Auguste COMTE

Éloge d’Auguste Comte (3e partie)

Dossier : ExpressionsMagazine N°548 Octobre 1999
Par Bruno GENTIL (55)

Répétiteur à Polytechnique… en attendant mieux !

Répétiteur à Polytechnique… en attendant mieux !

En décembre 1832, M. Navier, pro­fes­seur d’a­na­lyse et de méca­nique ration­nelle à l’É­cole poly­tech­nique, pro­pose à Auguste Comte le poste de répé­ti­teur. Pour lui, ce n’est pas très glo­rieux (il s’a­git d’in­ter­ro­ger les élèves sur le cours de Navier trois fois par semaine) et le trai­te­ment est médiocre, à peine deux mille francs. Navier qui l’es­ti­mait sin­cè­re­ment lui avait écrit, gen­ti­ment d’ailleurs,
je vou­drais que M. Comte, qui a tant de rai­son, ne trou­vât pas un motif de s’af­fli­ger dans l’i­dée qu’il s’a­git d’une place subal­terne. S’il avait vécu comme moi dans les fonc­tions publiques, il aurait vu que rien n’est plus com­mun que d’a­voir dans une posi­tion supé­rieure à la vôtre, des per­sonnes qui ne vous valent pas.

En fait, il accepte ce poste parce qu’il n’a pas le choix. Déjà, l’an­née pré­cé­dente, il a pos­tu­lé pour la chaire d’a­na­lyse et de méca­nique ration­nelle à Poly­tech­nique et a connu son pre­mier échec, devant Navier, jus­te­ment. Mais Navier avait treize ans de plus que lui et était membre de l’A­ca­dé­mie des sciences depuis 1824. 

Si Auguste Comte avait eu le moindre sou­ci de diplo­ma­tie, il se serait effa­cé spon­ta­né­ment, d’au­tant plus qu’il n’a­vait aucune chance d’être élu. Mais il aggrave son cas en écri­vant une lettre incen­diaire au pré­sident de l’A­ca­dé­mie des sciences, début d’une polé­mique avec cette Aca­dé­mie, qui ne fera que s’ai­grir au fur et à mesure des années. 

Dans sa lettre du 7 mars 1831, il s’é­lève vio­lem­ment contre le fait que la sec­tion de géo­mé­trie ne l’ait pas pré­sen­té comme can­di­dat : L’im­par­tia­li­té de l’A­ca­dé­mie la condui­ra, j’es­père, à recon­naître que le dédai­gneux silence de la sec­tion de géo­mé­trie à mon égard est aus­si irré­flé­chi qu’in­con­ve­nant. Sur­tout il lui reproche de s’être com­por­tée comme s’il s’a­gis­sait d’é­lire un nou­veau membre pour l’A­ca­dé­mie, c’est-à-dire en ayant exclu­si­ve­ment égard aux tra­vaux spé­ciaux des concur­rents, des­ti­nés à l’a­van­ce­ment de quelques points par­ti­cu­liers, et c’est, j’i­ma­gine, comme n’ayant jus­qu’i­ci adres­sé à l’A­ca­dé­mie aucun mémoire pro­pre­ment dit, que je n’ai pas été men­tion­né par la sec­tion de géo­mé­trie.

Et il ajoute : Qui­conque a suf­fi­sam­ment réflé­chi sur la fonc­tion de l’en­sei­gne­ment, soit écrit, soit ver­bal, ne sau­rait confondre la capa­ci­té didac­tique avec la capa­ci­té scien­ti­fique pro­pre­ment dite. Et ce sera sur ce point un éter­nel dia­logue de sourds avec l’A­ca­dé­mie. Il ne peut com­prendre qu’on n’ait pas tenu compte de son pre­mier tome du Cours, ce volume étant consa­cré entiè­re­ment à la phi­lo­so­phie mathé­ma­tique, il per­met, plus qu’au­cun autre genre de tra­vail, d’ap­pré­cier spé­cia­le­ment la capa­ci­té didac­tique, prin­ci­pal élé­ment de la question.

Puis ce sera le pénible inci­dent avec Gui­zot. Auguste Comte avait eu des échanges assez intimes avec lui, six ou sept ans aupa­ra­vant, au moment de la publi­ca­tion de son Opus­cule fon­da­men­tal. Gui­zot étant deve­nu ministre de la Fonc­tion Publique, Auguste Comte avait cru oppor­tun de lui deman­der la créa­tion d’une chaire d’his­toire géné­rale des sciences phy­siques et mathé­ma­tiques au Col­lège de France. C’é­tait incon­tes­ta­ble­ment une bonne idée qui se concré­ti­sa… soixante ans après ! Ce fut Pierre Laf­fitte, le dis­ciple favo­ri d’Au­guste Comte, qui en fut le pre­mier titu­laire en 1892. Pour l’heure, en 1832, Auguste Comte fut si insis­tant et mal­adroit qu’il se brouilla avec l’homme qui sera le plus puis­sant de la monar­chie de Juillet ! 

Voi­ci donc Auguste Comte répé­ti­teur d’a­na­lyse et de méca­nique pour le cours de Navier. Un de ses anciens élèves de cette époque, le géné­ral de Vil­le­noi­sy1, l’é­voque dans ses sou­ve­nirs : Nous avions pour lui un res­pect, mêlé de ter­reur. On esti­mait sa droi­ture, sa loyau­té ; on ne dou­tait pas de sa jus­tice aux inter­ro­ga­tions, mais on redou­tait sa froi­deur et la sin­gu­la­ri­té des ques­tions qu’il posait sans jamais venir en aide à un élève trou­blé ou inti­mi­dé. D’une myo­pie extrême, il tenait la tête pen­chée sur sa table, sans regar­der le tableau, et l’on n’en­ten­dait sor­tir de sa bouche que deux mots : « effa­cez » ou « c’est assez ». Il était pour nous un sin­gu­lier exemple de la rigueur et de l’exac­ti­tude mathé­ma­tiques, comme aus­si l’i­gno­rance de la vie réelle. Sachant sa pro­fonde incré­du­li­té, en matière de foi, on disait de lui : habi­tué aux for­mules, le père Comte a mis Dieu en équa­tion et il ne lui a trou­vé que des racines imaginaires.

Il va avoir l’oc­ca­sion en 1836 d’oc­cu­per pen­dant deux mois la chaire de pro­fes­seur d’a­na­lyse et de méca­nique, à titre de sup­pléant, en rai­son de la dis­pa­ri­tion bru­tale de Navier. Il a connu à ce moment le plus haut triomphe péda­go­gique qu’un pro­fes­seur puisse espé­rer. Les élèves sont ravis et le direc­teur des études, le grand phy­si­cien Dulong, décla­ra lui-même n’a­voir jamais enten­du de leçons mieux faites et plus attrayantes que celles de M. Comte2.

Ce suc­cès per­son­nel n’empêchera pas Auguste Comte de connaître un nou­vel échec. C’est Jean-Marie Duha­mel, son ami et cama­rade de pro­mo­tion, qui sera élu par l’A­ca­dé­mie des sciences à la chaire de Navier (au pre­mier scru­tin il ne recueille que deux voix). C’est une grosse décep­tion mais cette sup­pléance res­te­ra pour Comte une épreuve déci­sive, qu’il évo­que­ra sou­vent à titre de référence. 

Ce qui est sûr, c’est qu’Au­guste Comte avait un vrai talent péda­go­gique. Autant ses écrits sont le plus sou­vent labo­rieux, autant il excel­lait dans l’en­sei­gne­ment oral. Toute sa phy­sio­no­mie s’a­ni­mait, ses yeux brillaient, sa voix por­tait for­te­ment ; il avait des for­mules per­cu­tantes et une grande clar­té dans son expres­sion. D’ailleurs le suc­cès de son cours d’as­tro­no­mie popu­laire du dimanche, pen­dant de longues années, devant un public très dif­fé­rent, l’at­teste largement. 

Un autre témoi­gnage de son suc­cès auprès des élèves se mani­fes­te­ra par­ti­cu­liè­re­ment en 1840, à la mort de Pois­son. Duha­mel deve­nant exa­mi­na­teur de sor­tie, sa chaire devient vacante. La nomi­na­tion d’Au­guste Comte paraît s’im­po­ser. Du moins les élèves le sou­haitent ouver­te­ment. M. Bar­ral, ancien élève et chi­miste de renom, racon­te­ra plus tard3 : Nous fûmes très émus d’ap­prendre que M. Comte, qui était notre répé­ti­teur titu­laire, ren­con­trait une grande oppo­si­tion dans les conseils d’ins­truc­tion et de perfectionnement.

Rap­pe­lant le « suc­cès tout à fait hors ligne » qu’il avait obte­nu pen­dant son inté­rim de 1836, les élèves décident de dési­gner quelques-uns d’entre nous pour aller, en notre nom et deux par deux, chez les prin­ci­paux membres des Conseils ; tout cela a été spon­ta­né de notre part. M. Comte ne le sut que plus tard. Les élèves ne reçurent que des réponses éva­sives. On leur dit qu’il ne suf­fi­sait pas, pour être pro­fes­seur à l’É­cole, de faire un ensei­gne­ment remar­quable, qu’il fal­lait sur­tout être en com­mu­nion d’i­dées avec les autres géo­mètres.

Et M. Bar­ral conclut : M. Comte ne fut pas nom­mé, et alors, nous avons élu une nou­velle dépu­ta­tion pour aller lui témoi­gner nos pro­fonds regrets et notre admi­ra­tion. Auguste Comte fut très ému et il pleure de joie en racon­tant à son ami Valat cette démarche sans exemple, bien faite, en cas d’é­chec, pour me conso­ler d’a­vance. Et il explique la noble jeu­nesse qui est main­te­nant à l’É­cole s’est por­tée héri­tière des tra­di­tions rela­tives aux leçons que je fis, il y a quatre ans, au grand conten­te­ment de tous, élèves et fonc­tion­naires et plus loin il évoque cette géné­reuse jeu­nesse, à laquelle je ne pour­rai plus pen­ser sans une douce et pro­fonde émo­tion.

Visi­ble­ment cette démarche des élèves ne plut pas au Conseil d’ins­truc­tion de Poly­tech­nique, à lire le pro­cès-ver­bal des déli­bé­ra­tions du 14 août 1840, où la com­mis­sion met en pre­mière ligne M. Sturm avec les motifs sui­vants : Il ne suf­fit pas qu’un pro­fes­seur d’a­na­lyse à l’É­cole poly­tech­nique ait la faci­li­té d’é­lo­cu­tion et fasse des leçons agréables, il faut qu’il sache à fond la science qu’il enseigne, qu’il l’é­ta­blisse sur des démons­tra­tions rigou­reuses et qu’il puisse répondre à toutes les dif­fi­cul­tés que lui pré­sentent les élèves, non seule­ment sur les matières du cours, mais aus­si sur toutes les par­ties des mathématiques.

Évo­quant le talent mon­tré par M. Comte dans les leçons qu’il a faites à l’É­cole en 1836 sur la pre­mière par­tie du cours d’a­na­lyse, le rap­por­teur ajoute mais là se bornent les titres en sa faveur. Son ouvrage sur la phi­lo­so­phie posi­tive ne contient que des géné­ra­li­tés assez vagues sur les mathé­ma­tiques et il conclut il faut don­ner à l’É­cole un pro­fes­seur d’un esprit ferme et d’un juge­ment sain ; ces qua­li­tés doivent l’emporter sur le brillant de l’é­lo­cu­tion et sur l’é­ten­due plu­tôt que sur la pro­fon­deur des connais­sances générales.

L’af­faire était dite. M. Sturm n’é­tait pas un brillant pro­fes­seur, mais il avait inven­té un théo­rème et était membre de l’A­ca­dé­mie des sciences… Ce fut le qua­trième échec d’Au­guste Comte et sans doute le plus douloureux. 

Déci­dé­ment, Auguste Comte ne veut pas ou ne peut pas com­prendre à quelle logique obéissent les membres de l’A­ca­dé­mie des sciences et du Conseil d’ins­truc­tion. Navier, le sage Navier, a essayé de lui expli­quer. C’é­tait en juillet 1835, lors de son troi­sième échec contre Liou­ville. Il lui avait confié que les nomi­na­tions aux chaires de pro­fes­seurs étaient vues comme un encou­ra­ge­ment et une récom­pense accor­dés à ceux qui contri­buent le plus au pro­grès des sciences par des recherches nou­velles dans les­quelles on ver­ra tou­jours un pro­grès plus évident que des spé­cu­la­tions géné­rales ou philosophiques.

C’est pro­ba­ble­ment pour cette rai­son qu’Au­guste Comte se décide à pré­sen­ter un mémoire à l’A­ca­dé­mie des sciences, qu’il a lu devant les plus grands savants de l’é­poque. Il por­tait sur la cos­mo­lo­gie posi­tive, conte­nant une véri­fi­ca­tion mathé­ma­tique de l’hy­po­thèse for­mu­lée par Her­schel et Laplace pour expli­quer la for­ma­tion de notre sys­tème solaire. Ce mémoire ne fut pas publié ; Ara­go char­gé d’exa­mi­ner le mémoire a écrit sur la pre­mière page de son exem­plaire il n’y a pas lieu à rap­port. Auguste Comte, qui l’a repris cepen­dant dans la 27e leçon du Cours, avait lui-même émis à l’é­poque les plus graves réserves sur son travail. 

Déci­dé­ment les exer­cices aca­dé­miques ne lui réus­sissent pas. 

Par bon­heur, il est nom­mé exa­mi­na­teur d’ad­mis­sion en 1837, grâce à Dulong, ce qui lui ouvre en même temps la porte de l’Ins­ti­tu­tion Laville où il pré­pare les élèves au concours d’en­trée à Poly­tech­nique. Son emploi du temps est char­gé mais pour la pre­mière fois, il obtient la sécu­ri­té maté­rielle et peut se consa­crer l’es­prit libre, à son Cours de phi­lo­so­phie positive.

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C’est en avril 1835 seule­ment que parut le 2e tome du Cours, consa­cré à l’as­tro­no­mie et à la phy­sique, près de cinq ans après le pre­mier tome qui trai­tait de la phi­lo­so­phie mathé­ma­tique. Ce retard est dû, pour une grande part, à la dif­fi­cul­té de trou­ver un édi­teur, Bache­lier en l’oc­cur­rence. L’as­tro­no­mie, dont il a fait une science fon­da­men­tale, lui donne l’oc­ca­sion de faire net­te­ment res­sor­tir, quant à la méthode et quant à la doc­trine, le vrai carac­tère géné­ral de cette admi­rable science, fon­de­ment immé­diat de la phi­lo­so­phie natu­relle tout entière. En tout cas il nous offre une très belle syn­thèse de l’his­toire de cette science. 

Nous avons là les plus belles pages par leur clar­té et leur beau­té, il domine mani­fes­te­ment son sujet et mani­feste ses remar­quables qua­li­tés péda­go­giques. La phy­sique est trai­tée plus briè­ve­ment en sept leçons (la baro­lo­gie, la pesan­teur, la ther­mo­lo­gie, l’a­cous­tique, l’op­tique et l’élec­tro­lo­gie). Tout en nous pré­ve­nant que l’é­tat scien­ti­fique de la phy­sique est bien moins satis­fai­sant que celui de l’as­tro­no­mie en rai­son de l’empire si pro­lon­gé des habi­tudes des méta­phy­siques pri­mi­tives, il va mon­trer que c’est réel­le­ment en phy­sique que se trouve le triomphe de l’ex­pé­ri­men­ta­tion et que la prin­ci­pale base du per­fec­tion­ne­ment de la phy­sique résulte de l’ap­pli­ca­tion plus com­plète de l’a­na­lyse mathé­ma­tique. L’exemple des tra­vaux du « grand Fou­rier » sur la répar­ti­tion de la cha­leur et celui d’Am­père dans ses décou­vertes en élec­tro­lo­gie seront les moments forts de sa démonstration. 

