Carte des districts industriels italiens

Les districts industriels italiens de PMI

Dossier : Le tissu des PME françaisesMagazine N°522 Février 1997
Par Jean BOUNINE-CABALÉ (44)

Jean Bounine-Cabalé : Je vous remercie d’avoir accepté de traiter des districts industriels italiens. Ma propre connaissance du sujet se limite à Modène pour la mécanique et Carpi pour la maille. La vôtre est beaucoup plus étendue et, je le sais pour avoir lu vos ouvrages, beaucoup plus approfondie. Vous y travaillez, en effet, depuis plus de dix ans. Pouvez-vous, pour commencer, situer l’importance du phénomène dans l’ensemble de l’économie italienne ?

Jean Bounine-Cabalé : Je vous remercie d’avoir accepté de traiter des districts industriels italiens. Ma propre connaissance du sujet se limite à Modène pour la mécanique et Carpi pour la maille. La vôtre est beaucoup plus étendue et, je le sais pour avoir lu vos ouvrages, beaucoup plus approfondie. Vous y travaillez, en effet, depuis plus de dix ans. Pouvez-vous, pour commencer, situer l’importance du phénomène dans l’ensemble de l’économie italienne ?

Flo­rence Vidal : On compte env­i­ron 70 de ces dis­tricts (carte ci-après) qui représen­tent 60 000 entre­pris­es, en majorité de petite taille, et un emploi glob­al de près de 1,5 mil­lion. Chaque dis­trict est spé­cial­isé : en général, une seule activ­ité, par­fois deux et, dans ce cas, la deux­ième activ­ité con­siste générale­ment à pro­duire des équipements pour la pre­mière. Les dis­tricts com­por­tent aus­si toute la gamme des ser­vices d’ap­pui aux entre­pris­es : compt­abil­ité, paye, design et veille design, cer­ti­fi­ca­tion de la qual­ité, ingénierie, veille sci­en­tifique et tech­nique, mar­ket­ing. Les spé­cial­ités indus­trielles com­pren­nent : tex­tile, cuirs et peaux ; habille­ment, chaus­sures, lunettes ; matéri­aux de con­struc­tion (mar­bre, gran­it, car­relage, robi­net­terie, san­i­taire) ; ameuble­ment ; ali­men­ta­tion (fro­mage, huile, charcuterie).

Cer­tains dis­tricts sont très anciens comme, en Toscane, Pra­to, dis­trict tex­tile qui date du moyen âge, Car­rare, qui traite les mar­bres de la Méditer­ranée entière. D’autres sont très récents : Miran­dola (patrie de Pic de la Miran­dole), spé­cial­isé dans le bio­médi­cal ou le couloir Milan-Bologne de la machine-out­il. Ils ont des car­ac­téris­tiques com­munes : ils cou­vrent l’ensem­ble du cycle pro­duc­tif (créa­tion, pro­duc­tion, com­mer­cial­i­sa­tions nationale et inter­na­tionale), pos­sè­dent générale­ment un secteur de con­cep­tion et de pro­duc­tion de machines liées à leur activ­ité (machines-out­ils, machines à emballer, machines agri­coles, machines à bois, instru­men­ta­tion médi­cale, etc.). Enfin, comme il y a 60 000 entre­pris­es dans 70 dis­tricts, il est clair que les entre­pris­es sont générale­ment de petite taille, sou­vent même de très petite taille.

J. B‑C. : Voilà qui devrait bousculer quelques idées reçues sur les économies d’échelle, la taille critique, etc.

F. V. : En fait, l’ef­fet de taille est obtenu par la sol­i­dar­ité des unités à pre­mière vue atom­isées. C’est un phénomène très intéres­sant, qui s’in­scrit tout à fait dans la créa­tion de cet “ethos de con­fi­ance com­péti­tive” dans lequel Peyr­e­fitte et d’autres, comme Fukuya­ma, voient l’essence du développe­ment. En tout cas, ça marche.

Le “dis­trict de la Chaise” (près d’U­dine, dans le Frioul) four­nit 50 % des chais­es de l’U­nion européenne (par­ti­c­uliers et col­lec­tiv­ités). Si le Frioul a réus­si à impos­er ses chais­es en Europe, c’est parce que le sys­tème local, vieux de deux siè­cles, a su pren­dre con­science, au début des années 60, que la chaise est beau­coup plus qu’un sim­ple objet util­i­taire et fonc­tion­nel. Sas­suo­lo, près de Mod­ène, domine le marché mon­di­al des car­reaux de céramique. Carpi fait prime sur le marché mon­di­al de la maille, et l’on pour­rait mul­ti­pli­er les exemples.

