De l’absinthe au pastis

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°576 Juin/Juillet 2002Rédacteur : Laurens DELPECH

La prédilec­tion des Méditer­ranéens pour l’anis est bien con­nue : du pastis français à l’arak libanais, en pas­sant par l’ouzo grec ou le raki turc, les bois­sons anisées font recette dans beau­coup de pays qui bor­dent la Méditer­ranée. Cette pas­sion est assez récente : les pre­miers alcools à l’anis sont apparus dans le nord de l’Europe et le pastis français est l’héritier en ligne directe de l’absinthe, qui vient du Jura.

On doit en effet l’invention de cet alcool à la répu­ta­tion sul­fureuse du Dr Ordi­naire, médecin français exilé dans le can­ton suisse de Neuchâ­tel. Les pre­mières absinthes étaient fab­riquées en Suisse, mais les droits de douane pro­hibitifs sur les alcools importés inciteront Hen­ri-Louis Pern­od à créer en 1805 une dis­til­lerie à Pon­tar­li­er, dans le Doubs, pour com­mer­cialis­er de l’extrait d’absinthe fab­riqué à par­tir d’alcool, de plantes d’absinthe, d’anis vert, de fenouil et d’hysope.

Le suc­cès vien­dra très vite et la Mai­son “ Pern­od Fils ”, pre­mière dis­til­lerie française, don­nera un essor indus­triel à cette liqueur.

Les artistes et les poètes fer­ont la célébrité de la “ fée verte ”, bois­son favorite de Ver­laine et de Rim­baud. On dis­ait aus­si d’Alfred de Mus­set : “ Il s’absente sou­vent. Non, il s’absinthe sou­vent. ” Les Buveurs d’absinthe de Degas et Manet ont immor­tal­isé ce rite de l’absinthe bue tous les soirs sur les boule­vards à par­tir de six heures, les “ hap­py hours ” de la Belle Époque…

Soupçon­née de provo­quer des trou­bles nerveux, la fée verte va devenir au vingtième siè­cle une vilaine sor­cière. L’absinthe sera inter­dite en France à par­tir de 1915. Mais les Français avaient pris goût à l’anis qui aro­ma­ti­sait l’absinthe. L’anis ressur­gi­ra donc entre les deux guer­res sous la forme du pastis.

Le pastis (qui veut dire “mélange” en provençal) ne con­tient pas de thuy­one, la sub­stance qui rend l’absinthe dan­gereuse à con­som­mer. C’est un mélange d’alcool pur, d’eau, de sucre et d’une essence faite d’anis (anis vert ou badi­ane), de racines de réglisse ain­si que d’extraits de divers­es plantes et épices, dont le dosage per­met de faire plusieurs types de pastis différents.

Les pastis tra­di­tion­nels, comme le Ricard, le Pern­od 51 ou le Casa­nis, sont surtout élaborés à par­tir de badi­ane, aux saveurs corsées. Les pastis dits “ à l’ancienne ”, qui sont en fait des nou­veaux venus sur le marché, ont des goûts plus com­plex­es et plus fins, ils sont issus du mélange d’un grand nom­bre de plantes (par­fois une cen­taine), avec un juste dosage, car l’arôme d’anis doit rester dom­i­nant dans le pastis. Ce sont des pastis “ haut de gamme ” faits par des petits producteurs.

Le pastis d’Henri Bar­doin ou le pastis Boy­er Émer­aude en sont de bons exem­ples. Les grandes maisons ne sont pas restées insen­si­bles à cette con­cur­rence, d’autant plus dan­gereuse que le marché des alcools haut de gamme est plus rémunéra­teur que celui des pre­miers prix et – surtout – très por­teur d’image, ce qui per­met de val­oris­er l’ensemble d’une gamme.

Les grandes mar­ques représen­tent des pro­duc­tions mas­sives (plusieurs dizaines de mil­lions de bouteilles par an), mais elles ont l’avantage con­sid­érable d’une grande richesse en moyens et d’une expéri­ence de plusieurs décen­nies qui leur per­me­t­tent de détenir un cer­tain nom­bre de secrets de fab­ri­ca­tion. Elles incar­nent aus­si une tra­di­tion, car elles por­tent sou­vent le nom de leur fondateur.

De ce point de vue, la mar­que la plus inno­vante est Pern­od, qui dif­fuse simul­tané­ment deux anisés de grande dif­fu­sion (le Pern­od et le 51) et deux pro­duits haut de gamme, le Hen­ri-Louis Pern­od, un pastis aux plantes et aux épices, et un Pern­od aux extraits de plante d’absinthe. Ces qua­tre alcools sont une intro­duc­tion magis­trale à l’univers des apéri­tifs anisés.

Le Pern­od n’est pas vrai­ment un pastis, puisque les plantes et l’anis des­tinés à son élab­o­ra­tion sont macérés avant d’être dis­til­lés. De plus, il con­tient peu de réglisse. De couleur jaune cit­ron, il dégage une agréable sen­sa­tion de fraîcheur, avec un goût très franc et des nuances de men­the : on retrou­ve là une orig­ine plus jurassi­enne que méditerranéenne.

Le Pastis 51 est au con­traire forte­ment réglis­sé, avec des saveurs com­plex­es et puis­santes, mais aus­si beau­coup de fraîcheur.

Le Hen­ri-Louis Pern­od n’est pas un pastis mais une anisette, car il ne con­tient pas de réglisse. C’est un pro­duit très fin. Des arômes d’anis vert, de car­damome, de cumin, de men­the et de basil­ic en font une bois­son com­plexe et subtile.

Le Pern­od aux extraits de plante d’absinthe est un spir­itueux très proche de l’absinthe qui assura au XIXe siè­cle le suc­cès de la Mai­son Pern­od. Comme l’absinthe, il titre 68°, mais pos­sède un très faible taux de thuy­one, pour respecter les con­traintes lég­isla­tives. Élaboré à par­tir d’extraits d’absinthe, de badi­ane, d’hysope et d’autres herbes, c’est une bois­son orig­i­nale, aux arômes com­plex­es, qui ne con­tient pas de sucre.

On peut la boire telle quelle ou légère­ment sucrée, “ à l’ancienne ” en la ver­sant goutte à goutte sur un sucre placé sur une cuil­lère ajourée posée en équili­bre sur un verre. Mais c’est assez fas­ti­dieux et il faut un cer­tain entraîne­ment pour acquérir le tour de main néces­saire. L’alternative con­siste à sucr­er directe­ment avec un peu de sucre.

Un édul­co­rant liq­uide de syn­thèse, facile à dos­er et qui sucre immé­di­ate­ment le liq­uide, est peut-être la meilleure solution.

Le pastis est enfin un com­pagnon idéal de la cui­sine de l’été. Son agré­ment en tant qu’apéritif est con­nu, mais il apporte aus­si une touche d’originalité à un cer­tain nom­bre de pré­pa­ra­tions culi­naires. Le loup gril­lé au fenouil peut être relevé d’un peu de pastis.

De même, n’hésitez pas à aro­ma­tis­er un thé glacé de cit­ron vert accom­pa­g­né d’une goutte de pastis ou à déglac­er la poêle avec un trait de pastis après avoir fait sauter des gam­bas ou des langoustines.

Quand on utilise le pastis en cui­sine, il faut être vig­i­lant sur le dosage (une petite quan­tité suf­fit) et éviter les cuis­sons longues. Les plus beaux accords vien­dront avec les pro­duits du Sud : pois­sons et coquil­lages de la Méditer­ranée et fruits gorgés de sucre (mel­ons, figues, fruits rouges, agrumes, abricots…).

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