La rédac­tion du 3e volume va subir aus­si un grand retard. Pré­vu éga­le­ment pour 1835, le volume ne sor­ti­ra qu’en mars 1838, car il semble qu’il ait inter­rom­pu sa rédac­tion pen­dant plus d’un an. Diverses causes de déran­ge­ment, les unes phy­siques, les autres morales ont retar­dé au-delà de tout ce que j’a­vais pré­vu la ter­mi­nai­son de mon ouvrage écrit-il à Bar­bot le 7 octobre 1836. On y trouve d’a­bord cinq cha­pitres assez courts consa­crés à la chi­mie, dont il dit qu’elle consti­tue évi­dem­ment aujourd’­hui la branche fon­da­men­tale la moins avan­cée de la phi­lo­so­phie inor­ga­nique et il ajoute : La chi­mie actuelle mérite à peine le nom d’une véri­table science, puis­qu’elle ne conduit presque jamais à une pré­voyance réelle et cer­taine.

Mais, pour Comte la chi­mie n’est pas une science exacte d’in­té­rêt secon­daire, car avec elle com­mencent la fin de l’a­na­ly­tique et le début du syn­thé­tique. La chi­mie, plus que la phy­sique mais moins que la bio­lo­gie et la socio­lo­gie, étu­die des êtres com­plexes et non des phé­no­mènes simples. Mais on sent que pour lui la phi­lo­so­phie chi­mique a sur­tout l’in­té­rêt de consti­tuer une véri­table tran­si­tion fon­da­men­tale vers la phi­lo­so­phie orga­nique et d’a­bord la phi­lo­so­phie bio­lo­gique, ce qui éta­blit à jamais la rigou­reuse conti­nui­té du sys­tème des sciences natu­relles. Effec­ti­ve­ment il va consa­crer la plus grande par­tie du volume à la bio­lo­gie, l’une des sciences essen­tielles du Cours.

Pour cette science nais­sante il va se réfé­rer à son illustre ami Blain­ville dont il a sui­vi inté­gra­le­ment le cours de phy­sio­lo­gie géné­rale et com­pa­rée de 1829 à 1832 à la Facul­té des sciences de Paris. En lisant Blain­ville, écrit Juliette Grange4, on croit par­fois lire du Comte et il semble que les influences entre les deux hommes aient été réci­proques. Il est vrai que dans sa recherche effré­née de démarche posi­tive Auguste Comte va aus­si mettre en avant les tra­vaux de Gall sur la phré­no­lo­gie, cher­chant à don­ner un fon­de­ment orga­nique à des fonc­tions intel­lec­tuelles. Mais il n’é­tait pas le seul : Brous­sais et Geof­froy Saint-Hilaire ont eux aus­si admi­ré et sui­vi Gall. C’est dans le même esprit qu’il renie la psy­cho­lo­gie intros­pec­tive. En tout cas Auguste Comte se montre satis­fait de l’ex­cellent accueil que pro­duit la publi­ca­tion de mon troi­sième volume comme il l’é­crit à Valat. D’ailleurs lui dit-il il n’at­tend d’autre récom­pense immé­diate que le suf­frage conscien­cieux d’une dou­zaine envi­ron de pen­seurs émi­nents en Europe. Blain­ville, et ce n’est pas éton­nant, sanc­tionne ma manière de voir au point de recom­man­der publi­que­ment et avec force à son nom­breux audi­toire la lec­ture de ce volume.

Il avait pré­vu un qua­trième volume qui devait être le der­nier, pour trai­ter de la phi­lo­so­phie sociale. En fait il sort un an après, en juillet 1839, mais il ne traite que la par­tie dog­ma­tique. Se réfé­rant à ses œuvres de jeu­nesse et notam­ment à son Opus­cule fon­da­men­tal (plan des tra­vaux scien­ti­fiques néces­saires pour orga­ni­ser la socié­té)5, il annonce qu’il aborde cette fois-ci l’o­pé­ra­tion phi­lo­so­phique main­te­nant dif­fi­cile et plus har­die. En effet au lieu de juger et d’a­mé­lio­rer les sciences rem­plis­sant déjà les condi­tions fon­da­men­tales de la posi­ti­vi­té, il s’a­git désor­mais essen­tiel­le­ment de créer un ordre tout entier de concep­tion scien­ti­fique, qu’au­cun phi­lo­sophe anté­rieur n’a jamais ébau­ché, et dont la pos­si­bi­li­té n’a­vait même jamais été net­te­ment entre­vue. Une par­tie du volume consiste à exa­mi­ner les prin­ci­pales ten­ta­tives phi­lo­so­phiques entre­prises jus­qu’i­ci pour consti­tuer la science sociale. C’est en ren­dant hom­mage à l’illustre et mal­heu­reux Condor­cet qu’il intro­duit le néo­lo­gisme de socio­lo­gie6 : Exac­te­ment équi­valent à mon expres­sion, déjà intro­duite, de phy­sique sociale, afin de pou­voir dési­gner par un nom unique cette par­tie com­plé­men­taire de la phi­lo­so­phie natu­relle qui se rap­porte à l’é­tude posi­tive de l’en­semble des lois fon­da­men­tales propres aux phé­no­mènes sociaux. Arri­vant à la néces­si­té de fon­der une doc­trine nou­velle, capable de conci­lier l’ordre et le pro­grès, il aborde suc­ces­si­ve­ment la sta­tique sociale, ou théo­rie de l’ordre spon­ta­né des socié­tés humaines et la dyna­mique sociale, ou théo­rie géné­rale du pro­grès de l’hu­ma­ni­té.

Ce qua­trième tome est un chef-d’œuvre de pro­fon­deur, de clar­té et de soli­di­té. Mais Auguste Comte est pres­sé de ter­mi­ner, car il a annon­cé un der­nier volume consa­cré à l’ap­pré­cia­tion effec­tive de l’en­semble du pas­sé humain. Le 29 novembre 1840 il écrit à Valat : Mon volume final sera le plus éten­du de tous et quoi­qu’ayant énor­mé­ment tra­vaillé, je n’au­rai peut-être pas ter­mi­né toute la par­tie his­to­rique, quoique j’ai actuel­le­ment ache­vé l’An­ti­qui­té et le Moyen Âge. Selon ma cou­tume constante, ce der­nier tra­vail va se faire par accès très intenses, pro­lon­gés pen­dant cinq à six semaines7.

Effec­ti­ve­ment Auguste Comte ne perd pas son temps. On se demande com­ment il par­vient à mener un tra­vail aus­si gigan­tesque entre ses cours quo­ti­diens à l’Ins­ti­tu­tion Laville et ses inter­ro­ga­tions trois fois par semaine à l’É­cole poly­tech­nique, sans comp­ter son cours d’as­tro­no­mie popu­laire tous les dimanches, et ses tour­nées d’exa­mi­na­teur d’ad­mis­sion à Poly­tech­nique qui lui prennent trois mois par an ! Pen­dant la semaine, écrit-il à Valat, je suis à l’ou­vrage depuis quatre heures du matin jus­qu’au dîner, avec les seuls inter­valles qu’exigent stric­te­ment mes devoirs quo­ti­diens et il ajoute il faut l’in­ten­si­té de tra­vail la plus sou­te­nue et la plus éner­gique, mal­gré l’ex­trême rapi­di­té d’exé­cu­tion que j’ai heu­reu­se­ment conser­vée jus­qu’i­ci, quand une fois je suis en verve, ce qui est d’a­bord lent à obtenir.

En réa­li­té, la méthode de tra­vail d’Au­guste Comte est extra­or­di­naire. Comme le décrit Gou­hier, cha­cun de ses livres est d’a­bord le motif d’un long conci­lia­bule inté­rieur ; toutes les puis­sances de l’es­prit sont ten­dues ; une réflexion ardente fixe les idées, subor­donne les rap­ports, ajuste les rai­sons ; sa mémoire enre­gistre à mesure ali­néas et leçons jus­qu’au moment où une cou­pure est pos­sible. Les médi­ta­tions de Comte sont célèbres. Il expli­que­ra lui-même, dans sa pré­face du der­nier volume, après avoir, dans ma pre­mière jeu­nesse, rapi­de­ment amas­sé tous les maté­riaux qui me parais­saient conve­nir à la grande éla­bo­ra­tion dont je sen­tais déjà l’es­prit fon­da­men­tal, je me suis, depuis vingt ans au moins, impo­sé, à titre d’hy­giène céré­brale, l’o­bli­ga­tion, quel­que­fois gênante, mais plus sou­vent heu­reuse, de ne jamais faire aucune lec­ture qui puisse offrir une impor­tante rela­tion, même indi­recte, au sujet quel­conque dont je m’oc­cupe actuel­le­ment.

Il attri­bue à ce régime sévère la net­te­té, l’éner­gie et la consis­tance de mes diverses concep­tions. Il avoue même n’a­voir jamais lu, en aucune langue, ni Vico, ni Kant, ni Her­der, ni Hegel, etc. Cette négli­gence volon­taire a pour lui beau­coup contri­bué à la pure­té, à l’har­mo­nie de ma phy­sique sociale. Il en est même arri­vé à s’in­ter­dire toute lec­ture de jour­naux. Et il sou­ligne dans sa pré­face com­bien un tel régime men­tal, d’ailleurs en pleine har­mo­nie avec ma vie soli­taire, peut aujourd’­hui contri­buer, en poli­tique, à faci­li­ter l’é­lé­va­tion de vues et l’im­par­tia­li­té des sentiments.

Au sujet du régime men­tal de Comte, le célèbre phi­lo­sophe anglais Stuart Mill8, qui le connais­sait fort bien, a fait part de son opi­nion : Pour la plu­part des pen­seurs, cette conduite serait sans doute très impru­dente ; mais nous ne vou­drions pas affir­mer qu’elle ne puisse par­fois être avan­ta­geuse à un esprit de la qua­li­té spé­ciale de Mon­sieur Comte, à un esprit qui peut s’ap­pli­quer avec pro­fit à pour­suivre jusque dans les déve­lop­pe­ments les plus recu­lés une série par­ti­cu­lière de médi­ta­tions d’une espèce si ardue, que la com­plète concen­tra­tion de l’in­tel­li­gence sur ses propres pen­sées est presque la condi­tion néces­saire du suc­cès. Mais dans ce cas, ajoute Stuart Mill, il faut renon­cer à la pré­ten­tion d’ar­ri­ver à la véri­té toute entière.

Et il conclut, en connais­sance de cause ne vivant qu’a­vec ses propres pen­sées, toute consi­dé­ra­tion qui, dans d’autres points de vue, pour­rait s’of­frir à lui, soit comme une objec­tion, soit comme une modi­fi­ca­tion néces­saire, est pour lui comme si elle n’exis­tait pas. Le résul­tat de cette posi­tion est une gigan­tesque confiance en soi-même, pour ne pas dire suf­fi­sance, celle de M. Comte est colos­sale. Nous n’a­vons rien trou­vé qui en appro­chât. Heu­reu­se­ment pour l’é­qui­libre et la san­té d’Au­guste Comte, il y avait la cou­pure des tour­nées pro­vin­ciales d’exa­mi­na­teur qui reve­naient chaque année d’août à octobre. Elles ont beau­coup comp­té dans sa vie. 

Les tournées provinciales d’un examinateur scrupuleux

On se sou­vient que c’est Dulong, direc­teur des études à l’É­cole poly­tech­nique, qui lui a pro­po­sé en 1837 un poste d’exa­mi­na­teur d’ad­mis­sion, conscient de l’in­jus­tice com­mise à son égard lors du rem­pla­ce­ment de Navier à la chaire d’a­na­lyse méca­nique. Auguste Comte accepte cette com­pen­sa­tion « en atten­dant ». Il faut dire que le trai­te­ment de trois mille francs a dû peser dans la balance. Il y a cepen­dant une ombre au tableau : il apprend en même temps que, depuis une ordon­nance de 1832, la place n’est plus désor­mais à vie ; elle est assu­jet­tie à une réélec­tion annuelle par le Conseil d’ins­truc­tion de l’é­cole. Il sera donc le pre­mier exa­mi­na­teur à qui s’ap­pli­que­ra cette dis­po­si­tion. Mais, pour l’heure, il n’y voit qu’une for­ma­li­té comme pour mon autre place de répé­ti­teur d’a­na­lyse et de méca­nique où il est inva­ria­ble­ment renom­mé chaque année. Ma posi­tion comme exa­mi­na­teur est donc, je crois, fort assu­rée écrit-il tout heu­reux à Valat le 21 novembre 1837. 

Ain­si donc pen­dant sept ans, de 1837 à 1844, Auguste Comte va assu­rer cette lourde charge qui lui pren­dra trois mois par an : le mois d’août, c’est l’hor­rible cor­vée pari­sienne qui l’o­blige à exa­mi­ner pen­dant vingt-huit jours suc­ces­sifs les can­di­dats pari­siens à l’Hô­tel de Ville (la cohue poly­tech­ni­cienne). Et ensuite deux mois en pro­vince jus­qu’à la fin octobre. À cette époque, il y avait quatre exa­mi­na­teurs consti­tuant deux équipes qui se par­ta­geaient la tour­née de l’Est et celle de l’Ouest. Les exa­mens oraux consti­tuaient la par­tie essen­tielle de l’exa­men9 ; ils por­taient sur l’a­rith­mé­tique, la géo­mé­trie élé­men­taire, la tri­go­no­mé­trie, la géo­mé­trie des­crip­tive (réduite à la droite et au plan), la géo­mé­trie ana­ly­tique à deux et trois dimen­sions, l’al­gèbre élé­men­taire et supé­rieure et enfin la statique. 

En 1837, Auguste Comte fait sa pre­mière tour­née, celle de l’Ouest cette année-là, qui le conduit à Rouen, Rennes, Lorient, Angou­lême, Bor­deaux et Tou­louse. Il ter­mine à Mont­pel­lier où il se retrouve dans ce même col­lège, d’où j’é­tais sor­ti moi-même exa­mi­né. J’en suis encore vive­ment atten­dri comme il l’é­crit à Valat. Cette pre­mière tour­née, il l’a faite avec plai­sir mal­gré les sept cents lieues qu’il a dû faire : Cette course loin de nuire à ma san­té, l’a nota­ble­ment amé­lio­rée. Et sur­tout, il prend au sérieux ses fonc­tions aux­quelles il prend plai­sir par la cer­ti­tude d’y pou­voir faire un bien réel. Il pense sin­cè­re­ment pou­voir exer­cer une réelle influence pour répa­rer le mal pro­fond qu’a cau­sé la déplo­rable direc­tion don­née à l’en­sei­gne­ment mathé­ma­tique. Il croit même avoir déjà com­men­cé à modi­fier heu­reu­se­ment les habi­tudes misé­ra­ble­ment sub­tiles et étroites de la rou­tine sco­las­tique. Il ne doute pas de par­ve­nir à per­fec­tion­ner sen­si­ble­ment le sys­tème géné­ral de notre édu­ca­tion mathé­ma­tique. Il pense même avoir davan­tage de capa­ci­té d’ac­tion que s’il était titu­laire de la chaire de pro­fes­seur quoi­qu’une telle chaire, qui pro­ba­ble­ment me vien­dra, me fut per­son­nel­le­ment plus agréable à d’autres égards.

L’en­thou­siasme de la pre­mière tour­née va quelque peu se refroi­dir au long des tour­nées sui­vantes : Cette vie nomade a per­du le piquant de la nou­veau­té, écrit-il lors de la deuxième tour­née. Il se plain­dra de plus en plus du régime des voi­tures et des hôtels gar­nis, de cette vie d’au­berges et de dili­gences. En 1840 il est tel­le­ment excé­dé de courses, après avoir fait sept cents lieues et chan­gé douze fois de loge­ment, qu’il rentre direc­te­ment à Paris sans aller voir son ami Valat à Bor­deaux. Il voit avec sou­la­ge­ment la fin de son exil annuel pour retrou­ver son chez-soi ardem­ment dési­ré. Et tout cela pour cou­rir après quelques exa­mens satis­fai­sants, par­se­més ça et là dans la foule des mau­vais ou des insi­gni­fiants ! Mais il se fait une rai­son : mieux vaut conser­ver cette place encore long­temps plu­tôt que de cou­rir les leçons par­ti­cu­lières. Il sait bien qu’il n’est pas encore à sa vraie place, mais ces tour­nées sont des pierres d’at­tente. Et fina­le­ment cette vie de tour­née lui réus­sit bien : il parle du besoin phy­sique que j’ai main­te­nant contrac­té des voyages annuels, si utiles à ma san­té, même avec leur rude exé­cu­tion actuelle. Il pense même qu’elles consti­tuent une salu­taire révul­sion après une année de tra­vaux exor­bi­tants, en fai­sant allu­sion à la rédac­tion de son Cours de phi­lo­so­phie posi­tive.

