L’expertise judiciaire : une place privilégiée pour des polytechniciens dans la chaîne pénale ?

Dossier : Les X et le droitMagazine N°625 Mai 2007
Par Nicolas DUVINAGE (95)

Les X et le droit pénal

Si les poly­tech­ni­ciens ne sont pas nom­breux à tra­vailler dans le domaine du droit en général (moins de 50 d’après l’an­nu­aire de www.polytechnique.org), ils le sont encore moins dans celui du droit pénal.

Alors que l’ob­jet fon­da­men­tal du droit civ­il est le règle­ment des con­flits entre par­ti­c­uliers (affaires famil­iales : divorces, etc.) ou entre­pris­es (pro­priété intel­lectuelle : brevets, etc.), celui du droit pénal est le juge­ment des fautes com­mis­es con­tre la société. Con­traire­ment à une idée fort répan­due, l’É­tat (en l’oc­cur­rence un représen­tant du min­istère pub­lic — le par­quet) peut ain­si pour­suiv­re une per­son­ne (physique ou morale) soupçon­née d’avoir com­mis une infrac­tion, même en l’ab­sence de tout dépôt de plainte ou de vic­time bien iden­ti­fiée ! On peut donc dire que le droit pénal est, sans doute, l’une des branch­es du droit dont le car­ac­tère régalien est le plus affir­mé (lais­sons une place à nos quelques cama­rades du Con­seil d’É­tat, spé­cial­istes du droit administratif !).

Dès lors, pourquoi l’É­cole poly­tech­nique, dont l’une des voca­tions est de for­mer des cadres de haut niveau pour la fonc­tion publique, n’en four­nit-elle que si peu à la chaîne judi­ci­aire publique ? L’ex­pli­ca­tion provient assuré­ment de la dis­tance qui sépare les sci­ences ” dures ” de la sci­ence juridique ; en corol­laire, les voies d’ac­cès sont extrême­ment ténues pour un poly­tech­ni­cien : l’É­cole poly­tech­nique n’a pas voca­tion à se sub­stituer à l’É­cole nationale de la mag­i­s­tra­ture (Bor­deaux) ou à l’É­cole nationale supérieure de police (qui forme les com­mis­saires à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or). Out­re les par­cours tortueux dont cer­tains de nos cama­rades ont le secret, il existe cepen­dant une voie de recrute­ment directe à la sor­tie de l’X : l’É­cole des officiers de la gen­darmerie nationale.

Les X dans la gendarmerie

Les cama­rades qui ont fait le choix de cette force armée tournée vers le grand pub­lic (en moyenne un par an depuis 1990 tout de même !) n’as­surent pas tous, en per­ma­nence, une fonc­tion dans la chaîne pénale : cer­tains X gen­darmes ont une ” dom­i­nante de car­rière ” (spé­cial­iste des infra­struc­tures infor­ma­tiques et de télé­com­mu­ni­ca­tions équipant toutes les unités de gen­darmerie, spé­cial­iste des ressources humaines…) mais tous, à un moment ou à un autre de leur par­cours, exer­cent un com­man­de­ment au sein d’une unité opérationnelle.

Ils y jouis­sent alors des prérog­a­tives de l’of­fici­er de police judi­ci­aire (tous ces ter­mes étant à com­pren­dre dans un sens générique : ” offici­er ” comme ” offici­er d’é­tat civ­il “, et ” police judi­ci­aire ” comme ” police de la route ” ou ” police de l’en­vi­ron­nement “, etc.) : ils sont ain­si com­pé­tents pour effectuer des perqui­si­tions, men­er des audi­tions et rédi­ger des procé­dures d’in­ves­ti­ga­tions ; en tant que chef, ils sont égale­ment à même de con­trôler et organ­is­er l’ac­tiv­ité judi­ci­aire de leurs sub­or­don­nés (relance d’une procé­dure trop lente ou mal étudiée, affec­ta­tion de moyens sup­plé­men­taires à une enquête…), et d’être le relais de la gen­darmerie auprès des autorités judiciaires.

Le cas par­ti­c­uli­er des X gen­darmes affec­tés à l’In­sti­tut de recherche crim­inelle de la gen­darmerie nationale (IRCGN) est intéres­sant à plusieurs titres. Créé en 1987 sous l’ap­pel­la­tion ” Sec­tion tech­nique d’in­ves­ti­ga­tion crim­inelle ” par un X, le général Cail­let (75), l’IR­CGN est l’u­nité de gen­darmerie où la sci­ence est reine : il s’ag­it en effet de l’u­nique lab­o­ra­toire de police tech­nique et sci­en­tifique (là encore, ” police ” est à com­pren­dre dans un sens générique) de la gendarmerie.

