Opérateur pilote d'une machine

De quoi nos entreprises sont-elles malades ?

Dossier : L'entreprise en difficultéMagazine N°713 Mars 2016
Par Hubert KIRCHNER (80)
Par Luc VENTRE

Une société est en dif­fi­culté lorsque le coût du temps passé est trop élevé, le temps passé est trop long ou que l’ac­tiv­ité est en sous-charge. Il faut donc maîtris­er sa per­for­mance et sa com­pé­tiv­ité, se réin­dus­tri­alis­er et flex­i­bilis­er le temps de travail.

Quels que soient la taille et le mod­èle économique d’une entre­prise ou d’une activ­ité qui con­naît des pertes, trois caus­es en sont tou­jours discernables :
 

  • le coût com­plet uni­taire du temps passé à réalis­er la presta­tion ven­due est trop élevé par rap­port aux prix pra­tiqués sur le marché ;
  • le temps passé à réalis­er la presta­tion est trop long par rap­port aux références com­péti­tives du métier ;
  • l’activité est en sous-charge.

Sou­vent, il existe un mélange de ces trois caus­es. Il faut alors quan­ti­fi­er cha­cune d’entre elles , car les remèdes immé­di­ats à y apporter dif­fèrent significativement.

REPÈRES

De multiples causes, autant internes qu’externes, viennent régulièrement perturber le fonctionnement des entreprises, réduire leurs performances et engendrer des difficultés qui deviennent parfois si importantes que l’entreprise se voit contrainte à se restructurer, s’adosser à plus fort, voire disparaître.
Alstom, Fagor-Brandt, Heuliez, Caddie, Alcatel-Lucent, Areva sont autant d’exemples récents de sociétés qui ont vécu ces graves difficultés.


Mais il est tout aus­si néces­saire d’en rechercher les caus­es « racines », qui sont d’une var­iété infinie et ne peu­vent générale­ment être traitées que dans le temps : prob­lèmes de qual­ité, mod­èle économique par­tielle­ment ou totale­ment non rentable, sous-investisse­ment, organ­i­sa­tion lourde ou inadap­tée, prise de risques non maîtrisée, chute du marché, muta­tion tech­nologique, etc.

C’est lorsque l’entreprise n’a plus la tré­sorerie suff­isante pour financer les solu­tions aux caus­es « racines », qui néces­si­tent du temps et des investisse­ments pour leur mise en oeu­vre, qu’elle se voit con­trainte de s’adosser ou de disparaître.

Le coût du temps

Le développe­ment du con­trôle de ges­tion et de la compt­abil­ité ana­ly­tique par affaire grâce aux fameux logi­ciels ERP (enter­prise resource plan­ning, ges­tion inté­grée) a effacé la cul­ture « compt­abil­ité générale » des entre­pris­es, cul­ture pour­tant indis­pens­able si l’on veut suiv­re effi­cace­ment sa per­for­mance et sa compétitivité.

LA COMPÉTITIVITÉ DU COÛT DU TEMPS EN FRANCE

Le grand débat de 2014 sur la compétitivité des entreprises françaises en regard de leurs homologues allemandes, qui a conduit à la création de l’usine à gaz qu’est le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) portait précisément sur ce point.
Ce débat s’est focalisé sur les taux de charges sociales. Mais le problème n’est pas là, puisque ces taux n’ont pas significativement évolué en France depuis la mise en place de l’euro en 2001, et qu’en 2001 la France était reconnue comme plus compétitive que l’Allemagne.
L’analyse en comptabilité générale montre qu’en moyenne les salaires ont augmenté chaque année de 2 % en France contre 0,5 % en Allemagne, soit 25 % de différence au bout de quinze ans.
Une réalité politiquement peu audible.

Les activ­ités des grands groupes sont qua­si exclu­sive­ment pilotées par la compt­abil­ité ana­ly­tique et nom­bre de gross­es PME sont dans le même cas.

Ce n’est pour­tant que par l’analyse de la struc­ture de coût par nature apportée par la compt­abil­ité générale (salaires, charges sociales, loy­ers, sys­tèmes infor­ma­tiques, amor­tisse­ments, etc.) que l’on peut iden­ti­fi­er si chaque méti­er pra­tiqué dans l’entreprise est dans une sit­u­a­tion de coût du temps com­péti­tive ou non.