Il est vrai que la tour­née pro­vin­ciale d’un exa­mi­na­teur d’ad­mis­sion à l’É­cole poly­tech­nique avait des bons côtés : il est reçu par­tout comme un per­son­nage impor­tant. Sou­vent accueilli par le pré­fet en per­sonne qui l’in­vite à sa table, comme à Dijon en 1838 où il se retrouve en com­pa­gnie de trois géné­raux en mis­sion ! Lui qui ne voit per­sonne à Paris retrouve avec plai­sir les amis et cama­rades qu’il n’a pas vus depuis long­temps : chez son ami Valat à Bor­deaux, bien sûr ou chez Roméo Pou­zin à Mont­pel­lier. Et puis, on se presse pour assis­ter à ses exa­mens qui sont publics, où assistent non seule­ment des élèves mais de nom­breux pro­fes­seurs. Lors de son séjour à Metz en 1838 il écrit : Mes exa­mens y ont été sui­vis et appré­ciés avec un haut et évident inté­rêt.

Il faut dire que de l’a­vis géné­ral les exa­mens de Comte pro­dui­saient une grande impres­sion. J. Ber­trand, qui pour­tant n’est pas tendre avec Auguste Comte, raconte dans ses Sou­ve­nirs aca­dé­miques : Les exa­mens de 1837 sont res­tés légen­daires ; on les citait comme un modèle de saga­ci­té et de finesse. Comte appor­tait une série de ques­tions bien choi­sies, recueillies pen­dant vingt années d’en­sei­gne­ment, assez simples pour que tout élève bien ins­truit pût impro­vi­ser une solu­tion, assez com­plexes pour que les meilleurs trou­vassent l’oc­ca­sion de mon­trer leur supé­rio­ri­té. La salle d’exa­men était, dès le matin, rem­plie d’au­di­teurs ; plus d’un curieux dés­in­té­res­sé pre­nait plai­sir aux drames ingé­nieux que Comte fai­sait naître… on avait ren­con­tré l’exa­mi­na­teur sans défaut…

Il avait d’ailleurs une manière toute per­son­nelle de noter les can­di­dats : il avait créé des signes par­ti­cu­liers pour clas­ser les élèves sui­vant la nature de l’exer­cice. Il refu­sait les nota­tions clas­siques de 0 à 20 dont on fai­sait la moyenne : Cette méthode a une appa­rence de rigueur numé­rique, mais elle ne per­met pas d’ap­por­ter les nuances, par les­quelles la valeur effec­tive des intel­li­gents peut être vrai­ment appré­ciée.

La Mai­son d’Au­guste Comte conserve pré­cieu­se­ment toutes ses fiches d’exa­men des can­di­dats : on peut y voir ces fameux signes en lettres grecques et les expres­sions anglaises qu’il uti­li­sait pour noter la valeur de chaque ques­tion. On y découvre sur­tout la façon pré­cise dont il décrit le com­por­te­ment du can­di­dat tout au long des exer­cices et, à la fin de chaque exa­men, ces longues appré­cia­tions por­tant sur la double dimen­sion : niveau d’ins­truc­tion et intelligence. 

C’est ce qu’il appe­lait trou­ver l’é­qua­tion du can­di­dat comme, par exemple, cette appré­cia­tion : Esprit lent et embar­ras­sé, mais logique et même sagace ; il vaut beau­coup mieux qu’il ne paraît, quoique son ins­truc­tion soit un peu étroite ; il réus­si­rait pro­ba­ble­ment à l’É­cole. Il uti­lise toute une gamme de qua­li­fi­ca­tifs pour carac­té­ri­ser cha­cun des can­di­dats : De la force et de la jus­tesse ; esprit net, fort et juste ; de la jus­tesse et une grande vigueur logique ; très judi­cieux quoique peu sagace ; de l’in­tel­li­gence mais un peu de vague… C’est un modèle du genre ! 

Il était inévi­table, à cause même de sa répu­ta­tion, qu’il soit un jour ou l’autre l’ob­jet de pres­sions et de cri­tiques. En 1842, par exemple, il fait allu­sion aux jalouses criaille­ries des pro­fes­seurs de Paris. Il a reçu effec­ti­ve­ment des mises en garde offi­cieuses contre sa façon de conduire les inter­ro­ga­tions et en par­ti­cu­lier contre l’in­suf­fi­sante varié­té des pro­blèmes. En avril 1843, nou­velle attaque, plus sérieuse cette fois, car elle vient du Conseil d’ins­truc­tion. Corio­lis, direc­teur des études, vient trou­ver Comte et lui fait part loya­le­ment des attaques dont il est l’ob­jet. On lui reproche cette fois la dif­fi­cul­té de cer­taines ques­tions, net­te­ment en dehors du pro­gramme. Dans une longue séance, raconte Pierre Laf­fitte, Auguste Comte lui com­mu­ni­qua ses notes d’exa­men. M. Corio­lis ne trou­va que trois ques­tions à supprimer.

Plus sérieu­se­ment on s’est deman­dé pour­quoi, comme l’a noté Robi­net, des élèves qu’il avait jugés très forts et donc admis dans un bon rang en sor­taient avec de moyens ou mau­vais clas­se­ments, tan­dis que des intel­li­gences jugées bien infé­rieures sor­taient en tête. Sur ce point, Auguste Comte incri­mi­nait l’en­sei­gne­ment de l’É­cole qui était enva­hi par le cal­cul algé­brique deve­nu tel­le­ment vicieux, que la com­bi­nai­son des signes y rem­place presque par­tout les grandes théo­ries et les concep­tions essen­tielles. De ce fait, les intel­li­gences médiocres où la mémoire et l’ex­pres­sion l’emportent sur la médi­ta­tion, fleu­rissent. Il disait que les pre­miers sor­tants de l’é­cole n’é­taient le plus sou­vent et sauf excep­tion que des esprits faux ou des intel­li­gences amoin­dries.

Mais entre-temps, Auguste Comte avait déclen­ché sa guerre contre les savants. La sor­tie du sixième tome de son Cours à l’é­té 1842 va être l’é­tin­celle. Il a en effet déci­dé de mettre sur la place publique sa polé­mique contre les géomètres. 

L’étrange préface personnelle du sixième tome, héroïque et suicidaire

Juillet 1842. Auguste Comte vient d’a­che­ver le sixième et der­nier volume de son grand ouvrage, le Cours de phi­lo­so­phie posi­tive. C’est un moment cru­cial. Il attend beau­coup de l’ef­fet que pro­dui­ra ce volume final, le plus éten­du et le plus déci­sif de tous. Il a ache­vé son extrême opé­ra­tion phi­lo­so­phique, où comme il l’é­crit à Stuart Mill, il a été conduit à refaire, en quelque sorte, pour notre temps et à ma manière, l’é­qui­valent actuel du dis­cours de Des­cartes sur la méthode, res­té intact depuis deux siècles, auquel il a osé sub­sti­tuer une concep­tion nou­velle prin­ci­pa­le­ment carac­té­ri­sée par la pré­pon­dé­rance logique du point de vue social, que Des­cartes avait, au contraire, été for­cé d’é­car­ter avec soin.

Il décide d’y ajou­ter une longue Pré­face per­son­nelle, dont il écrit à Valat qu’elle fera peur à mes amis sans faire rire mes enne­mis. Cette pré­face dont on peut dire qu’elle est à la fois sui­ci­daire, insen­sée et héroïque, est un véri­table réqui­si­toire contre l’A­ca­dé­mie des sciences, le Conseil d’ins­truc­tion de l’É­cole poly­tech­nique et la cor­po­ra­tion des savants qui tiennent le haut du pavé. Elle sera d’ailleurs la cause de la sépa­ra­tion défi­ni­tive avec sa femme Caro­line qui veut le dis­sua­der de se livrer à une telle pro­vo­ca­tion : Des deux mains que j’ai, lui écri­ra-t-elle, j’en don­ne­rais une pour qu’elle ne fût pas écrite. Il n’ac­cep­te­ra pas son atti­tude et ses pro­pos défai­tistes, l’ac­cu­sant même de pas­ser à l’en­ne­mi. Son ami Blain­ville, membre de l’A­ca­dé­mie des sciences, n’eut pas plus de suc­cès et n’in­sis­ta pas. Elle don­ne­ra lieu à un pro­cès mémo­rable contre son édi­teur Bache­lier qui s’é­tait sen­ti obli­gé d’a­jou­ter, à son insu, un « Avis de l’é­di­teur » pour se dédoua­ner vis-à-vis d’A­ra­go. Il faut dire que cet illustre astro­nome, secré­taire per­pé­tuel de l’A­ca­dé­mie des sciences et per­son­na­li­té libé­rale, était nom­mé­ment atta­qué comme fidèle organe spon­ta­né des pas­sions et des aber­ra­tions propres à la classe qu’il domine si déplo­ra­ble­ment aujourd’­hui. Auguste Comte attri­buait à sa désas­treuse influence, les dis­po­si­tions irra­tion­nelles et oppres­sives adop­tées depuis dix ans à l’É­cole poly­tech­nique.

En tout cas cette pré­face ne pas­sa pas inaper­çue. On a pu dire que pour Auguste Comte rien ne fut comme avant. Il y per­dra son poste d’exa­mi­na­teur, puis son poste de répé­ti­teur et en même temps tous ses moyens maté­riels d’existence. 

Pour­quoi Auguste Comte a‑t-il écrit cette pré­face inso­lite dans son Cours de phi­lo­so­phie ? Pour­quoi a‑t-il éprou­vé le besoin de mettre sur la place publique ses dif­fé­rends per­son­nels ? Il s’é­tait pro­mis, il est vrai, de dire ce qu’il avait sur le cœur au moment de la nomi­na­tion de Sturm en 1840 à la chaire de mathé­ma­tiques qu’il esti­mait lui reve­nir de droit : Je la regarde comme ma pro­prié­té légi­time écri­vait-il à l’é­poque. Et Auguste Comte n’est pas homme à oublier ce qu’il a res­sen­ti comme une pro­fonde injus­tice et une manœuvre déli­bé­rée contre lui. Il revien­dra d’ailleurs en détail sur cet épi­sode dans sa pré­face. Il faut dire aus­si qu’il se sent en situa­tion pré­caire, car ses deux fonc­tions à l’É­cole poly­tech­nique sont sou­mises à réélec­tion annuelle. 

Or il se livre, dans la 57e leçon de son volume, à une cri­tique en règle envers le régime scien­ti­fique actuel. Il se sait donc en dan­ger, comme il l’é­crit à Stuart Mill : J’ai appris à mes propres dépens, que les savants seraient tout aus­si vin­di­ca­tifs et oppres­sifs que les prêtres et les méta­phy­si­ciens s’ils pou­vaient en avoir jamais les moyens. Il pense donc avec cette pré­face faire un coup déci­sif, heu­reux, quoique parais­sant très hasar­deux. Au fond, pour lui, la meilleure défense c’est l’at­taque et d’ailleurs il compte sur l’o­pi­nion publique qui ne pour­ra que rendre jus­tice à un aus­si grand philosophe. 

À Stuart Mill écrit-il : J’y place ma labo­rieuse exis­tence sous la noble pro­tec­tion du public euro­péen, contre la désas­treuse influence que les pas­sions et les pré­ju­gés de nos misé­rables cote­ries scien­ti­fiques peuvent encore exer­cer à tout ins­tant sur mes modestes res­sources maté­rielles. En tout cas ce n’est pas un coup de tête, il y a mûre­ment réflé­chi depuis un an et s’est même pré­pa­ré aux plus fâcheuses consé­quences. Et il écrit à son édi­teur : Je sais que ma pré­face va beau­coup aug­men­ter l’a­ni­mo­si­té de M. Ara­go contre moi, mais je per­siste à pen­ser que le dan­ger n’est pas pour moi seul.

On se trom­pe­rait en effet, dit Arbousse-Bas­tide, si on voyait dans cette pré­face, comme on s’est plu par­fois à le sou­te­nir, » le docu­ment patho­lo­gique d’un per­sé­cu­té reven­di­quant « . Elle est une prise de posi­tion par­fai­te­ment réflé­chie, contre un ordre éta­bli et au nom d’un idéal intel­lec­tuel. La véhé­mence du réqui­si­toire de Comte ne doit pas être impu­tée seule­ment à ses griefs personnels. 

En fait c’est un véri­table mani­feste anti­pé­dan­to­cra­tique, d’a­près le terme qu’il a repris à Stuart Mill : il a vou­lu expri­mer publi­que­ment son pro­fond mépris per­son­nel à l’é­gard des meneurs aca­dé­miques de l’A­ca­dé­mie des sciences et la veu­le­rie du Conseil de l’É­cole polytechnique.

Il faut lire cette pré­face10. C’est d’a­bord un beau mor­ceau lit­té­raire, et pro­ba­ble­ment un des plus pas­sion­nants docu­ments humains qu’un phi­lo­sophe ait pu écrire (sauf peut-être chez Jean-Jacques Rous­seau). Le ton en est dra­ma­tique. Le doc­teur Audiffrent pen­sait même qu’on ne pou­vait la lire » sans se sen­tir péné­tré d’une pro­fonde tristesse « . 

D’emblée il annonce qu’il va nous livrer sa vie, il m’a tou­jours paru conve­nable que le fon­da­teur d’une nou­velle phi­lo­so­phie fit direc­te­ment connaître au public l’en­semble de sa démarche spé­cu­la­tive et même aus­si de sa posi­tion intel­lec­tuelle. Sa vie elle-même est un mes­sage en rai­son de l’in­time connexi­té de son exis­tence pri­vée avec l’é­tat géné­ral de la rai­son humaine au XIXe siècle. Il évoque alors les grands moments de son exis­tence, avec les dif­fé­rentes étapes pré­pa­ra­toires ; la prise de conscience de sa mis­sion dès l’âge de 14 ans, son ini­tia­tion mathé­ma­tique, la révé­la­tion dès l’É­cole poly­tech­nique de la voie intel­lec­tuelle condui­sant à la régé­né­ra­tion. Son ins­truc­tion com­plé­men­taire en bio­lo­gie et en his­toire, sa fré­quen­ta­tion dif­fi­cile de Saint-Simon, jus­qu’à la décou­verte à 24 ans de sa grande loi rela­tive à l’en­semble de l’é­vo­lu­tion humaine, indi­vi­duelle et col­lec­tive. Et main­te­nant, le voi­ci arri­vé à la sys­té­ma­ti­sa­tion finale de la phi­lo­so­phie posi­tive, gra­duel­le­ment pré­pa­rée par mes divers pré­dé­ces­seurs depuis Des­cartes et Bacon.

Or, constate-t-il, ses tra­vaux trans­cen­dants non seule­ment ne l’ont pas aidé dans sa situa­tion pro­fes­sion­nelle, mais ils ont été la prin­ci­pale cause de graves injus­tices dans cette car­rière. Il pense même, rajoute-t-il, que la sor­tie de son der­nier volume va aggra­ver les risques qu’il court. Et il va pas­ser en revue sa posi­tion per­son­nelle en face des trois influences géné­rales dans la socié­té fran­çaise : la théo­lo­gique, la méta­phy­sique et la scientifique. 