À voca­tion nationale, il a pour mis­sion l’ex­ploita­tion, par des moyens et méth­odes sci­en­tifiques, de tous les élé­ments de preuve ayant pu être sai­sis au cours d’une enquête. Empreintes dig­i­tales, ADN, bal­is­tique, ento­molo­gie médi­co-légale (étude des insectes nécrophages per­me­t­tant la data­tion de la mort), véhicules, doc­u­ments, infor­ma­tique-élec­tron­ique, etc. : il existe douze départe­ments au sein de l’IR­CGN, cou­vrant la qua­si-total­ité du spec­tre sci­en­tifique. Les per­son­nels qui y tra­vail­lent, gen­darmes de tous grades, officiers du Ser­vice de san­té des armées ou tech­ni­ciens et ingénieurs civils du min­istère de la Défense, sont tous diplômés dans leur domaine de com­pé­tence (diplôme acquis soit avant l’en­trée dans la fonc­tion publique, soit après — à titre pro­fes­sion­nel ou per­son­nel) : doc­teurs en médecine, en biolo­gie ou en traite­ment du sig­nal, tit­u­laires de diplômes d’é­tudes appro­fondies en chimie ou en physique, ingénieur en infor­ma­tique ou en électronique…

Les matériels util­isés sont à l’avenant : micro­scope élec­tron­ique à bal­ayage, spec­tromètre de masse, laser Raman, séquenceur ADN, analy­seur de spec­tre-réseau, lecteur-pro­gram­ma­teur de com­posants élec­tron­iques… Les con­tacts avec les parte­naires indus­triels sont fréquents (con­struc­teurs auto­mo­biles, fab­ri­cants de pein­ture, opéra­teurs de télé­phonie mobile, etc.) et les pro­jets de recherche et développe­ment, en lien avec les uni­ver­sités ou d’autres lab­o­ra­toires (CNRS, Délé­ga­tion générale pour l’arme­ment, etc.), nom­breux. Pas éton­nant, dès lors, que l’IR­CGN con­stitue une affec­ta­tion priv­ilégiée pour les X gendarmes ! 

Les X et l’expertise judiciaire pénale

Les per­son­nels affec­tés à l’IR­CGN (et en par­ti­c­uli­er les X gen­darmes) inter­vi­en­nent dans la chaîne pénale exclu­sive­ment, en tant qu’­ex­perts judi­ci­aires. Selon le type d’en­quête (enquête prélim­i­naire, enquête de fla­grance, recherche des caus­es de la mort ou com­mis­sion roga­toire), ils sont sai­sis sur réqui­si­tion à per­son­ne qual­i­fiée (signée par tout enquê­teur ou tout représen­tant du min­istère pub­lic) ou sur ordon­nance de com­mis­sion d’ex­pert (délivrée par le juge d’in­struc­tion). Même si la voca­tion pre­mière de l’IR­CGN est de servir les besoins de la gen­darmerie dans le domaine de la police tech­nique et sci­en­tifique, ses experts peu­vent donc être sai­sis par un polici­er ou par un mag­is­trat et tra­vailler ain­si à leur profit.

Cepen­dant l’IR­CGN n’est non seule­ment pas le seul et unique recours dans le domaine de l’ex­per­tise judi­ci­aire, mais il n’est même pas le recours exclusif pour les gen­darmes ! Tout enquê­teur de la gen­darmerie, tout enquê­teur de la police, tout représen­tant du min­istère pub­lic et tout juge d’in­struc­tion peut, libre­ment, faire appel à qui bon lui sem­ble pour l’ex­ploita­tion sci­en­tifique des élé­ments de preuve qu’il détient.

