pour la troisième fois, Auguste Comte va deman­der l’intervention du min­istre, en faisant appel à sa jus­tice pro­tec­trice. Il con­teste ce dernier vote, imprévu pour tout le monde, à la majorité d’une seule voix, sans être enten­du. Il lui demande de sup­primer désor­mais tout droit de présen­ta­tion aux fonc­tions d’examinateur d’admission, dès lors directe­ment con­férées par le min­istre seul et de n’accorder à des cor­po­ra­tions spé­ciales, surtout sci­en­tifiques, qu’une influ­ence pure­ment con­sul­ta­tive, vu leur défaut inévitable de toute vraie respon­s­abil­ité per­son­nelle, qui s’y perd con­fusé­ment sous une vague respon­s­abil­ité col­lec­tive, presque tou­jours illu­soire. D’ailleurs écrit-il à Stu­art Mill, le vote est dû à l’absence notable d’une par­tie du Con­seil, dont plusieurs se sont volon­taire­ment abstenus, pour ne pas déplaire à mon puis­sant antag­o­niste. La dernière entre­vue avec le min­istre, le 20 décem­bre, ne lui laisse plus aucune illu­sion. J’ai lieu de croire que cette vigueur est presque épuisée, par l’effort qu’a exigé de lui la nou­velle organ­i­sa­tion, dont il s’attendait peu à con­stater sitôt l’insuffisance. Je l’ai trou­vé dom­iné par un dégoût et une las­si­tude fort excus­ables pour tout ce qui con­cerne cette lutte polytechnique.

C’est la défaite. Il lui faut main­tenant repren­dre l’enseignement privé, pre­mière ressource qui se présente à moi. Mais, dis­ent ses con­tem­po­rains, Auguste Comte ne sera plus le même homme. Il sera exclu du corps enseignant de l’École en 1852, par un vote du Con­seil de per­fec­tion­nement, qui élit au poste de répéti­teur, occupé par lui depuis vingt ans, un jeune homme de vingt-six ans insen­si­ble aux droits et mérites de son ancien maître, un cer­tain Joseph Bertrand. 

C’est ce Joseph Bertrand, juste­ment, qui cinquante ans après, secré­taire per­pétuel de l’Académie des sci­ences va rou­vrir le “ procès ” de l’Académie des sci­ences. Était-il juste d’écarter Auguste Comte ? Qu’est-ce qui a pu jus­ti­fi­er une telle atti­tude ? Il faut en effet avoir des raisons sérieuses pour traiter ain­si un homme de la valeur d’Auguste Comte. Non seule­ment on lui a refusé par qua­tre fois la chaire de pro­fesseur d’analyse et de mécanique, mais on lui enlève, apparem­ment sans rai­son, son poste d’examinateur qui était son prin­ci­pal moyen d’existence.

L’École polytechnique prend la résolution de s’interposer entre le peuple et l’armée (24 février 1848).

Pourquoi cette exclusion ?
Les vraies raisons d’un désastre

Finale­ment com­ment peut-on expli­quer les échecs suc­ces­sifs d’Auguste Comte puis cette exclu­sion, on pour­rait dire ce rejet du corps pro­fes­so­ral de l’École poly­tech­nique, avec les con­séquences dra­ma­tiques que l’on sait ? Ses com­pé­tences en math­é­ma­tiques étaient-elles vrai­ment insuff­isantes comme le pré­tendaient offi­cielle­ment le Con­seil de poly­tech­nique et l’Académie des sci­ences ? ou n’estce pas plutôt sa philoso­phie qui fai­sait peur aux savants, comme l’affirmait Auguste Comte ? 

Curieuse­ment c’est en 1896, cinquante ans après son exclu­sion, que la polémique rejail­lit et c’est le secré­taire per­pétuel de l’Académie des sci­ences qui la relance en pub­liant deux arti­cles dans la Revue des Savants et la Revue des Deux Mon­des sous le titre “ Sou­venirs académiques ”, où il jus­ti­fie sans hési­ta­tion la posi­tion des autorités académiques de l’époque. Ces arti­cles ont d’autant plus de portée, près de vingt ans après la mort d’Auguste Comte, que leur auteur, Joseph Bertrand, a bien con­nu Auguste Comte : il était élève à Poly­tech­nique en 1840, il a même fait par­tie de la délé­ga­tion des élèves qui soute­naient sa can­di­da­ture à la chaire de math­é­ma­tiques ; c’est lui aus­si qui lui suc­cé­da comme exam­i­na­teur d’admission en 1848. En out­re il est le pro­pre neveu de Duhamel, dont il cite abon­dam­ment les con­fi­dences. Non seule­ment il se com­porte en témoin vivant de cette époque, mais avec toute la légitim­ité que lui donne sa fonc­tion à l’Académie des sci­ences, en héri­ti­er d’Arago en quelque sorte. 