Au par­ti théo­lo­gique avec lequel sa phi­lo­so­phie ne compte aucune conci­lia­tion essen­tielle, il doit le funeste licen­cie­ment de l’É­cole poly­tech­nique, qui a obé­ré gra­ve­ment sa car­rière ; il lui doit aus­si l’in­ter­dic­tion d’en­trer dans l’Ins­truc­tion publique et récem­ment il lui doit la mise à l’in­dex de ses ouvrages pour avoir sys­té­ma­ti­que­ment pro­cla­mé la néces­si­té et la pos­si­bi­li­té de rendre enfin la morale plei­ne­ment indé­pen­dante de toute croyance reli­gieuse. De ce côté donc, pas de com­pro­mis­sion possible. 

Quant au méta­phy­sique, soit gou­ver­nant, soit aspi­rant il est encore plus dan­ge­reux pour lui, à cause de sa grande pré­pon­dé­rance en France : c’est Gui­zot qui refuse de créer la chaire d’his­toire des sciences. C’est sur­tout toute la presse libé­rale où il constate un étrange silence una­ni­me­ment gar­dé, pen­dant douze ans, envers ma publi­ca­tion phi­lo­so­phique. En fait le par­ti, écrit-il, veut empê­cher à tout prix l’ins­tal­la­tion sociale de la vraie phi­lo­so­phie moderne.

Et il en vient aux scien­ti­fiques, qui devraient consti­tuer le germe de la vraie spi­ri­tua­li­té moderne. Il dis­tingue chez eux deux écoles : l’é­cole mathé­ma­tique domi­nant l’en­semble des études inor­ga­niques et l’é­cole bio­lo­gique lut­tant fai­ble­ment pour main­te­nir, contre l’as­cen­dant de la pre­mière, l’in­dé­pen­dance et la digni­té des études orga­niques11. Celle-ci est plu­tôt favo­rable à Auguste Comte, mais c’est le clan des « géo­mètres » qui va être la cible par­ti­cu­lière de ses cri­tiques. D’ailleurs le com­bat est déjà enga­gé. Com­ment expli­quer autre­ment, nous dit-il, qu’on ait refu­sé ce poste de la prin­ci­pale chaire mathé­ma­tique à celui qui avait don­né à la haute ins­truc­tion mathé­ma­tique la direc­tion la plus conforme à sa véri­table des­ti­na­tion pour le sys­tème géné­ral de l’é­vo­lu­tion posi­tive.

Pour lui les choses sont claires : les anti­pa­thies qu’il ins­pire chez les aca­dé­mi­ciens tiennent soit à la situa­tion géné­rale de l’es­prit humain au XIXe siècle, soit au carac­tère fon­da­men­tal de ma nou­velle phi­lo­so­phie. Ain­si donc la résis­tance du milieu scien­ti­fique à son action phi­lo­so­phique n’est ni for­tuite, ni per­son­nelle, mais c’est la cor­po­ra­tion des géo­mètres qui repousse celui qui a direc­te­ment fon­dé une science nou­velle, la plus dif­fi­cile et la plus impor­tante de toutes.

Ain­si, conclut-il, il est pra­ti­que­ment seul contre tous : son unique refuge reste dans le sou­tien d’une opi­nion publique fran­çaise, mais aus­si euro­péenne. Il sait déjà que l’é­lite du public euro­péen sau­ra mani­fes­ter son indi­gna­tion devant le sort qui lui est fait. Il ne demande aucune faveur par­ti­cu­lière, il demande seule­ment que ses res­sources maté­rielles ne soient pas livrées chaque année au des­po­tique arbi­trage des pré­ju­gés et des pas­sions qui sont désor­mais le prin­ci­pal obs­tacle à la réno­va­tion intel­lec­tuelle, condi­tion fon­da­men­tale de la régé­né­ra­tion sociale.

Un réquisitoire impitoyable contre les pédantocrates

Que reproche-t-il aux savants, et par­ti­cu­liè­re­ment à ceux qu’il appelle « les géo­mètres ». Pour­quoi est-il si mépri­sant à leur égard ? À quels péchés contre l’es­prit se livrent-ils pour être si condam­nables12 ?

C’est dans cette fameuse 57e leçon de son der­nier tome qu’on trouve lar­ge­ment expo­sé le diag­nos­tic sévère auquel il se livre sur le monde scien­ti­fique de son époque. 

Il recon­naît volon­tiers les pro­grès réa­li­sés tant en mathé­ma­tiques qu’en phy­sique ou chi­mie, il salue l’im­mor­tel Fou­rier, la grande pen­sée de Monge qui élar­git la géo­mé­trie, l’incom­pa­rable Lagrange, le seul géo­mètre qui ait digne­ment per­çu l’al­liance de l’es­prit his­to­rique avec l’es­prit scien­ti­fique, mais il déplore l’ha­bile char­la­ta­nisme de Laplace, et l’es­prit brillant mais super­fi­ciel de Cuvier. 

Mais pour lui, le grand pro­grès de la science moderne est dû à la créa­tion déci­sive de la phi­lo­so­phie bio­lo­gique, cet indis­pen­sable com­plé­ment rap­pro­chait la science moderne de sa plus haute des­ti­na­tion sociale. Toute son admi­ra­tion va aux pion­niers de la bio­lo­gie et notam­ment au très grand Bichat avec son dua­lisme vital ; il salue notre émi­nent Blain­ville, l’es­prit le plus ration­nel dont puisse s’ho­no­rer le monde scien­ti­fique actuel. Il donne un coup de cha­peau à Gall qui, mal­gré d’i­né­vi­tables aber­ra­tions, a fait entrer dans le domaine de la phi­lo­so­phie natu­relle, l’é­tude géné­rale des plus hautes fonc­tions indi­vi­duelles ; il salue l’auda­cieux génie de Brous­sais qui aborde la vraie phi­lo­so­phie patho­lo­gique avec d’in­suf­fi­sants maté­riaux. Il applau­dit à cet admi­rable mou­ve­ment bio­lo­gique propre à ce demi-siècle qui a contri­bué au pro­grès fon­da­men­tal de l’es­prit humain.

On pour­rait donc se réjouir de ce grand mou­ve­ment scien­ti­fique, d’au­tant qu’en même temps l’in­fluence sociale de la science s’ac­croît : dans l’en­sei­gne­ment d’a­bord, avec la créa­tion de grands éta­blis­se­ments d’ins­truc­tion scien­ti­fique ; avec l’ad­mi­rable sys­tème des mesures uni­ver­selles ensuite, et plus géné­ra­le­ment dans le déve­lop­pe­ment des ser­vices de la science à l’in­dus­trie. Mais ce pro­grès de la science est gra­ve­ment mena­cé de l’in­té­rieur par l’at­ti­tude des savants qui les rend indignes de la haute des­ti­na­tion sociale car se sont déve­lop­pées chez eux de vicieuses ten­dances soit men­tales, soit même morales.

Le mal pro­fond qui s’est ins­tal­lé dans la classe des savants, c’est l’es­prit de spé­cia­li­té dis­per­sive dû à l’empirisme et l’é­goïsme com­bi­nés. L’en­semble de la science est ain­si l’ob­jet de pas­sions et pré­ju­gés scien­ti­fiques. D’ailleurs, nous pré­vient Auguste Comte, l’ad­mi­rable per­fec­tion du sys­tème de nos connais­sances ne doit pas faire illu­sion : la plu­part des savants dont on honore le mérite par­ti­cu­lier ne pour­raient offrir qu’une inqua­li­fiable médio­cri­té.

En fait les savants se sont enfer­més dans leur spé­cia­li­té jus­qu’à la plus désas­treuse exa­gé­ra­tion s’at­ta­chant exclu­si­ve­ment à un domaine res­treint, avec un esprit de détail dont ils font le cri­tère de la rigueur. Cette pré­do­mi­nance de l’es­prit ana­ly­tique qui exclut toute démarche syn­thé­tique est désas­treuse, affirme-t-il, car l’é­vo­lu­tion de l’en­ten­de­ment humain a besoin de ces deux degrés d’es­prit : L’es­prit ana­ly­tique est plus apte à sai­sir les dif­fé­rences, l’es­prit syn­thé­tique les res­sem­blances ; le pre­mier tend à divi­ser, l’autre à coor­don­ner ; le pre­mier des­ti­né à l’é­la­bo­ra­tion des maté­riaux, le deuxième à la construc­tion des édifices.

Or, conclut-il, anar­chi­que­ment ameu­tés contre ce dua­lisme fon­da­men­tal, les maçons actuels ne veulent plus souf­frir d’ar­chi­tectes. C’est ce qui conduit à une déplo­rable orga­ni­sa­tion du tra­vail scien­ti­fique qui s’op­pose à ce que la phi­lo­so­phie posi­tive soit réel­le­ment com­prise par per­sonne, puisque chaque sec­tion de savants n’en connaît que des frag­ments iso­lés dont aucun ne sau­rait suf­fire à une concep­tion vrai­ment déci­sive. De ce fait on assiste à un mor­cel­le­ment carac­té­ris­tique de cor­po­ra­tions savantes, image fidèle et suite néces­saire de leur dis­per­sion. Quant à la grande science bio­lo­gique, éten­due aux fonc­tions intel­lec­tuelles et morales, qui néces­site un esprit d’en­semble pour se déve­lop­per, elle est entra­vée par les cor­po­ra­tions savantes, et notam­ment par l’A­ca­dé­mie des sciences. 

Les accu­sa­tions les plus vio­lentes sont en effet réser­vées à ces ins­ti­tu­tions qui devraient pro­mou­voir l’in­té­rêt de la science dans son ensemble et qui, en fait, ne servent que l’in­té­rêt égoïste des dif­fé­rentes cote­ries. C’est d’au­tant plus grave que ces ins­ti­tu­tions, comme l’A­ca­dé­mie des sciences de Paris, se sont vu confé­rer des pou­voirs impor­tants, et notam­ment le choix des pro­fes­seurs des­ti­nés au plus haut ensei­gne­ment scien­ti­fique. Et pre­nant son exemple per­son­nel, il n’a pas de peine à mon­trer que l’A­ca­dé­mie a abu­sé de cette nou­velle mis­sion publique au pro­fit de ses propres membres.

Il reprend alors avec une cer­taine jubi­la­tion le terme de pédan­to­crates qu’a­vait uti­li­sé Stuart Mill, dans une de ses lettres, fai­sant allu­sion aux études de la socié­té chi­noise où la classe let­trée s’é­tait consti­tué un pou­voir exclu­sif dans l’at­tri­bu­tion des fonc­tions dans l’Ad­mi­nis­tra­tion13. Votre heu­reuse expres­sion de pédan­to­cra­tie pour carac­té­ri­ser l’u­to­pie dan­ge­reuse de pré­ten­du règne de l’es­prit lui écrit-il le 14 mars 1832. En l’at­tri­buant à l’un des plus émi­nents pen­seurs, dont l’An­gle­terre puisse aujourd’­hui s’ho­no­rer, il fait sienne cette théo­rie sévère qui doit bles­ser pro­fon­dé­ment l’or­gueil et l’am­bi­tion de la tourbe spé­cu­la­tive.

Fina­le­ment son pro­nos­tic est pes­si­miste : ce sera la pré­pon­dé­rance de la morale méta­phy­sique fon­dée sur l’in­té­rêt per­son­nel. Bien­tôt la science elle-même en sera atteinte, avec le risque d’une cupi­di­té crois­sante, atti­rée par les rela­tions de plus en plus fortes entre les spé­cu­la­tions scien­ti­fiques et les opé­ra­tions indus­trielles. Son seul espoir c’est l’é­cla­te­ment de cette classe de savants : La majeure par­tie se fon­dra par­mi les purs ingé­nieurs ; les plus émi­nents devien­dront le noyau d’une véri­table classe phi­lo­so­phique pour conduire la régé­né­ra­tion intel­lec­tuelle et morale des socié­té modernes. Une phi­lo­so­phie vrai­ment posi­tive assi­gne­ra à cha­cun sui­vant une irré­sis­tible ratio­na­li­té sa fonc­tion et son rang. Entre les ingé­nieurs et les phi­lo­sophes, Auguste Comte ne cache pas sa hié­rar­chie des valeurs. 

Mais il y a l’hor­reur abso­lue : ce sont les savants « bâtards » : radi­ca­le­ment dis­pa­rates, dédai­gnant l’in­dus­trie, mécon­nais­sant les beaux-arts, ne pou­vant même entre eux, ni se com­prendre ni s’es­ti­mer, parce que cha­cun d’eux veut tout rame­ner au sujet exclu­sif de son étroite pré­oc­cu­pa­tion, enfin tous inca­pables, dans les opé­ra­tions d’en­semble de la vie sociale, de prendre aucune déli­bé­ra­tion qui leur soit propre, faute d’une doc­trine commune.

Déci­dé­ment cette 57e leçon, par­mi les toutes der­nières de son Cours de phi­lo­so­phie posi­tive, ne fait pas de cadeau aux savants. Peu d’entre eux, pro­ba­ble­ment, auront lu atten­ti­ve­ment ce der­nier tome qui vient de paraître, et notam­ment ce long pas­sage. Mais il y a la pré­face, avec la publi­ci­té que lui don­ne­ra le pro­cès » Bachelier « . 

Le procès Bachelier : Auguste Comte contre Arago

M. Bache­lier, l’éditeur du Cours, est bien ennuyé quand il lit la pré­face qu’a pré­pa­rée Auguste Comte. Il a peur des réac­tions de M. Ara­go. Il tente bien une démarche auprès d’Auguste Comte pour qu’il veuille bien sup­pri­mer le para­graphe incri­mi­né, mais l’auteur ne veut rien savoir. Je puis exi­ger léga­le­ment l’achèvement d’une publi­ca­tion où l’adoration de M. Ara­go n’a jamais été obli­ga­toire répond-il à l’éditeur. Jugez mon­sieur, ajoute-t-il, si je suis dis­po­sé à trem­bler devant M. Ara­go qui, pour être, sui­vant l’heureuse expres­sion de l’amiral Dumont d’Urville, le sul­tan de l’Observatoire, et même de l’Académie, est encore fort loin, Dieu mer­ci, de régner ailleurs chez ceux qui savent se pas­ser des faveurs dont il dispose.

François Arago, 1786-1853.Fina­le­ment le volume paraît avec la pré­face inchan­gée, mais Bache­lier a fait col­ler un car­ton sur la page de garde avec un “ Avis de l’éditeur ” où il fait men­tion des réac­tions de M. Ara­go. Fai­sant allu­sion à la mau­vaise humeur du phi­lo­sophe datant de l’époque où M. Sturm fut nom­mé pro­fes­seur d’analyse à l’École poly­tech­nique, Ara­go affirme qu’il ne se repent pas d’avoir pré­fé­ré un illustre géo­mètre au concur­rent chez lequel je ne voyais de titres mathé­ma­tiques d’aucune sorte, ni grands ni petits.

Voyant cela, le sang d’A. Comte ne fait qu’un tour : l’ignoble pré­am­bule par lequel mon ser­vile édi­teur et son digne patron M. Ara­go, ont souillé ma pré­face montre bien ce dont le sul­tan de l’Observatoire est capable, habi­tué qu’il est à voir tout ram­per ou flé­chir dans le monde scien­ti­fique. En tout cas, Ara­go s’est décou­vert : c’est bien lui, l’un des dignes meneurs de l’intrigue inique tra­cée contre moi, à l’École poly­tech­nique en 1840. L’occasion est trop belle : en entre­pre­nant un pro­cès contre Bache­lier, il va ven­ger publi­que­ment une ava­nie publique et faire léga­le­ment flé­trir un pré­cé­dent aus­si contraire à la vraie liber­té de la presse. Et en même temps, il va pré­sen­ter aux juges, dans un dis­cours (qu’il a pré­vu d’une heure !) le dan­ger per­son­nel de la lutte ouverte et directe que j’y dois sou­te­nir contre un très puis­sant per­son­nage. Et il compte bien que ce pro­cès ait un grand reten­tis­se­ment peut-être euro­péen ! Ce sera, écrit-il à Mme Comte, une heu­reuse occa­sion de me mon­trer aux yeux de tous comme un homme plus com­plet qu’aucun des per­son­nages qui ont jusqu’ici occu­pé la scène révo­lu­tion­naire (sic !). Car chez lui, l’énergie morale est au niveau de la puis­sance intel­lec­tuelle.

