Bernard ESAMBERT (54)

DAVID + GOLIATH

Dossier : Le tissu des PME françaisesMagazine N°522 Février 1997
Par Bernard ESAMBERT (54)

Les entreprises qui gagnent dans le monde d’aujourd’hui

Les entreprises qui gagnent dans le monde d’aujourd’hui

Tous les jours, partout, d’innombrables firmes se créent. Cer­taines meurent, d’autres se dévelop­pent pour rejoin­dre par­fois les plus grandes qui prof­i­tent de la créa­tiv­ité de ces petites entités dont elles ont sou­vent facil­ité la créa­tion. D’autres, aidées par les mécan­ismes du “ ven­ture cap­i­tal ” atteignent la matu­rité sur des créneaux à forte com­posante tech­nologique (DEC, Canon, Apple, Lotus…) parce qu’elles ont réus­si une inté­gra­tion tech­nologique et com­mer­ciale complète.

Les déré­gle­men­ta­tions et la remise en cause des régies d’État, sin­gulière­ment dans le domaine des télé­com­mu­ni­ca­tions et de la com­mu­ni­ca­tion, don­nent un élan sup­plé­men­taire à ce mou­ve­ment brown­ien des entre­pris­es petites et grandes, ori­en­té par les lignes de force d’un champ mag­né­tique cen­tré sur le Sud-Est asi­a­tique en pre­mier lieu, sur les États-Unis et dans une moin­dre mesure sur l’Europe.

Sans entre­pris­es per­for­mantes, dynamiques, il n’y a pas d’industrie saine. Grâce à leur activ­ité, les chefs d’entreprise mod­è­lent notre monde. Ils mul­ti­plient nos désirs pour mieux les sat­is­faire par leurs produits.

Les indus­triels sont passés d’une logique d’augmentation de la pro­duc­tion et des gains de pro­duc­tiv­ité à une logique de flex­i­bil­ité qui impose à chaque entre­prise, pour défendre sa place sur le marché intérieur et pour gag­n­er des parts à l’exportation, la mise en oeu­vre de l’innovation, de la qual­ité, des efforts de vente et d’aprèsvente. L’approche du chef d’entreprise doit désor­mais être glob­ale et pren­dre en compte les aspects humains, soci­aux, tech­nologiques, créat­ifs, com­mer­ci­aux, financiers… Elle doit faire preuve d’une grande vigueur entre­pre­neuri­ale, savoir assim­i­l­er les tech­nolo­gies nou­velles, devancer les besoins du marché et servir ceux de la société.

L’entreprise doit aus­si pass­er d’un sys­tème pyra­mi­dal à un sys­tème trapé­zoï­dal, mail­lé, où l’information et la respon­s­abil­ité sont partagées et les cloi­son­nements brisés. Sa référence n’est plus le con­cur­rent géo­graphique immé­di­at mais celui qui est le mieux placé dans le monde, qu’il soit japon­ais, tai­wanais, coréen ou améri­cain, rechercher dans un envi­ron­nement uni­ver­si­taire de qual­ité la présence de per­son­nel qual­i­fié, des con­di­tions de vie agréables pour le per­son­nel. L’entreprise doit devenir une com­mu­nauté d’hommes respon­s­ables et sol­idaires, capa­bles de vis­er la per­for­mance glob­ale et de met­tre en oeu­vre des straté­gies “ dar­wini­ennes ”, l’environnement sélec­tion­nant à terme les plus adaptés.

Au cen­tre d’un réseau de con­cep­teurs, de chercheurs, de vendeurs, de dis­trib­u­teurs, l’entreprise con­stitue aus­si un sys­tème édu­catif qui doit trans­met­tre les savoirs et les savoir-faire. Dans des cel­lules aux effec­tifs plus restreints elle fait cohab­iter un état-major dynamique plus qual­i­fié et des exé­cu­tants mieux infor­més et plus respon­s­ables. Elle doit égale­ment devenir un “ écosys­tème ” en dévelop­pant des liens inter­ac­t­ifs avec l’environnement.

