Droit de la concurrence et stratégie

Dossier : Les X et le droitMagazine N°625 Mai 2007
Par Jérôme PHILIPPE (88)

Qui aurait imag­iné, il y a quelques années, que le droit de la con­cur­rence prendrait une telle place dans la vie des entre­pris­es ? Que l’on par­le de fusion ou de rachat, d’ac­cord de coopéra­tion, de licence, de cir­cuit de dis­tri­b­u­tion, de poli­tique com­mer­ciale et bien sûr de con­tacts avec des con­cur­rents, le droit de la con­cur­rence est omniprésent dans les déci­sions stratégiques. C’est aujour­d’hui l’un des pre­miers paramètres à pren­dre en compte dans la plu­part des déci­sions stratégiques, faute de quoi les risques peu­vent être énormes.

Qui ne se sou­vient des grandes con­cen­tra­tions blo­quées par les autorités de con­cur­rence (GE-Hon­ey­well, Schnei­der-Legrand, Tetra Laval-Sidel, Élec­tric­ité du Por­tu­gal-ENI-Gaz du Por­tu­gal, Coca-Cola-Orang­i­na), des amendes phénomé­nales imposées aux fab­ri­cants de vit­a­mines (1,7 mil­liard d’eu­ros d’a­mendes en Europe et aux États-Unis et plus d’1 mil­liard d’eu­ros de dom­mages et intérêts), aux opéra­teurs de télé­phonie mobile français1 (plus de 500 mil­lions d’eu­ros à trois) ou aux ascen­soristes2 (près d’un mil­liard d’eu­ros à qua­tre), à l’a­mende pour abus de posi­tion dom­i­nante imposée à Microsoft3(497 mil­lions d’eu­ros, suiv­is de 280 mil­lions deux ans plus tard), ou encore au rem­bourse­ment d’aides d’É­tat imposé à France Télé­com4 (près de 1 mil­liard d’eu­ros), aux con­di­tions dra­coni­ennes exigées d’Al­stom5 en com­pen­sa­tion d’une aide d’É­tat, sans par­ler de la revente de ses fil­iales étrangères imposée en son temps au Crédit Lyon­nais… Autant d’af­faires, par­mi tant d’autres, qui démon­trent la for­mi­da­ble mon­tée en puis­sance du droit de la con­cur­rence en Europe.

Cette sit­u­a­tion a vu le jour pro­gres­sive­ment. Dès 1957, le traité de Rome inté­grait dans le tout nou­veau droit com­mu­nau­taire deux arti­cles fon­da­men­taux sur l’in­ter­dic­tion des ententes et des posi­tions dom­i­nantes, ain­si qu’une série d’ar­ti­cles qui allaient per­me­t­tre peu à peu à la Com­mis­sion et au Con­seil de met­tre en place des poli­tiques sec­to­rielles d’ou­ver­ture à la concurrence.

Cette régle­men­ta­tion avait pour dou­ble objec­tif de favoris­er l’in­té­gra­tion du marché com­mun (en lut­tant con­tre les bar­rières à l’en­trée nationales dans les dif­férents États mem­bres) et la crois­sance, en amélio­rant l’ef­fi­cac­ité économique. Pour les rédac­teurs de ces arti­cles, en effet, le choix résolu de l’é­conomie de marché devait néces­saire­ment s’ac­com­pa­g­n­er de la mise en oeu­vre de règles de « police économique » visant à sanc­tion­ner des abus. En out­re, cette régle­men­ta­tion se fondait sur les théories économiques mon­trant que le régime de libre con­cur­rence con­duit au « sur­plus col­lec­tif » (« wel­fare », qui addi­tionne prof­it des entre­pris­es et sur­plus des con­som­ma­teurs) max­i­mal : c’est pourquoi la poli­tique de la con­cur­rence est apparue dès cette époque comme un moteur de croissance.

Il con­vient d’ailleurs de rap­pel­er que, dès 19456, la France avait adop­té une ordon­nance sur la libre con­cur­rence proche du futur texte com­mu­nau­taire et issue du pro­gramme du Con­seil nation­al de la Résis­tance. Toute­fois, ce n’est qu’à par­tir de 19867, avec la libéra­tion des prix et la créa­tion du Con­seil de la con­cur­rence, que le droit de la con­cur­rence français allait être pleine­ment mis en oeu­vre. Le 2 mai 2001, une nou­velle étape impor­tante était franchie avec l’adop­tion de la loi sur les Nou­velles régu­la­tions économiques8, qui entraî­nait un ren­force­ment sen­si­ble de cette réglementation.