Cha­cun peut con­stater que les arti­sans aux­quels il fait appel fac­turent du temps selon des taux horaires. Or, les activ­ités ou entre­pris­es en dif­fi­culté ont très sou­vent une struc­ture de taux horaires trop lourde par rap­port à leurs concurrents.

Mais elles ne le savent pas.

Réindustrialiser la France

Faire tourn­er une presse deux fois plus vite divise par deux le coût de fab­ri­ca­tion hors matières. Met­tre un seul opéra­teur pilote pour deux press­es au lieu d’un par presse a le même effet, car le coût d’amortissement est presque nég­lige­able en regard du coût salarial.

La pro­duc­tiv­ité du temps de l’entreprise est d’abord la pro­duc­tiv­ité du temps humain, à de rares excep­tions près. La délo­cal­i­sa­tion de nom­breux emplois indus­triels en a été la con­séquence logique.

Mais ce temps humain de fab­ri­ca­tion qui a été une faib­lesse et a généré de nom­breuses dis­pari­tions de sites indus­triels et d’entreprises au cours des trente dernières années pour­rait rede­venir une force du fait de l’arrivée de nou­velles généra­tions de machines-out­ils et robots plus sou­ples et moins chers.

La qual­ité maîtrisée et totale­ment repro­ductible des fab­ri­ca­tions robo­t­isées pousse en effet d’une part à l’intégration com­plète des savoir-faire dans les machines de pro­duc­tion et d’autre part à robo­tis­er au max­i­mum les ateliers.

Le temps humain est ain­si de moins en moins au coeur de la pro­duc­tiv­ité indus­trielle. C’est l’ingénierie et la main­te­nance des proces­sus et des automa­tismes indus­triels qui devi­en­nent l’enjeu cen­tral de la com­péti­tion manufacturière.

Ce sont nos emplois indus­triels de demain et ils sont à haut niveau de qualification.

Flexibiliser le temps de travail


Met­tre un seul opéra­teur pilote pour deux machines au lieu d’un par machine divise par deux le coût de fab­ri­ca­tion. © KZENON / FOTOLIA.COM

La sit­u­a­tion de sous-charge est sou­vent totale­ment ou par­tielle­ment enfouie dans des temps de réal­i­sa­tion trop longs. Elle est alors plus dif­fi­cile à décel­er. Nous avons même pu voir des usines qui ralen­tis­saient volon­taire­ment les proces­sus de fab­ri­ca­tion pour occu­per les équipes.

Cette sous-charge peut être de trois types : saison­nière, con­jonc­turelle ou structurelle.

Les sous-charges saison­nières et con­jonc­turelles doivent être traitées par des accords col­lec­tifs d’entreprise qui annu­alisent le temps de tra­vail avec une ampli­tude pou­vant aller de 0 à 48 heures de tra­vail heb­do­madaire, ce que la loi permet.

Il est sur­prenant de voir que de nom­breuses entre­pris­es en dif­fi­culté subis­sant ces types de sous-charge n’utilisent pas encore cette possibilité.

La flex­i­bil­i­sa­tion du temps de tra­vail con­stitue pour­tant un levi­er fort de ren­force­ment de la qual­ité de ser­vice offerte aux clients, d’optimisation de l’organisation, et donc de péren­ni­sa­tion des activ­ités et des emplois.

Au-delà de ces trois caus­es immé­di­ate­ment dis­cern­ables qui se réper­cu­tent sur la rentabil­ité des activ­ités, on ren­con­tre très sou­vent deux prob­lé­ma­tiques qui touchent au finance­ment de l’entreprise et à son organ­i­sa­tion générale.

Délais de paiement et autres artiices abusifs

La tré­sorerie est un point clé, en par­ti­c­uli­er pour les petites et moyennes entre­pris­es. La bataille pour la maîtrise de la tré­sorerie fait donc rage entre les entre­pris­es, tou­jours au béné­fice des plus grosses.

Tiroir avec un dossier impayés
Le délai de paiement moyen dans les pays du nord de l’Europe est inférieur à trente jours, quand il dépasse soix­ante jours en France, et plus encore dans les pays du sud de l’Europe. © OLIVIER LE MOAL / FOTOLIA.COM

Car seul compte le rap­port des forces. Cette sit­u­a­tion est cul­turelle. Le délai de paiement moyen dans les pays du nord de l’Europe est inférieur à trente jours, quand il dépasse soix­ante jours en France, et plus encore dans les pays du sud de l’Europe.

