ÉLECTIONS

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°673 Mars 2012Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Une chaîne de radio demande pério­di­que­ment à ses audi­teurs de clas­ser par ordre de pré­fé­rence des œuvres de musique clas­sique hété­ro­clites : un noc­turne de Cho­pin, une sym­pho­nie de Mah­ler, etc. Ce jeu serait ridi­cule s’il n’était pas d’abord sans objet : contrai­re­ment – il faut l’espérer – à une élec­tion poli­tique, le choix d’une œuvre à écou­ter est fonc­tion de l’humeur du moment : on ne pré­fère pas dans l’absolu une chan­son de Bras­sens à un qua­tuor de Chos­ta­ko­vitch, mais à un moment et dans une situa­tion don­nés, on aura très envie d’écouter l’une et cer­tai­ne­ment pas l’autre (et vice ver­sa).

Bach

Tout mélo­mane vote plus sou­vent pour Bach que pour qui que ce soit d’autre. C’est que Bach, quelle que soit l’œuvre écou­tée, nous ouvre un monde où nos états d’âme et nos pré­oc­cu­pa­tions se révèlent ce qu’ils sont : pas­sa­gers et déri­soires. Vous êtes acca­pa­ré par un pro­blème majeur ou sim­ple­ment ennuyé par un petit sou­ci ; écou­tez une pièce de Bach, vous êtes ailleurs, plus haut et vous vous dites in pet­to : ce n’était donc que cela !

La Messe en si mineur est sans doute, avec les deux Pas­sions et L’Art de la fugue, ce que Bach a écrit de plus éla­bo­ré avec « le grand sou­ci de tout dire » (comme dit Eluard) : esquis­sée en 1733, il l’a sans cesse reprise, modi­fiée, com­plé­tée pour l’achever un an avant sa mort en 1749. Et en effet vous pou­vez vous immer­ger dans cette musique uni­ver­selle, qui va bien au-delà de la litur­gie catholique.

La ver­sion qu’en donnent Phi­lippe Her­re­we­ghe et le Col­le­gium Vocale Gent1 avec cinq solistes de pre­mier plan est la plus par­faite – inter­pré­ta­tion, tech­nique – qu’il nous ait été don­né d’entendre, supé­rieure à celle, baroque, de Tom Koop­man, loin de la ver­sion quelque peu gran­di­lo­quente de Kara­jan (avec pour­tant Eli­sa­beth Schwarz­kopf) et de celle, plus ancienne et donc tech­ni­que­ment moins ache­vée, de Karl Richter.

La pre­mière mesure du Kyrie (où Béjart, dans son bal­let Notre Faust, lan­çait les bras vers le ciel devant une corde des­cen­due des cintres) vous cloue sur place et dès lors vous ne pour­rez plus inter­rompre votre écoute jusqu’au chœur final Dona nobis pacem. Peu importe que vous soyez croyant (chré­tien ou autre), agnos­tique ou même aya­tol­lah de la laï­ci­té mili­tante, vous en sor­ti­rez régé­né­ré, autre.

Pour­sui­vant son édi­tion des œuvres orches­trales, l’ensemble Café Zim­mer­mann (du nom du café où Bach se pro­dui­sait avec ses étu­diants) a enre­gis­tré la 4e Suite, le 1er Concer­to bran­de­bour­geois, le Concer­to pour cla­ve­cin en la majeur, et le Concer­to pour quatre cla­ve­cins en la mineur2.

De cet ensemble de pièces connues, on extrai­ra le Concer­to pour quatre cla­ve­cins, trans­crip­tion assez libre par Bach, comme on le sait, d’un concer­to pour quatre vio­lons de Vival­di : un petit chef‑d’œuvre de poly­pho­nies, supé­rieur à l’original. L’enregistrement des Sonates pour cla­ve­cin et viole de gambe par Arnaud Bou­lan­ger et Lucile De Pas­quale3 est rigou­reu­se­ment dans l’esprit de la musique baroque, confi­den­tiel, sage­ment allègre ; s’y ajoute la très belle Toc­ca­ta pour cla­ve­cin en do mineur.

