Jolis prétextes

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°750 Décembre 2019
Par Jean SALMONA (56)

Le pub­lic est telle­ment ras­sas­ié de livres aujourd’hui, qu’à moins d’imaginer un titre bizarre et qui pique la curiosité, il est bien ‑dif­fi­cile de se faire lire.

Goswin Joseph Augustin, baron de Stas­sart, Pen­sées, maximes, réflex­ions, obser­va­tions, 1855

La pra­tique du zap­ping induite par l’existence des télé­com­man­des réduit la capac­ité de con­cen­tra­tion de nos con­tem­po­rains. Sauter rapi­de­ment d’un sujet à un autre, quel que soit le médi­um, n’est plus un sport mais une néces­sité : épuis­er un sujet avant de pass­er au suiv­ant est désor­mais hors de portée de l’internaute moyen comme de l’amateur de musique, ain­si con­damnés à être ‑super­fi­ciels. Les chaînes musi­cales radio­phoniques dif­fusent des pièces cour­tes, des mou­ve­ments isolés de suites, de con­cer­tos, de sym­phonies. Aus­si, les édi­teurs de dis­ques doivent-ils faire preuve d’imagination pour con­fér­er une unité à l’assemblage d’œuvres divers­es. Et le résul­tat est sou­vent… heureux.

Quatre CD, quatre titres

Sous le titre Mod­ernisme, l’Orchestre ‑sym­phonique nation­al d’Ukraine pub­lie trois œuvres de com­pos­i­teurs russ­es. La -Sym­phonie n° 1 de Chostakovitch, créée en 1926 à Leningrad, alors que Staline a suc­cédé à Lénine mort en 1924, est l’œuvre ‑ent­hou­si­aste d’un jeune ‑com­pos­i­teur ‑excep­tion­nelle­ment doué qui veut révo­lu­tion­ner la musique ‑sym­phonique tout en restant fidèle aux acquis de la ‑tra­di­tion – gageure réussie, qui porte en germe toute la créa­tiv­ité de ‑Chostakovitch et qui ravi­ra des musi­ciens aus­si dif­férents que Dar­ius Mil­haud, Bruno Wal­ter, Alban Berg. Le Con­cer­to pour vio­lon de Tch­es­nokov, qu’interprète l’excellente vio­loniste française Sarah Nem­tanu, réjouira tous ceux qui con­sid­èrent à juste titre que l’on peut écrire aujourd’hui de la musique tonale et faire œuvre ‑orig­i­nale : œuvre puis­sante et belle, dans la lignée de Schnit­tke. Sur le même disque, la tran­scrip­tion pour orchestre de la Bal­lade de Lia­tochin­s­ki, chant du cygne nos­tal­gique encore empreint des espoirs déçus de la révo­lu­tion d’Octobre.

1 CD KLARTHE

La ver­sion orches­trale de la Petite Suite ouvre un disque con­sacré à Debussy avec le Prélude à l’Après-midi d’un faune et les Dans­es pour harpe et cordes, par l’Orchestre de Lute­tia dirigé par ‑Ale­jan­dro San­dler. Trois œuvres de la péri­ode sage du com­pos­i­teur, encore mar­quées par les canons du XIXe siè­cle, mais qui ouvrent la voie à la révo­lu­tion que Debussy allait provo­quer dans la musique ‑mon­di­ale. L’originalité de cet enreg­istrement réside dans l’effectif rel­a­tive­ment réduit de ‑l’orchestre (une cinquan­taine d’excellents musi­ciens) par­faite­ment adap­té à ces œuvres sub­tiles. Sur le même CD, la suite de bal­let Estancia per­met de décou­vrir le com­pos­i­teur argentin Alber­to Ginastera, con­tem­po­rain de Vil­la-Lobos, inspiré par le folk­lore du ‑ter­roir argentin, d’où le titre du disque : Le rêve et la terre.

1 CD KLARTHE

Le Con­cer­to pour haut­bois, au célèbre thème mélodique d’une excep­tion­nelle longueur, est une des plus jolies pièces de Richard Strauss. Écrit en 1945 pour un haut­boïste améri­cain en occu­pa­tion à Garmisch, il témoigne à la fois de la fidél­ité de Strauss à l’esprit du XVIIIe siè­cle dont il ne put jamais se résoudre à la dis­pari­tion, et… de l’adaptabilité poli­tique du vas­sal du régime nazi que fut ce ‑com­pos­i­teur majeur du XXe siè­cle. Albrecht May­er l’interprète avec une sen­si­bil­ité mozar­ti­enne et une extrême finesse aux côtés du Bam­berg­er ‑Sym­phoniker dirigé par Jakub Hrůša, asso­cié à trois autres œuvres : Solil­o­quy d’Elgar, le Con­cer­to en un mou­ve­ment d’Eugène Goossens et un arrange­ment pour haut­bois et orchestre du Tombeau de ‑Couperin de Rav­el, le tout sous le cha­peau Long­ing for par­adise (désir de par­adis, ou, mieux, la nos­tal­gie du paradis). 

1 CD DEUTSCHE GRAMMOPHON

Il est des œuvres con­tem­po­raines acces­si­bles : c’est le cas de la musique de Thier­ry Escaich, dont le Quatuor et le Quin­tette Tcha­lik vien­nent d’enregistrer sous le titre Short Sto­ries cinq pièces qui se présen­tent comme des courts-métrages ciné­matographiques – de la musique de film… sans film – reliés par un leit­mo­tiv : La Ronde, Après l’Aurore, Nun komm…, Scènes de bal, Short Sto­ries. Un univers orig­i­nal, intel­li­gent, évo­ca­teur, tour­men­té, où l’imagination peut se don­ner libre cours, et qui mérite qu’on le pénètre si l’on veut s’écarter des sen­tiers bat­tus. De l’expressionnisme musi­cal qui évoque, plus que les films de Max Ophüls, l’œuvre pic­turale d’un Kirchner.

1 CD ALKONOST

Au fond, qu’importe le car­ac­tère plus ou moins arti­fi­ciel de ces assem­blages s’ils nous per­me­t­tent de décou­vrir des musiques dont nous pou­vons espér­er tir­er, comme dis­ait Georges Duhamel à pro­pos de la lit­téra­ture, « pour le moins du plaisir, peut-être du savoir et, qui sait, de la sagesse ».

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