Or, trente jours de délai de paiement sup­plé­men­taires représen­tent un manque per­ma­nent de tré­sorerie de 1 mil­lion d’euros pour une PME de 10 mil­lions d’euros de chiffre d’affaires. C’est énorme. Cha­cun peut com­pren­dre pourquoi les PME français­es ont tant de mal à devenir des ETI.

Les délais de paiement ne sont cepen­dant que la par­tie émergée d’un ice­berg : de mul­ti­ples arti­fices sont mis en oeu­vre par les gros don­neurs d’ordres pour pay­er leurs achats le plus tard possible.

Ain­si, dans la fil­ière aéro­nau­tique, dont la san­té des gros acteurs est actuelle­ment floris­sante, les PME de rang 2 subis­sent des besoins en fonds de roule­ment représen­tant typ­ique­ment six mois de chiffre d’affaires.

Impos­si­ble de financer la crois­sance d’une telle entre­prise – sauf si sa rentabil­ité est très forte, ce qui est rarement le cas.

Le monde de la grande dis­tri­b­u­tion a égale­ment inven­té d’innombrables arti­fices pour pay­er, in fine, moins cher et plus tard. Nom­bre de PME français­es n’auraient pas dis­paru si leur tré­sorerie n’avait pas été ain­si con­fisquée par les grandes entre­pris­es. La solution ?

Faire déclar­er par ceux qui les pra­tiquent ces arti­fices et abus qui par­a­sitent le bon fonc­tion­nement économique, puis les tax­er. Don­ner ain­si un prix aux pra­tiques délétères. Car l’expérience prou­ve que les inter­dire ne suf­fit pas.

Remettre les arbitrages au plus près du terrain

Les grands groupes adoptent très sou­vent une organ­i­sa­tion en silos qui sont autant de cen­tres de pou­voirs jalouse­ment con­quis et préservés. Dans cette organ­i­sa­tion, les rat­tache­ments hiérar­chiques sont struc­turés par les métiers ou fonc­tions de l’entreprise : com­merce, R & D, pro­duc­tion, qual­ité, achats, ges­tion, ressources humaines, etc.

Il en résulte que chaque méti­er ou fonc­tion opti­mise sa per­for­mance pro­pre indépen­dam­ment de la per­for­mance glob­ale de l’entreprise, qui n’est de fac­to plus pilotée.

QUATRE MODÈLES ÉCONOMIQUES DE FABRICATION

Les fabrications de grandes séries ont été fortement délocalisées. Ne sont principalement restés en France que quatre modèles économiques de fabrication :
  • les produits dont le coût de transport est rapidement prohibitif (goudron, ciment mais aussi réservoirs d’essence, roues de bicyclette, etc.),
  • les produits de création originale dont le prix de vente est décorrélé du coût de fabrication (produits de luxe, produits innovants, etc.),
  • les fabrications nécessitant un savoir-faire industriel rare et très long à acquérir,
  • enfin les fabrications intégrant un fort contenu de services.

Les arbi­trages quo­ti­di­ens ne se font plus car le pre­mier arbi­tre qui soit com­mun à tous les silos est le P.-D.G. du groupe, et ce n’est pas son rôle. Le rap­port de force qui s’établit après de mul­ti­ples réu­nions entre les ser­vices devient la main aléa­toire qui décide. Et elle décide mal.

Cette organ­i­sa­tion génère plusieurs autres graves défauts : des délais de déci­sion trop longs, une forte dére­spon­s­abil­i­sa­tion et démo­ti­va­tion des man­agers dont le bon sens est mis à rude épreuve, la stan­dard­i­s­a­tion out­ran­cière des méth­odes de ges­tion et procé­dures qui est imposée en dépit de la var­iété des sit­u­a­tions et qui pro­duit de mul­ti­ples dys­fonc­tion­nements, un sur­di­men­sion­nement qual­i­tatif et quan­ti­tatif des ser­vices, et finale­ment des coûts de fonc­tion­nement trop élevés.

L’organisation con­statée comme étant la plus effi­cace reste celle où chaque matrice élé­men­taire « produit/service x marché » est sous une respon­s­abil­ité hiérar­chique unique, la plus basse pos­si­ble, qui intè­gre toutes les fonc­tions de l’entreprise et qui s’engage sur le résul­tat d’exploitation.

Les fonc­tions cen­trales se lim­i­tent alors aux rôles de pilotage de la stratégie, de codéf­i­ni­tion des objec­tifs, de partage des meilleures pra­tiques, de con­trôle a pos­te­ri­ori et de ges­tion de la trésorerie.