Aujour­d’hui, le droit de la con­cur­rence recou­vre qua­tre grands types de pra­tiques ou de sit­u­a­tions : les ententes (car­tels hor­i­zon­taux, ententes ver­ti­cales, échanges d’in­for­ma­tions, cer­tains par­al­lélismes de com­porte­ment), les abus de posi­tion dom­i­nante (prix pré­da­teurs, remis­es fidélisantes, cer­tains con­trats d’ex­clu­siv­ité…), le con­trôle des con­cen­tra­tions et enfin les aides d’État.

Il s’ap­plique à tous les secteurs, sans excep­tion. Même les asso­ci­a­tions pro­fes­sion­nelles et les syn­di­cats sont des sujets du droit de la con­cur­rence, ain­si que l’a rap­pelé la con­damna­tion de la FNSEA9 en 2003.

On peut ain­si aisé­ment con­cevoir que le droit de la con­cur­rence effraie les acteurs économiques. C’est sans nul doute l’une des formes les plus abouties, aujour­d’hui, de l’in­ter­ven­tion de l’É­tat dans la vie économique. Et ce même si, de plus en plus, l’É­tat a délégué cette fonc­tion à des autorités ou juges indépen­dants, afin d’ac­croître la trans­parence et de se préserv­er des risques de con­flits d’intérêt.

Il est donc essen­tiel que les entre­pris­es intè­grent pleine­ment ce droit dans leur stratégie, leur poli­tique com­mer­ciale, con­tractuelle et trans­ac­tion­nelle, afin d’éviter des pour­suites ultérieures, notam­ment sur plainte d’un con­cur­rent ou d’un client, ou à la suite d’une sai­sine d’of­fice des autorités. D’au­tant que les autorités de con­cur­rence dis­posent d’un arse­nal d’outils com­plet et sophis­tiqué, inclu­ant à la fois des instru­ments de détec­tion et de sanc­tion. Leurs moyens humains sont aus­si impor­tants : à titre indi­catif, la Direc­tion générale de la con­cur­rence de la Com­mis­sion européenne compte env­i­ron 760 agents ; le Con­seil de la con­cur­rence, 120 et la DGCCRF, 3 716 au total (même si ces agents sont égale­ment en charges d’autres types de mis­sions, comme par exem­ple la pro­tec­tion des consommateurs).

Mais le droit de la con­cur­rence, pour les entre­pris­es, ne se lim­ite pas à la défense face à des accu­sa­tions de com­porte­ments anti­con­cur­ren­tiels ou face à la mise en cause d’un pro­jet de concentration.

C’est aus­si, et de plus en plus, un out­il offen­sif, qui peut être util­isé stratégique­ment sur les marchés. Les nou­veaux entrants des télé­coms, par exem­ple, ont su très bien utilis­er l’ensem­ble droit de la con­cur­rence-régu­la­tion sec­to­rielle afin d’im­pos­er un véri­ta­ble car­can à l’opéra­teur en place et gag­n­er ain­si leurs pro­pres marges de manœuvre.

De même, cer­taines entre­pris­es qui ont pour­tant été con­damnées par les autorités de con­cur­rence, recon­nais­sent que le bilan glob­al, pour elles, du droit de la con­cur­rence, est finan­cière­ment posi­tif compte tenu des dom­mages et intérêts qu’elles ont pu obtenir sur ce fonde­ment en tant que clientes et plaig­nantes. Le droit de la con­cur­rence est aus­si un moyen puis­sant de faire bas­culer un arbi­trage commercial.

Enfin, une entre­prise a même pu récem­ment obtenir le droit de se faire rem­bours­er des tax­es ver­sées plusieurs années aupar­a­vant grâce au droit de la con­cur­rence, en plus par­ti­c­ulière­ment au droit des aides d’É­tat10, ce qui con­stitue une avancée nou­velle de la matière.

On le voit, le droit de la con­cur­rence con­stitue un champ nou­veau, source de risques énormes mais aus­si d’op­por­tu­nités nou­velles pour qui sait l’u­tilis­er habilement. 

C’est de plus un domaine en plein mou­ve­ment, dont les règles changent fréquem­ment même si cer­tains fon­da­men­taux demeurent, et où l’analyse économique le dis­pute au droit lui-même. Aujour­d’hui, un bon dossier de droit de la con­cur­rence doit sou­vent mêler intime­ment le droit et l’é­conomie, et notam­ment la théorie des jeux, l’é­conomie indus­trielle, l’économétrie…

Finale­ment, toute la dif­fi­culté réside dans la réc­on­cil­i­a­tion par les entre­pris­es de leurs objec­tifs com­mer­ci­aux et financiers avec le respect néces­saire des règles de con­cur­rence, voire avec l’u­til­i­sa­tion de ces dernières à leur prof­it. C’est notam­ment l’ob­jet des pro­grammes de « com­pli­ance » mis en place par de nom­breuses entre­pris­es afin de faire évoluer en pro­fondeur la con­nais­sance et la per­cep­tion du droit de la con­cur­rence par l’ensem­ble des respon­s­ables et des équipes commerciales.

