Anne-Marie Levraut, vice-présidente du CGEDD

Des ingénieurs au service du développement durable

Dossier : 300 ans des Ponts & ChausséesMagazine N°719 Novembre 2016
Par Pierre-Alain ROCHE (75)

Les ingénieurs sont depuis 2009 des IPEF (corps des ingénieurs des Ponts, des Eaux et des Forêts). Après quelques années néces­saires à la fusion des corps préex­is­tants, il est temps de dynamiser la ges­tion de corps des IPEF, appli­quer la par­ité, élargir les recrute­ments, migr­er vers les col­lec­tiv­ités et les opéra­teurs, requal­i­fi­er l’ac­tion publique. On ne naît pas ingénieur le jour du diplôme, mais on est ingénieur après quelques années de pratique. 

Le corps des IPEF regroupe env­i­ron 3 600 ingénieurs et con­stitue ain­si le corps de haut niveau de la fonc­tion publique d’État le plus nombreux. 

Cette dénom­i­na­tion porte des sym­bol­es forts : réu­nir les hommes (les ponts), préserv­er les ressources essen­tielles à la vie (les eaux) et tra­vailler pour les généra­tions futures (les forêts). 

Autant dire qu’ils sont au cœur du développe­ment durable, des tran­si­tions et des rup­tures per­me­t­tant de par­venir à plus de dura­bil­ité, plus de résilience, plus d’équité et de sol­i­dar­ité : cli­mat, demande énergé­tique, amé­nage­ment et développe­ment durable des ter­ri­toires, loge­ment, ville, trans­ports, mise en valeur agri­cole et forestière, ges­tion et préser­va­tion des espaces et des ressources naturelles ter­restres et mar­itimes, ali­men­ta­tion et agro-indus­trie, recherche, enseigne­ment, for­ma­tion et action inter­na­tionale dans ces matières sont cités explicite­ment dans le décret con­sti­tu­tif de ce corps. 

REPÈRES

Anne-Marie Levraut, vice-présidente du CGEDD et cheffe du corps des IPEF, a saisi l’opportunité de la célébration du tricentenaire des Ponts et Chaussées pour proposer aux ministres de confier une réflexion prospective « IPEF du futur » à un groupe présidé par le député Philippe Duron.
Les conclusions et les propositions de ce groupe seront rendues publiques le 15 décembre 2016 à l’occasion du colloque de clôture de cette célébration. L’auteur anime l’équipe de rapportage de ce groupe. Le présent article retrace quelques réflexions que ces travaux successifs lui ont inspirées. Il s’exprime ici à titre strictement personnel.

UNE DÉMOGRAPHIE MARQUÉE PAR L’HISTOIRE

La pyra­mide des âges du corps est inver­sée : la base est étroite et les effec­tifs sont très impor­tants après 40 ans. D’une part c’est pour par­tie un corps de débouché pour les ingénieurs des travaux qui donc n’y com­men­cent pas leur car­rière, mais d’autre part les flux d’entrée se sont réduits de 100 entrants par an à 65 environ. 

“ Lors des transferts de compétences, les IPEF n’ont pas migré vers les collectivités et les opérateurs ”

Les jeunes généra­tions sont grosso modo équili­brées du point de vue du genre (grâce aux agros, car l’X ne brille guère dans ce domaine) alors que les strates plus anci­ennes n’ont con­nu qu’un recrute­ment presque exclu­sive­ment masculin. 

Les règles de par­ité ont d’ores et déjà fait explos­er le pla­fond de verre que subis­saient les femmes pen­dant des décen­nies : les hommes, en rai­son de leur grand nom­bre au-delà de 40 ans, ont désor­mais une prob­a­bil­ité indi­vidu­elle plus faible que les femmes de débouch­er à des postes de direction. 

DES RECRUTEMENTS PEU OUVERTS

Le corps recrute d’une part en sor­tie d’école (X, Agro Paris­tech et ENS) et d’autre part par con­cours et liste d’aptitude internes. Des pos­si­bil­ités sont prévues pour inté­gr­er des fonc­tion­naires ter­ri­to­ri­aux, organ­is­er des con­cours sur titres et travaux per­me­t­tant d’accueillir notam­ment des uni­ver­si­taires, mais ne sont employées qu’à dose homéopathique. 

Les ingénieurs-élèves suiv­ent, pour l’essentiel d’entre eux, un mas­tère spé­cial­isé « poli­tiques et actions publiques pour le développe­ment durable », co-organ­isé par Ponts Paris­Tech et Agro ParisTech. 

