Cinéma — Tango

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°536 Juin/Juillet 1998Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Gidon Kremer, Yo-Yo Ma

Gidon Kremer, Yo-Yo Ma

Le pou­voir qua­si psy­ch­an­a­ly­tique de réminis­cence de la musique est une évi­dence pour la musique de film. Écoutez le thème écrit par Chap­lin pour Les Temps Mod­ernes, et vous vous retrou­vez un soir d’été, dans le vieux ciné­ma d’un vil­lage de mon­tagne, embras­sant dans le noir un amour de vacances, en véri­fi­ant d’un œil que sa mère, assise non loin, regarde bien le film. Du coup, on peut non seule­ment dis­soci­er la musique du film, mais même se pass­er de la bande orig­i­nale et broder sur le thème : c’est lui qui est l’élément déclencheur. C’est ce qu’a ten­té Gidon Kre­mer, avec le pianiste Oleg Maisen­berg, et des musiques de Chap­lin, Nino Rota, Piaz­zo­la, Takemit­su, Kanche­li, et quelques autres1. Le résul­tat est mag­ique, même si Kre­mer triche un peu et si cer­taines des pièces sont de fauss­es musiques de film (comme le mer­veilleux Nos­tal­ghia, écrit par Takemit­su en hom­mage à Tarkovski).

Yo-Yo Ma, lui, a tâté du tan­go, comme nom­bre d’interprètes clas­siques con­tem­po­rains, et joue la musique de Piaz­zo­la avec quelques très bons musi­ciens, en par­ti­c­uli­er Nestor Mar­coni au ban­donéon2. Une petite mer­veille, une musique inspirée – alors que le vio­lon­celle est tout à fait inhab­ituel dans le tan­go – qui vous prend aux tripes et ne vous lâche plus, et qui rap­pelle le Cuar­tet­to Cedron – en mieux.

Bartok, Miaskovski, Prokofiev

Les Quatuors de Bar­tok par le Quatuor Juil­liard : un ensem­ble mythique pour des œuvres phare du XXe siè­cle. L’ensemble Juil­liard, qui a une clarté d’épure, est l’interprète rêvé pour ces pièces austères, fortes et dures, presque abstraites3, et pour­tant pro­fondé­ment émouvantes.

Autre œuvre dure et même grinçante par moments, moins con­nue, la Sym­phonie Con­cer­tante de Prokofiev, que joue Truls Mörk avec le City of Birm­ing­ham Orches­tra dirigé par Paa­vo Järvi4. Sur le même disque, le Con­cer­to pour vio­lon­celle de Miaskovs­ki mérite la décou­verte : une musique ample, tonale, som­bre, dans la tra­di­tion russe clas­sique, ni grinçante ni bouf­fonne, qui aurait mer­veilleuse­ment con­venu à un film de Tarkovs­ki. En prime, un deux­ième CD avec une ver­sion ultérieure du mou­ve­ment final de la Sym­phonie Con­cer­tante de Prokofiev, plus sage, plus agréable.

Mozart, Strauss (Richard)

Une idée qua­si géniale : avoir fait jouer trois des Con­cer­tos pour vio­lon de Mozart (les 2, 3, 5) par Vadim Repin avec le Wiener Kam­merorch­ester dirigé par Menuhin5. Vadim Repin est l’interprète dis­tan­cié par excel­lence, au jeu clair, à la vir­tu­osité dia­bolique, mais sans roman­tisme, ce qui est très rare chez les vio­lonistes. Il joue Mozart comme on devrait tou­jours le jouer, avec détache­ment, sans trop vibr­er, presque lointain.

Une curiosité : trois œuvres pour chœur et orchestre, Taille­fer, Wan­der­ers Sturm­lied, Die Tageszeit­en, par la Phil­har­monie de Dres­de et le chœur Ernst-Senff, dirigés par Michel Plas­son6. Les deux pre­mières œuvres, post-brahm­si­ennes et grandios­es, n’intéresseront que les fana­tiques de Richard Strauss. Les Tageszeit­en sont d’une autre eau, et lais­sent entrevoir par instants les futurs Vier Let­zte Lieder.