C’est éga­le­ment au cla­ve­cin que Blan­dine Ran­nou a enre­gis­tré les Varia­tions Gold­berg4 et l’ensemble des Suites fran­çaises, des Suites anglaises et des Toc­ca­tas5. Il ne s’agit pas d’une énième édi­tion de pièces que d’autres – Gould et Per­ahia en par­ti­cu­lier – nous ont habi­tués à entendre sur un grand Stein­way, mais de tirer par­ti du timbre extra­or­di­nai­re­ment riche d’un cla­ve­cin excep­tion­nel, ser­vi par une prise de son ad hoc. On assiste ain­si à une véri­table recréa­tion. Ain­si, les Varia­tions Gold­berg sont jouées sur un tem­po beau­coup plus lent que d’habitude, ce qui per­met de jouir de chaque note au timbre com­plexe comme d’une poly­pho­nie orches­trale. Et jamais aupa­ra­vant les Suites anglaises n’étaient appa­rues aus­si com­plexes, riches et recherchées.

Enfin, en alter­nant arias de can­tates et pièces pour haut­bois6 asso­ciées à des cordes, Oli­vier Doise et la sopra­no Gaële Le Roi, excel­lents musi­ciens, ne visent qu’à notre plai­sir. Mais avec Bach, homme à la fois sen­suel et mys­tique, le plai­sir s’accompagne tou­jours de subli­ma­tion, au sens qua­si chi­mique du terme. On déta­che­ra de l’ensemble l’Aria n° 3 du Mag­ni­fi­cat pour haut­bois d’amour et soprano.

Mel Bonis, Ravel, Fauré

Qui connaît Mel Bonis, élève de Franck, com­po­si­trice des années 1890–1930 ? En enre­gis­trant son dip­tyque Soir, Matin, le trio (fémi­nin) George-Sand révèle avec une sen­sua­li­té non dis­si­mu­lée une déli­cieuse musique post­ro­man­tique, aux mélo­dies et aux har­mo­nies sub­tiles, proche de Fau­ré et qu’a dû aimer Proust7. Les très beaux Trios de Ravel et de Fau­ré, sou­vent cités dans ces colonnes, et joués avec le même aban­don sen­suel et la même per­fec­tion tech­nique, com­plètent le disque.

La suite Pel­léas et Méli­sande, tirée de la musique de scène de la pièce de Mae­ter­linck, est le som­met de la musique orches­trale de Fau­ré : ce que le post­ro­man­tisme a pro­duit de plus beau, de plus ache­vé. L’orchestre de l’opéra de Rouen Haute-Nor­man­die l’a enre­gis­tré sous la direc­tion d’Oswald Sal­la­ber­ger8, ain­si que six « chan­sons » de Fau­ré (Soir, Clair de Lune, le Par­fum impé­ris­sable, etc.) avec la mez­zo-sopra­no Karine Deshayes, dont la voix – timbre chaud, vibra­to mini­mal – est mer­veilleu­se­ment adap­tée à ces mélo­dies exquises et raf­fi­nées, très fin de siècle, dont l’accompagnement est une petite mer­veille d’orchestration. Sur le même disque, par le même ensemble, Sieg­fried-Idyll, de Wag­ner, avec ses conno­ta­tions domes­tiques, paraît – que les wag­né­riens nous par­donnent – bien pâlot.

Sans hési­ta­tion, face à Wag­ner, nous votons Ravel et Fauré.

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1. 2 CD OUTHERE.
2. 1 CD ALPHA.
3. 1 CD ALPHA.
4. 2 CD ZIG-ZAG.
5. 4 CD ZIG-ZAG.
6. 1 CD ARION.
7. 1 CD ZIG-ZAG.
8. 1 CD OUTHERE.

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