Deux pianistes

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°694 Avril 2014Rédacteur : Jean SALMONA (56)

De temps en temps – un petit nom­bre de fois par siè­cle – un inter­prète tra­verse le ciel de la musique comme un météore et la trace qu’il laisse dans le cœur des mélo­manes est indélé­bile : les Suites pour vio­lon­celle seul de Bach sont à jamais insé­para­bles de Pablo Casals, les Vier Let­zte Lieder de Strauss d’Elisabeth Schwarzkopf.

Ce n’est pas leur seule tech­nique qui les a dis­tin­gués – d’autres ont joué ou chan­té mieux, plus juste, etc. – mais ce « je-ne-sais-quoi » cher à Jankélévitch, cette magie indéfiniss­able ou plutôt cette alchimie qui fait que l’on est amoureux d’une per­son­ne et pas d’une autre.

Martha Argerich

Clau­dio Abba­do vient de nous quit­ter. Jamais plus nous ne pour­rons enten­dre la Neu­vième Sym­phonie de Mahler sans revoir son sourire exta­tique, ses gestes économes et pré­cis d’aquarelliste, brossant les couleurs passées du temps dans des pianis­si­mi ineffables.

En mars 2013, il dirigeait l’Orchestre Mozart du fes­ti­val de Lucerne pour accom­pa­g­n­er Martha Arg­erich dans les Con­cer­tos 20 et 25 de Mozart, con­cert dont l’enregistrement live vient d’être édité1.

Plusieurs dizaines d’années aupar­a­vant, Martha Arg­erich fai­sait irrup­tion dans l’univers musi­cal européen avec des inter­pré­ta­tions de Chopin qui lais­saient les audi­teurs aba­sour­dis : un touch­er d’une extrême finesse mal­gré une tech­nique d’acier, une lec­ture tout à fait nou­velle des pages les plus con­nues tout en jouant – une gageure – au plus près du texte.

On l’attendait dans Mozart, qui n’est pas son quo­ti­di­en, et surtout dans ces deux con­cer­tos qui ont eux-mêmes rompu avec la musique de leur temps, œuvres qua­si révo­lu­tion­naires que Mozart réser­vait aux hap­py few de ses « académies ». C’est un ravisse­ment. La pré­ci­sion qui est la mar­que de la pianiste nous fait décou­vrir des finess­es de con­tre­point inaperçues jusque-là, tan­dis que la vivac­ité et la vigueur renou­velées de son jeu dessi­nent un Mozart rim­bal­dien, créatif et inso­lent, celui que For­man met­tait en scène dans Amadeus.

Une écoute com­parée d’autres enreg­istrements de ces mêmes con­cer­tos nous révèle un jeu assez proche au fond de celui, légendaire, de Clara Haskil.

HJ Lim

Comme Martha Arg­erich il y a près de quar­ante ans, HJ Lim déboulait il y a peu sur la scène musi­cale française après avoir per­fec­tion­né son piano au CNSM. Il y a bien des points com­muns aux deux pianistes : tech­nique à la fois vir­tu­ose et rigoureuse, sens aigu de la couleur, recherche d’angles nou­veaux dans les interprétations.

L’enregistrement récent de pièces de Rav­el et Scri­abine2 est plus qu’une révéla­tion : un coup de ton­nerre dans l’édition musi­cale. De Scri­abine, la Qua­trième Sonate est car­ac­téris­tique de son style, extrême­ment com­plexe et sub­til, ayant inté­gré toute la musique roman­tique de piano, et d’une telle orig­i­nal­ité qu’on le recon­naît au bout de quelques mesures, flir­tant avec l’atonalité dans laque­lle est immergée la Cinquième Sonate dont Richter dis­ait qu’elle était la pièce la plus dif­fi­cile du réper­toire pianistique.

Les deux Poèmes et Waltz (Valse) sont de la même eau, une musique dans laque­lle on se perd avec délices sans la moin­dre de ces petites hontes que pro­curent par­fois les musiques trop faciles.

CD : HJ LIM joue RavelMais l’éblouissement se pro­duit avec Rav­el. Tout d’abord les Valses nobles et sen­ti­men­tales, feu d’artifice, inter­pré­ta­tion où chaque note est ciselée et qui, dans une écoute à l’aveugle, nous la fait préfér­er sans hési­ta­tion à l’enregistrement de référence de Sam­son François. Puis la Sonatine, aéri­enne, très inter­prétée – c’est-à-dire que la main gauche déliée fait appa­raître des con­tre­points que l’on n’avait jamais décelés auparavant.

Et enfin et surtout La Valse. On con­naît l’extrême dif­fi­culté tech­nique de cette pièce, la plus dif­fi­cile sans doute de toute la musique de Rav­el qui la com­posa, on le sait, en 1920, peu après que le traité de Tri­anon eut con­sacré la dis­pari­tion de l’Empire austro-hongrois.

Cette évo­ca­tion de la valse vien­noise (à l’origine, avant la boucherie de 1914–1918, Rav­el avait eu l’idée d’une telle com­po­si­tion qu’il comp­tait dénom­mer Wien, Vienne) débute par des réminis­cences sour­des, des échap­pées oniriques pour éclore en un mael­ström, une valse mortelle qui sonne la fin d’un monde, celui de la vieille Europe insou­ciante et de sa « belle apparence », musique vision­naire qui annonce l’hécatombe de la Deux­ième Guerre mondiale.

L’interprétation de HJ Lim, inspirée, ter­ri­fi­ante, d’une implaca­ble rigueur, ne peut s’écouter les yeux secs.

Lisez Le Monde d’hier de Ste­fan Zweig et La Crypte des Capucins de Joseph Roth, puis car­rez-vous dans un fau­teuil pour écouter cette musique géniale et destruc­trice, en dégus­tant, si vous êtes un hédon­iste per­vers, une sacher­torte arrosée peut-être d’une bière Pil­sner dont l’amertume, con­trant la douceur du choco­lat, vous rap­pellera que, au-delà de la musique, c’est de notre his­toire qu’il s’agit.

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1. 1 CD Deutsche Grammophon.
2. 1 CD Warner.

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