Sanction et détection des pratiques anticoncurrentielles

Les pra­tiques anti­con­cur­ren­tielles en France tombent sous le dou­ble coup du droit com­mu­nau­taire et du droit nation­al. Il n’y a pra­tique­ment plus de dif­férences aujour­d’hui entre l’un et l’autre, qui peu­vent d’ailleurs s’ap­pli­quer cumu­la­tive­ment à la plu­part des pra­tiques ayant un effet sen­si­ble en France. Il est d’ailleurs intéres­sant de not­er que le critère pre­mier d’ap­pli­ca­tion d’un droit de la con­cur­rence est l’effet.

Ain­si, une pra­tique anti­con­cur­ren­tielle qui trou­ve son orig­ine en dehors de la France ou de l’U­nion européenne, mais qui pro­duit un effet sur le marché français, tombera sous le champ du droit français et, si elle a égale­ment un impact sur le com­merce entre États mem­bres, sous le champ du droit com­mu­nau­taire. Et ceci restera vrai même si les entre­pris­es en cause n’ont aucune présence physique (fil­iale, étab­lisse­ment, bureau de représen­ta­tion) en France ou dans la Communauté.


La Concierg­erie et le tri­bunal de com­merce de Paris.

Dans les deux cas (droit français ou droit com­mu­nau­taire), chaque entre­prise en cause risque une amende pou­vant s’élever à 10 % du chiffre d’af­faires mon­di­al du groupe auquel elle appar­tient. Une ten­dance très nette à l’alour­disse­ment des amendes est observée depuis quelques années, et les nou­velles lignes direc­tri­ces sur les amendes de la Com­mis­sion vont encore con­tribuer à alour­dir de manière très sig­ni­fica­tive la charge des entre­pris­es con­damnée11.

En out­re, une infrac­tion aux règles de con­cur­rence con­stitue, en France, une infrac­tion pénale pas­si­ble de 75 000 € d’a­mende et de qua­tre ans d’emprisonnement pour toute per­son­ne physique ayant pris « fraud­uleuse­ment une part per­son­nelle et déter­mi­nante » dans la con­cep­tion ou la mise en œuvre de l’infraction.

Enfin, de plus en plus, à une con­damna­tion par le Con­seil de la con­cur­rence ou par la Com­mis­sion européenne font suite des deman­des de dom­mages et intérêts de la part des clients. De ce point de vue, l’ar­rivée éventuelle des actions col­lec­tives en droit français pour­rait accroître sub­stantielle­ment le risque des entreprises.

Et, bien sûr, le risque d’im­age est majeur, surtout pour les entre­pris­es les plus con­nues du pub­lic ou pour les entre­pris­es cotées.

Afin de détecter les pra­tiques anti­con­cur­ren­tielles, les autorités de con­cur­rence ont, au fil du temps, mis au point un véri­ta­ble arse­nal. La Com­mis­sion comme la DGCCRF (qui agit soit de sa pro­pre ini­tia­tive soit à la demande du Con­seil de la con­cur­rence) ont vu leurs pou­voirs se ren­forcer lors des « dawn raids », puisque les perqui­si­tions peu­vent désor­mais touch­er les domi­ciles privés et véhicules autant que les locaux pro­fes­sion­nels. Elles pos­sè­dent de larges pou­voirs d’in­ves­ti­ga­tion et de saisie, et ont désor­mais recours à des logi­ciels de recherche sophis­tiqués. Elles ont surtout mis au point un réseau de coor­di­na­tion qui leur per­met d’in­ter­venir de manière totale­ment simul­tanée dans de nom­breuses entre­pris­es dis­tinctes partout en Europe, ain­si qu’aux États-Unis et au Japon.

À titre indi­catif, en France la DGCCRF est par­ti­c­ulière­ment active en la matière et a effec­tué 33 « dawn raids » dans les entre­pris­es en 2004, et 31 en 2005.

Surtout, cette coopéra­tion accrue se dou­ble du développe­ment d’un out­il nou­veau d’une grande effi­cac­ité : les pro­grammes de clé­mence. Sous ce nom dis­cret se cachent de véri­ta­bles pro­grammes de « repen­tis », puisque toute entre­prise ayant par­ticipé à un car­tel peut obtenir une immu­nité totale d’a­mende12 en le dénonçant… à con­di­tion d’être la pre­mière à le faire.