Hélas, les jour­na­listes ne sont pas venus ; du reste les jour­naux libé­raux sont tous à la dévo­tion d’Arago. Même le Jour­nal des débats qui devait envoyer un sté­no­graphe a fait faux bond. Et sur­tout, le tri­bu­nal de com­merce, comme il se doit, ne s’intéresse qu’à la ques­tion com­mer­ciale. Les débats publics ont été abré­gés : il en veut au pré­sident, à qui il avait pour­tant envoyé son volume six jours avant pour mieux appré­cier le cas. Mal­gré cela, Auguste Comte est plu­tôt content : il s’est bien com­por­té pour un homme qui livre sa pre­mière bataille ran­gée à l’âge de 45 ans.

En tout cas, il gagne son pro­cès. Comme l’écrit Gou­hier : La cause était si bonne qu’il n’arriva pas à la perdre, il a obte­nu la sup­pres­sion du car­ton, la rési­lia­tion de son trai­té avec l’éditeur et la condam­na­tion de Bache­lier aux dépens. Mais, regrette-t-il, cette affaire n’a pas eu le reten­tis­se­ment que j’avais espé­ré, ce qui l’amène à fus­ti­ger le jour­na­lisme à la mer­ci des char­la­tans.

Certes il ne s’est pas fait que des amis ! Pour­tant Corio­lis, le direc­teur des études à l’École poly­tech­nique à cette époque, est le pre­mier à réagir. Après avoir lu la pré­face et les pas­sages de la 57e leçon, il tient à ras­su­rer Auguste Comte : Cette lec­ture n’a pas dimi­nué la consi­dé­ra­tion que j’ai pour votre mérite comme phi­lo­sophe. Vous y par­lez de vos enne­mis ; je ver­rais avec peine que vous me mis­siez du nombre. Il faut dire que Corio­lis a été épar­gné par les cri­tiques sur l’Académie des sciences et il a pour cela une bonne excuse. Lors de cette fameuse séance du 3 août 1840, où la lettre qui accom­pa­gnait sa can­di­da­ture a été reje­tée, M. Corio­lis était absent pour cause de mala­die… Il n’empêche ! Cette lettre de Corio­lis plus ras­su­rante que je n’avais espé­ré le conforte dans le suc­cès de sa démarche. 

Poin­sot est moins heu­reux ! Il a droit à un blâme par­ti­cu­lier dans une note éten­due de la 57e leçon en rai­son de son lâche silence lors de cette fameuse séance de l’Académie.

Il en rajoute dans une lettre le 21 août 1842, en lui envoyant le 6e volume. Ses cri­tiques sont à la hau­teur de sa décep­tion : Poin­sot a été son pro­fes­seur à l’École et n’a ces­sé de l’encourager dans ses tra­vaux. Habi­tué, Mon­sieur, à vous res­pec­ter et vous aimer depuis vingt-cinq ans, il m’en a coû­té beau­coup pour me convaincre que vous n’aviez méri­té que sous l’aspect intel­lec­tuel cet hom­mage volon­taire. Au fond, lui dit-il, vous m’aviez au moins tou­jours regar­dé comme un rêveur sans consé­quence, bon tout au plus à vous prô­ner et qui, étran­ger à toute cote­rie, ne méri­tait pas que vous com­pro­mis­siez, même momen­ta­né­ment, votre repos ché­ri pour sou­te­nir l’évidente jus­tice de la récla­ma­tion. Poin­sot ne lui en tien­dra pas rigueur et conti­nue­ra à faire des démarches pour le défendre. 

Mais du côté d’Arago, c’est une autre affaire. On peut pen­ser qu’il aurait bien volon­tiers évi­té de ter­nir à cette occa­sion sa noto­rié­té d’homme libé­ral. J. Ber­trand qui était élève à cette époque et a bien connu Ara­go est for­mel : Auguste Comte l’avait atta­qué vio­lem­ment, en le met­tant per­son­nel­le­ment en cause dans une affaire à laquelle il n’était pas mêlé. Ara­go n’appartenait pas au Conseil de l’École poly­tech­nique, où Comte l’accusait d’exercer sa déplo­rable influence. Ara­go n’était pas endu­rant, il s’écria : Puisqu’il veut la guerre, il l’aura. J’examinerai ses titres scien­ti­fiques comme j’ai exa­mi­né ceux de Pon­te­cou­lant, et il ne pour­ra plus être ques­tion de le nom­mer pro­fes­seur. C’est tout dire ! L’histoire ne dit pas ce qu’avait fait Pon­te­cou­lant, mais ce ne devait pas être une référence ! 

Pen­dant ce temps, Auguste Comte conti­nue à se faire les plus grandes illu­sions. Alors qu’on parle du départ en retraite de Corio­lis, entraî­nant un mou­ve­ment de muta­tion, et de la pro­chaine vacance de la chaire de l’École, soit de Liou­ville, soit de Sturm, il ne voit ni hors ni dans l’Académie per­sonne qui puisse cette fois offrir aucune riva­li­té sérieuse. Cette fois-ci l’Académie n’osera pas sous le feu de sa pré­face s’y oppo­ser sérieu­se­ment. D’ailleurs il voit clai­re­ment des symp­tômes indi­rects qui mani­festent que ma posi­tion poly­tech­nique a pris une plus grande consis­tance. Il se sent l’objet d’un empres­se­ment de toutes parts comme à quelqu’un qu’on sent en état d’ascension pro­chaine. Très curieuse psy­cho­lo­gie d’A. Comte. Il se sent mena­cé (Mathieu, le beau-frère d’Arago, l’aurait aver­ti des pires consé­quences s’il se per­met­tait de par­ler d’Arago au tri­bu­nal) et en même temps, il est tel­le­ment per­sua­dé de sa bonne cause qu’il est sûr de gagner la bataille. Or, non seule­ment il n’obtiendra pas sa chaire de pro­fes­seur, mais on lui enlè­ve­ra son poste d’examinateur.

Pour l’heure, en ce début 1843, Auguste Comte, qui a main­te­nant ter­mi­né son Cours de phi­lo­so­phie posi­tive, va ten­ter un nou­veau coup, tout aus­si hasar­deux. Il décide de publier un Trai­té de géo­mé­trie ana­ly­tique, à par­tir de son ensei­gne­ment à l’Institution Laville. Ce trai­té, conçu dans un esprit phi­lo­so­phique, doit contri­buer à réno­ver l’instruction mathé­ma­tique. Après la publi­ca­tion de cet ouvrage, pense-t-il, le Conseil d’instruction de l’École poly­tech­nique ne pour­ra que s’incliner devant lui ! 

Mais il prend un risque : il était en effet éta­bli par une règle “ non écrite” que les exa­mi­na­teurs ne devaient pas publier des ouvrages élé­men­taires pou­vant ser­vir à pré­pa­rer aux exa­mens. Auguste Comte ne s’arrête pas pour si peu ! 

Un traité de géométrie analytique contesté

En cette fin d’année 1842, Auguste Comte s’est accor­dé une pause avant de reprendre la suite de ses tra­vaux. Tout juste allait-il pour se détendre, se livrer à des récréa­tions phi­lo­so­phiques. Il pense notam­ment à rédi­ger ses leçons élé­men­taires de géo­mé­trie ana­ly­tique et son cours popu­laire d’astronomie. Il avait pré­vu éga­le­ment un impor­tant mémoire sur l’organisation de l’École poly­tech­nique qu’il brû­lait de publier : il atten­dra que sa posi­tion à l’École soit raf­fer­mie ; le mémoire ne sor­ti­ra jamais de ses cartons… 

Michel Chasles, 1793-1880.Quant au Trai­té élé­men­taire de géo­mé­trie ana­ly­tique, il n’avait pas au départ de grandes pré­ten­tions. Ce n’était qu’une petite publi­ca­tion à par­tir de son ensei­gne­ment. Jus­te­ment en ce mois d’octobre 1842, il va recom­men­cer son cours à l’Institution Laville pour les élèves qui se pré­parent au concours de l’École poly­tech­nique. Il lui suf­fi­ra d’écrire au fur et à mesure les leçons qu’il pro­fesse, si bien qu’il compte ter­mi­ner son trai­té en trois mois. 

Il affirme qu’il ne fait que répondre à des demandes ins­tantes depuis des années. Il est talon­né par l’avidité des écri­vas­siers mathé­ma­tiques qui, s’il ne prend pas garde, pour­raient le devan­cer par quelque mau­vaise com­pi­la­tion hâtive.

Ce petit ouvrage clas­sique ne fut pas com­po­sé dans l’enthousiasme. Ce tra­vail m’ennuie écrit-il à Valat, à qui il se plaint de sa cor­vée mathé­ma­tique. En outre dit-il à Stuart Mill il a exi­gé une vie beau­coup plus séden­taire qu’il ne convient à ma san­té, car il a dû ces­ser ses pro­me­nades qui lui font tant de bien. En ter­mi­nant ce trai­té il lui semble arri­ver d’un ennuyeux voyage dans un triste pays, et c’en est un bien fâcheux, en effet, que le pays des pédants d’où je sors pour ne plus y ren­trer, j’espère.

Comme d’habitude, cepen­dant, Auguste Comte accorde une grande impor­tance à ce qu’il écrit14. En envoyant son trai­té à Stuart Mill, il espère qu’au-delà des anciens sou­ve­nirs mathé­ma­tiques le phi­lo­sophe anglais y trou­ve­ra un réel inté­rêt dans le sen­ti­ment de l’unité de com­po­si­tion, infi­ni­ment rare dans les ouvrages scien­ti­fiques, par suite du régime dis­per­sif. Il n’hésite pas à com­pa­rer son ouvrage au trai­té de Lagrange : Vous y trou­ve­rez le sen­ti­ment de l’harmonie élé­men­taire entre le concret et l’abstrait, qui fait tout le fond essen­tiel de l’esprit mathé­ma­tique si rare chez nos géo­mètres. Il y a aus­si des inno­va­tions et notam­ment dans ce qu’il appelle la géo­mé­trie com­pa­rée, nou­vel aspect fon­da­men­tal de l’ensemble de la géo­mé­trie ; qui devait suc­cé­der à la géo­mé­trie géné­rale consti­tuée depuis Descartes.

Pour cette par­tie il se réfère à Monge dont il tire la défi­ni­tion exacte des familles de sur­face aux­quelles il consacre toute la seconde par­tie de son ouvrage. En insis­tant sur la pater­ni­té de Monge, il s’agit pour lui de désar­mer autant que pos­sible les basses jalou­sies mathé­ma­tiques dont je suis entou­ré. Mais il pense que tous les bons esprits y recon­naî­tront l’influence de sa propre phi­lo­so­phie. En tout cas, écrit-il à Stuart Mill, il escompte de sa publi­ca­tion un suc­cès immé­diat. Il sait bien que sa posi­tion d’examinateur offi­ciel peut don­ner l’espoir aux can­di­dats et à leurs maîtres d’y trou­ver les moyens de réus­site aux exa­mens. Mais quelque soit le motif écrit-il, le contact plus spé­cial, plus intime, plus élé­men­taire que je contracte désor­mais à la jeu­nesse posi­tive rat­tache cette petite publi­ca­tion à ma grande opé­ra­tion philosophique.

Fina­le­ment ce petit ouvrage clas­sique a une grande ambi­tion, comme on peut le voir dans l’avertissement pla­cé au début du trai­té : il s’agit bien de contri­buer à régé­né­rer l’ensemble de l’enseignement mathé­ma­tique, en com­men­çant par les élé­ments de la géo­mé­trie ana­ly­tique, comme rela­tive au degré le plus impor­tant, le plus dif­fi­cile et le plus impar­fait de l’initiation mathé­ma­tique (il regrette à ce pro­pos la place exclu­sive réser­vée à l’étude des coniques dans l’enseignement clas­sique). Mais sur­tout, écrit-il dans l’Aver­tis­se­ment, il s’agit d’aider la ten­dance ins­tinc­tive de quelques jeunes gens à se déga­ger suf­fi­sam­ment d’une désas­treuse rou­tine sco­las­tique. Il faut, conclut-il, que s’accomplisse l’ascendant d’une nou­velle phi­lo­so­phie géné­rale, éma­née de la science elle-même. C’est seule­ment ain­si que pour­ra gra­duel­le­ment pré­va­loir le véri­table esprit d’ensemble, sans lequel aucun ensei­gne­ment ne sau­rait être conve­na­ble­ment dirigé.

On voit appa­raître en fili­grane la véri­table inten­tion d’Auguste Comte en écri­vant ce trai­té. Comme le signale P. Arbousse- Bas­tide, il est enga­gé dans un com­bat sans mer­ci contre les pédan­to­crates. Avec sa pré­face per­son­nelle, il leur a lan­cé un reten­tis­sant défi. La meilleure façon de leur en impo­ser, c’est de les mettre en face d’un tra­vail pro­pre­ment didac­tique et de leur faire sai­sir tout le prix de la faveur d’une jeu­nesse qui, en 1840, s’est déjà pro­non­cé pour l’auteur.

Il l’a dit à M. Stuart Mill : Ce tra­vail secon­daire concourt indi­rec­te­ment à mon pro­jet fon­da­men­tal, soit en conso­li­dant ma posi­tion per­son­nelle, soit en aug­men­tant mon influence men­tale sur la jeu­nesse posi­tive. D’ailleurs il a pris bien soin de joindre en annexe le pro­gramme du cours de cal­cul dif­fé­ren­tiel qu’il a pro­fes­sé à l’École poly­tech­nique en 1836, pen­dant la sup­pléance qu’il a exer­cée. Avec sa naï­ve­té cou­tu­mière, il pense que sa publi­ca­tion va faci­li­ter sa réélec­tion d’examinateur en mai 1843, mal­gré l’indigne com­plot des géo­mètres de l’Observatoire.

Gabriel Lamé, 1795-1870.En fait, c’est l’effet inverse qui se pro­dui­ra et ce trai­té ser­vi­ra de pré­texte à ses oppo­sants pour l’éliminer. Auguste Comte avait pris un risque, en par­faite connais­sance de cause, car l’usage était que les exa­mi­na­teurs d’admission ne pou­vaient faire paraître un ouvrage élé­men­taire pou­vant ser­vir à la pré­pa­ra­tion de l’examen. L’occasion était trop belle pour ses enne­mis. Au Conseil d’instruction qui devait sta­tuer sur sa réélec­tion, l’ouvrage fut cri­ti­qué. On y trou­va quelques erreurs. 

Pour ce qui est de Lamé, membre du Conseil d’instruction et cama­rade de pro­mo­tion, nous dis­po­sons d’un témoi­gnage déci­sif, car il écrit une lettre très élo­gieuse à Auguste Comte sur son trai­té : Il n’existe cer­tai­ne­ment aucun autre ouvrage de mathé­ma­tiques qu’on peut lire aus­si cou­ram­ment et sans faire les cal­culs indi­qués. Je ne sau­rai vous dire tout le plai­sir que m’a cau­sé cette lec­ture. Vous pas­sez en revue tous les prin­cipes de la bonne ana­lyse, et à pro­pos de cas élé­men­taires, vous savez leur conser­ver géné­ra­li­té et pro­fon­deur. Cette publi­ca­tion doit conso­li­der et étendre l’influence incon­tes­table que vous avez eue sur l’enseignement poly­tech­ni­cien ; vos vues nou­velles ont trans­pi­ré depuis plu­sieurs années ; elles ont été adop­tées, comme toutes les idées réel­le­ment utiles et il ter­mine : Je veux le savoir par cœur pour être en état de le défendre envers et contre tous. De la part d’un pro­fes­seur de phy­sique à l’École poly­tech­nique, de sur­plus aca­dé­mi­cien des sciences, c’est un avis de poids ; du reste Lamé sera le prin­ci­pal défen­seur de Comte au Conseil d’instruction.