Pour Joseph Bertrand il n’y a aucun doute : Auguste Comte n’était pas qual­i­fié pour occu­per la chaire d’analyse et de mécanique à Polytechnique. 

Il vivait sur ses acquis de sa for­ma­tion sco­laire, toute bril­lante qu’elle fût, mais n’avait pas atteint le niveau des grands math­é­mati­ciens de l’époque. Il rap­pelle à ce sujet l’épisode de la sup­pléance de Navier en 1837, avant la nom­i­na­tion de Duhamel qui obtint la chaire. Dès sa pre­mière leçon, Duhamel fut amené à con­tredire un des principes enseignés par Comte, qui accep­tait les séries diver­gentes. C’était une hérésie ; il faut pour s’y tromper, ne pas avoir étudié la ques­tion. Comte, qui depuis sa sor­tie de l’École, avait enseigné les math­é­ma­tiques sans les étudi­er de nou­veau, rem­plaçait la dis­cus­sion des ques­tions dif­fi­ciles par des médi­ta­tions vagues et des con­sid­éra­tions générales. Duhamel affir­mait et démon­trait. Les élèves se divisèrent. On était pour ou con­tre les “ diver­gentes ”. Les bons élèves com­pre­naient Duhamel ; la majorité tenait pour Comte. Le sou­venir de ce petit scan­dale n’a pas été sans influ­ence sur l’accueil fait plus tard aux can­di­da­tures dans lesquelles Comte alléguait le sou­venir des “mémorables leçons ” de 1836.

Se met­tant à la place des mem­bres du Con­seil d’instruction de l’époque, Joseph Bertrand se réfère au 1er vol­ume con­sacré aux math­é­ma­tiques du Cours de philoso­phie pos­i­tive allégué comme titre sci­en­tifique cap­i­tal d’Auguste Comte, il y trou­ve un cer­tain nom­bre d’erreurs “impar­donnables” : il n’énonce pas cor­recte­ment le principe fon­da­men­tal des vitesses virtuelles ; il con­fond quan­tité de mou­ve­ment et forces vives quand il écrit la quan­tité de mou­ve­ment d’un corps déter­mine la per­cus­sion pro­pre­ment dite, ain­si que la pres­sion qu’il peut exercer con­tre un obsta­cle opposé à son mou­ve­ment, il n’a pas com­pris le célèbre principe de d’Alembert qu’il assim­i­le à la loi de New­ton sur l’égalité de la réac­tion à l’action. Il énonce fausse­ment le théorème de la con­ser­va­tion des forces vives en dis­ant : La somme des forces vives reste con­stam­ment la même dans un temps don­né, quelques altéra­tions qui puis­sent sur­venir et en oubliant l’autre terme de la somme : Ce que nous nom­mons aujourd’hui énergie poten­tielle, mais qui, sous un autre nom était par­faite­ment con­nu, et depuis longtemps, quand il a écrit son livre. Plus loin, il ignore la théorie des machines quand il dit : Il y a sim­ple­ment échange de force vive entre la masse du moteur et celle du corps à mou­voir, ce qui sem­ble exclure les machines mues par une chute d’eau ou les machines à vapeur, etc. 

Bref, con­clut-il, Comte, si on l’eût nom­mé, aurait appris la mécanique dont il n’avait jusque-là étudié que la philoso­phie : de chaleureux applaud­isse­ments auraient salué le début et la fin de cha­cune des leçons ; on bail­lait à celles de Sturm, et cepen­dant il vaut mieux, pour l’honneur de l’École et le main­tien de ses tra­di­tions, qu’elle ait inscrit son illus­tre nom sur la listes des maîtres, à la suite de celui d’Ampère, qui n’était pas non plus un bril­lant pro­fesseur. Et ce n’est pas le Traité de géométrie ana­ly­tique, pub­lié quelques années plus tard, qui pou­vait faire chang­er d’avis le corps des savants. Le “ chef‑d’œuvre ” que pen­sait avoir écrit Auguste Comte “ ren­con­tre peu d’admirateurs ”. D’ailleurs il com­por­tait, lui aus­si, “d’indiscutables erreurs ”. 