Dans le domaine de la taille, de la diver­si­fi­ca­tion et de l’intégration des activ­ités, l’entreprise vit dans la mobil­ité per­ma­nente. Les tech­niques évolu­ent et se renou­vel­lent, le cycle des pro­duits se rac­courcit, la taille du marché aug­mente ain­si que le coût de la néces­saire inno­va­tion. Le nou­v­el hori­zon de la mon­di­al­i­sa­tion impose sou­vent un change­ment d’échelle en matière de fab­ri­ca­tion et de recherchedéveloppe­ment. Ain­si la pro­duc­tion de masse et la con­cen­tra­tion qu’elle entraîne sont-elles, pour cer­taines activ­ités, con­tenues dans la com­péti­tion économique comme la pluie dans le nuage.

Les atouts des grands groupes

Ceci explique, con­traire­ment à ce que pen­sait Schum­peter, que les grands groupes prospèrent, et ils innovent d’autant mieux qu’ils peu­vent amor­tir les dépens­es de recherche-développe­ment sur un immense vol­ume de vente.

La sou­p­lesse de fonc­tion­nement et la créa­tiv­ité des petits lab­o­ra­toires sont certes un atout des PME dans la com­péti­tion inter­na­tionale, mais la con­cen­tra­tion des moyens a égale­ment ses avan­tages, dont la sécré­tion des hautes tech­nolo­gies. Grâce à leurs brevets et à la com­plex­ité des savoir-faire qu’elles accu­mu­lent, cer­taines grandes entre­pris­es dis­posent sou­vent d’un qua­si-mono­pole, au moins temporairement.

“ Plus que la masse, ce sont la vitesse et la capac­ité à se con­cen­tr­er puis à se redé­ploy­er qui sont l’art de la guerre ”. Ce principe mil­i­taire de Clause­witz imprègne désor­mais la stratégie indus­trielle des grands groupes. D’où leur suc­cès sur les marchés mon­di­aux. Si l’on ajoute qu’ils s’appuient sou­vent sur un marché domes­tique dont ils con­trô­lent une part impor­tante et qu’ils sont seuls capa­bles d’avoir une approche com­mer­ciale mon­di­ale, par­fois adossée à un porte­feuille impor­tant d’activités, on voit que l’accès au marché mon­di­al est sou­vent réservé à de très grands groupes. Le sys­tème ban­caire apporte égale­ment son appui aux grands com­bat­tants de la com­péti­tion inter­na­tionale aux­quels il attribue un coef­fi­cient de risque moins élevé et donc des con­di­tions de finance­ment plus favor­ables et surtout tout l’appui de son ingénierie financière.

Enfin, la logique des économies d’échelle plaide égale­ment en leur faveur : la règle de la “ courbe d’apprentissage ” veut que le coût de fab­ri­ca­tion d’un pro­duit baisse sen­si­ble­ment pour une pro­duc­tion dou­ble. D’où l’intérêt de pren­dre une part sig­ni­fica­tive du marché mon­di­al, sou­vent quelques pour cent, quelque­fois davan­tage dans les secteurs où existe un oli­go­p­o­le restreint à un petit nom­bre de par­tic­i­pants. Désor­mais, tout grand groupe mesure sa taille à l’aune du marché mon­di­al et recherche pour cha­cun de ses pro­duits un pour­cent­age sig­ni­fi­catif de celui-ci afin de pou­voir par­ticiper à l’élaboration des prix mon­di­aux plutôt que de les subir.

Les dieux de la guerre économique seraient-ils en faveur des grands batail­lons ? Ce n’est pas une règle générale. De pres­tigieuses com­pag­nies ont déposé leur bilan, comme Creusot-Loire et Bous­sac. Sacilor-Usi­nor, Inter­na­tion­al Har­vester et quelques autres ont frôlé le désas­tre. La résur­rec­tion de Chrysler n’a été due qu’à une chirurgie qui a divisé par deux la part mon­di­ale du marché du numéro 3 de l’automobile améri­cain. Et les 60 000 sup­pres­sions d’emplois annon­cées par Philips sont un signe de pré­car­ité de l’emploi, même dans le plus puis­sant des groupes néer­landais. Si l’on prend une autre échelle de temps, la Com­pag­nie des Indes n’existe plus et les grandes com­pag­nies du moyen âge, les Zac­caria, Fres­cobal­di, les Bar­di Scali et les Médi­cis ont disparu.

