Où en sont les créations d’entreprises en France ?

Dossier : Créer des entreprisesMagazine N°584 Avril 2003
Par Gérard de LIGNY (43)

Des chiffres trompeurs

La Jaune et la Rouge s’in­té­resse aux créa­tions d’en­tre­prises depuis de nom­breuses années. Il y a cinq ans, Georges Comès (54) nous mon­trait, sta­tis­tiques en mains, qu’il man­quait en France 800 000 PME et en 1999 un numé­ro spé­cial titrait déjà « La France a besoin d’entrepreneurs ». 

Mais la grande presse ne s’in­té­resse qu’aux mam­mouths : les pages éco­no­miques du Figa­ro sont cal­quées sur ses pages spor­tives. Pébe­reau rem­place Zidane, Viven­di Uni­ver­sal rem­place le PSG, il n’y est tou­jours ques­tion que des cin­quante pre­mières entre­prises mon­diales, mis à part quelques échos sur les petits patrons malchanceux. 

Et voi­là que le radio­scope de Rolf Hick­mann, après avoir fait ses preuves aux États-Unis, se branche sur les entre­prises fran­çaises et nous fait décou­vrir que ce sont les TPE (très petites entre­prises) nais­santes qui sont à l’o­ri­gine du déve­lop­pe­ment des emplois. La soi-disant crois­sance des MGE était due tout sim­ple­ment à la mon­tée dans la classe supé­rieure de TPE grandissantes. 

Ses chiffres, authen­ti­fiés, sont les sui­vants : en France, de 1991 à 1998, à par­tir d’un stock ini­tial de 3,7 mil­lions d’emplois dans les TPE : 

  • 1,7 mil­lion a été per­du du fait des disparitions, 
  • mais 1,2 mil­lion a été gagné par les entre­prises survivantes, 
  • et 2,4 mil­lions ont été gagnés par les créations. 


Au total 1,9 mil­lion d’emplois sup­plé­men­taires, soit une hausse de 48 % sur le stock initial. 

Pen­dant la même période, le stock d’emplois des entre­prises clas­sées en 1991 dans les caté­go­ries PME-MGE dépé­ris­sait de 1,8 mil­lion faute de crois­sance et de créa­tions ; mais en s’ap­pro­priant les vic­toires des TPE qui, en crois­sant, étaient pas­sées dans leur camp, ces caté­go­ries ont don­né l’ap­pa­rence d’une crois­sance propre. 

Nous nous inté­res­sons donc, ci-après, à la créa­tion des entre­prises qui démarrent à toute petite échelle. 

Fran­çois Hurel, pré­sident de l’As­so­cia­tion pour la Créa­tion d’en­tre­prises depuis dix ans, vient de don­ner quelques chiffres édi­fiants à son nou­veau gou­ver­ne­ment : le nombre annuel de créa­tions d’en­tre­prises pour 10 000 habi­tants est de 44 en France contre 62 aux États-Unis, 88 en Espagne, 65 en Italie. 

À la véri­té, ces chiffres ne sont pas très sûrs, parce qu’on ne sait pas si dans ces dif­fé­rents pays les mots « entre­prise » et « créa­tion » signi­fient la même chose. Déjà en France, le chiffre varie en 2001 selon le sens des mots ; de 177 000 à 271 000 créa­tions, le der­nier chiffre cor­res­pon­dant à l’ad­di­tion des : 

  • créa­tions ex nihi­lo (177 000),
  • résur­rec­tions d’en­tre­prises dans le coma (52 000), 
  • reprises d’en­tre­prises en dif­fi­cul­té (42 000). 

Période 1985–1995
Cr​éation Dispari​tion So​lde
France  13,8% 13,4% +0,4
États-Unis  17,7% 14,1% +3,6
Allemagne  15,9% 12,6% +​4,3

Autres chiffres, plus signi­fi­ca­tifs quoique anciens, cités par Ber­nard Zim­mern dans son ouvrage soli­de­ment docu­men­té À tout fonc­tion­naire son chô­meur. Il com­pare les taux de création/disparition, par rap­port au parc d’en­tre­prises exis­tantes, avec néces­sai­re­ment le même concept d’en­tre­prise au numé­ra­teur et au dénominateur : 

La situa­tion de la France ne semble pas s’être amé­lio­rée depuis vingt ans : hor­mis des oscil­la­tions liées à la conjonc­ture éco­no­mique, le recul des créa­tions depuis 1984 est de 8 %. 

Ce phé­no­mène glo­bal mérite d’être analysé. 

Qu’est-ce qui progresse ? Qu’est-ce qui régresse ?