Stuart Mill, qui n’est pas mathé­ma­ti­cien mais qui a étu­dié en pro­fon­deur le trai­té, n’est pas moins dithy­ram­bique : il lui trouve cette sorte de symé­trie qui fait d’un trai­té scien­ti­fique par­fait, en quelque façon, un ouvrage d’art. C’est pour lui un vrai modèle de ce que sera un jour l’enseignement mathé­ma­tique, comme moyen d’éducation des facul­tés spé­cu­la­tives de l’homme.

Il est fina­le­ment bien dif­fi­cile de trou­ver des juge­ments objec­tifs sur les ouvrages de Comte. Joseph Ber­trand, qui reprend à cin­quante ans de dis­tance les cri­tiques des enne­mis de Comte, cer­ti­fie que le pré­ten­du chef‑d’œuvre ren­con­tra peu d’admirateurs. Il ajoute qu’au Conseil d’instruction Chasles et Lamé, jugés très bien­veillants, d’accord en cela avec Sturm et Liou­ville qui l’étaient moins (en fait ce sont les prin­ci­paux oppo­sants), signalent dans son livre d’indiscutables erreurs. Elles y sont encore.

Quant au doc­teur Audiffrent, dans sa réponse à J. Ber­trand, il assure que la publi­ca­tion de la géo­mé­trie ana­ly­tique, ou plu­tôt de la géo­mé­trie géné­rale d’Auguste Comte, fut un évé­ne­ment dans les annales mathématiques. 

En tout cas, le trai­té n’eut pas l’effet posi­tif qu’escomptait Auguste Comte sur le Conseil d’instruction de l’École poly­tech­nique. Il s’en rend vite compte : On m’accuse d’avoir vou­lu bou­le­ver­ser l’enseignement actuel et l’on insi­nue habi­le­ment, d’après d’anciens abus com­mis par d’autres exa­mi­na­teurs, qu’il y a dan­ger à me main­te­nir l’influence que ma posi­tion offi­cielle déter­mine spon­ta­né­ment en faveur de la pro­pa­ga­tion natu­relle d’une telle régénération.

Ce qui est sûr, c’est que le pro­ces­sus d’exclusion est en marche, de façon irré­ver­sible. Il va suc­ces­si­ve­ment perdre son poste d’examinateur, puis de répé­ti­teur. Avec toutes les consé­quences que l’on ima­gine sur sa situa­tion matérielle. 

L’éviction de Polytechnique, un dénouement prévisible

Dès 1842, après la publi­ca­tion du 6e tome et de sa fameuse pré­face, sui­vie du pro­cès contre Bache­lier, le pro­ces­sus d’éviction de son poste d’examinateur était en marche, et cela de manière qua­si irré­ver­sible. À cette évic­tion devait suivre celle de ses autres fonc­tions de répé­ti­teur à l’École et de pro­fes­seur à l’Institution Laville, quelques années plus tard. 

Le pre­mier acte se joue en avril et mai 1843, au cours de trois séances suc­ces­sives du Conseil d’instruction de l’École poly­tech­nique. Il faut savoir que ce Conseil qui devait déci­der de la réélec­tion d’Auguste Comte au poste d’examinateur d’admission, pré­si­dé par le géné­ral com­man­dant l’École, com­por­tait qua­torze membres, dont Sturm et Liou­ville les “enne­mis achar­nés ” qui vou­laient sa perte. Les pro­cès- ver­baux des séances, consul­tés aux archives de l’École poly­tech­nique, donnent une idée de l’intensité des “débats ora­geux ”, des ater­moie­ments de la majo­ri­té (et d’une belle hypocrisie)… 

On le voit déjà dans le pro­cès-ver­bal du 28 avril, ce qui est d’abord en ques­tion, c’est la fameuse pré­face : Plu­sieurs membres émettent l’opinion que les termes dont s’est ser­vi ce mathé­ma­ti­cien à l’égard du conseil sont trop incon­ve­nants pour qu’il n’en soit pas tenu compte dans la pré­sente cir­cons­tance. Et c’est éga­le­ment le Trai­té de géo­mé­trie ana­ly­tique qui donne de ses connais­sances en mathé­ma­tiques une idée assez désa­van­ta­geuse pour faire conce­voir des doutes sur son apti­tude à l’emploi d’examinateur. Fina­le­ment, il est déci­dé de for­mer une com­mis­sion char­gée d’examiner les deux ouvrages ! Cinq membres sont élus : Sturm en fait par­tie, mais son ami Lamé éga­le­ment. Il y a aus­si Corio­lis, le direc­teur des études, assez favo­rable à Comte, ain­si que Chasles et Leroy. 

À la séance du 12 mai, quinze jours plus tard, est lu le rap­port de la com­mis­sion qui décrète à l’unanimité :

1) Que le Trai­té de géo­mé­trie est écrit dans un mau­vais style et n’est pas conçu dans le sys­tème le plus conve­nable à l’enseignement ; qu’on y remarque quelques erreurs qui n’annoncent pas chez l’auteur une connais­sance assez appro­fon­die de la science ana­ly­tique ; qu’ainsi cette publi­ca­tion doit être mise au nombre des consi­dé­ra­tions qui lui sont désavantageuses.

2) Que dans le 6e volume de phi­lo­so­phie posi­tive et notam­ment dans la pré­face, M. Comte, en par­lant du conseil de l’École et de plu­sieurs membres de l’Académie, s’est expri­mé en termes si incon­ve­nants qu’on ne pour­rait repro­cher à ce Conseil une trop grande sévé­ri­té s’il usait de son droit de ne pas le renommer.

Mais en conclu­sion, contre toute logique, la majo­ri­té des membres de la Com­mis­sion pro­pose de recon­duire M. Comte pour cette année, en atten­dant un nou­vel exa­men l’année pro­chaine ! Le pro­cès-ver­bal fait état d’une longue dis­cus­sion. Fina­le­ment on décide un nou­veau report de la déci­sion à une pro­chaine séance, après avoir fait appel à d’autres can­di­da­tures. Auguste Comte expli­que­ra dans une de ses lettres que cette déci­sion est due à l’intervention inso­lite du méta­phy­si­cien Dubois, qui figure là à titre de pro­fes­seur de com­po­si­tion fran­çaise, et dont l’éloquence par­le­men­taire a subi­te­ment ton­né contre l’irrévérence de ma fameuse pré­face.

La séance du 19 mai, huit jours plus tard, s’ouvre sur le nou­veau rap­port de la com­mis­sion qui main­tient la pro­po­si­tion qu’elle a faite de réélire M. Comte mais qui pré­sente quatre autres can­di­da­tures, et en pre­mière ligne M. Cata­lan, répé­ti­teur adjoint de géo­mé­trie des­crip­tive dont plu­sieurs membres font un éloge très vif. 

Les membres favo­rables à Auguste Comte osent enfin s’exprimer ! Ils citent en faveur de M. Comte, que depuis six ans, il est en pos­ses­sion de l’emploi ; ils déclarent en outre que sa manière d’examiner n’a pas les résul­tats fâcheux que semblent craindre quelques per­sonnes. En outre ils sont convain­cus que les élèves inter­ro­gés par lui se main­tiennent sous le rap­port des mathé­ma­tiques, aus­si bien que les autres dans les rangs qui leur ont été assi­gnés pour l’admission.

On se dit en lisant ce pro­cès-ver­bal que le Conseil va enfin arri­ver à poser la bonne ques­tion ! Mais une der­nière objec­tion est avan­cée, pro­ba­ble­ment la plus valable, elle porte sur l’incompatibilité entre les fonc­tions d’examinateur et celle de pro­fes­seur dans les pen­sions et sur­tout celle qui vien­drait de Liou­ville : il demande qu’on revienne à un véri­table carac­tère annuel de l’élection. Fina­le­ment, note le pro­cès- ver­bal, M. Comte ayant réuni l’unanimité des suf­frages est réélu.

Le pre­mier acte est joué. Auguste Comte est ras­su­ré, mais il a bien vu “le piège” comme il l’explique à Stuart Mill. Ses adver­saires en effet se sont ral­liés à la majo­ri­té mais en obte­nant qu’à l’avenir les exa­mi­na­teurs soient renou­ve­lés chaque année, pour évi­ter de mettre les can­di­dats en pré­sence des exa­mi­na­teurs des pré­cé­dents concours. Cette étrange pro­po­si­tion, écrit Auguste Comte, n’a été que pour m’écarter plus tard et peut-être dès l’an pro­chain. On l’a colo­rée de quelques spé­cieux pré­textes de bien public. Aus­si pré­voit-il une démarche auprès du ministre pour obte­nir l’ins­ti­tu­tion à vie de ces fonc­tions, si l’accès à un autre poste conti­nue à m’être déci­dé­ment fermé.

Pour l’heure il sait qu’il a un sur­sis d’un an, et il se réjouit de son suc­cès et sur­tout de la douce satis­fac­tion des vives et hono­rables sym­pa­thies dans une classe que je me croyais plus géné­ra­le­ment hos­tile. Il sait que le suc­cès est dû au zèle ardent et sou­te­nu de M. Lamé, à M. Corio­lis lui-même avec sa haute et scru­pu­leuse pro­bi­té et sur­tout de la noble et constante coopé­ra­tion de M. Poin­sot qui n’a pas hési­té à inter­ve­nir auprès de M. Coriolis. 

Cette crise dan­ge­reuse l’aura cepen­dant mar­qué. Dans une longue lettre du 16 mai, il a confié à M. Stuart Mill son angoisse à l’idée de retom­ber dans une détresse maté­rielle qui, sans ébran­ler aucu­ne­ment mon cou­rage, entra­ve­rait long­temps le cours des tra­vaux essen­tiels qui me res­tent encore. Et il conclut si je viens à suc­com­ber dans la lutte actuelle, on ne devra point dou­ter que je ne sois alors vic­time de ma propre phi­lo­so­phie puisque ce qu’on pour­sui­vra sur­tout en moi ce seront les prin­cipes inflexibles qui en consti­tuent une par­tie capitale.

L’été 1843 se passe. Il a fait sa tour­née habi­tuelle en pro­vince, d’examinateur et c’est le second acte qui va se jouer en 1844, dans une suite d’espoirs, de rebon­dis­se­ments et de décep­tions jusqu’à la défaite finale. 

L’espoir, c’est d’abord de nou­veau la vacance pro­chaine d’une chaire de pro­fes­seur d’analyse et de méca­nique. Corio­lis, le direc­teur des études, étant décé­dé, il sera pro­ba­ble­ment rem­pla­cé par Duha­mel mal­gré les ambi­tieuses menées du petit Liou­ville écrit Auguste Comte. Dans cette série de muta­tions, Liou­ville aurait la place d’examinateur de sor­tie, c’est seule­ment alors que “ma chaire ” devien­drait vacante et, dans ce cas je ne sais com­ment on pour­rait aujourd’hui m’y évi­ter, puisqu’aucune per­sonne, de pâte aca­dé­mique, ne semble jusqu’ici m’y faire sérieu­se­ment concur­rence. Pen­dant plu­sieurs mois, il se rac­cro­che­ra à cette idée si la chaire de mathé­ma­tiques devient vacante, tout le monde s’attend à m’y voir arri­ver. Ce sera enfin sa revanche je pour­rais ain­si exer­cer de près une puis­sante action directe sur l’élite de notre jeu­nesse, où je pour­rais dès lors ins­tal­ler bien plus pro­fon­dé­ment l’esprit positif.

Du coup, il s’est mis à com­po­ser son dis­cours sur l’École poly­tech­nique, où il veut trai­ter de la vraie consti­tu­tion sys­té­ma­tique de notre grande école posi­tive, dont la concep­tion fon­da­men­tale est, en véri­té, res­tée jusqu’ici vague et confuse. Pour lui, ce dis­cours aura un véri­table inté­rêt phi­lo­so­phique car il s’agit de régé­né­rer une Ins­ti­tu­tion sus­cep­tible d’exercer une grande influence à la fois men­tale et sociale, sur le grand mou­ve­ment orga­nique, non seule­ment en France mais même dans l’ensemble de notre Occi­dent. Il pense même que ce petit écrit peut main­te­nant consti­tuer en ma faveur une arme puis­sante, soit pour l’avenir, soit aus­si pour le pré­sent ! Fina­le­ment, il se ravise quelques semaines plus tard : il ajourne encore la publi­ca­tion car il serait dan­ge­reux de le pro­duire jusqu’à ce que ma posi­tion per­son­nelle soit suf­fi­sam­ment abri­tée contre la pédan­to­cra­tie poly­tech­nique, qui s’en trou­ve­ra natu­rel­le­ment fort choquée.

Une réflexion pru­dente, fort inha­bi­tuelle, mais la petite crise de muta­tions actuelles semble devoir se pro­lon­ger. Corio­lis n’est tou­jours pas rem­pla­cé et la chaire de Liou­ville n’est tou­jours pas vacante. Il se décide à faire une démarche auprès du maré­chal Soult, ministre de la Guerre, qui le reçoit le 25 jan­vier 1844 et auquel il remet une longue lettre expli­ca­tive sur sa posi­tion pré­caire. Il demande expres­sé­ment au ministre de reve­nir sur les condi­tions actuelles de nomi­na­tion des exa­mi­na­teurs et de déci­der de leur inamo­vi­bi­li­té autant néces­saire qu’aux juges. Et il lui révèle la véri­té tout entière sur les inten­tions du Conseil d’instruction afin de satis­faire d’indignes pas­sions pri­vées on cherche à l’écarter parce qu’il a blâ­mé les ten­dances de nos corps savants, quant à l’exercice du pou­voir et qu’il a dénon­cé la funeste influence d’Arago.

À par­tir de ce moment, Auguste Comte va faire alliance avec le maré­chal Soult, qui n’a pour­tant rien d’un répu­bli­cain ouvert aux idées posi­ti­vistes, je me trouve d’ailleurs en une sorte de sym­pa­thie avec lui, à rai­son de notre com­mune manière d’apprécier la pédan­to­cra­tie poly­tech­nique. Jusqu’au bout, il mani­feste une confiance aveugle dans la pro­tec­tion du ministre. Au moment où se décide sa réélec­tion d’examinateur en mai 1844, il écrit encore : Je ne crois pas cou­rir désor­mais aucun dan­ger, et ma démarche auprès du ministre, il y a trois mois, m’en garan­ti­rait d’ailleurs au besoin. Et même quand il apprend le 28 mai par un billet de Duha­mel, qu’il ne fait pas par­tie des trois can­di­dats pré­sen­tés par le Conseil, il ne se déclare pas bat­tu. Ils ont déci­dé­ment choi­si la guerre, et la guerre à outrance, écrit-il à pro­pos de ses adver­saires, ils recon­naî­tront bien­tôt que, sans le dési­rer nul­le­ment, je ne la crains sous aucun rap­port. Et il ajoute cette for­mule, de pur style com­tien : Les résis­tances spon­ta­nées au des­po­tisme pédan­to­cra­tique ont aujourd’hui besoin d’un ral­lie­ment systématique.

Il veut encore croire à son suc­cès. Mon cas est tel­le­ment évident que je ne déses­père pas du suc­cès, même peut-être immé­diat écrit-il à Blain­ville. S’il ne l’obtient pas du ministre, il me res­te­rait d’ailleurs, par un recours à la Chambre, une der­nière juri­dic­tion offi­cielle, après laquelle j’aurai encore le grand tri­bu­nal de l’opinion publique. Il est effec­ti­ve­ment de nou­veau reçu par le maré­chal Soult le 1er juin 1844, à qui il annonce : Mes enne­mis sont par­ve­nus à consom­mer cette année la spo­lia­tion qu’ils avaient alors vai­ne­ment ten­tée. Le ministre, effec­ti­ve­ment, auprès duquel s’emploient des anciens cama­rades et le géné­ral de Tho­lo­zé ancien com­man­dant de l’École, demande des expli­ca­tions sur les motifs qui ont déter­mi­né le Conseil à ne pas com­prendre M. Comte dans le nombre des can­di­dats qui lui ont été pré­sen­tés et il l’invite à déli­bé­rer sur le point sui­vant : M. Comte a‑t-il encou­ru comme exa­mi­na­teur quelque reproche qui le mette dans le cas de ne pas être réélu pour 1844 ?