DES INGÉNIEURS MAJORITAIREMENT RESTÉS DANS LES SERVICES DE L’ÉTAT

Les IPEF travaillent surtout dans les ministères techniques.
Les IPEF tra­vail­lent surtout dans les min­istères techniques.
© SERGEYSKIF / FOTOLIA.COM

Dans les années récentes, mal­gré les trans­ferts de com­pé­tences aux col­lec­tiv­ités et le développe­ment des opéra­teurs de l’État, la pro­por­tion d’IPEF chez ces employeurs reste faible et n’a pas évolué : moins de 5 % dans les col­lec­tiv­ités et moins de 15 % au sein des opéra­teurs de l’État.

Un tiers d’entre eux env­i­ron pré­par­ent un doc­tor­at en pre­mier poste et une part sig­ni­fica­tive pour­suit ensuite une car­rière de chercheur, y com­pris dans des dis­ci­plines fondamentales. 

Les anciens X sont les plus présents dans les par­cours inter­na­tionaux et la recherche, et ce sont essen­tielle­ment eux qui par­tent dans le secteur privé. 

Les IPEF occu­pent actuelle­ment env­i­ron cinquante des 500 postes dits de cadres dirigeants de l’État, dont deux seule­ment hors du périmètre des min­istères techniques. 

Le mod­èle antérieure­ment admis (une respon­s­abil­ité en admin­is­tra­tion cen­trale s’appuie sur une expéri­ence de ter­rain préal­able) ne fonc­tionne plus vrai­ment et les admin­is­tra­tions cen­trales sont repliées sur des cir­cuits très « parisiens ». 

DES BESOINS MAJEURS ET DES INSTITUTIONS EN PLEINE MUTATION

L’équipement du pays n’est jamais ter­miné : au con­traire, le main­tien, le renou­velle­ment, l’adaptation des infra­struc­tures exis­tantes (dans lesquelles il faut inclure à la fois la remise en état des frich­es et les nou­velles tech­nolo­gies de l’information) est un défi de plus en plus grand quand celles-ci devi­en­nent obsolètes, quand il faut respecter voire ten­ter de restau­r­er le fonc­tion­nement des écosys­tèmes, amélior­er les per­for­mances énergé­tiques au prix de réno­va­tions ou de recon­ver­sions dras­tiques, mais que les moyens financiers sont rares. 

“ Ces secteurs réputés traditionnels sont des enjeux majeurs des transitions et ruptures écologique et énergétique ”

Les inno­va­tions comme l’évolution des mod­èles économiques font de ces secteurs réputés tra­di­tion­nels des enjeux majeurs des tran­si­tions et rup­tures écologique et énergétique. 

État, opéra­teurs et col­lec­tiv­ités locales sont depuis plusieurs décen­nies en phase de recom­po­si­tion très pro­fonde et ces mod­i­fi­ca­tions vont se pour­suiv­re et s’amplifier dans les prochaines années sous l’effet des lois récentes (MAPTAM1 et NOTRe2).

Même si des ratio­nal­i­sa­tions et des sim­pli­fi­ca­tions restent souhaita­bles et inter­vien­dront tôt ou tard, les rôles et une grande part de la légitim­ité à porter l’action publique seront répar­tis entre l’État et les col­lec­tiv­ités, et les métiers de ser­vices comme de portage de pro­jets seront durable­ment con­fiés à des opéra­teurs publics ou privés spécialisés. 

La fonc­tion de régu­la­tion elle-même s’établit dans une gra­da­tion con­tin­ue de rôles entre les ser­vices de l’État, les autorités indépen­dantes et l’ordre judiciaire. 

REQUALIFIER L’ACTION PUBLIQUE

La néces­saire requal­i­fi­ca­tion de l’action publique, dans un con­texte où l’opinion publique est par­fois dubi­ta­tive tant sur sa per­ti­nence que sur son effi­cac­ité, sup­pose d’éclairer l’avenir, mal­gré les incer­ti­tudes, et de con­forter le pacte social por­teur de volon­té d’agir ensemble. 

Marseille et le vieux port
La loi NOTRe con­fie de nou­velles com­pé­tences aux régions.
© SERGII FIGURNYI / FOTOLIA.COM

Elle ne peut se con­cevoir au seul niveau nation­al, mais doit inté­gr­er l’ensemble des échelles de ter­ri­toires, des col­lec­tiv­ités locales à l’Europe.

Dans une société aujourd’hui puis­sam­ment tech­ni­cisée, des com­pé­tences publiques inter­nal­isées, dans les sci­ences du vivant comme dans celles de la matière, sont utiles. Mobilis­er des chercheurs et des experts de haut niveau demande des médi­a­teurs de con­nais­sances capa­bles d’entrer dans un dia­logue sci­en­tifique avec eux, et d’apprécier la portée des mes­sages ain­si obtenus. 

Une action publique requal­i­fiée explicite les temps et les modal­ités de la par­tic­i­pa­tion des acteurs, du dia­logue et de la déci­sion, et s’appuie sur les analy­ses et les con­seils qui per­me­t­tent de val­oris­er l’ensemble des intel­li­gences col­lec­tives mobilisables. 

