De la bonne conscience écologique à l’impératif patrimonial

Dossier : La France en 2050Magazine N°603 Mars 2005
Par Pierre CHASSANDE (56)

Île d’Oléron, 22 sep­tem­bre 2050

On n’a plus beaucoup de pétrole, mais on a du temps

Cette nuit les dégâts d’une vio­lente tem­pête con­juguée avec une grande marée ont rap­pelé une nou­velle fois que les effets du change­ment cli­ma­tique ne men­a­cent plus seule­ment des rivages lointains. 

Je dois regag­n­er Paris où je tra­vaille au min­istère du Pat­ri­moine naturel, puis­sant rouage de l’É­tat dont les com­pé­tences s’é­ten­dent à toutes les ressources naturelles y com­pris les sources d’én­ergie pri­maire, les pro­duits miniers, le pat­ri­moine géné­tique du vivant. J’u­tilis­erai suc­ces­sive­ment une navette élec­trique, un auto­bus express, le TGV, les trans­ports parisiens, avant de retrou­ver ma petite voiture élec­trique et “les moyens de mobil­ité à trac­tion humaine” selon l’ex­pres­sion suisse. 

Si effi­cace que soit ce sys­tème de trans­ports il est beau­coup moins com­mode et moins rapi­de que ne l’é­tait la voiture indi­vidu­elle poly­va­lente à essence ou gazole mais, con­traire­ment à ce qu’imag­i­naient nos par­ents, nous nous adap­tons assez aisé­ment à sa dis­pari­tion pro­gres­sive. L’al­longe­ment des temps de trans­port crée une désin­duc­tion du traf­ic, c’est-à-dire une réduc­tion de la mobil­ité, l’op­posé du traf­ic induit qui au xxe siè­cle assur­ait l’essen­tiel de la rentabil­ité des investisse­ments d’infrastructures. 

La rup­ture fon­da­men­tale a été dans notre rap­port au temps : nous sommes par­venus à rejeter la dic­tature de l’ur­gence ; gag­n­er quelques min­utes est aujour­d’hui un objec­tif vide de sens ; nous con­sid­érons comme nor­mal qu’une par­tie du temps gag­né au tra­vail grâce à l’or­gan­i­sa­tion et aux machines soit affec­tée non plus au diver­tisse­ment mais au ménage­ment des ressources naturelles. Il a fal­lu pour par­venir à cette inver­sion de ten­dances une prise de con­science en pro­fondeur de la grav­ité de trois défis : le change­ment cli­ma­tique, l’ex­plo­sion de la demande en énergie des pays émer­gents, l’épuise­ment fatal des sources fos­siles d’én­ergie, pét­role, gaz, ura­ni­um, et plus tard charbon. 

En 2039 une nou­velle guerre du pét­role, sup­posée sécuris­er les appro­vi­sion­nements, se révéla plus désas­treuse encore que les précé­dentes, provo­quant une crise économique mon­di­ale, ce qui ache­va de dessiller les yeux sur les impass­es écologiques et géopoli­tiques du mod­èle de développe­ment en vigueur. Les pop­u­la­tions accep­tèrent alors, en déro­ga­tion au libéral­isme dom­i­nant, des mesures autori­taires de ges­tion des ressources énergé­tiques. Les pré­cieuses réserves d’hy­dro­car­bu­res fos­siles sont désor­mais affec­tées en pri­or­ité à l’in­dus­trie chim­ique comme matière pre­mière et à des besoins spé­ci­fiques en énergie tel le trans­port aérien, d’ailleurs con­sid­érable­ment réduit par l’in­ter­dic­tion des vols courts cour­ri­ers et par la tax­a­tion du kérosène. 

Le car­bu­rant hydrogène exige une telle con­som­ma­tion d’én­ergie pri­maire et de telles mesures de sécu­rité que son coût est pro­hibitif. Les bio­car­bu­rants, lim­ités par la super­fi­cie des zones agri­coles disponibles, sont affec­tés aux véhicules col­lec­tifs ou à usage pro­fes­sion­nel. Pour les véhicules par­ti­c­uliers il reste l’élec­tric­ité, qu’on ne sait pas encore stock­er mas­sive­ment mal­gré les pro­grès accom­plis et qui ne per­met donc que des tra­jets courts. Ain­si l’op­ti­mi­sa­tion volon­tariste de l’usage des ressources et de l’or­gan­i­sa­tion des trans­ports per­met d’at­tein­dre un com­pro­mis durable. 