4 Commentaires

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maxime richardrépondre
8 mars 2016 à 20 h 38 min

Le coût du tra­vail… l
Le coût du tra­vail… l’in­flex­i­bil­ité du tra­vail.… C’est un refrain con­nu, mais qui flat­te une intu­ition libérale plutôt que de fournir une expli­ca­tion holis­tique de la stag­na­tion économique. Quid du coût exor­bi­tant du cap­i­tal ? Je vous recom­mande de taper “law of dimin­ish­ing returns” dans votre nav­i­ga­teur préféré, et de com­mencer à faire un peu de lec­ture économique hétérodoxe. 

gail tver­berg, richard hein­berg, ugo bar­di, piket­ti, wolf­mann et même adam smith si vous voulez.…

KIRCHNERrépondre
3 avril 2016 à 9 h 21 min
– En réponse à: maxime richard

Le coût du tra­vail n’est une
Le coût du tra­vail n’est une don­née que rel­a­tive : si votre con­cur­rent paie le tra­vail moins cher, votre entre­prise doit être plus pro­duc­tive pour com­penser cet écart ! Et si votre con­cur­rent est déjà organ­isé de façon très pro­duc­tive, votre entre­prise est en dan­ger. La flex­i­bil­ité est égale­ment une don­née rel­a­tive à votre marché, à ce que deman­dent vos clients. Vous devez lui fournir vos presta­tions à l’heure con­v­enue sans que les salariés se tour­nent jamais les pouces. Com­pliqué !… Pensez à la flex­i­bil­ité que vous réclamez à tous vos four­nisseurs quo­ti­di­ens : l’élec­tric­ité dès que vous allumez votre lumière, de l’essence dès que votre réser­voir est vide, un taxi dès que vous avez besoin, etc…
Le coût du cap­i­tal n’est pas du tout exor­bi­tant. Il est très facile et très peu coû­teux d’en obtenir. Ce qui pose prob­lème et que Piket­ty a très bien fait ressor­tir dans son ouvrage “Le cap­i­tal au 21ème siè­cle”, c’est la répar­ti­tion entre rémunéra­tion du tra­vail et rémunéra­tion du cap­i­tal. C’est tout autre chose, et je suis bien d’ac­cord avec lui !

Alain JAUSSELMErépondre
12 mars 2016 à 6 h 06 min

Caus­es des dif­fi­cultés
L’ex­a­m­en des caus­es me sem­ble lim­ité à un nom­bre réduit.

Pour moi — et c’est ce que j’ai enseigné aux HEC Entre­pre­neurs- ce sont
• ACCIDENT
• PRELEVEMENTS ABUSIFS
• ERREURS STRATEGIQUES
• Sommeil
— technologique
— marketing
• Investisse­ment raté (sur­di­men­sion­né, trop sophis­tiqué, implan­ta­tion à l’étranger,etc)
• Divi­sion insuff­isante du risque
• Diver­si­fi­ca­tion hasardeuse
• Mau­vais « busi­ness model »
• ERREURS DE GESTION
• Faib­lesse ou absence du con­trôle de gestion
• Poids exces­sif des frais de structure
• Organ­i­sa­tion inadéquate indus­trielle ou commerciale
• Faib­lesse ou absence du con­sen­sus interne (social, man­agér­i­al, …) ou externe (ban­caire, action­nar­i­al ou familial, …)

Cette clas­si­fi­ca­tion m’a été utile pour com­pren­dre plus de 80 dossiers pen­dant 6 ans passés au CIRI et bien d’autres dans les 30 années qui ont suivi. Et même maintenant

Cor­diale­ment

KIRCHNERrépondre
3 avril 2016 à 9 h 32 min
– En réponse à: Alain JAUSSELME

Les caus­es racines des
Les caus­es racines des dif­fi­cultés des entre­pris­es que vous citez croisent mon expéri­ence mais de façon non exhaus­tive. Vous ne citez par exem­ple aucune cause de mau­vaise struc­tura­tion du finance­ment du bilan, et/ou de la crois­sance. Caus­es pour­tant très clas­siques. Mais l’im­por­tant est de com­pren­dre que les caus­es racines pos­si­bles sont très nom­breuses et qu’il con­vient de les iden­ti­fi­er avant que la tré­sorerie ne soit asséchée.
Bien cordialement,

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