Ces per­for­mances sont ren­dues pos­si­bles grâce à des organ­i­sa­tions de tra­vail très orig­i­nales qui ont été étudiées avec un grand intérêt par des Améri­cains comme Michael Porter de Har­vard, Michael Piore et Charles Sabel du MIT. Il existe aus­si une vaste lit­téra­ture due à des chercheurs ital­iens, mal­heureuse­ment non traduite et donc peu acces­si­ble aux respon­s­ables français du développe­ment local. À ma con­nais­sance, la pre­mière man­i­fes­ta­tion d’in­térêt de respon­s­ables poli­tiques français — en l’oc­cur­rence MM. Mono­ry et Raf­farin — s’est pro­duite au Sénat le 19 décem­bre 1995. Pour vous et moi, qui mili­tons depuis des années, c’est une sat­is­fac­tion sans doute, mais un peu tar­dive, eu égard à la sit­u­a­tion de l’emploi dans notre pays.

J. B‑C. : Nous aurons à remettre en cause nos conceptions de l’efficacité. Pour nous, il faut nécessairement qu’une entreprise grandisse pour devenir efficace. On ne peut pas imaginer qu’elle puisse prospérer en restant petite.

F. V. : Dans ces dis­tricts, il est clair que chaque entre­pre­neur — sou­vent un ancien ouvri­er pro­fes­sion­nel qui s’est mis à son compte — béné­fi­cie de l’ex­is­tence d’un marché de prox­im­ité très accueil­lant pour les pro­duits de sa spé­cial­ité. Il y a beau­coup de spé­cial­ités, donc beau­coup de sous-trai­tants com­plé­men­taires. Cela lim­ite le prix d’en­trée pour un nou­veau venu. Et le don­neur d’or­dre est sou­vent de l’autre côté de la rue.

Les com­plé­men­tar­ités ou, dis­ons, la coopéra­tion, jouent aus­si entre con­cur­rents, au sein d’une même spé­cial­ité. Le dis­trict forme une com­mu­nauté d’in­térêts, un sys­tème com­plexe de rela­tions fondé sur la con­fi­ance et le pro­fes­sion­nal­isme. S’il y a des con­trats, le plus sou­vent d’ailleurs des con­trats types amé­nagés, il existe surtout quan­tité d’ac­cords informels fondés, juste­ment, sur la “con­fi­ance com­péti­tive” de Peyrefitte.

J. B‑C. : Il me semble qu’il y a à cela une raison simple. Qu’elle soit petite ou grande, s’il est une chose à laquelle une entreprise est sensible, c’est bien la variation intempestive de sa charge. Les entreprises des districts ont donc tout intérêt à tirer le maximum de parti des possibilités de transferts de charges que leur offre la proximité d’entreprises exerçant la même activité.

F. V. : Cela con­di­tionne, en effet, à la fois leur effi­cac­ité et la qual­ité de leur ser­vice à leurs don­neurs d’or­dre. C’est aus­si la rai­son pour laque­lle les patrons sont tou­jours dis­posés à aider un de leurs com­pagnons à s’établir à son compte. En out­re, du fait de la coopéra­tion que nous venons d’évo­quer, les idées nou­velles — qu’elles touchent la tech­nique, le man­age­ment ou le design — dif­fusent très vite, au sein des districts.

Les seuls con­cur­rents à l’é­tat pur sont les con­cur­rents extérieurs au dis­trict, y com­pris les autres dis­tricts ital­iens. S’il faut s’u­nir, c’est pour lut­ter con­tre eux.

J. B‑C. : Cette forme d’efficacité qu’obtiennent les petites entreprises des districts en coopérant illustre bien ce mot de Mario Pezzini de l’OCDE : “le problème de la petite entreprise n’est pas d’être petite, c’est d’être seule”. Mais cela ne suffit tout de même pas à expliquer les succès mondiaux de la chaise du Frioul ou du carreau de céramique de Sassuolo.

Design italien
Design ital­ien

F. V. : Évidem­ment pas. Une des forces de l’I­tal­ie, c’est sa créa­tiv­ité indus­trielle. Celle-ci repose, pour une large part, sur le rôle essen­tiel que joue le design­er, “il prog­et­tista” (mot que l’on pour­rait traduire par con­cep­teur de pro­jet), c’est le per­son­nage clé des proces­sus de créa­tiv­ité, qui se déroulent en per­ma­nence et dans tous les secteurs. Son impor­tance est unanime­ment recon­nue et dans tous les secteurs. Le prog­et­tista inter­vient dès la phase de con­cep­tion des pro­duits sur un pied d’é­gal­ité totale avec les ingénieurs et les respon­s­ables du mar­ket­ing. Ce n’est pas seule­ment un “styl­iste”. C’est un pro­fes­sion­nel, capa­ble de con­cevoir un pro­duit pour son indus­tri­al­i­sa­tion et non pas seule­ment pour pos­er aux usines d’inex­tri­ca­bles prob­lèmes de mise au point. Les design­ers sont fous d’in­dus­trie et les indus­triels fous de design. Ces derniers ont été sen­si­bil­isés à cette dis­ci­pline et ils savent que les objets émet­tent, visuelle­ment, des mes­sages silen­cieux importants.

J. B‑C. : La concurrence internationale est de plus en plus une concurrence de créativités. Dans un secteur où nous pensions donner le ton, comme le textile, les Italiens étaient, déjà avant la dévaluation, responsables de la moitié de notre énorme déficit commercial (plus de 20 milliards de francs en 1993).