L’en­tre­prise qui s’en­gage dans le pro­gramme de clé­mence devra ain­si, pour con­serv­er le béné­fice de son immu­nité jusqu’à la déci­sion finale, coopér­er entière­ment avec les autorités, dénon­cer tous les autres par­tic­i­pants et pro­duire tous les élé­ments de preuve en sa pos­ses­sion. Il a même été récem­ment demandé à une entre­prise, dans le cadre de sa coopéra­tion avec l’au­torité de con­cur­rence, d’or­gan­is­er une « réu­nion de car­tel » dans un lieu observé par les agents de l’au­torité afin de « piéger » les autres participants.

Très fréquem­ment, les entre­pris­es, qu’elles par­ticipent ou non au pro­gramme de clé­mence, doivent aus­si con­duire des audits très appro­fondis visant à faire appa­raître l’ex­is­tence éventuelle de pra­tiques anti­con­cur­ren­tielles, lesquelles ne sont pas néces­saire­ment con­nues en interne. Ces audits, qui doivent être con­duits très rapi­de­ment si les entre­pris­es sont engagées dans une « course à la clé­mence », néces­si­tent de très grandes pré­cau­tions en matière de con­fi­den­tial­ité et doivent de plus être réal­isés en con­for­mité avec les règles édic­tées par la CNIL et celles du droit du travail.

Aujour­d’hui, les deman­des de clé­mence sont à l’o­rig­ine de plus de 80 % des « dawn raids » menés par les autorités de con­cur­rence, qu’elles soient com­mu­nau­taires ou nationales. Cet out­il est donc devenu l’un des fers de lance de la poli­tique antitrust, plus même que les plaintes de clients.

En réal­ité, les écon­o­mistes savaient depuis longtemps que la prin­ci­pale faib­lesse des car­tels était leur insta­bil­ité naturelle (qui rendait néces­saire l’ex­is­tence d’une « dis­ci­pline » et de moyens de rétor­sion). Par la poli­tique de clé­mence, les autorités ont encore accru, et très large­ment, l’in­sta­bil­ité naturelle des cartels.

Ententes et abus de position dominante

Le droit de la con­cur­rence inter­dit deux types de pra­tiques anti­con­cur­ren­tielles : les ententes13 et les abus de posi­tion dom­i­nante14.

Les ententes entre con­cur­rents, aus­si appelées « hard­core cartels », con­stituent l’in­frac­tion de con­cur­rence par excel­lence, la plus sévère­ment condamnée.

Ces ententes peu­vent pren­dre de mul­ti­ples formes : écrits de toute nature, mais aus­si réu­nions, échanges plus ou moins formels entre con­cur­rents. Quelles que soient leurs formes, elles ren­treront dans le champ du droit de la con­cur­rence dès lors que

  1. les com­porte­ments des entre­pris­es per­me­t­tent de déduire l’ex­is­tence d’une « volon­té com­mune », même fugace, et que 
  2. cette volon­té vise soit directe­ment à restrein­dre la con­cur­rence (aug­menter les prix, réduire les vol­umes, organ­is­er un boy­cott, rejeter un con­cur­rent…) soit à restrein­dre l’in­cer­ti­tude dans laque­lle sont nor­male­ment placés les con­cur­rents les uns par rap­port aux autres (échanges d’in­for­ma­tions sur les prix, sur les vol­umes, sur les hauss­es de prix à venir, etc.).
     

Dernier point d’im­por­tance : sont con­damnables aus­si bien « l’ob­jet » que « l’ef­fet », si bien qu’une réu­nion de « con­cer­ta­tion » entre con­cur­rents, même si elle n’a pas été suiv­ie de mise en œuvre con­crète, tombe sous le coup de la loi de par son seul objet.


La Bourse du com­merce, Paris.

Enfin, les autorités de con­cur­rence raison­nent en général par « fais­ceau d’indices », stan­dard accep­té à ce jour par la Cour de Cas­sa­tion et par la Cour de jus­tice des Com­mu­nautés européennes, bien que sou­vent plus faible, en pra­tique, qu’un stan­dard de preuve pénale.

À titre d’il­lus­tra­tion, on peut citer les récentes con­damna­tions par le Con­seil de la con­cur­rence (con­fir­mées par la Cour d’ap­pel de Paris) des échanges d’in­for­ma­tions com­mer­ciales sen­si­bles et con­fi­den­tielles entre six palaces parisiens15, ou entre les trois opéra­teurs de télé­phonie mobile français16. Les autorités ont estimé que de tels échanges leur per­me­t­taient de con­naître leurs straté­gies récipro­ques et d’é­val­uer les effets des poli­tiques de leurs concurrents.