La police nationale a elle-même plusieurs lab­o­ra­toires (essen­tielle­ment à voca­tion régionale), cer­taines entre­pris­es réalisent des exper­tis­es judi­ci­aires (extrac­tion d’ADN, analyse de dis­ques durs infor­ma­tiques…), sans compter les mul­ti­ples experts judi­ci­aires privés qui oeu­vrent à titre indi­vidu­el et fig­urent sur des listes agréées par les cours d’ap­pel (dans lesquelles fig­urent, selon les spé­cial­ités, un nom­bre con­séquent de cama­rades) ; notons d’ailleurs que l’in­scrip­tion sur une liste d’ex­perts agréés n’est pas une con­di­tion sine qua non pour offrir ses ser­vices à titre indi­vidu­el, tout mag­is­trat pou­vant faire appel à un expert non inscrit pour des raisons par­ti­c­ulières (urgence, non-disponi­bil­ité des experts inscrits, con­nais­sances tech­niques spécifiques…).

Le requérant effectue son choix tout sim­ple­ment en com­para­nt les résul­tats tech­niques que cha­cun annonce espér­er obtenir, mais aus­si les délais de traite­ment et les tar­ifs pro­posés (les lab­o­ra­toires de la police et de la gen­darmerie ne fac­turant leurs ser­vices que sous le régime de l’or­don­nance de com­mis­sion d’ex­pert, dans le cadre d’une enquête sur com­mis­sion roga­toire — les revenus étant rever­sés à l’administration).

Si les règles régis­sant le statut de l’ex­pert judi­ci­aire se sont sin­gulière­ment étof­fées ces dernières années (oblig­a­tion pour cer­taines spé­cial­ités comme la biolo­gie — ADN — de détenir un diplôme par­ti­c­uli­er, devoir de for­ma­tion con­tin­ue…), il n’en demeure pas moins rel­a­tive­ment aisé, dans la plu­part des spé­cial­ités, de se faire recon­naître comme expert judi­ci­aire (inscrit ou non inscrit sur une liste de cour d’appel).

Cela per­met mal­heureuse­ment à cer­tains oppor­tunistes, peu qual­i­fiés mais désireux de trou­ver une source de revenus com­plé­men­taire, de gag­n­er la con­fi­ance de requérants plus éclairés en droit qu’en sci­ences, surtout lorsque les tar­ifs pra­tiqués sont en dessous de ceux étab­lis par le marché. Mais cela devrait égale­ment encour­ager cer­tains de nos cama­rades, enclins à bris­er la rou­tine et désireux de con­courir à la marche en avant de la jus­tice, à se lancer dans l’aven­ture ! Certes, un ver­nis juridique est indis­pens­able pour con­naître l’en­vi­ron­nement dans lequel on évolue, ain­si que les droits et devoirs de l’ex­pert judi­ci­aire (indépen­dance, neu­tral­ité, inter­dic­tion de com­mu­ni­quer avec les mis en cause…) ; il est vrai égale­ment que, bien sou­vent, une ” approche lab­o­ra­toire ” est néces­saire, en rai­son notam­ment de l’é­ten­due et de la var­iété de cer­tains champs (on ne peut être, seul, expert dans tous les domaines de l’in­for­ma­tique ou de la chimie), des coûts des matériels et logi­ciels, de la néces­sité d’or­gan­is­er une veille tech­nologique, d’en­tretenir des coopéra­tions avec des homo­logues, etc.

Il n’en demeure pas moins que, moyen­nant un investisse­ment humain (for­ma­tion) et financier (équipements) raisonnables, la qual­ité d’ex­pert judi­ci­aire sem­ble à la portée de cer­tains de nos cama­rades et s’avér­era sans aucun doute extrême­ment grat­i­fi­ante pour tous ceux qui franchi­ront le pas.

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Anonymerépondre
23 mars 2013 à 8 h 18 min

société d’ex­per­tise judi­ci­aire informatique

Bon­jour en cher­chant sur le net, j’ai trou­vé l’ar­tic­ule que vous avez pub­liez et qui con­cerne à juste titre l’ex­per­tise judi­ci­aire . mais qu’en est-il de l’ex­per­tise judi­ci­aire informatique?.


Je voudrai bien savoir la lim­ite entre le coté juridique et le coté tech­nique de l’ex­per­tise judi­ci­aire infor­ma­tique, c’est à dire faut-il être juriste , ou bien ingénieur en infor­ma­tique ou alors les deux ?


J’ai trou­vé quelques pro­fes­sion­nels de ce type d’ex­per­tise ( par exem­ple http://www.iaquebec.com/expertise-judiciaire.html) et appare­ment c’est très tech­nique. alors encore une fois qu’elle est la lim­ite entre l’aspect juridique et l’aspect technique ?


Cordialement.

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