Il faut savoir que 80 % des créa­tions sont faites par un indi­vi­du seul (aucun sala­rié) dans le but de créer son emploi et pour la plu­part sans pers­pec­tive de déve­lop­pe­ment. Ce qu’on appelle « très petites entre­prises » (TPE), c’est donc à 77 % des tra­vailleurs indé­pen­dants (cor­don­nier, infir­mière libé­rale, cabi­net médi­cal…) sans pers­pec­tive de crois­sance. Il n’y a rien à leur repro­cher : ce sont envi­ron 200 000 per­sonnes qui ne sont can­di­dates ni à la fonc­tion publique ni à la pro­tec­tion du sala­riat d’en­tre­prise, et qui apportent pen­dant quelques années (en moyenne six ans) 200 000 emplois dans notre pays. 

Mais ce sont les 23 % res­tants (65 000 créa­tions) qui nous inté­ressent le plus et qu’il fau­drait mul­ti­plier par 2 ou 3 pour rat­tra­per, en une dizaine d’an­nées, notre retard. 

Aujourd’­hui, plus du tiers de ces entre­prises (envi­ron 26 000) dis­pa­raissent au bout de cinq ans, dont une par­tie, par rachat (ce qui conserve par­tiel­le­ment l’emploi), et 10 % seule­ment par faillite. Les autres pro­gressent : envi­ron 6 000 d’entre elles dépassent le seuil des TPE (10 sala­riés) et sont donc pla­cées sur la rampe de lan­ce­ment du vrai déve­lop­pe­ment (même si elles doivent un jour, pour rai­sons diverses, s’a­gré­ger à un plus grand groupe). 

Au total, au bout de dix ans, ce sont 4 mil­lions d’emplois créés par les entre­prises nou­velles, soit 30 % des emplois du sec­teur privé.
Ces résul­tats dif­fèrent évi­dem­ment sen­si­ble­ment d’une branche d’ac­ti­vi­té à l’autre : 

  • dans les branches où le ticket d’en­trée est faible (petite mise de fonds, tech­ni­ci­té rudi­men­taire), le turn-over créations/disparitions est éle­vé, de sorte qu’il faut regar­der le solde, plu­tôt que le nombre de créa­tions ; mais cela touche le plus sou­vent les créa­tions à 0 ou 1 sala­rié, sans ambition ; 
  • dans les branches d’ac­ti­vi­té en phase de crois­sance (ou de déclin), le niveau des créa­tions est beau­coup plus signi­fi­ca­tif pour l’emploi… (sauf là où la masse cri­tique s’é­lève irré­sis­ti­ble­ment et où la concen­tra­tion des entre­prises est inévi­table). On observe une baisse de 30 % des créa­tions – en cinq ans – dans le com­merce de détail du fait des grandes sur­faces tan­dis que dans la vente par cor­res­pon­dance la hausse est de 27 % et dans la res­tau­ra­tion rapide de 12 %. 


Par­mi les branches pro­fes­sion­nelles crois­santes et décrois­santes, on peut citer : 

  • les entre­prises de ser­vices juri­diques et infor­ma­tiques qui pro­gressent, alors que les cabi­nets d’é­tude de mar­ché et de publi­ci­té régressent ; 
  • les ser­vices aux par­ti­cu­liers dans les domaines : san­té, beau­té, arts, sports, diver­tis­se­ment où les crois­sances se mul­ti­plient, alors que dans tout ce qui touche à l’ha­bille­ment et aux petites répa­ra­tions elles déclinent ; 
  • tout le BTP pro­gresse (+ 15 %) et toute l’in­dus­trie régresse (- 30 %). 

Par quels hommes et avec quels moyens sont créées les entreprises ?

Beaucoup de créateurs plafonnés

Mises à part les pro­fes­sions libé­rales, les 160 000 entre­prises à 0 ou 1 sala­rié sans ambi­tion de crois­sance sont créées par des auto­di­dactes qui n’ont pas été gâtés par la vie (près de 40 % de chô­meurs) et dont le cur­sus sco­laire s’est arrê­té en des­sous du baccalauréat. 

Par­mi les 65 000 qui ont une ambi­tion de crois­sance, le taux des « Bac + 2 (ou 3) » n’est que de 30 % (dont 10 % d’in­gé­nieurs) et leur demande de for­ma­tion com­plé­men­taire est faible, sauf en langue étran­gère et en finance. Ce sont donc des gens cou­ra­geux et com­pé­tents dans leur par­tie, mais sou­vent pla­fon­nés dans leur capa­ci­té de croissance. 