Si les pre­miers se sont vus infliger une amende rel­a­tive­ment mod­érée (mais qui peut néan­moins être con­sid­érée comme élevée car seul était con­damné l’échange d’in­for­ma­tions sur les vol­umes, les autorités de con­cur­rence n’ayant trou­vé aucun élé­ment de con­cer­ta­tion ou d’échange sur les prix)17, les sec­onds ont écopé d’une amende record de 534 mil­lions d’eu­ros, à laque­lle pour­raient encore s’a­jouter des dom­mages et intérêts à la suite d’une ten­ta­tive d’ac­tion col­lec­tive coor­don­née par une asso­ci­a­tion de consommateurs.

Ain­si, des échanges qui peu­vent par­fois paraître anodins dans le feu de l’ac­tion, peu­vent-ils don­ner lieu à des procé­dures entraî­nant des con­séquences dévas­ta­tri­ces pour les entreprises.

Sont égale­ment con­damnées, quoique de manière moins forte, cer­taines pra­tiques visant à « homogénéis­er » les prix de revente par les dis­trib­u­teurs. Il s’ag­it alors d’en­tentes « ver­ti­cales », c’est-à-dire d’en­tentes entre pro­duc­teurs et dis­trib­u­teurs. Les autorités de con­cur­rence cherchent ain­si à con­damn­er les mécan­ismes qui, de manière plus ou moins directe, revi­en­nent à impos­er les prix de revente des distributeurs.

Par exem­ple, une déci­sion du Con­seil de la con­cur­rence dans le secteur des par­fums et cos­mé­tiques de luxe, a récem­ment sanc­tion­né des pra­tiques entre four­nisseurs et dis­trib­u­teurs visant à fix­er les prix de revente aux con­som­ma­teurs18.

Au niveau com­mu­nau­taire, la Com­mis­sion a, pour sa part, infligé une amende totale de 315 mil­lions d’eu­ros à 30 entre­pris­es pour avoir par­ticipé à une entente hor­i­zon­tale visant notam­ment à la fix­a­tion des prix, du mon­tant des remis­es et des rabais dans le secteur des rac­cords de cuiv­re19. La Com­mis­sion a appliqué pour la pre­mière fois dans cette affaire des amendes indi­vidu­elles atteignant 10 % du chiffre d’af­faires de cer­taines entreprises.

Très récem­ment, la Com­mis­sion vient de dépass­er tous les mon­tants précé­dents en imposant une amende totale de 990 mil­lions d’eu­ros à qua­tre fab­ri­cants d’as­censeurs pour entente horizontale.

S’agis­sant des abus de posi­tion dom­i­nante, un cer­tain nom­bre de pra­tiques sont inter­dites aux entre­pris­es qui sont en posi­tion dom­i­nante sur leur marché, alors même que ces mêmes pra­tiques sont autorisées pour leurs con­cur­rents. Il s’ag­it donc d’une appré­ci­a­tion par nature asymétrique, les autorités con­sid­érant que les opéra­teurs dom­i­nants ont une « respon­s­abil­ité par­ti­c­ulière » sur le marché leur imposant des con­traintes par­ti­c­ulières20.

Par exem­ple, la vente à perte ne con­stitue pas une infrac­tion, sauf si elle est le fait d’une entre­prise dom­i­nante, auquel cas elle sera con­sid­érée comme une manœu­vre de « pré­da­tion » visant à exclure les con­cur­rents. Dans un arrêt récent, le tri­bunal de pre­mière instance a même refusé à un con­cur­rent dom­i­nant le droit de s’align­er sur les prix pro­posés par les nou­veaux entrants21.

De même, des remis­es de vol­ume annuelles rétroac­tives ont été con­damnées lorsqu’elles prove­naient d’un opéra­teur dom­i­nant, alors qu’elles étaient tout à fait licites de la part de ses con­cur­rents non dom­i­nants22.

Enfin, on sig­nalera bien sûr le cas Microsoft, con­damné par la Com­mis­sion pour avoir pro­posé gra­tu­ite­ment, avec son sys­tème d’ex­ploita­tion, le logi­ciel Win­dows Media Play­er et pour avoir, selon la Com­mis­sion, lim­ité l’in­teropéra­bil­ité des PC Win­dows avec les sys­tèmes d’ex­ploita­tion de serveurs de ses con­cur­rents. Microsoft a ain­si été con­damnée une pre­mière fois à 497 mil­lions d’eu­ros en 2004, puis une sec­onde fois à 280 mil­lions d’eu­ros en 2006 pour ne pas avoir appliqué à temps les injonc­tions de la Commission. 