F. V. : Ce qui vaut pour la mode, vaut aus­si pour d’autres secteurs.

Les indus­triels font appel à des design­ers venus de tous les pays du monde. Ils appor­tent leur tal­ent et don­nent des infor­ma­tions sur leurs cul­tures. Par exem­ple, au Japon, une chaise doit être plus basse qu’en Europe. Il est à not­er que des design­ers nip­pons comme Moto­mi Kawaka­mi ou Toshiyu­ki Kita par­lent tous ital­ien. Autre exem­ple, celui de Car­rare. Au-delà des prouess­es tech­niques (des plaques de mar­bre, planes ou courbes de 2 mm d’é­pais­seur ; des sys­tèmes d’ac­crochage aux façades très nova­teurs), on con­fie au prog­et­tista la mise en scène des aires d’ex­po­si­tion. Le suc­cès des car­relages de Sas­suo­lo (350 entre­pris­es, 30 000 emplois, plus d’un quart de la pro­duc­tion mon­di­ale) est large­ment dû au tra­vail des design­ers en matière de formes, de couleurs, de recherche dans le domaine des états de surface.

La déval­u­a­tion a bon dos, comme le tra­vail au noir qui n’ex­iste pra­tique­ment plus dans les zones où sont implan­tés des dis­tricts. La vérité, c’est que les Ital­iens sont plus créat­ifs que nous, y com­pris, comme vous avez rai­son de l’indi­quer, dans ce que nous pen­sions être nos chas­s­es gardées, comme la mode.

La for­ma­tion des design­ers et la con­sid­éra­tion que l’on a pour leur méti­er y sont pour beaucoup.

J. B‑C. : Comment tous ces créateurs sont-ils formés ?

Pinocchio
Dès l’en­fance, les Ital­iens appren­nent à con­naître Pinoc­chio, per­son­nage inspiré par le goût de l’ex­péri­ence sur le ter­rain et de la fan­taisie intrépi­de. Illus­tra­tion de Attilio Mussi­no. © INTERÉDITIONS

F. V. : En Ital­ie, le “prog­et­tista” type a très sou­vent reçu une solide for­ma­tion d’ar­chi­tecte, c’est-à-dire une for­ma­tion longue et très struc­turée. Aupar­a­vant, il a, comme tous les jeunes Ital­iens, reçu à l’é­cole, puis au lycée une for­ma­tion à l’his­toire de l’art (que l’on ne dis­tingue pas de l’his­toire tout court) et une bonne for­ma­tion aux arts plas­tiques, sanc­tion­née au bac­calau­réat. Le jeune “prog­et­tista” com­mencera sou­vent sa car­rière auprès d’un “mae­stro”, patron d’une petite agence indépen­dante tra­vail­lant pour dif­férents clients. On lui fera pass­er un bleu de tra­vail pour aller com­pren­dre, sur le ter­rain, les sys­tèmes de fab­ri­ca­tion et appren­dre à bien com­mu­ni­quer avec ouvri­ers et ingénieurs. On notera encore que la presse quo­ti­di­enne s’in­téresse régulière­ment au design et que les indus­triels sont abon­nés à des revues comme Modo ou Domus qui les tien­nent au courant des ten­dances du design dans le monde entier.

J. B‑C. : Nous aurions bien d’autres aspects des activités des districts à évoquer. Je pense à la mécanique, que nous avons tellement négligée en France, et qui demeure si importante en Italie. Je pense aussi aux aspects institutionnels, au rôle des partis politiques, à celui des organisations patronales, notamment dans la mutualisation du risque bancaire. Je sais que vous avez beaucoup d’idées sur tous ces sujets, mais je suis obligé de vous demander de conclure. Vous connaissez à fond l’Italie et ses districts. Vous connaissez aussi notre pays et ses lacunes. Quelles recommandations cette double expérience vous amène-t-elle à adresser aux membres de notre “communauté polytechnicienne” dont beaucoup ont encore un rôle direct à jouer pour faire que notre pays sorte enfin du sous-emploi.

F. V. : Je me per­me­t­trai de for­muler deux recommandations :

1. Suiv­re le con­seil de Luciano Benet­ton qui dit : “On ne com­prend vrai­ment quelque chose qu’en usant ses souliers.” Donc aller sur place. Ren­con­tr­er des indus­triels, des design­ers. Les écouter. Iden­ti­fi­er le rôle décisif des acteurs locaux qui infor­ment, coor­don­nent et ani­ment ces sys­tèmes complexes.

2. Imag­in­er des trans­ferts vers la France. Je pense qu’il faudrait mon­ter, selon cette for­mule, des pro­jets nova­teurs dans un secteur don­né et sur un ter­ri­toire don­né en util­isant l’or­gan­i­sa­tion typ­ique des dis­tricts indus­triels. À con­di­tion de bien pré­par­er les acteurs à jouer leur rôle dans une con­fig­u­ra­tion de ce genre, je pense que l’on prou­vera qu’il y a d’autres manières de faire fonc­tion­ner un univers économique.

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