L’article de Joseph Bertrand provo­qua une réponse indignée du doc­teur Aud­iffrent, ancien élève de l’École poly­tech­nique lui aus­si, et con­fi­dent du philosophe. Il eut le ren­fort d’un ingénieur chilien, Luis Lagar­rigue, dont il pub­lia en annexe sa let­tre inti­t­ulée exa­m­en des sept erreurs math­é­ma­tiques reprochées à Auguste Comte par M. J. Bertrand. Un autre livre parut au Brésil au même moment, inti­t­ulé Le pos­i­tivisme et la pédan­to­cratie algébrique : les pré­ten­dues erreurs math­é­ma­tiques d’Auguste Comte sig­nalées par Joseph Bertrand. 

Tout secré­taire per­pétuel de l’Académie des sci­ences qu’il soit, Joseph Bertrand reçoit une volée de bois vert : digne suc­cesseur des géomètres bornés il n’a pas fait l’effort de lire vrai­ment les écrits d’Auguste Comte ; il n’en a même pas com­pris la démarche intellectuelle. 

Par exem­ple, au sujet des séries diver­gentes, Comte a pris bien soin de dis­tinguer l’aspect algébrique et l’aspect numérique. Je crois pou­voir don­ner net­te­ment une juste idée de cette divi­sion en dis­ant que l’algèbre est le cal­cul des fonc­tions et l’arithmétique le cal­cul des valeurs. Plus tard, il a pré­cisé : Les con­di­tions de con­ver­gences qui devi­en­nent indis­pens­ables à l’usage numérique des séries quel­con­ques, quoiqu’elles ne doivent aucune­ment affecter leur office algébrique, envers lequel les motives de con­ver­gence et diver­gence restent tou­jours dépourvues de sens. Bref, Auguste Comte accep­tait les séries diver­gentes, au point de vue algébrique, c’est-à-dire au point de vue du cal­cul des rela­tions, comme il accep­tait les sym­bol­es imag­i­naires et les quan­tités négatives. 

N’est-ce pas lumineux ? 

De même, pour cha­cune des sept pré­ten­dues erreurs, Luis Lagar­rigue mon­tre la “ méprise ” de J. Bertrand, vous par­lez comme un jour­nal­iste morce­lant la pen­sée pour trou­ver l’erreur, lui écrit-il, au sujet du principe des vitesses virtuelles ; pour Comte il ne s’agit pas de faire d’énonciations didac­tiques des principes, mais de mon­tr­er l’enchaînement et la valeur philosophique des con­cep­tions sci­en­tifiques. Plus loin, citant Carnot au sujet de la quan­tité de mou­ve­ment et de la force de per­cus­sion, il ajoute : Vous prenez la philoso­phie pos­i­tive, non seule­ment pour un traité de mécanique rationnelle, mais pour un traité de mécanique indus­trielle. Plus loin, sur le principe de d’Alembert : Est-ce que vous vous croyez capa­ble, Mon­sieur, de suiv­re Auguste Comte dans des vues philosophiques ? Mais vous oubliez donc que votre philoso­phie ne s’étend pas plus loin que le ver­biage algébrique !

Cette querelle math­é­ma­tique est très illus­tra­tive de ce qui a pu se pass­er à l’époque : un véri­ta­ble dia­logue de sourds entre Auguste Comte et les savants géomètres ; ils ne sont pas sur la même planète ! Du moins, ils ne par­lent pas la même langue. Pour Auguste Comte, Sturm a beau avoir inven­té un théorème, il n’a pas fait avancer d’un pouce la démarche de la pen­sée. Et pour les savants du Con­seil d’instruction, Auguste Comte est trop philosophe pour faire un pro­fesseur de math­é­ma­tique sérieux. 

Cela n’explique pas, avoue J. Bertrand, pourquoi Auguste Comte fut exclu de son poste d’examinateur, lui qui était cité en mod­èle de sagac­ité et de finesse et dont on dis­ait à l’époque qu’on avait ren­con­tré l’examinateur sans défaut. Pour lui, l’attitude du Con­seil d’instruction s’explique par le com­porte­ment insup­port­able du philosophe : Au début de la crise, expli­quet- il, per­son­ne ne songeait à dis­cuter sa posi­tion, on tolérait ses imper­fec­tions, et l’on fer­mait les yeux sur les griefs… si Comte n’avait pas pub­lié la pré­face du 6e vol­ume de son cours, dans laque­lle il insulte le Con­seil d’instruction, sa sit­u­a­tion n’aurait pas été men­acée. Il a été lui-même témoin de la réac­tion d’Arago, mis en cause per­son­nelle­ment dans cette pré­face et qui n’avait pas la répu­ta­tion d’être “ endurant ”. Pour ce qui est des fonc­tions d’examinateur, Joseph Bertrand affirme que plusieurs mem­bres du Con­seil ont fait allu­sion à sa crise d’aliénation men­tale en 1828 au cours de laque­lle il avait été enfer­mé plusieurs mois dans une mai­son de san­té. Était-il pru­dent, ajoute J. Bertrand, de lui con­fi­er plus longtemps les fonc­tions d’examinateur, lorsque l’exaltation dans laque­lle on le voy­ait aurait pu don­ner des craintes sur l’équilibre d’un esprit plus solide ?