Contrôle des concentrations

Lorsqu’elles procè­dent à des opéra­tions telles que des fusions-acqui­si­tions ou des ces­sions d’ac­t­ifs, les entre­pris­es sont soumis­es, dans cer­taines cir­con­stances, à un con­trôle préal­able des autorités de la con­cur­rence au tra­vers d’oblig­a­tions de noti­fi­ca­tion de ces opéra­tions. En pra­tique, l’opéra­tion ne peut pas être réal­isée tant qu’elle n’a pas été approu­vée par la ou les autorité(s) de con­cur­rence compétente(s).

Bien que les con­cen­tra­tions ne soient en rien assim­i­l­ables à des com­porte­ments anti­con­cur­ren­tiels, ce con­trôle vise à prévenir d’éventuelles atteintes à la con­cur­rence, comme la créa­tion d’une posi­tion dom­i­nante ou même une sim­ple hausse des prix du fait de l’opération.

Si l’é­conomie et le droit coex­is­tent en matière de pra­tiques anti­con­cur­ren­tielles, l’analyse économique devient tout à fait cen­trale lorsqu’il s’ag­it de con­cen­tra­tions. L’ex­péri­ence mon­tre que, dans la grande majorité des cas, les prob­lèmes de con­cur­rence soulevés par les autorités peu­vent être réso­lus s’ils sont anticipés suff­isam­ment à l’a­vance. Il est alors néces­saire, pour les entre­pris­es con­cernées, de pro­pos­er des « engage­ments » aux autorités de manière à obtenir l’indis­pens­able appro­ba­tion. De tels engage­ments peu­vent con­sis­ter en des ces­sions, ou par­fois en des mod­i­fi­ca­tions de con­trats ou tout autre engage­ment « comportemental ».

Enfin, il est égale­ment pos­si­ble, au moins en théorie, de démon­tr­er que des gains d’ef­fi­cac­ité générés par la con­cen­tra­tion per­me­t­tent de com­penser l’éventuelle atteinte à la con­cur­rence. Toute­fois, cette pra­tique de « l’ef­fi­cien­cy defence » reste beau­coup plus dif­fi­cile en Europe et en France qu’elle ne l’est, par exem­ple, aux États-Unis.

Ces procé­dures peu­vent se révéler très dif­fi­ciles à con­duire lorsqu’il faut noti­fi­er dans de nom­breux pays. S’il ne peut y avoir de noti­fi­ca­tion simul­tanée en France et devant la Com­mis­sion européenne, il peut en revanche y avoir des noti­fi­ca­tions simul­tanées entre, soit la Com­mis­sion soit des États mem­bres d’une part, et des États non com­mu­nau­taires d’autre part (les plus fréquents en la matière étant États-Unis, Cana­da, Japon, Corée du Sud, Chine, Russie, Ukraine, Croat­ie, Brésil, Afrique du Sud…). Il faut alors faire avancer en par­al­lèle tous ces proces­sus, qui répon­dent cha­cun à leurs règles nationales, et le cas échéant coor­don­ner les engage­ments à pro­pos­er aux uns et aux autres. Cette coor­di­na­tion peut devenir plus dif­fi­cile encore lorsque l’opéra­tion se fait sur des marchés bour­siers, qui ajoutent eux-mêmes leurs pro­pres con­traintes, notam­ment en matière de calendriers.

Les déci­sions de refus restent toute­fois assez rares du fait de la négo­ci­a­tion d’en­gage­ments avec les autorités de con­cur­rence, visant à ren­dre l’opéra­tion com­pat­i­ble avec le droit de la con­cur­rence. Il est donc essen­tiel que les entre­pris­es par­ties à une opéra­tion posant des dif­fi­cultés réfléchissent le plus en amont pos­si­ble aux engage­ments qui pour­raient être con­cédés aux autorités, et en chiffrent le plus exacte­ment pos­si­ble le coût, dans la mesure où cela pour­rait finale­ment mod­i­fi­er con­sid­érable­ment les ter­mes ini­ti­aux et le prix de l’opération.

Par exem­ple, dans l’af­faire TPS-Canal­Sat23, le Min­istre a finale­ment autorisé l’opéra­tion sous réserve du respect de pas moins de 59 engagements.

De même, l’au­tori­sa­tion par la Com­mis­sion de la fusion entre Gaz de France et Suez a néces­sité la ces­sion de nom­breux act­ifs. Les par­ties se sont égale­ment engagées à réalis­er divers pro­jets d’in­vestisse­ments, afin de dévelop­per les capac­ités d’in­fra­struc­ture, de manière à faciliter l’en­trée de nou­veaux con­cur­rents sur le marché et à pro­mou­voir la concurrence. 

Les aides d’État

Le domaine de développe­ment le plus récent du droit de la con­cur­rence com­mu­nau­taire est sans nul doute celui des aides d’É­tat, bien que le principe de leur inter­dic­tion soit en réal­ité présent dès le traité de Rome.