Les plus per­for­mants sont ceux qui se lancent à 35–45 ans après une expé­rience de tech­ni­ciens ou de cadres sala­riés dans des métiers proches de ceux dont ils vont avoir besoin. Ils pro­viennent géné­ra­le­ment de familles où l’en­tre­pre­na­riat est à l’hon­neur et où on parle « busi­ness » à la table com­mune. Mais ça ne suf­fit pas pour être de grands innovateurs. 

Des moyens financiers sous-dimensionnés

Les moyens finan­ciers au démar­rage sont faibles. 

D’a­près une enquête sérieuse réa­li­sée dans l’an­née 2000, l’ap­port ini­tial moyen d’une entre­prise indi­vi­duelle est de 10 000 € (62 000 F), et celui d’une entre­prise en socié­té de 14 000 € (30 % seule­ment au-des­sus de 15 000 €). 

Avec ces res­sources cal­cu­lées ain­si au plus juste, les entre­pre­neurs ont de quoi ache­ter leurs pre­miers équi­pe­ments et éven­tuel­le­ment embau­cher 1 ou 2 col­la­bo­ra­teurs en CDD. C’est pour­quoi 95 % tiennent bien le coup pen­dant six mois et 90 % pen­dant un an. 

Mais c’est à par­tir de deux ans que la situa­tion devient dif­fi­cile, parce que les besoins en fonds de rou­le­ment ont été sous-esti­més dans le busi­ness plan ini­tial et que, l’é­vé­ne­ment de la créa­tion étant pas­sé, ni les inves­tis­seurs ni les ban­quiers ne veulent conti­nuer à financer. 

Nous avons là la pre­mière expli­ca­tion des 50 % de fer­me­tures au bout de trois à cinq ans. 

Accompagnement

Le créa­teur, sauf si c’est un réci­di­viste bien rodé, a tou­jours besoin d’un accom­pa­gne­ment à dif­fé­rents stades : construc­tion et pré­sen­ta­tion du pro­jet, recherche de finan­ce­ment, consti­tu­tion d’un car­net d’a­dresses, choix des meilleures stratégies… 

Mal­heu­reu­se­ment, les créa­teurs sont sou­vent pré­somp­tueux et « indé­pen­dan­tistes », ils ne res­sentent pas spon­ta­né­ment le besoin d’un accompagnement. 

Il faut donc les convaincre et sur­tout les aider à trou­ver un accom­pa­gna­teur avec qui ils « accrochent » bien, et qui par ailleurs soit moti­vé, com­pé­tent, et peu coûteux. 

À cet effet, il existe des conseillers d’en­tre­prises qui sont soit liés à une Chambre consu­laire, soit consul­tants pro­fes­sion­nels à prix réduit (grâce à un Fonds d’aide au conseil). Mais la posi­tion de conseilleur – non payeur – est rare­ment suffisante. 

L’ac­cro­chage le plus solide est celui qui repose sur une inter­dé­pen­dance à la fois pro­fes­sion­nelle et finan­cière. Alain Mathieu en parle en connais­seur dans son article sur les Busi­ness Angels.

Il existe aus­si des asso­cia­tions d’é­par­gnants qui se mobi­lisent pour appuyer les por­teurs de pro­jets valables. C’est ce que fait en France le réseau « Love money », qui méri­te­rait d’être sou­te­nu, bien qu’on ait sur­tout besoin de « pro­fes­sio­nal money ».

Enfin, il faut signa­ler la for­mule de l’es­sai­mage trai­tée par Denis Oulès dans ce dossier. 

Pour les créations d’entreprises, a‑t-on tout essayé ?

Les pou­voirs publics agissent avec les outils qu’ils pos­sèdent, c’est-àdire : l’argent des contri­buables, le pou­voir régle­men­taire et les éta­blis­se­ments d’enseignement.

La FIMPE

Jacques Barache (47), décé­dé le 23 février der­nier, a lan­cé en 1996 la Fon­da­tion inter­na­tio­nale pour la moyenne et petite entre­prise, cou­vrant dans un pre­mier temps trois ter­ri­toires : le Valais suisse, l’É­mi­lie (Ita­lie) et la Bretagne. 

Cette Fon­da­tion a réa­li­sé, en 2001–2002, pour la Com­mis­sion euro­péenne, un pro­jet pilote de for­ma­tion à dis­tance sur Inter­net : « Les patrons forment les patrons ». 

Mal­gré la dis­pa­ri­tion sou­daine de notre cama­rade BARACHE, un pro­jet d’ex­ten­sion du sys­tème de for­ma­tion à l’en­semble de la Suisse est en cours de réalisation. 