Inac­cept­able ! répond le doc­teur Aud­iffrent à J. Bertrand. C’est une véri­ta­ble per­sé­cu­tion qui s’est acharnée sur Auguste Comte : Le réduire par la faim, lorsque la con­spir­a­tion du silence n’avait pu le mâter, tel fut le mot d’ordre don­né. Les géomètres se sont ligués con­tre lui et l’ont sac­ri­fié. Tout l’entourage d’Arago, les Math­ieu, les Liou­ville avaient épousé les haines de l’astronome et juré sa perte. Et Aud­iffrent con­clut ce sera une éter­nelle honte pour l’École poly­tech­nique d’avoir exclu de son sein un homme de la valeur d’Auguste Comte.

Ce que ne dit pas Aud­iffrent, c’est que le com­porte­ment “ provo­ca­teur ” de Comte n’a rien arrangé : il a don­né prise à la cri­tique de ses enne­mis, il a obéré la défense que pou­vaient assur­er ses amis. Est-ce de la mal­adresse, du manque de diplo­matie, ou plutôt un immense orgueil, qui lui fait croire en son bon droit et en son immense valeur, jusqu’à penser que l’opinion publique française et européenne pro­test­era en sa faveur ? N’y a‑t-il pas même, comme l’assure Sernin, un com­porte­ment qua­si “ sui­cidaire ” qui le pousserait à souhaiter l’échec pour mieux faire voir la per­ver­sité de ses enne­mis. C’est Car­o­line, son épouse, la per­son­ne qui l’a le mieux con­nu, qui le lui dit, dans une let­tre émou­vante le 18 novem­bre 1843 : J’aurais l’air fort ridicule si je dis­ais qu’à cette époque j’avais prévu tout ce qui est arrivé, mais déjà il était clair pour moi que les ménage­ments n’étaient pas dans votre nature, que vous étiez homme à tout dire et à votre manière sauve qui peut. Je vous ai pris pour­tant, pourquoi, parce que vous étiez incor­rupt­ible et qu’à notre époque cela n’est pas com­mun et sous ce rap­port, il n’y avait pas beau­coup de maris pour moi.

Il reste une dernière ques­tion sur les caus­es de l’exclusion : elle est de savoir si ce ne sont pas surtout les idées philosophiques qui auraient fait peur au Con­seil d’instruction, comme à l’Académie des sci­ences. Sur ce ter­rain des théories philosophiques, l’un comme d’autre ne se sont jamais aven­turés ; aucun argu­ment ni cri­tique n’ont été avancés, ce qui aurait telle­ment fait plaisir à Auguste Comte. Il est fort prob­a­ble que, pour un cer­tain nom­bre de mem­bres du Con­seil, cette peur ait joué un rôle non nég­lige­able, comme l’avoue Cori­o­lis, directeur des études de l’époque, dans une let­tre à l’une de ses par­entes, datée du 31 août 1842. 

Une let­tre d’autant plus révéla­trice que Cori­o­lis a tou­jours man­i­festé une atti­tude pos­i­tive vis-à-vis d’Auguste Comte : M. Comte est un homme éru­dit, c’est un très hon­nête homme qui mérite con­sid­éra­tion. Il est vrai qu’il a fait un gros Traité de philoso­phie pos­i­tive en 6 vol­umes, où il se mon­tre un peu matéri­al­iste ou antire­ligieux, mais il est du petit nom­bre d’hommes chez qui il faut attribuer cela à une fausse direc­tion don­née aux études ou aux médi­ta­tions et non à aucune dépra­va­tion. Je me sens tou­jours une cer­taine sym­pa­thie pour les hommes con­scien­cieux, hon­nêtes et qui ne tran­si­gent pas avec leurs devoirs et dis­ent volon­tiers tout ce qu’ils pensent, au risque de déplaire. Cela se trou­ve chez M. Comte. Il m’a donc fal­lu la con­vic­tion qu’il fal­lait à l’École une plus grande célébrité math­é­ma­tique pour le repouss­er comme pro­fesseur. Sa philoso­phie a aus­si un côté dan­gereux pour les jeunes gens et il ne con­ve­nait guère de le met­tre dans une chaire à notre École.