Le Traité prévoit ain­si que sont inter­dites toutes les aides d’É­tat qui faussent la con­cur­rence, sauf celles qui ren­trent dans des critères bien déter­minés fixés par la Commission.

Rap­pelons qu’une aide d’É­tat est con­sti­tuée dès lors que l’É­tat, ou l’un de ses démem­bre­ments, accorde un avan­tage à une entre­prise (ou à une caté­gorie d’en­tre­pris­es) se traduisant par une dépense ou un manque à gag­n­er pour l’É­tat. Out­re les aides com­pat­i­bles du fait des critères fixés par le Traité ou par la Com­mis­sion, seules échap­pent à cette inter­dic­tion les mesures de portée générale jus­ti­fiées par la nature et l’é­conomie du sys­tème fiscal.

D’un point de vue procé­dur­al, les entre­pris­es con­cernées sont en général dans une sit­u­a­tion dif­fi­cile. En effet, dans l’analyse des aides d’É­tat, la Com­mis­sion par­le directe­ment avec les Gou­verne­ments nationaux, et les entre­pris­es ne sont con­sid­érées que comme des « tiers intéressés », alors même qu’en cas de déci­sion néga­tive de la Com­mis­sion, ce sont ces entre­pris­es qui devront rem­bours­er l’aide indû­ment perçue.

L’af­faire Alstom illus­tre bien ce cas. Dès 2002, Alstom a con­nu de graves dif­fi­cultés finan­cières et, pour assur­er sa survie, a mis en œuvre un plan de restruc­tura­tion impli­quant finan­cière­ment non seule­ment des ban­ques privées mais égale­ment l’É­tat. La Com­mis­sion a longue­ment con­testé cette aide, avant finale­ment de l’au­toris­er moyen­nant des con­di­tions par­ti­c­ulière­ment strictes, comme des ces­sions très sig­ni­fica­tives et des mesures visant à l’ou­ver­ture de marché.

On peut égale­ment citer l’af­faire France Télé­com dans laque­lle le Min­istre a annon­cé en 2002 par voie de presse que « Si France Télé­com avait des prob­lèmes de finance­ment, l’É­tat prendrait les déci­sions néces­saires pour qu’ils soient sur­mon­tés », en pré­cisant par la suite que ces dis­po­si­tions prendraient la forme d’une avance d’ac­tion­naire de 9 mil­liards d’eu­ros. Cette sim­ple annonce a été con­sid­érée par la Com­mis­sion comme une aide d’É­tat incom­pat­i­ble avec le marché com­mun compte tenu de son impact pos­si­ble sur la nota­tion finan­cière de la société24. Ain­si, bien que la Com­mis­sion n’ait pas exigé la récupéra­tion de l’aide, elle est allée assez loin dans cette affaire en con­damnant un sou­tien qui est tou­jours resté poten­tiel25 de l’É­tat français et son effet d’an­nonce sur le marché, et non pas l’oc­troi effec­tif d’une aide26

Conclusion

On le voit, la plu­part des déci­sions stratégiques impliquent une analyse en droit de la con­cur­rence. Cette con­ver­gence entre droit de la con­cur­rence et stratégie est d’au­tant plus rapi­de que le droit de la con­cur­rence devient lui-même de plus en plus économique. La plu­part des cab­i­nets d’av­o­cats spé­cial­isés en droit de la con­cur­rence tra­vail­lent avec des firmes d’analyse économique. Cer­tains cab­i­nets d’av­o­cats intè­grent même des écon­o­mistes au sein de leur struc­ture, ou recru­tent des avo­cats ayant une dou­ble for­ma­tion économique et juridique.

Cette ten­dance au développe­ment de l’analyse économique au sein même du droit de la con­cur­rence devrait encore se ren­forcer, avec notam­ment la réforme entre­prise par la Com­mis­sion sur l’ar­ti­cle 82 du Traité CE (abus de posi­tion dom­i­nante), ou encore son plan d’ac­tion sur les aides d’État.

Cette ten­dance se traduit égale­ment par un accroisse­ment des recrute­ments d’é­con­o­mistes au sein des autorités de con­cur­renc27. De même, l’adop­tion du décret sur la spé­cial­i­sa­tion des juri­dic­tions en matière de con­cur­rence28 vise notam­ment à per­me­t­tre une for­ma­tion économique plus inten­sive des juges.

Face à un droit de la con­cur­rence qui est de toute façon devenu incon­tourn­able, autant l’u­tilis­er à son avan­tage plutôt que le subir. Ceci implique d’in­té­gr­er les con­sid­éra­tions de droit de la con­cur­rence, offen­sives comme défen­sives, au coeur des analy­ses stratégiques.