À la ville, à la campagne

Pollution diffuse, nature labile, l’inquiétude

L’air de Paris et des autres villes est débar­rassé des oxy­des d’a­zote, de l’o­zone, des par­tic­ules fines. Pour­tant nous avons le sen­ti­ment d’être insi­dieuse­ment envahis par les résidus divers de nos activ­ités : pes­ti­cides et métaux lourds dans les sols et les chaînes ali­men­taires, nitrates dans les eaux, déchets indus­triels, miniers et de con­struc­tion1, et un peu partout hydro­car­bu­res aro­ma­tiques poly­cy­cliques, dérivés organohalogénés, restes des quelques 100 000 molécules chim­iques util­isées par l’homme, radioac­tiv­ité d’o­rig­ine médi­cale ou indus­trielle, tous soupçon­nés d’être aller­gisants, can­cérogènes, mutagènes ou repro­tox­iques2. De vastes et longues études épidémi­ologiques ont per­mis peu à peu d’i­den­ti­fi­er de manière fiable les pro­duits présen­tant des risques sig­ni­fi­cat­ifs mais n’ont pas ras­suré com­plète­ment sur les effets cumu­lat­ifs, syn­ergiques ou à très long terme. 

À l’in­verse les déchets de l’in­dus­trie élec­tronu­cléaire, jadis objet de tant de craintes et de pas­sion, sont aujour­d’hui regardés avec une froideur toute tech­nique. Leurs sources, en petit nom­bre et bien iden­ti­fiées, peu­vent être stricte­ment con­trôlées, leur traça­bil­ité aisé­ment établie, leur vol­ume, con­sid­érable­ment réduit depuis l’avène­ment des réac­teurs de généra­tion IV à cycle du com­bustible fer­mé, per­met un stock­age organ­isé, gérable avec rigueur sur le long terme. 

Pour les déchets l’en­tropie est finale­ment plus red­outable que la toxicité. 

La cam­pagne n’est pas épargnée par les pol­lu­tions dif­fus­es et con­naît de sur­croît des phénomènes de migra­tion rapi­de liés au change­ment cli­ma­tique : le chêne vert dans la forêt de Fontainebleau, l’o­livi­er en Beau­jo­lais…3 ; les dis­pari­tions d’e­spèces s’ac­célèrent. Où trou­ver refuge alors ? Sur quoi s’ap­puy­er si rien n’est sta­ble à l’hori­zon d’une vie humaine ? 

À l’hy­per­marché de Sainte-Geneviève-des-Bois

Consommateur-citoyen et éconologie

Un périmètre de 500 mètres autour de la gare du RER, ici comme autour de toutes les gares du réseau, est désor­mais pro­tégé au titre du pat­ri­moine nation­al en rai­son de l’in­térêt col­lec­tif de ce type d’e­space. L’ancêtre des hyper­marchés français y a tou­jours sa place mais l’ac­tiv­ité com­mer­ciale a bien changé : les pseu­do-inno­va­tions, le renou­velle­ment accéléré des présen­ta­tions, des pro­duits, des mar­ques, dont s’enorgueil­lis­saient jadis l’in­dus­trie et la dis­tri­b­u­tion des biens de con­som­ma­tion sont devenus signes de médiocrité. 

La dif­férence se fait aujour­d’hui, out­re le prix, par les qual­ités intrin­sèques : goût, com­mod­ité, sécu­rité san­i­taire, dura­bil­ité, répara­bil­ité, impact sur l’en­vi­ron­nement… L’emballage, réduit à son min­i­mum tech­nique pour lim­iter les déchets doit, plutôt qu’at­tir­er le regard, être le sup­port de l’in­for­ma­tion objec­tive et détail­lée qu’ex­ige désor­mais le con­som­ma­teur-citoyen, y com­pris un indi­ca­teur de con­tri­bu­tion à l’empreinte écologique, c’est-à-dire à la con­som­ma­tion de ressources de la planète. 

En matière de mode de vie quelques réflex­ions des instances offi­cielles dès 1975, les exhor­ta­tions récur­rentes des Verts, des travaux comme le pro­jet suisse de “société à 2000 watts” cher­chant notam­ment à “décou­pler qual­ité de la vie et con­som­ma­tion” et à “restau­r­er les mécan­ismes à l’o­rig­ine des sen­ti­ments de mesure et de sat­is­fac­tion“4, tout cela d’abord ne con­va­in­quit guère les masses. 