Le pro­cès-ver­bal de la réunion du Conseil d’instruction du 27 juin mani­feste un cer­tain embar­ras ; le Conseil recon­naît que les réponses aux ques­tions qui lui sont posées ont besoin d’être médi­tées ! Il nomme une com­mis­sion de trois membres (Leroy, Duha­mel et Dubois) pour pro­po­ser une réponse au ministre. Dans la séance du 1er juillet, le Conseil adopte cette réponse : Per­sonne n’a éle­vé de doute sur la loyau­té et le zèle que M. Comte a tou­jours mon­trés dans ses fonc­tions et que, dans la muta­tion dont il s’agit, le Conseil n’a en vue que l’intérêt seul des exa­mens et de l’enseignement. Puis le Conseil pré­sente de nou­veau comme can­di­dats Wan­zel, Cata­lan et Le Ver­rier. C’est une fin de non-rece­voir au ministre. 

Le coup est dur pour Auguste Comte. Fai­sant le bilan de sa situa­tion à Stuart Mill, le 22 juillet 1844, il fait part de la crise per­son­nelle aus­si grave qu’inattendue. Non seule­ment la chaire qui m’était due ne vaque­ra pas, mais il perd son poste d’examinateur. Seule conso­la­tion à la fois triste et satis­fai­sante, le ministre a refu­sé de nom­mer à ma place, afin que le titre me reste, ain­si que les droits ulté­rieurs. C’est donc un rem­pla­çant qui assu­re­ra les exa­mens cette année. Pour l’heure il se dit ras­su­ré par l’attitude du ministre en blâ­mant avec éner­gie la conduite du Conseil envers moi.

Il a même en com­mu­ni­ca­tion par le géné­ral Tho­lo­zé la lettre offi­cielle du ministre au géné­ral com­man­dant l’École où il dit s’être assu­ré que M. Comte mérite toute la confiance du gou­ver­ne­ment et fait allu­sion au déni de jus­tice auquel le ministre ne doit pas s’associer. D’ailleurs il a été infor­mé d’une inter­ven­tion per­son­nelle de M. Gui­zot pour le recom­man­der à son col­lègue. L’avenir est cer­tain, conclut-il dans sa lettre à Stuart Mill, et je gagne­rai pro­ba­ble­ment à cette crise d’obtenir, comme garan­tie, l’institution à vie de mon office, que notre géné­ral va pro­chai­ne­ment deman­der spon­ta­né­ment au nom du ser­vice public. D’ailleurs il est pré­vu que les nomi­na­tions se feront en novembre pour l’année d’après. Ain­si mon ave­nir se trou­ve­ra pro­ba­ble­ment conso­li­dé avant la fin de 1844. Der­nière illu­sion avant la fin ! 

En atten­dant Auguste Comte perd les six mille francs de trai­te­ment qui lui sont néces­saires pour vivre, lui et son épouse, à laquelle il verse une pen­sion. Heu­reu­se­ment pour lui, Stuart Mill, qu’Auguste Comte tenait lar­ge­ment infor­mé de ses mésa­ven­tures, lui avait déjà pro­po­sé de l’aider l’année pré­cé­dente. Quelque ave­nir qui vous soit réser­vé, toute pen­sée de détresse maté­rielle réelle vous est inter­dite, aus­si long­temps que je vivrai et que j’aurai un sou à par­ta­ger avec vous. Auguste Comte l’avait cha­leu­reu­se­ment remer­cié de l’offre géné­reuse que vous a sug­gé­rée la pénible néces­si­té pas­sa­gère où j’ai failli être entraî­né récem­ment et qui peut-être n’est qu’ajournée.

Aus­si n’hésite-t-il pas dans sa lettre du 22 juillet, à lui rap­pe­ler son offre, le secours immé­diat que je vous demande avec fran­chise consiste d’abord en conseils sur­tout et peut-être en démarches. Pré­ci­sé­ment il pense à l’aide que pour­raient lui appor­ter des sym­pa­thi­sants anglais : Les rela­tions récentes que j’ai eues avec M. Grote m’ont fait pen­ser à lui, car je sais que sa for­tune est consi­dé­rable, du moins pour Paris.

La réac­tion de Stuart Mill est aus­si rapide qu’efficace. Quelques jours après il lui répond : M. Grote prend sur lui la moi­tié de la somme néces­saire. Demain j’espère pou­voir vous dire défi­ni­ti­ve­ment d’où vien­dra l’autre moi­tié. En tout cas les six mille francs sont assu­rés. Ce sera sir William Molls­worth qui paie­ra le com­plé­ment. M. Grote s’étant oppo­sé à ce qu’on essayât d’y asso­cier d’autres. Il a trou­vé plus conve­nable de ne s’adresser qu’à des esprits com­plè­te­ment éman­ci­pés sous le rap­port reli­gieux, jugeant que nul autre n’était capable de vous appré­cier suf­fi­sam­ment. En tout cas, pour Auguste Comte, le sub­side anglais, il veut le regar­der comme une pre­mière mani­fes­ta­tion col­lec­tive d’une adhé­sion réelle et déci­sive à la nou­velle phi­lo­so­phie géné­rale, dont les patrons se trouvent ain­si mieux pré­pa­rés que les coopérateurs.

Pen­dant ce temps, en cet été 1844, l’École poly­tech­nique vit encore une fois une période trou­blée, dont le point d’orgue sera une “ émeute ” des élèves et un nou­veau licen­cie­ment col­lec­tif (le troi­sième depuis le début de l’École) pro­non­cé par le ministre de la Guerre. Pour cette fois Auguste Comte n’a pas sou­te­nu la révolte des élèves qui, exci­tés pro­ba­ble­ment par quelques brouillons exté­rieurs, ont refu­sé for­mel­le­ment de se lais­ser exa­mi­ner par Duha­mel qui, par déci­sion du Ministre, cumu­lait les deux fonc­tions d’examinateur des études et d’examinateur de sortie. 

D’ailleurs rece­vant la veille du licen­cie­ment une dépu­ta­tion des élèves for­mel­le­ment char­gée de me consul­ter sur la conduite col­lec­tive qu’ils devaient tenir, je les avais for­te­ment enga­gés à une sou­mis­sion pure et simple après les avoir pré­mu­nis contre les ins­ti­ga­tions agi­ta­trices. Car pour lui, la véri­table ori­gine spé­ciale de cette crise est le conflit ouvert entre le maré­chal Soult, ministre de la Guerre et les corps consti­tués que sont le Conseil d’instruction et l’Académie des sciences. Le ministre cherche en effet à dimi­nuer l’influence poly­tech­nique des cote­ries scien­ti­fiques. Pour la nomi­na­tion du nou­veau direc­teur des études, les cote­ries régnantes vou­laient impo­ser le jeune géo­mètre Liou­ville, mon plus redou­table anta­go­niste direct et prin­ci­pal auxi­liaire de M. Ara­go, mais le ministre choi­sit mon ami et ancien cama­rade Duha­mel. Celui-ci devant être rem­pla­cé comme exa­mi­na­teur de sor­tie, le Conseil d’instruction et sur­tout l’Académie des sciences mettent la plus mau­vaise volon­té à pré­sen­ter trois can­di­dats, d’où la déci­sion prise par le ministre dans l’urgence, de deman­der à Duha­mel d’assurer l’examen de sor­tie. Ce qui pro­voque la révolte des élèves, sus­pec­tant son impar­tia­li­té géné­rale.

Dans cette lutte de pou­voirs entre le ministre et les “ cote­ries régnantes ” Auguste Comte croit sa revanche arri­vée : le ministre décide en effet d’ôter enfin au Conseil d’instruction les diverses nomi­na­tions dont il était inves­ti pour les trans­fé­rer à une assem­blée beau­coup moins acces­sible aux cote­ries scien­ti­fiques. Le Conseil de per­fec­tion­ne­ment qui en est char­gé est com­po­sé en effet pour moi­tié de scien­ti­fiques et pour moi­tié d’administrateurs repré­sen­tant les grands ser­vices publics (28 membres). 

Mais le 21 novembre 1844, le com­man­dant en second refroi­dit quelque peu son enthou­siasme : Il ne faut pas vous dis­si­mu­ler, lui écrit-il, qu’il y a au conseil de per­fec­tion­ne­ment sept membres du Conseil d’instruction qui vous a fait une si ter­rible guerre. Néan­moins je compte sur le suc­cès. Mal­heu­reu­se­ment, à la réunion du 17 décembre, il est exclu par dix voix contre neuf. Duha­mel lui écrit le soir même : Tu n’es pas pré­sen­té par le Conseil, mal­gré mes efforts et ceux de MM. Poin­sot, Vaillant et Lamé.

Pour la troi­sième fois, Auguste Comte va deman­der l’intervention du ministre, en fai­sant appel à sa jus­tice pro­tec­trice. Il conteste ce der­nier vote, impré­vu pour tout le monde, à la majo­ri­té d’une seule voix, sans être enten­du. Il lui demande de sup­pri­mer désor­mais tout droit de pré­sen­ta­tion aux fonc­tions d’examinateur d’admission, dès lors direc­te­ment confé­rées par le ministre seul et de n’accorder à des cor­po­ra­tions spé­ciales, sur­tout scien­ti­fiques, qu’une influence pure­ment consul­ta­tive, vu leur défaut inévi­table de toute vraie res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle, qui s’y perd confu­sé­ment sous une vague res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive, presque tou­jours illu­soire. D’ailleurs écrit-il à Stuart Mill, le vote est dû à l’absence notable d’une par­tie du Conseil, dont plu­sieurs se sont volon­tai­re­ment abs­te­nus, pour ne pas déplaire à mon puis­sant anta­go­niste. La der­nière entre­vue avec le ministre, le 20 décembre, ne lui laisse plus aucune illu­sion. J’ai lieu de croire que cette vigueur est presque épui­sée, par l’effort qu’a exi­gé de lui la nou­velle orga­ni­sa­tion, dont il s’attendait peu à consta­ter sitôt l’insuffisance. Je l’ai trou­vé domi­né par un dégoût et une las­si­tude fort excu­sables pour tout ce qui concerne cette lutte polytechnique.

C’est la défaite. Il lui faut main­te­nant reprendre l’enseignement pri­vé, pre­mière res­source qui se pré­sente à moi. Mais, disent ses contem­po­rains, Auguste Comte ne sera plus le même homme. Il sera exclu du corps ensei­gnant de l’École en 1852, par un vote du Conseil de per­fec­tion­ne­ment, qui élit au poste de répé­ti­teur, occu­pé par lui depuis vingt ans, un jeune homme de vingt-six ans insen­sible aux droits et mérites de son ancien maître, un cer­tain Joseph Bertrand. 

C’est ce Joseph Ber­trand, jus­te­ment, qui cin­quante ans après, secré­taire per­pé­tuel de l’Académie des sciences va rou­vrir le “ pro­cès ” de l’Académie des sciences. Était-il juste d’écarter Auguste Comte ? Qu’est-ce qui a pu jus­ti­fier une telle atti­tude ? Il faut en effet avoir des rai­sons sérieuses pour trai­ter ain­si un homme de la valeur d’Auguste Comte. Non seule­ment on lui a refu­sé par quatre fois la chaire de pro­fes­seur d’analyse et de méca­nique, mais on lui enlève, appa­rem­ment sans rai­son, son poste d’examinateur qui était son prin­ci­pal moyen d’existence.

L’École polytechnique prend la résolution de s’interposer entre le peuple et l’armée (24 février 1848).

Pourquoi cette exclusion ?
Les vraies raisons d’un désastre

Fina­le­ment com­ment peut-on expli­quer les échecs suc­ces­sifs d’Auguste Comte puis cette exclu­sion, on pour­rait dire ce rejet du corps pro­fes­so­ral de l’École poly­tech­nique, avec les consé­quences dra­ma­tiques que l’on sait ? Ses com­pé­tences en mathé­ma­tiques étaient-elles vrai­ment insuf­fi­santes comme le pré­ten­daient offi­ciel­le­ment le Conseil de poly­tech­nique et l’Académie des sciences ? ou n’estce pas plu­tôt sa phi­lo­so­phie qui fai­sait peur aux savants, comme l’affirmait Auguste Comte ? 

Curieu­se­ment c’est en 1896, cin­quante ans après son exclu­sion, que la polé­mique rejaillit et c’est le secré­taire per­pé­tuel de l’Académie des sciences qui la relance en publiant deux articles dans la Revue des Savants et la Revue des Deux Mondes sous le titre “ Sou­ve­nirs aca­dé­miques ”, où il jus­ti­fie sans hési­ta­tion la posi­tion des auto­ri­tés aca­dé­miques de l’époque. Ces articles ont d’autant plus de por­tée, près de vingt ans après la mort d’Auguste Comte, que leur auteur, Joseph Ber­trand, a bien connu Auguste Comte : il était élève à Poly­tech­nique en 1840, il a même fait par­tie de la délé­ga­tion des élèves qui sou­te­naient sa can­di­da­ture à la chaire de mathé­ma­tiques ; c’est lui aus­si qui lui suc­cé­da comme exa­mi­na­teur d’admission en 1848. En outre il est le propre neveu de Duha­mel, dont il cite abon­dam­ment les confi­dences. Non seule­ment il se com­porte en témoin vivant de cette époque, mais avec toute la légi­ti­mi­té que lui donne sa fonc­tion à l’Académie des sciences, en héri­tier d’Arago en quelque sorte. 

Pour Joseph Ber­trand il n’y a aucun doute : Auguste Comte n’était pas qua­li­fié pour occu­per la chaire d’analyse et de méca­nique à Polytechnique. 

Il vivait sur ses acquis de sa for­ma­tion sco­laire, toute brillante qu’elle fût, mais n’avait pas atteint le niveau des grands mathé­ma­ti­ciens de l’époque. Il rap­pelle à ce sujet l’épisode de la sup­pléance de Navier en 1837, avant la nomi­na­tion de Duha­mel qui obtint la chaire. Dès sa pre­mière leçon, Duha­mel fut ame­né à contre­dire un des prin­cipes ensei­gnés par Comte, qui accep­tait les séries diver­gentes. C’était une héré­sie ; il faut pour s’y trom­per, ne pas avoir étu­dié la ques­tion. Comte, qui depuis sa sor­tie de l’École, avait ensei­gné les mathé­ma­tiques sans les étu­dier de nou­veau, rem­pla­çait la dis­cus­sion des ques­tions dif­fi­ciles par des médi­ta­tions vagues et des consi­dé­ra­tions géné­rales. Duha­mel affir­mait et démon­trait. Les élèves se divi­sèrent. On était pour ou contre les “ diver­gentes ”. Les bons élèves com­pre­naient Duha­mel ; la majo­ri­té tenait pour Comte. Le sou­ve­nir de ce petit scan­dale n’a pas été sans influence sur l’accueil fait plus tard aux can­di­da­tures dans les­quelles Comte allé­guait le sou­ve­nir des “mémo­rables leçons ” de 1836.