1. Déci­sion du Con­seil de la con­cur­rence n° 05- D‑65 du 30 novem­bre 2005, con­fir­mée en appel.
2. Déci­sion de la Com­mis­sion européenne du 21 févri­er 2007.
3. Déci­sion de la Com­mis­sion européenne du 24 mars 2004, affaire Comp/C‑3.792.
4. Déci­sion de la Com­mis­sion européenne du 2 août 2004, affaire C 13b/2003.
5. Déci­sion de la Com­mis­sion européenne du 7 avril 2004, affaire C 58/2003.
6. Ordon­nance n° 45–1483 du 30 juin 1945.
7. Ordon­nance n° 86–1243 du 1er décem­bre 1986.
8. Loi n° 2001–420 du 15 mai 2001.
9. Déci­sion de la Com­mis­sion européenne du 2 avril 2003, affaire Comp/C.38.279/F3, Vian­des bovines françaises.
10. Arrêt de la Cour de jus­tice des Com­mu­nautés européennes du 7 sep­tem­bre 2006, affaire C‑526/04 – Lab­o­ra­toires Boiron SA con­tre Urssaf de Lyon.
11. Les pro­pos de Neel­ie KROES, Com­mis­saire à la con­cur­rence, sont élo­quents à cet égard : « Nous ne tolérerons pas les ententes et nous pren­drons toutes les mesures néces­saires pour les com­bat­tre active­ment. Non seule­ment nous sanc­tion­nerons lour­de­ment les entre­pris­es en cas de com­porte­ment col­lu­soire, mais nous aug­menterons le mon­tant des amendes qui leur sont infligées lorsqu’il est avéré que celles-ci con­tin­u­ent leurs agisse­ments après un raid de la Com­mis­sion et four­nissent à cette dernière des infor­ma­tions erronées ou men­songères. » Brux­elles, 20 sep­tem­bre 2006.
12. Mais pas de dom­mages et intérêts.
13. Ces pra­tiques sont régies par les arti­cles 81 du Traité CE et 420–1 du Code de commerce.
14. Ces pra­tiques sont régies par les arti­cles 82 du Traité CE et 420–2 du Code de commerce.
15. Déci­sion du Con­seil de la con­cur­rence n° 05-D-64 du 25 novem­bre 2005.
16. Il était aus­si reproché aux opéra­teurs mobiles de s’être répar­ti les marchés de clients.
17. 499 000 euros au total.
18. Déci­sion du Con­seil de la con­cur­rence n° 06- D‑04 du 13 mars 2006. Le Con­seil a infligé une amende totale de 45,4 mil­lions d’euros à 13 sociétés exploitant des mar­ques de par­fums et cos­mé­tiques de luxe et à trois chaînes nationales de distribution.
19. Déci­sion de la Com­mis­sion européenne du 16 décem­bre 2003, affaire 38/240, Tubes industriels.
20. Il n’existe pas de critère pré­cis pour déter­min­er si un opéra­teur est dom­i­nant, ceci devant s’analyser à par­tir d’un ensem­ble com­plexe de fac­teurs économiques. Toute­fois, il existe une pré­somp­tion de dom­i­nance lorsque la part de marché de l’opérateur dépasse 50%.
21. Arrêt du Tri­bunal de pre­mière instance des Com­mu­nautés européennes du 30 jan­vi­er 2007, affaire T‑340/03, Wanadoo c/Commission.
22. Arrêt du Tri­bunal de pre­mière instance des Com­mu­nautés européennes du 30 sep­tem­bre 2003, affaire T‑203/01, Man­u­fac­ture française des pneu­ma­tiques Miche­lin C/Commission.
23. Let­tre du Min­istre du 30 août 2006 (C2006-02), rel­a­tive à une con­cen­tra­tion dans le secteur de la télévi­sion payante.
24. Déci­sion de la Com­mis­sion du 2 août 2004, affaire C 13a/2003.
25. L’aide n’avait finale­ment pas été octroyée, France Télé­com n’en n’ayant pas eu besoin.
26. Cette aide était évo­quée par les com­men­ta­teurs comme une « aide psychologique ».
27. Au niveau com­mu­nau­taire, le bureau du Chef écon­o­miste inter­vient en véri­ta­ble « con­seiller économique » de la Com­mis­sion lorsqu’elle applique les règles de con­cur­rence. Un de ses mem­bres a d’ailleurs très récem­ment rejoint les ser­vices de la DGCCRF comme Chef écon­o­miste. Le Con­seil de la con­cur­rence a égale­ment nom­mé en 2006 un Chef économiste.
28. Décret n° 2005–1756 du 30 décem­bre 2005.

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