Puis vin­rent la grande crise de 2039 et une meilleure com­préhen­sion des risques envi­ron­nemen­taux et géopoli­tiques (au début du siè­cle le marché mon­di­al des cos­mé­tiques ou celui de la nour­ri­t­ure pour ani­maux de com­pag­nie était de même ordre que les besoins pour l’élim­i­na­tion de la faim et de la mal­nu­tri­tion5 ). Peu à peu “con­som­mer tou­jours plus” ne fut plus un signe de pro­grès social indi­vidu­el ou col­lec­tif, pas plus que “tou­jours plus vite” en matière de transports 

Les pro­duc­teurs et les pub­lic­i­taires ont dû s’adapter. Les con­cepts d’é­colo­gie indus­trielle et d’analyse de cycle de vie, élaborés à la fin du siè­cle dernier sont devenus en quelques décen­nie le b. a.-ba de tout respon­s­able de pro­duc­tion ou de mar­ket­ing : réduire les quan­tités de matière et d’én­ergie, inté­gr­er dès la con­cep­tion l’ob­jec­tif de maîtrise des déchets et de réu­til­i­sa­tion de leurs com­posants (les déchets devi­en­nent ressources), pren­dre en compte la dura­bil­ité, la facil­ité de main­te­nance et d’en­tre­tien et, glob­ale­ment, la con­tri­bu­tion à l’empreinte écologique. 

Après deux siè­cles d’aug­men­ta­tion forcenée de la pro­duc­tiv­ité du tra­vail l’ef­fort porte main­tenant sur la pro­duc­tiv­ité des ressources physiques. Dans cette nou­velle économie écologique qu’on appelle “éconolo­gie” pour bien mar­quer l’im­bri­ca­tion des préoc­cu­pa­tions le con­som­ma­teur con­somme moins mais mieux, il accepte de pay­er plus cher à l’u­nité, l’aug­men­ta­tion de la valeur ajoutée com­pense en ter­mes d’emplois la diminu­tion des quan­tités pro­duites. Le pro­duit intérieur brut n’est plus un con­cept per­ti­nent. Il a été rem­placé par un “indi­ca­teur de pro­grès glob­al” qui ajoute au PIB ancien la valeur du tra­vail bénév­ole et des tâch­es ménagères et en retranche les coûts liés à l’in­sécu­rité, aux répa­ra­tions (acci­dents, vols, cat­a­stro­phes), aux pol­lu­tions, à la con­som­ma­tion de ressources non renou­ve­lables6.

Brux­elles, novem­bre 2050

La régulation de l’innovation

Inno­va­tion sci­en­tifique et tech­nique, envi­ron­nement, san­té, un col­loque européen veut faire le point sur cette con­tro­verse récur­rente du siè­cle. Une nou­velle pos­ture se dégage en effet, éloignée du sci­en­tisme du XIXe siè­cle comme des peurs et des sus­pi­cions de l’an 2000. Les prouess­es tech­nologiques ne sont plus mag­nifiées pour elles-mêmes ni tenues pour nocives a pri­ori mais con­sid­érées seule­ment en fonc­tion de leur util­ité sociale et de leurs effets sur l’environnement. 

Il a bien fal­lu admet­tre que le pro­jet de nou­v­el avion super­son­ique n’é­tait plus adap­té aux con­traintes et aux besoins de l’époque et, à l’in­verse, que la mise au point de réac­teurs nucléaires régénéra­teurs et surgénéra­teurs était néces­saire dans un monde en quête d’én­er­gies renou­ve­lables. Le débat sur les organ­ismes géné­tique­ment mod­i­fiés, d’abord enfer­mé dans les grands principes (bien­faisants pour l’hu­man­ité ou dan­gereux, por­teurs d’une idéolo­gie total­i­taire7 est ensuite devenu plus rationnel et con­cret : quels avan­tages réels est-on assuré de l’ab­sence d’ef­fets sur la san­té, peut-on éviter la trans­mis­sion intem­pes­tive des car­ac­tères modifiés ? 

Des recherch­es lour­des ont été néces­saires pour répon­dre à ces ques­tions, jus­ti­fi­ant un mora­toire pro­longé des autori­sa­tions de pro­duc­tion com­mer­ciale et au con­traire une mul­ti­pli­ca­tion des expéri­men­ta­tions. Dans tous les cas où des répons­es sat­is­faisantes ont pu être apportées, des garde-fous fixés, l’hu­man­ité a pu béné­fici­er des poten­tial­ités des OGM : var­iétés plus robustes et moins exigeantes, médica­ments, car­bu­rants, végé­taux dépol­lueurs des sols… Et cela n’a pas empêché l’al­liance des paysans et des sci­en­tifiques pour un renou­veau de la sélec­tion var­ié­tale traditionnelle. 

L’ex­péri­ence des OGM a inspiré une mesure générale. Pour com­mer­cialis­er un pro­duit nou­veau des­tiné in fine au grand pub­lic : intrants des cul­tures, adju­vants de l’a­groal­i­men­taire, matéri­aux pour la con­struc­tion ou le mobili­er… il est néces­saire d’établir au préal­able la preuve de l’ab­sence de risque sig­ni­fi­catif à court ou long terme pour la san­té et l’en­vi­ron­nement, au lieu de laiss­er les pou­voirs publics con­stater a pos­te­ri­ori l’ex­is­tence d’un dan­ger éventuel8.