L’en­sei­gne­ment est cité ici qua­si­ment pour mémoire. Non pas qu’il ne soit essen­tiel, mais on n’a jamais essayé sérieu­se­ment de rap­pro­cher le monde de l’en­sei­gne­ment de celui de l’en­tre­prise, a for­tio­ri de pré­pa­rer ses élèves à la créa­tion d’en­tre­prises. Et il n’est pas éton­nant que les créa­teurs d’en­tre­prises soient en majo­ri­té d’an­ciens mau­vais élèves du lycée, entrés très tôt dans la vie professionnelle. 

L’argent public affec­té aux créa­tions d’en­tre­prises est esti­mé à 2 mil­liards d’eu­ros par an, soit envi­ron 10 000 euros par emploi créé durable. C’est le même chiffre que celui des fonds propres de l’en­tre­prise moyenne à son démar­rage. On connaît mal les chiffres des pays étran­gers, mais il est cer­tain que ceux des États-Unis, de l’Es­pagne et de l’I­ta­lie sont moindres. La masse dépen­sée en France est donc suf­fi­sante, mais son mode de répar­ti­tion fait pro­blème : c’est là que nous rejoi­gnons la régle­men­ta­tion.

La France n’est pas la seule à avoir mul­ti­plié les aides à la créa­tion d’en­tre­prises, mais elle a bat­tu le record de la mul­ti­pli­ci­té des canaux et des règles de distribution. 

Nous n’a­vons pas eu la sagesse de la Grande-Bre­tagne en 1986, qui a annu­lé 480 règle­ments. Nous dis­po­sons de près de 1 200 types d’aides à la créa­tion d’en­tre­prises ; il s’a­git en qua­si-tota­li­té d’aides finan­cières (sub­ven­tions et exemp­tions de charges) qui s’ac­cu­mulent pour le même pro­jet (jus­qu’à 10) et pro­viennent de gui­chets différents. 

L’ar­chi­tec­ture des avan­tages accor­dés au créa­teur repose sur trois logiques dis­tinctes, qui expliquent leur diversité : 

  • la logique éco­no­mique, qui vise le renou­vel­le­ment du tis­su éco­no­mique et le déve­lop­pe­ment de l’in­no­va­tion tech­no­lo­gique. C’est celle du minis­tère des Affaires économiques ; 
  • la logique sociale, qui s’at­tache au main­tien et au déve­lop­pe­ment des emplois, par­ti­cu­liè­re­ment au pro­fit des chô­meurs, des RMIstes et des exclus. C’est celle du minis­tère des Affaires sociales ; 
  • la logique ter­ri­to­riale, qui s’in­té­resse à la loca­li­sa­tion des nou­velles entre­prises en favo­ri­sant les régions mena­cées de dépeu­ple­ment. C’est bien enten­du celle de la Datar et des col­lec­ti­vi­tés locales. 


L’in­ter­sec­tion de ces trois logiques conduit à des régle­men­ta­tions com­plexes, gui­dées par une crainte panique de l’ar­bi­traire et du favoritisme.

Outre que ce sys­tème favo­rise les ini­tiés par rap­port aux non-ini­tiés, il a l’in­con­vé­nient d’al­lon­ger les délais de créa­tion, ce qui rebute une bonne par­tie des por­teurs de projets. 

Le plus triste est que tout l’ar­se­nal des aides à la créa­tion d’en­tre­prises passe à côté du pro­blème essen­tiel : aider le créa­teur à consti­tuer autour de lui une petite équipe soli­daire qui lui apporte, au moment vou­lu, l’argent et les com­pé­tences qui lui manquent. 

En conclusion

Mal­gré une vieille culture pay­sanne défiante envers le « busi­ness », envers l’argent et envers le risque – parce que l’é­chec est hon­teux -, la France a tout ce qu’il faut pour secré­ter de bons créa­teurs d’en­tre­prises : elle ne manque pas d’i­dées, ni de com­pé­tences, ni d’argent dor­mant, ni de réseaux d’ap­pui à la création. 

Son dyna­misme créa­tif est frei­né par la prio­ri­té abso­lue don­née à la jus­tice dis­tri­bu­tive avant même que les biens à dis­tri­buer ne soient pro­duits.

La prin­ci­pale recom­man­da­tion à faire serait donc de dis­joindre l’aide sociale et l’aide éco­no­mique, c’est-à-dire : 

  • aider les pauvres à créer leur emploi, en les dis­pen­sant au maxi­mum des règle­ments et des coti­sa­tions de toutes sortes ; 
  • sti­mu­ler les riches et les diplô­més, d’une part en met­tant à leur dis­po­si­tion des rampes de lan­ce­ment à forte pente, d’autre part en popu­la­ri­sant la réus­site, en décul­pa­bi­li­sant l’é­chec ponc­tuel, et en lais­sant aux gagnants les fruits de leurs efforts ou de leur audace. 

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