Ce qu’exprime Cori­o­lis avec mod­éra­tion et sym­pa­thie, beau­coup d’autres mem­bres ont dû le penser forte­ment. Face aux enne­mis déclarés Sturm et Liou­ville les indé­cis n’ont pas résisté. À vrai dire, Auguste Comte dérangeait. Il dérangeait beau­coup plus que les utopistes ou les social­istes. Instal­lé au coeur de la sci­ence, avançant comme un rouleau com­presseur, nul ne savait où il allait s’arrêter.

Et effec­tive­ment, rien ne l’arrête dans sa course. Au moment même de son exclu­sion, il fait paraître, en pré­face de son cours d’astronomie, son dis­cours sur l’esprit posi­tif. Beau­coup pensent cepen­dant, tel Lit­tré ou Stu­art Mill, qu’il a atteint son apogée. Le Cours de philoso­phie pos­i­tive est bien son chef‑d’œuvre.

*

Extrait du Tes­ta­ment d’Auguste Comte, achevé la veille de Noël 1855, con­fié à treize de ses disciples : 

Je recom­mande que mon cortège funèbre soit préservé de tout con­cours, indi­vidu­el ou col­lec­tif, émané de mon indigne épouse ou de l’École polytechnique.

NOTES
1. Livre du Cen­te­naire de l’École poly­tech­nique 1794–1894, tome III, p. 457–458.
2. Cité par un mem­bre du Con­seil d’instruction de Poly­tech­nique (procès-ver­bal du 14 août 1840).
3. Let­tre de M. Bar­ral à M. Lit­tré, 14 avril 1863.
4 Juli­ette Grange, La philoso­phie d’Auguste Comte, PUF, 1996.
5. Voir les deux pre­miers arti­cles, La Jaune et la Rouge (juin 1998 et jan­vi­er 1999).
6. Néol­o­gisme, curieuse­ment com­posé d’une racine latine et d’une racine grecque.
7. Le 5e vol­ume sor­ti­ra effec­tive­ment en mai 1841, mais il y aura un 6e vol­ume en juil­let 1842.
8. Auguste Comte et le pos­i­tivisme de John Stu­art Mill, traduit par Clemenceau,1re édi­tion en 1868. Une nou­velle édi­tion est sor­tie tout récem­ment chez L’Harmattan.
9. Les épreuves écrites com­por­taient une épure de géométrie descrip­tive, un dessin, le cal­cul d’un tri­an­gle rec­tiligne, un dis­cours français et une ver­sion latine.
10. La pré­face est pub­liée en annexe du tome II. Cor­re­spon­dance générale. Auguste Comte. Disponible à la librairie Vrin.
11. Cette lutte est tou­jours d’actualité, comme l’écrit Mar­tin Wells : les biol­o­gistes sont des sci­en­tifiques tra­di­tion­nelle­ment con­sid­érés par les physi­ciens et les math­é­mati­ciens comme appar­tenant à une branche périphérique. Ils man­i­festeraient une ten­dance déplorable à éviter les con­clu­sions et à pré­ten­dre que la plu­part des chats sont gris alors qu’un sci­en­tifique rigoureux aurait vite fait de démon­tr­er qu’ils sont blancs ou noirs.
(Berniques et civil­i­sa­tion de Mar­tin Wells, édi­tions Le Pom­mi­er, 1999.)
12. Voir l’article d’Annie Petit : “ Des savants revus et cor­rigés ” dans le numéro spé­cial de Sci­ence et Vie, mars 1989 (200 ans de science).
13. Stu­art Mill fait allu­sion au mod­èle de l’Empire chi­nois qui a été une référence pour les hommes des Lumières au XVIIIe siè­cle, avec son sys­tème de recrute­ment des man­darins par con­cours, donc entière­ment con­stru­it sur le savoir et non sur la nais­sance. En fait les nom­breux réc­its de voy­age pub­liés à la fin du XVIIIe siè­cle ont remis en cause ce mod­èle chi­nois et notam­ment le con­formisme de ses intel­lectuels conseilleurs.
14. Au pro­gramme de ce cours : les notions fon­da­men­tales en géométrie plane, les théories des tan­gentes, des asymp­totes, des diamètres et des cen­tres, de la simil­i­tude et des quad­ra­tures ; les courbes binômes et trinômes, les coniques. En géométrie dans l’espace, les théories ana­ly­tiques de la droite, du plan, de la trans­po­si­tion des axes, puis un long développe­ment sur les familles de sur­faces, les sur­faces réglées, dévelop­pables, etc. 

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