Il est vrai que, si on prend le siè­cle comme échelle de temps, qui n’est pas mor­tel ? et dans l’immédiat, la plu­part des grandes sociétés ne mon­trent pas de signes fla­grants d’une perte de com­péti­tiv­ité. À la dif­férence de l’albatros de Baude­laire, leurs ailes de géant ne les empêchent pas de marcher. Les dinosaures con­cur­rencés par de plus petits ani­maux ne sont pas encore tous en voie de disparition.

Vers des unités à taille humaine

Mais les excès de la crois­sance pour la crois­sance, de la dimen­sion pour la dimen­sion, font appa­raître leur con­tre­coup et leur dan­ger. À l’optimum tech­ni­co-économique se sub­stitue ou plutôt se super­pose l’optimum humain qui plaide en faveur d’unités de taille plus réduite. Même aux États-Unis où la foi dans la grande firme a un côté qua­si­ment religieux, les uni­ver­sités ont com­mencé dans les années 70 à s’interroger sur les fonde­ments et les con­séquences de ce dogme.

L’entreprise est une com­mu­nauté humaine dans laque­lle les tra­vailleurs passent une part impor­tante de leur vie et souhait­ent désor­mais y trou­ver un cadre plus ras­sur­ant, plus prop­ice à la renais­sance d’une cer­taine qual­ité de rela­tions humaines, qui restau­re la per­son­nal­ité des employés aus­si bien que leur sol­i­dar­ité. Ces aspi­ra­tions ne peu­vent être sat­is­faites que dans de plus petites unités et, dès lors, la grande entre­prise doit rassem­bler davan­tage à une fédéra­tion qu’à un État cen­tral­isé à l’excès.

La réduc­tion de la durée de vie des pro­duits et leur dif­féren­ci­a­tion en vue de sat­is­faire un éven­tail de goût de plus en plus ouvert lim­i­tent égale­ment le développe­ment de la pro­duc­tion en grande série.

L’innovation trou­ve un ter­rain plus fer­tile dans la petite et moyenne indus­trie : les trois quarts des pro­duits nou­veaux com­mer­cial­isés par Dupont de Nemours en plus de trente ans ont été décou­verts en dehors de la Com­pag­nie. Plusieurs firmes géantes d’outre-Atlantique inci­tent même cer­tains de leurs cadres à fonder de nou­velles entre­pris­es afin d’exploiter des inno­va­tions qui ne relèvent pas directe­ment de leur activ­ité – tan­dis que la plus grande apti­tude au développe­ment, qui fut longtemps l’apanage de la grande indus­trie, s’étend aux entre­pris­es de taille plus réduite, grâce au “ ven­ture cap­i­tal ” et à un cer­tain renou­veau d’intérêt du sys­tème ban­caire pour tout ce qui n’est pas géant.

Aux États-Unis, ce sont les petites entre­pris­es qui ont revi­tal­isé l’économie. Au cours de ces dernières années, les sociétés employ­ant plus de 500 per­son­nes ont per­du près de 4 mil­lions d’emplois entre 1990 et 1994, tan­dis que celles qui employ­aient moins de 500 per­son­nes en ont créé près de 8 mil­lions. Pen­dant cette même péri­ode, les PME améri­caines ont représen­té un quart de tous les emplois de haute tech­nolo­gie et ont con­tribué à plus de la moitié de toutes les inno­va­tions apparues. Partout en Amérique du Nord, on recherche des man­agers pour PME, plus par­ti­c­ulière­ment dans le domaine du mar­ket­ing, de la ges­tion, des ventes et de l’informatisation. De nom­breux étu­di­ants, à la sor­tie des uni­ver­sités les plus pres­tigieuses, préfèrent créer leur affaire plutôt que de rejoin­dre les tra­di­tion­nelles hiérar­chies des grands groupes. Et, phénomène nou­veau, un tiers des sociétés créées le sont par des femmes. Au Japon, c’est plus de 60 % des élèves des uni­ver­sités qui par­tent dans les PME.

Cer­tains futur­o­logues prévoient qu’en l’an 2000, 80 % des emplois seront con­cen­trés dans des sociétés de moins de 200 employés. Tou­jours aux États-Unis, un mil­lion d’Américains seront leur pro­pre employeur en l’an 2005.

Partout dans les pays dévelop­pés, le bilan des PME est loin d’être ridicule.