Français

Face aux excès tout ger­maniques des con­struc­tions de Strauss, les œuvres a cap­pel­la7 de Kœch­lin – 15 Motets de style archaïque, Kyrie, Agnus Dei, etc. – appa­rais­sent comme des œuvres toutes d’équilibre et de sérénité, et que les plus réti­cents à Kœch­lin et à sa com­plex­ité austère décou­vriront avec joie dans l’enregistrement de l’Ensemble Vocal Français8. Les 15 Motets sont la dernière œuvre de Kœch­lin, remar­quable­ment con­stru­ite, et qui s’achève sur une pièce lumineuse et écla­tante, digne de la chapelle du Corbusier.

À des années-lumière de Kœch­lin, Marie-Joseph Can­teloube a puisé dans le folk­lore des régions français­es et a tran­scrit des chants tra­di­tion­nels en les agré­men­tant d’un accom­pa­g­ne­ment orches­tral dont la struc­ture har­monique pour­rait faire sourire tant elle est sage­ment tonale, et à la lim­ite de la musique d’opérette. Et pour­tant, les Chants d’Auvergne, déli­cieux au sens pro­pre, et, beau­coup moins con­nus et plus intéres­sants encore, les Chants des Pays Basques sont un vrai plaisir, tels que les chante Maria Bayo accom­pa­g­née par… l’Orquesta Sin­fon­i­ca de Tener­ife9. Un des dis­ques les plus agréables de ces derniers mois.

Avec Mil­haud, l’on joue dans une autre cour, comme on dit, et Le Bœuf sur le Toit et La Créa­tion du Monde en témoignent, enreg­istrés par l’Orchestre de l’Opéra de Lyon dirigé par Kent Nagano10. Le Bœuf sur le Toit, cock­tail explosif de sam­bas, rum­bas et autres max­ix­es, bour­ré de trou­vailles har­moniques, est sans doute la plus enlevée, la plus séduisante11 des pièces de Mil­haud, ce “ Français judéo­provençal ” comme il s’intitulait lui-même. La Créa­tion du Monde, inspirée du jazz… et de Gersh­win, est plus clas­sique, avec quelques belles mélodies.

Et pour ter­min­er, un disque qui n’est pas de musique, ou plutôt de la seule musique des mots : l’enregistrement de 1954 du Dom Juan de Molière par le TNP, avec une dis­tri­b­u­tion qui fait rêver : Jean Vilar, bien sûr, Daniel Sora­no, Georges Wil­son, Philippe Noiret, Chris­tiane Minaz­zoli, Monique Chaumette, Jean-Pierre Dar­ras, et bien d’autres12. Au moment où l’on com­mé­more les événe­ments de mai-juin 1968, dont les con­tre­coups en Avi­gnon, en juil­let-août, menés par quelques anars-caviar irre­spon­s­ables en rup­ture de Quarti­er latin, devaient con­duire Vilar à aban­don­ner le Fes­ti­val (et, miné par la mal­adie, à dis­paraître trois ans plus tard), il n’est pas inutile, en écoutant l’absolue per­fec­tion de ce texte et de ces voix, de se sou­venir qu’il y eut un jour, en France, un grand théâtre nation­al et populaire.

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1. 1 CD TELDEC 630–17222‑2.
2. 1 CD SONY SK 63 122.
3. 2 CD SONY SB2K 63234.
4. 1 CD Vir­gin 5 45282 2.
5. 1 CD Era­to 3984 21660 2.
6. 1 CD EMI 5 56572 2.
7. A cap­pel­la ne sig­nifi­ant d’ailleurs pas l’absence d’instruments, mais leur traite­ment à l’égal des voix.
8. 1 CD SKARBO SK 2972.
9. 1 CD AUVIDIS V 4811.
10. 1 CD ERATO 39842 23322.
11. Les cama­rades de la 56 se sou­vi­en­nent peut-être que ce fut la musique de leur revue Barbe.
12. 1 CD Auvidis H 7971.

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