Les pro­jets publics con­cer­nent des sys­tèmes com­plex­es alliant nature, objets tech­niques, organ­i­sa­tions humaines et notam­ment out­il­lages financiers et économiques. 

Les por­teurs de ces pro­jets per­me­t­tent à la fois la prob­lé­ma­ti­sa­tion poli­tique de con­sid­éra­tions tech­niques et la prob­lé­ma­ti­sa­tion tech­nique de con­sid­éra­tions poli­tiques, l’émergence de solu­tions, c’est-à-dire de chemins souten­ables qui intè­grent les aléas et les évo­lu­tions et priv­ilégient la résilience. 

Pour cela, ils doivent « savoir » mais surtout « com­pren­dre » au sens éty­mologique du mot, ne pas fuir la com­plex­ité mais au con­traire s’y col­leter, ne pas se com­plaire dans des com­pli­ca­tions de tris­sotins de la procé­dure, mais faire preuve d’humilité, de curiosité, de créa­tiv­ité et d’adaptabilité, bref d’agilité.

VERS DE NOUVEAUX PONTS

Les ponts que les IPEF auront la respon­s­abil­ité de con­stru­ire relieront experts et citoyens, acteurs des ter­ri­toires à divers­es échelles, sci­ences du vivant et de la matière, tech­nique et économie, régu­la­teurs et régulés, admin­is­tra­tions et citoyens, généra­tions présentes et futures. 

UN CONSTAT DE L’OCDE

Dans « Une analyse des résultats de l’enquête de l’OCDE sur la gestion stratégique des ressources humaines » parue en 2004, l’OCDE constatait que « Les pays qui ont mené les réformes le plus avant se sont heurtés à un inconvénient, à savoir la difficulté de maintenir les valeurs collectives et la cohérence de l’Administration.
Les réformes contemporaines cherchent généralement à trouver un équilibre entre la capacité de réaction du service public aux orientations politiques ou aux préoccupations des citoyens, et la nécessité d’une cohérence dans l’ensemble du secteur public. »

Pour cela, il fau­dra un solide bagage appuyé sur des for­ma­tions per­me­t­tant de maîtris­er les enjeux sci­en­tifiques, et ouvertes sur les sci­ences sociales, économiques et d’organisation.

Mais il fau­dra des par­cours pro­fes­sion­nels tournés vers l’action (on ne naît pas ingénieur le jour du diplôme, mais on est ingénieur après quelques années de pratique). 

La con­fronta­tion avec le réel per­met d’exercer sa capac­ité à analyser les sit­u­a­tions et à éclair­er les débats en sachant se faire enten­dre, d’acquérir une com­préhen­sion de la société française, de ses ressorts et de ses attentes dont les années de jeunesse n’ont naturelle­ment pu don­ner qu’un aperçu, d’apprendre avec humil­ité et d’avoir une capac­ité d’écoute aux­quelles le par­cours d’excellence de son cur­sus stu­dio­rum ne pré­pare pas, et d’exercer des respon­s­abil­ités avec de réelles marges de manœu­vre mais d’ampleur mod­este pour forg­er ses pro­pres out­ils d’artisan pour faire aboutir les pro­jets, trou­ver les chemins et être effi­cace dans les sit­u­a­tions de crise, bref d’apprendre son métier. 

DYNAMISER LA GESTION DU CORPS DES IPEF

Le recrute­ment et la for­ma­tion doivent s’ouvrir aux réal­ités de la société et s’enrichir d’une plus grande diver­sité d’origines. Les par­cours pro­fes­sion­nels des IPEF risquent, si l’on n’y prend pas garde, de répon­dre de moins en moins à cette néces­sité d’investir pour l’avenir en forgeant par la pra­tique les com­pé­tences sin­gulières qui dis­tinguent les ingénieurs des admin­is­tra­teurs et des experts scientifiques. 

“ On ne naît pas ingénieur le jour du diplôme, mais on est ingénieur après quelques années de pratique ”

Les per­méa­bil­ités entre l’État, ses opéra­teurs et les col­lec­tiv­ités locales sont encore insuff­isantes. Elles sont pour­tant déci­sives pour con­stru­ire des par­cours pro­fes­sion­nels de début de car­rière for­ma­teurs pour les ingénieurs, mais aus­si, à cette occa­sion, pour apporter le ciment néces­saire entre les divers­es autorités se partageant la respon­s­abil­ité de l’action publique dans ces domaines. 

La ges­tion du corps des IPEF doit être dynamisée pour faciliter de tels par­cours multiemployeurs. 