Cette exi­gence forte ralen­tit certes la mise en œuvre des inno­va­tions mais l’ob­jec­tif n’est plus d’in­nover à tout prix, il est d’of­frir des presta­tions utiles et fiables, et une “con­ven­tion inter­na­tionale sur l’é­val­u­a­tion des nou­velles tech­nolo­gies” évite autant qu’il est pos­si­ble les dis­tor­sions de con­cur­rence. Bien sûr on débat, on débat­tra tou­jours, car l’idée que le risque est inhérent à la vie est une évi­dence mal accep­tée, sur la notion de risque sig­ni­fi­catif, l’im­per­fec­tion des con­nais­sances… et à l’in­verse sur les lim­ites à se fix­er pour ne pas trans­former le principe de pré­cau­tion en pra­tique d’inaction. 

L’homme et la planète

Un nouvel ordre écologique9

En regard de l’in­con­science des généra­tions passées cer­tains théoriciens soute­naient, au tour­nant du mil­lé­naire, que même une crois­sance zéro ne suf­fi­rait pas à rétablir les équili­bres et pré­con­i­saient la décrois­sance et le retour à des tech­niques et des modes de vie anciens10. Leurs cousins, ten­ants de l’é­colo­gie pro­fonde, révéraient la nature, voulaient lui con­fér­er des droits comme à une per­son­ne et red­outaient par­fois la réac­tion de Gaïa, déesse de la terre11.

Dans ce débat entre roman­tisme et human­isme, “éco­cen­trisme” et anthro­pocen­trisme9, ce n’est pas vrai­ment la rai­son qui l’a emporté, pas plus que l’éthique, mais plutôt la néces­sité12, l’in­stinct de survie de l’e­spèce au sein d’une généra­tion rat­trapée par le futur. Face à la men­ace de dilap­i­da­tion du pat­ri­moine com­mun ce ne fut ni le grand bond en arrière des “décrois­sants” ni le pro­longe­ment des ten­dances du XXe siè­cle plus ou moins amendées, ni la réal­i­sa­tion d’une utopie roman­tique ni un scé­nario de sci­ence-fic­tion high-tech. Nous avons choisi l’in­ven­tion patiente d’équili­bres nou­veaux entre les 9 mil­liards d’hu­mains et la nature, fondés sur la respon­s­abil­ité, l’au­todis­ci­pline, le renon­ce­ment au mythe du “sans lim­ite” dans tous les domaines : ressources, con­som­ma­tion, prouess­es tech­niques, vitesse… 

Cepen­dant nous croyons être au terme d’une évo­lu­tion et ce n’est qu’une étape. Le mod­èle de développe­ment durable que nous avons con­stru­it en Europe a certes con­quis la plus grande par­tie des Amériques et de l’Asie du Sud-Est mais il ne touche ni la Chine, qui a suc­cédé aux USA dans l’orgueil de la puis­sance et l’ig­no­rance des sol­i­dar­ités, ni la plu­part des pays d’Afrique et des Caraïbes, aban­don­nés aux dérè­gle­ments de la nature et à l’in­curie des hommes. Notre développe­ment durable n’est donc ni morale­ment accept­able ni géopoli­tique­ment sta­ble à l’échelle plané­taire. Il nous fau­dra chercher de nou­veaux équili­bres encore. 

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1. Ces trois caté­gories représen­taient 75 % du total des déchets dans l’U­nion européenne en 2000.
2. Dominique Belpomme et son Asso­ci­a­tion française pour la Recherche thérapeu­tique anti­cancéreuse, 2004.
3. Pro­jec­tions de l’IN­RA pour 2050.
4. Col­lec­tif Novat­lantis, 2003.
5. World­watch Insti­tute, 2004.
6. Le Min­neso­ta Progress Indi­ca­tor con­stitue une approche en ce sens ; il intè­gre en plus des don­nées sociales.
7. Jacques Tes­tart, 2004.
8. Cf. pro­jet Reg­is­tra­tion, Eval­u­a­tion and Autho­riza­tion of Chem­i­cals de la Com­mis­sion européenne, 2003.
9. Luc Fer­ry, Le nou­v­el ordre écologique, Livre de poche, 1998.
10. Nicholas Georges­cu-Roe­gen, 1979, ou Serge Latouche, 2001.
11. James Love­lock, Gaïa, A new-look at life on earth, 1989.
12. Voir : Développe­ment durable. Pourquoi ? Com­ment ? Pierre Chas­sande, Édis­ud, 2002.

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