Se met­tant à la place des membres du Conseil d’instruction de l’époque, Joseph Ber­trand se réfère au 1er volume consa­cré aux mathé­ma­tiques du Cours de phi­lo­so­phie posi­tive allé­gué comme titre scien­ti­fique capi­tal d’Auguste Comte, il y trouve un cer­tain nombre d’erreurs “impar­don­nables” : il n’énonce pas cor­rec­te­ment le prin­cipe fon­da­men­tal des vitesses vir­tuelles ; il confond quan­ti­té de mou­ve­ment et forces vives quand il écrit la quan­ti­té de mou­ve­ment d’un corps déter­mine la per­cus­sion pro­pre­ment dite, ain­si que la pres­sion qu’il peut exer­cer contre un obs­tacle oppo­sé à son mou­ve­ment, il n’a pas com­pris le célèbre prin­cipe de d’Alembert qu’il assi­mile à la loi de New­ton sur l’égalité de la réac­tion à l’action. Il énonce faus­se­ment le théo­rème de la conser­va­tion des forces vives en disant : La somme des forces vives reste constam­ment la même dans un temps don­né, quelques alté­ra­tions qui puissent sur­ve­nir et en oubliant l’autre terme de la somme : Ce que nous nom­mons aujourd’hui éner­gie poten­tielle, mais qui, sous un autre nom était par­fai­te­ment connu, et depuis long­temps, quand il a écrit son livre. Plus loin, il ignore la théo­rie des machines quand il dit : Il y a sim­ple­ment échange de force vive entre la masse du moteur et celle du corps à mou­voir, ce qui semble exclure les machines mues par une chute d’eau ou les machines à vapeur, etc. 

Bref, conclut-il, Comte, si on l’eût nom­mé, aurait appris la méca­nique dont il n’avait jusque-là étu­dié que la phi­lo­so­phie : de cha­leu­reux applau­dis­se­ments auraient salué le début et la fin de cha­cune des leçons ; on baillait à celles de Sturm, et cepen­dant il vaut mieux, pour l’honneur de l’École et le main­tien de ses tra­di­tions, qu’elle ait ins­crit son illustre nom sur la listes des maîtres, à la suite de celui d’Ampère, qui n’était pas non plus un brillant pro­fes­seur. Et ce n’est pas le Trai­té de géo­mé­trie ana­ly­tique, publié quelques années plus tard, qui pou­vait faire chan­ger d’avis le corps des savants. Le “ chef‑d’œuvre ” que pen­sait avoir écrit Auguste Comte “ ren­contre peu d’admirateurs ”. D’ailleurs il com­por­tait, lui aus­si, “d’indiscutables erreurs ”. 

L’article de Joseph Ber­trand pro­vo­qua une réponse indi­gnée du doc­teur Audiffrent, ancien élève de l’École poly­tech­nique lui aus­si, et confi­dent du phi­lo­sophe. Il eut le ren­fort d’un ingé­nieur chi­lien, Luis Lagar­rigue, dont il publia en annexe sa lettre inti­tu­lée exa­men des sept erreurs mathé­ma­tiques repro­chées à Auguste Comte par M. J. Ber­trand. Un autre livre parut au Bré­sil au même moment, inti­tu­lé Le posi­ti­visme et la pédan­to­cra­tie algé­brique : les pré­ten­dues erreurs mathé­ma­tiques d’Auguste Comte signa­lées par Joseph Bertrand. 

Tout secré­taire per­pé­tuel de l’Académie des sciences qu’il soit, Joseph Ber­trand reçoit une volée de bois vert : digne suc­ces­seur des géo­mètres bor­nés il n’a pas fait l’effort de lire vrai­ment les écrits d’Auguste Comte ; il n’en a même pas com­pris la démarche intellectuelle. 

Par exemple, au sujet des séries diver­gentes, Comte a pris bien soin de dis­tin­guer l’aspect algé­brique et l’aspect numé­rique. Je crois pou­voir don­ner net­te­ment une juste idée de cette divi­sion en disant que l’algèbre est le cal­cul des fonc­tions et l’arithmétique le cal­cul des valeurs. Plus tard, il a pré­ci­sé : Les condi­tions de conver­gences qui deviennent indis­pen­sables à l’usage numé­rique des séries quel­conques, quoiqu’elles ne doivent aucu­ne­ment affec­ter leur office algé­brique, envers lequel les motives de conver­gence et diver­gence res­tent tou­jours dépour­vues de sens. Bref, Auguste Comte accep­tait les séries diver­gentes, au point de vue algé­brique, c’est-à-dire au point de vue du cal­cul des rela­tions, comme il accep­tait les sym­boles ima­gi­naires et les quan­ti­tés négatives. 

N’est-ce pas lumineux ? 

De même, pour cha­cune des sept pré­ten­dues erreurs, Luis Lagar­rigue montre la “ méprise ” de J. Ber­trand, vous par­lez comme un jour­na­liste mor­ce­lant la pen­sée pour trou­ver l’erreur, lui écrit-il, au sujet du prin­cipe des vitesses vir­tuelles ; pour Comte il ne s’agit pas de faire d’énonciations didac­tiques des prin­cipes, mais de mon­trer l’enchaînement et la valeur phi­lo­so­phique des concep­tions scien­ti­fiques. Plus loin, citant Car­not au sujet de la quan­ti­té de mou­ve­ment et de la force de per­cus­sion, il ajoute : Vous pre­nez la phi­lo­so­phie posi­tive, non seule­ment pour un trai­té de méca­nique ration­nelle, mais pour un trai­té de méca­nique indus­trielle. Plus loin, sur le prin­cipe de d’Alembert : Est-ce que vous vous croyez capable, Mon­sieur, de suivre Auguste Comte dans des vues phi­lo­so­phiques ? Mais vous oubliez donc que votre phi­lo­so­phie ne s’étend pas plus loin que le ver­biage algébrique !

Cette que­relle mathé­ma­tique est très illus­tra­tive de ce qui a pu se pas­ser à l’époque : un véri­table dia­logue de sourds entre Auguste Comte et les savants géo­mètres ; ils ne sont pas sur la même pla­nète ! Du moins, ils ne parlent pas la même langue. Pour Auguste Comte, Sturm a beau avoir inven­té un théo­rème, il n’a pas fait avan­cer d’un pouce la démarche de la pen­sée. Et pour les savants du Conseil d’instruction, Auguste Comte est trop phi­lo­sophe pour faire un pro­fes­seur de mathé­ma­tique sérieux. 

Cela n’explique pas, avoue J. Ber­trand, pour­quoi Auguste Comte fut exclu de son poste d’examinateur, lui qui était cité en modèle de saga­ci­té et de finesse et dont on disait à l’époque qu’on avait ren­con­tré l’examinateur sans défaut. Pour lui, l’attitude du Conseil d’instruction s’explique par le com­por­te­ment insup­por­table du phi­lo­sophe : Au début de la crise, expli­quet- il, per­sonne ne son­geait à dis­cu­ter sa posi­tion, on tolé­rait ses imper­fec­tions, et l’on fer­mait les yeux sur les griefs… si Comte n’avait pas publié la pré­face du 6e volume de son cours, dans laquelle il insulte le Conseil d’instruction, sa situa­tion n’aurait pas été mena­cée. Il a été lui-même témoin de la réac­tion d’Arago, mis en cause per­son­nel­le­ment dans cette pré­face et qui n’avait pas la répu­ta­tion d’être “ endu­rant ”. Pour ce qui est des fonc­tions d’examinateur, Joseph Ber­trand affirme que plu­sieurs membres du Conseil ont fait allu­sion à sa crise d’aliénation men­tale en 1828 au cours de laquelle il avait été enfer­mé plu­sieurs mois dans une mai­son de san­té. Était-il pru­dent, ajoute J. Ber­trand, de lui confier plus long­temps les fonc­tions d’examinateur, lorsque l’exaltation dans laquelle on le voyait aurait pu don­ner des craintes sur l’équilibre d’un esprit plus solide ?

Inac­cep­table ! répond le doc­teur Audiffrent à J. Ber­trand. C’est une véri­table per­sé­cu­tion qui s’est achar­née sur Auguste Comte : Le réduire par la faim, lorsque la conspi­ra­tion du silence n’avait pu le mâter, tel fut le mot d’ordre don­né. Les géo­mètres se sont ligués contre lui et l’ont sacri­fié. Tout l’entourage d’Arago, les Mathieu, les Liou­ville avaient épou­sé les haines de l’astronome et juré sa perte. Et Audiffrent conclut ce sera une éter­nelle honte pour l’École poly­tech­nique d’avoir exclu de son sein un homme de la valeur d’Auguste Comte.

Ce que ne dit pas Audiffrent, c’est que le com­por­te­ment “ pro­vo­ca­teur ” de Comte n’a rien arran­gé : il a don­né prise à la cri­tique de ses enne­mis, il a obé­ré la défense que pou­vaient assu­rer ses amis. Est-ce de la mal­adresse, du manque de diplo­ma­tie, ou plu­tôt un immense orgueil, qui lui fait croire en son bon droit et en son immense valeur, jusqu’à pen­ser que l’opinion publique fran­çaise et euro­péenne pro­tes­te­ra en sa faveur ? N’y a‑t-il pas même, comme l’assure Ser­nin, un com­por­te­ment qua­si “ sui­ci­daire ” qui le pous­se­rait à sou­hai­ter l’échec pour mieux faire voir la per­ver­si­té de ses enne­mis. C’est Caro­line, son épouse, la per­sonne qui l’a le mieux connu, qui le lui dit, dans une lettre émou­vante le 18 novembre 1843 : J’aurais l’air fort ridi­cule si je disais qu’à cette époque j’avais pré­vu tout ce qui est arri­vé, mais déjà il était clair pour moi que les ména­ge­ments n’étaient pas dans votre nature, que vous étiez homme à tout dire et à votre manière sauve qui peut. Je vous ai pris pour­tant, pour­quoi, parce que vous étiez incor­rup­tible et qu’à notre époque cela n’est pas com­mun et sous ce rap­port, il n’y avait pas beau­coup de maris pour moi.

Il reste une der­nière ques­tion sur les causes de l’exclusion : elle est de savoir si ce ne sont pas sur­tout les idées phi­lo­so­phiques qui auraient fait peur au Conseil d’instruction, comme à l’Académie des sciences. Sur ce ter­rain des théo­ries phi­lo­so­phiques, l’un comme d’autre ne se sont jamais aven­tu­rés ; aucun argu­ment ni cri­tique n’ont été avan­cés, ce qui aurait tel­le­ment fait plai­sir à Auguste Comte. Il est fort pro­bable que, pour un cer­tain nombre de membres du Conseil, cette peur ait joué un rôle non négli­geable, comme l’avoue Corio­lis, direc­teur des études de l’époque, dans une lettre à l’une de ses parentes, datée du 31 août 1842. 

Une lettre d’autant plus révé­la­trice que Corio­lis a tou­jours mani­fes­té une atti­tude posi­tive vis-à-vis d’Auguste Comte : M. Comte est un homme éru­dit, c’est un très hon­nête homme qui mérite consi­dé­ra­tion. Il est vrai qu’il a fait un gros Trai­té de phi­lo­so­phie posi­tive en 6 volumes, où il se montre un peu maté­ria­liste ou anti­re­li­gieux, mais il est du petit nombre d’hommes chez qui il faut attri­buer cela à une fausse direc­tion don­née aux études ou aux médi­ta­tions et non à aucune dépra­va­tion. Je me sens tou­jours une cer­taine sym­pa­thie pour les hommes conscien­cieux, hon­nêtes et qui ne tran­sigent pas avec leurs devoirs et disent volon­tiers tout ce qu’ils pensent, au risque de déplaire. Cela se trouve chez M. Comte. Il m’a donc fal­lu la convic­tion qu’il fal­lait à l’École une plus grande célé­bri­té mathé­ma­tique pour le repous­ser comme pro­fes­seur. Sa phi­lo­so­phie a aus­si un côté dan­ge­reux pour les jeunes gens et il ne conve­nait guère de le mettre dans une chaire à notre École.

Ce qu’exprime Corio­lis avec modé­ra­tion et sym­pa­thie, beau­coup d’autres membres ont dû le pen­ser for­te­ment. Face aux enne­mis décla­rés Sturm et Liou­ville les indé­cis n’ont pas résis­té. À vrai dire, Auguste Comte déran­geait. Il déran­geait beau­coup plus que les uto­pistes ou les socia­listes. Ins­tal­lé au coeur de la science, avan­çant comme un rou­leau com­pres­seur, nul ne savait où il allait s’arrêter.

Et effec­ti­ve­ment, rien ne l’arrête dans sa course. Au moment même de son exclu­sion, il fait paraître, en pré­face de son cours d’astronomie, son dis­cours sur l’esprit posi­tif. Beau­coup pensent cepen­dant, tel Lit­tré ou Stuart Mill, qu’il a atteint son apo­gée. Le Cours de phi­lo­so­phie posi­tive est bien son chef‑d’œuvre.

*

Extrait du Tes­ta­ment d’Auguste Comte, ache­vé la veille de Noël 1855, confié à treize de ses disciples : 

Je recom­mande que mon cor­tège funèbre soit pré­ser­vé de tout concours, indi­vi­duel ou col­lec­tif, éma­né de mon indigne épouse ou de l’École polytechnique.

NOTES
1. Livre du Cen­te­naire de l’École poly­tech­nique 1794–1894, tome III, p. 457–458.
2. Cité par un membre du Conseil d’instruction de Poly­tech­nique (pro­cès-ver­bal du 14 août 1840).
3. Lettre de M. Bar­ral à M. Lit­tré, 14 avril 1863.
4 Juliette Grange, La phi­lo­so­phie d’Auguste Comte, PUF, 1996.
5. Voir les deux pre­miers articles, La Jaune et la Rouge (juin 1998 et jan­vier 1999).
6. Néo­lo­gisme, curieu­se­ment com­po­sé d’une racine latine et d’une racine grecque.
7. Le 5e volume sor­ti­ra effec­ti­ve­ment en mai 1841, mais il y aura un 6e volume en juillet 1842.
8. Auguste Comte et le posi­ti­visme de John Stuart Mill, tra­duit par Clemenceau,1re édi­tion en 1868. Une nou­velle édi­tion est sor­tie tout récem­ment chez L’Harmattan.
9. Les épreuves écrites com­por­taient une épure de géo­mé­trie des­crip­tive, un des­sin, le cal­cul d’un tri­angle rec­ti­ligne, un dis­cours fran­çais et une ver­sion latine.
10. La pré­face est publiée en annexe du tome II. Cor­res­pon­dance géné­rale. Auguste Comte. Dis­po­nible à la librai­rie Vrin.
11. Cette lutte est tou­jours d’actualité, comme l’écrit Mar­tin Wells : les bio­lo­gistes sont des scien­ti­fiques tra­di­tion­nel­le­ment consi­dé­rés par les phy­si­ciens et les mathé­ma­ti­ciens comme appar­te­nant à une branche péri­phé­rique. Ils mani­fes­te­raient une ten­dance déplo­rable à évi­ter les conclu­sions et à pré­tendre que la plu­part des chats sont gris alors qu’un scien­ti­fique rigou­reux aurait vite fait de démon­trer qu’ils sont blancs ou noirs.
(Ber­niques et civi­li­sa­tion de Mar­tin Wells, édi­tions Le Pom­mier, 1999.)
12. Voir l’article d’Annie Petit : “ Des savants revus et cor­ri­gés ” dans le numé­ro spé­cial de Science et Vie, mars 1989 (200 ans de science).
13. Stuart Mill fait allu­sion au modèle de l’Empire chi­nois qui a été une réfé­rence pour les hommes des Lumières au XVIIIe siècle, avec son sys­tème de recru­te­ment des man­da­rins par concours, donc entiè­re­ment construit sur le savoir et non sur la nais­sance. En fait les nom­breux récits de voyage publiés à la fin du XVIIIe siècle ont remis en cause ce modèle chi­nois et notam­ment le confor­misme de ses intel­lec­tuels conseilleurs.
14. Au pro­gramme de ce cours : les notions fon­da­men­tales en géo­mé­trie plane, les théo­ries des tan­gentes, des asymp­totes, des dia­mètres et des centres, de la simi­li­tude et des qua­dra­tures ; les courbes binômes et tri­nômes, les coniques. En géo­mé­trie dans l’espace, les théo­ries ana­ly­tiques de la droite, du plan, de la trans­po­si­tion des axes, puis un long déve­lop­pe­ment sur les familles de sur­faces, les sur­faces réglées, déve­lop­pables, etc. 

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