Œuvres piano complètes de Debussy par Walter Gieseking

DEBUSSY, l’intégrale Gieseking

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°729 Novembre 2017Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Réédi­tion d’un enreg­istrement de 1950

C’est un étrange para­doxe que le plus grand inter­prète – selon les musi­co­logues unanimes – de la musique pour piano de Debussy, l’archétype de la musique française avec celles de Rameau et Couperin et plus tard Poulenc, soit allemand. 

Au début des années 1950, Wal­ter Giesek­ing enreg­istre l’intégrale de l’œuvre pour piano de Claude Debussy. C’est cette inté­grale qui est aujourd’hui rééditée en CD1.

Debussy est, avec Fau­ré, le com­pos­i­teur français qui a le plus écrit pour le piano : Préludes livres 1 et 2 – que Vladimir Jankélévitch qual­i­fi­ait d’« avant-pro­pos éter­nels d’un pro­pos qui jamais n’adviendra » –, Images, Estam­pes, Pour le piano, Suite berga­masque, Children’s Cor­ner, Arabesques, 12 Études, et des pièces séparées, sou­vent jouées comme Danse, L’Isle joyeuse, La plus que lente, Hom­mage à Haydn, Le petit nègre, ou moins con­nues : Rêver­ie, Noc­turne, Valse roman­tique, Danse bohémi­enne, Bal­lade, Mazur­ka, Berceuse héroïque, aux­quelles il faudrait ajouter les œuvres pour deux pianos et pour piano à qua­tre mains, comme En blanc et en noir, Petite Suite, Six épigraphes antiques, qui ne fig­urent pas dans cette intégrale. 

Pour se représen­ter le car­ac­tère révo­lu­tion­naire de sa musique, qui flirte avec l’atonalité et invente sans cesse des struc­tures et des har­monies nou­velles et des rythmes inédits, il faut se ren­dre compte que Debussy était con­tem­po­rain de Brahms et Liszt, par exem­ple, et que Saint-Saëns et Fau­ré lui ont survécu. Au-delà de cette moder­nité, stupé­fi­ante dans les Études qui annon­cent Prokofiev et Chostakovitch et aus­si… Gersh­win et Art Tatum, Debussy est le maître de la couleur et de la lumière, avec une infinie palette de nuances. 

On peut com­par­er la musique de Debussy à la pein­ture des impres­sion­nistes, ou plutôt aux mille touch­es aiguës et pré­cis­es des postim­pres­sion­nistes comme Seu­rat et Signac, et non aux flous de Mon­et ou Renoir. En lit­téra­ture, une seule com­para­i­son pos­si­ble, avec Proust et sa maîtrise de l’extrême précision. 

Et c’est par là que se révèle le car­ac­tère unique de l’interprétation de Giesek­ing : il suit à la let­tre les indi­ca­tions métic­uleuses de Debussy (« comme une buée irisée », « doux et calme ») et, par une maîtrise totale des doigts, des bras et des pédales, comme un pein­tre pointil­liste qui s’efforce de restituer une lumière et une impres­sion, il détaille chaque note avec sa couleur pro­pre et nous offre, en quelque sorte, la musique de Debussy à l’état pur, au fond sans l’interpréter.

Nous avons com­paré cet enreg­istrement à d’autres : Clau­dio Arrau, Nel­son Freire notam­ment : Giesek­ing s’impose comme une évi­dence. Bien sûr, on peut regret­ter que Sam­son François n’ait pas pu aller au bout de son inté­grale Debussy, en com­para­nt, par exem­ple, les deux inter­pré­ta­tions de La plus que lente.

Celle de Sam­son François est pro­fondé­ment nos­tal­gique, chargée d’émotion, et elle nous touche plus que celle de Gieseking. 

Mais est-ce bien ce que Debussy a voulu, lui qui était enne­mi du néoro­man­tisme ? Écoutez Giesek­ing en buvant lente­ment un très bon Bour­gogne blanc ou plutôt un Con­drieu, avec de petites tartines d’huile d’olive gelée sur du pain de noix, sel et poivre, et en inter­rompant de temps en temps votre écoute pour lire quelques pages de Proust, pourquoi pas À l’ombre des jeunes filles en fleur.

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1. 5 CD WARNER 

Wal­ter Giesek­ing plays Debussy “Les sons et les par­fums tour­nent dans l’air du soir” (rec. 1951) (3mn 46)

Giesek­ing plays Sind­ing “Rus­tle of Spring” (2mn 13)

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