Depuis 1973, les petites entre­pris­es ont mieux résisté à la crise ou ont main­tenu un taux de crois­sance élevé alors que les pachy­der­mes ont con­nu un ralen­tisse­ment de leur développe­ment. Au cours de ces vingt-cinq dernières années, ce sont elles qui ont embauché, indépen­dam­ment de la crise. La mon­di­al­i­sa­tion des marchés s’est accélérée et ne con­cerne pas seule­ment les grandes entreprises.

En France

Depuis vingt-cinq ans, tous les gou­verne­ments français sans excep­tion ont mis l’accent sur le néces­saire développe­ment du tis­su des petites et moyennes entre­pris­es. D’innombrables plans d’appui à la PME et à la natal­ité indus­trielle ont vu le jour. Il s’ensuit qu’il est plus facile aujourd’hui de créer une société qu’il y a trente ans. En out­re, 15 à 20 % des petites et moyennes sociétés français­es expor­tent plus de la moitié de leur pro­duc­tion et un tiers d’entre elles se développe grâce au marché européen. Plus de 40 % des PME met­tent main­tenant en oeu­vre une stratégie glob­ale de com­péti­tiv­ité prenant en con­sid­éra­tion la qual­ité et l’innovation. Depuis quelques années, l’accélération des implan­ta­tions européennes de PME français­es illus­tre ce phénomène.

Les com­para­isons avec l’Allemagne soulig­nent cepen­dant les pro­grès à faire dans ce domaine. 400 000 PME non cotées, générale­ment famil­iales, tien­nent une place impor­tante dans la capac­ité expor­ta­trice et la puis­sance tech­nologique de notre voisin d’outre- Rhin. Dans cer­tains secteurs comme la mécanique, la taille moyenne des entre­pris­es français­es est d’une cen­taine d’employés quand elle est de 200 en Alle­magne. Or, il est dif­fi­cile à une PME de moins de 100 per­son­nes d’embaucher un ingénieur alors qu’une entre­prise alle­mande de taille moyenne fait tra­vailler une dizaine d’ingénieurs.

De tels écarts créent un véri­ta­ble effet de seuil dif­fi­cile à franchir. Les com­para­isons inter­na­tionales mon­trent égale­ment que le tis­su des entre­pris­es français­es de 1 000 à 5 000 salariés n’est pas assez dévelop­pé. Pour­tant, la rentabil­ité d’exploitation des PME se situe au même niveau que celle des grandes entre­pris­es grâce à la faib­lesse rel­a­tive de leurs charges d’exploitation.

David + Goliath

Dans toutes les régions que tra­ver­sait le Tour de France de Deux Enfants cher à nos grands-par­ents, des PME échangent des recettes pour mieux exporter, se dévelop­per et donc rejoin­dre le front de la guerre économique. C’est égale­ment vrai des mil­liers de sous-trai­tants qui pro­posent désor­mais de leur pro­pre ini­tia­tive des pro­duits inno­vants à leurs clients. Ain­si le monde des four­nisseurs con­forte-til celui des grandes entre­pris­es. Leurs rela­tions, pour être aus­si fructueuses qu’en Alle­magne et au Japon, néces­si­tent une con­fi­ance mutuelle qui sup­pose un parte­nar­i­at non lim­ité à des travaux par­tiels et tem­po­raires. Bref, il est très impor­tant que PME et grandes entre­pris­es for­ment un macrosys­tème dans lequel les petites unités stim­u­lent et rejoignent par­fois les grandes, tan­dis que les plus impor­tantes con­tribuent à la nais­sance des petites aux­quelles elles offrent un cor­don ombil­i­cal qui nour­rit leur jeune poten­tiel en cadres, crédits de recherche et marchés garantis.

L’existence d’un tis­su com­plet d’entreprises, des plus petites au plus grandes, con­stitue un fac­teur impor­tant de dynamisme et de puis­sance indus­trielle. La vérité n’est pas entre les PME et les mastodontes indus­triels, elle est dans l’addition des deux. Sans PME, la grande indus­trie perdrait le réseau de sous-trai­tance qui lui con­fère sou­p­lesse et adapt­abil­ité. Le pays perdrait le vivi­er d’où émerg­eront de nou­veaux champions.

Dans la guerre économique mon­di­ale, petites, moyennes et grandes sociétés sont con­damnées à se faire en per­ma­nence la courte échelle, de la même façon que le fan­tassin appuie la colonne blindée.

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