DES ÉVOLUTIONS TRÈS DIVERSES À PLUS LONG TERME

Des évo­lu­tions fortes des périmètres sont pos­si­bles sans remet­tre en cause une ges­tion dite « ges­tion de car­rière » telle qu’elle est con­sacrée en France par le statut général de la fonc­tion publique en 1946 ; dans ce cadre pour­raient être imag­inées des évo­lu­tions majeures comme la fusion des dif­férents corps d’ingénieurs de l’État ou des corps d’ingénieurs de dif­férentes fonc­tions publiques. 

L'École des Ponts
L’École des ponts est, avec Agro Paris­Tech, chargée de for­mer les « hon­nêtes ingénieurs » dont la France aura besoin.

Il y a l’alternative d’une pure « ges­tion d’emplois » (ou spoil sys­tem) dont les États-Unis sont cen­sés être la référence. Cer­tains autres pays de l’OCDE ont restreint depuis plusieurs décen­nies le périmètre de leurs fonc­tion­naires (con­trac­tu­al­i­sa­tion des fonc­tion­naires en Ital­ie en 1996, créa­tion de postes de directeurs tem­po­raires dans les Län­der alle­mands en 1997, lim­i­ta­tion de la fonc­tion publique aux métiers stricte­ment régaliens au Dane­mark en 2000). 

Les sys­tèmes réels sont en fait, et heureuse­ment, très large­ment hybrides, y com­pris en France. Les parts respec­tives des com­pé­tences gérées en interne (les corps) et de celles recher­chées sur le marché du tra­vail (les con­trats de mis­sions) n’ont aucune rai­son d’être figées. 

Des équipes de pro­jets tem­po­raires com­posées à la fois de foLet­tri­nenc­tion­naires et d’experts sous con­trats sont déjà pra­tiquées par les opéra­teurs en France et par l’administration d’État en Angleterre par exemple. 

PRENDRE EN COMPTE TROIS DIMENSIONS

La diver­sité des expéri­ences ain­si accu­mulées dans de nom­breux pays depuis plusieurs décen­nies laisse finale­ment penser que trois dimen­sions fon­da­men­tales devront dans toute évo­lu­tion être conciliées. 

La pre­mière dimen­sion est l’équilibre démoc­ra­tique : les doc­trines générales de la pro­tec­tion statu­taire et des règles de déon­tolo­gie sont aujourd’hui des moyens puis­sants pour assur­er l’indispensable respect réciproque des élus et des admin­is­tra­tions qui est un pili­er de la démocratie. 

“ Des équipes de projets temporaires composées à la fois de fonctionnaires et d’experts sous contrats, sont déjà pratiquées ”

Sec­onde dimen­sion : la dynamique col­lec­tive pro­fes­sion­nelle. Faire vivre des com­mu­nautés pro­fes­sion­nelles stim­ule la per­for­mance par le partage d’expérience et la moti­va­tion par la « fierté du méti­er » ; cette dimen­sion peut utile­ment être partagée pour les ingénieurs entre secteur pub­lic et privé. 

Le prag­ma­tisme con­stitue la troisième dimen­sion : la ren­con­tre d’un employeur et d’un can­di­dat, notam­ment pour des postes de haute respon­s­abil­ité, et le mon­tage d’équipes de pro­jets sont des actes sin­guliers qui fondent des pactes de con­fi­ance man­agéri­ale : cela demande de la liber­té et de l’ouverture. Les corps ne doivent pas être une entrave à cette ouver­ture, mais au con­traire un moyen de la faciliter. 

Les IPEF devraient être naturelle­ment proac­t­ifs dans toutes les expéri­men­ta­tions auda­cieuses qui ten­teraient de mieux répon­dre à ces trois enjeux. 

LES « HONNÊTES INGÉNIEURS » DU XXIe SIÈCLE

Après quelques années néces­saires à la fusion des corps préex­is­tants, il est désor­mais temps de don­ner tout son sens au corps des IPEF. Les champs priv­ilégiés de leurs activ­ités revê­tent une impor­tance cru­ciale pour le développe­ment durable, dans toutes ses dimen­sions. C’est à cette aven­ture col­lec­tive et indi­vidu­elle nou­velle qu’il faut les appeler. 

Ces nou­veaux « hon­nêtes ingénieurs » du XXIe siè­cle ne man­queront pas d’avoir l’audace de leurs loin­tains prédécesseurs, « hon­nêtes hommes » du XVIIe siè­cle puis du siè­cle des Lumières, qui ont pré­paré les prémiss­es d’un État mod­erne, dont la créa­tion du corps des Ponts et Chaussées en 1716 aura été une étape marquante. 

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1. MAPTAM : Mod­erni­sa­tion de l’action publique ter­ri­to­ri­ale et d’affirmation des métropoles.
2. NOTRe : Nou­velle Organ­i­sa­tion ter­ri­to­ri­ale de la République.

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