Choc de générations ou choc de civilisations ?

Dossier : Entreprise et ManagementMagazine N°588 Octobre 2003
Par Catherine MONTAGNON (73)

Le vieillissement de la population européenne

La France va devoir affron­ter dès 2006 le mou­ve­ment de vieil­lisse­ment de la pop­u­la­tion active con­staté dans l’ensem­ble des pays indus­tri­al­isés. Le nom­bre des salariés âgés de plus de 40 ans s’ac­croît dans les entre­pris­es. De plus l’e­spérance de vie aug­mente. Enfin, en l’an 2000, l’âge moyen auquel une femme a eu un enfant était de 29,4 ans !

Les lois sociales ont entraîné les entre­pris­es à gag­n­er en pro­duc­tiv­ité immé­di­ate, à réduire leurs effec­tifs en pro­posant des sys­tèmes qui ont un coût immé­di­at mais aus­si un coût plus dif­fi­cile­ment mesurable de perte des com­pé­tences en par­ti­c­uli­er des com­pé­tences implicites.

D’autre part, l’opin­ion com­muné­ment admise chez les respon­s­ables d’en­tre­prise et les salariés eux-mêmes asso­cie l’âge à un préjugé de moin­dre pro­duc­tiv­ité, donc à un coût accru (baisse de performance/coût salar­i­al élevé) dû à l’an­ci­en­neté, à une moin­dre capac­ité à se for­mer et à s’adapter aux TIC et aux nou­velles organisations.

Au niveau mon­di­al, les pays les plus touchés par le vieil­lisse­ment de la pop­u­la­tion sont les pays en développe­ment. L’ob­jec­tif de l’ONU, comme le souligne Nitip Desai, c’est de faire que la “vieil­lesse ne soit pas dis­crim­inée comme un hand­i­cap, mais vécue comme un pro­grès et une richesse”. En cinquante ans, le nom­bre de per­son­nes âgées a triplé, il y a 629 mil­lions de per­son­nes de plus de 60 ans dans le monde. En 2050, elles seront deux mil­liards, dont 20 % de plus de 80 ans. Ces per­son­nes représen­tent 20 % de la pop­u­la­tion des régions développées.

La fracture sociale : le choc des générations

Cepen­dant quel que soit le milieu, le mal-être dépasse la sim­ple ques­tion des retraites.

Population de la France au 1er janvier 2001

Les métiers se sont trans­for­més et con­tin­ueront à le faire, cer­tains mour­ront, d’autres naîtront, de plus en plus vite, puisque le temps est devenu si impor­tant que tout le monde court après sans faire la pause néces­saire à la réflex­ion. Peur de vieil­lir, peur de la mort, l’homme s’enivre de tra­vail, lorsqu’il en a ; d’ac­tions sociales ou de loisirs quand il le peut.

Il n’ex­iste pas encore de man­age­ment posi­tif des âges, le jeu­nisme est à la mode et les trans­ferts de com­pé­tences entre les anciens et les plus jeunes ne se font plus.

La douleur dans l’ex­er­ci­ce de son méti­er entraîne une démo­ti­va­tion et une réac­tion sim­ple : l’at­ten­tisme, l’im­mo­bil­isme, quand ce n’est pas la con­ta­gion de la démo­ti­va­tion voire la destruc­tion per­ni­cieuse du cap­i­tal de con­nais­sances et de com­pé­tences de l’entreprise.

Notre pays aura, à la fin de cette décen­nie, à faire face à ces per­spec­tives dif­fi­ciles, mais prévis­i­bles et donc gérables. Hier, les 30–45 ans con­sti­tu­aient l’essen­tiel de la pop­u­la­tion active ; demain, ce seront majori­taire­ment les plus de 45 ans, actuelle­ment en sous-emploi, qui auront à assur­er non seule­ment la bonne marche économique du pays, mais aus­si la sol­i­dar­ité de régimes de retraite de plus en plus coû­teux. Sommes-nous prêts, actuelle­ment, à assumer de tels boule­verse­ments ?1

Les con­séquences de ce phénomène sont mul­ti­ples. Ceux qui croy­aient avoir tout sac­ri­fié pour leur entre­prise (san­té, loisir, vie de famille) pen­saient ne plus rien devoir à per­son­ne, surtout de la façon dont cer­tains sont remer­ciés. Prête pour une retraite bien méritée, poussée par la généra­tion suiv­ante, la généra­tion sac­ri­fiée aura cru dans l’en­tre­prise (que pour la plu­part ils n’au­ront jamais quit­tée) et pen­sait par­tir, sans gloire, sans remer­ciements, voire même après une longue et dif­fi­cile mise au plac­ard. Le départ à la retraite parais­sait alors la fin d’un long par­cours, très éloigné de leur rêve de jeunesse.

Seule­ment voilà, les 35–45 ans, la généra­tion dés­abusée com­mençait à espér­er voir quelques places se dégager. Tous ces cadres ne pou­vant grimper dans la hiérar­chie car les places étaient pris­es par les anciens com­mençaient à voir poindre le jour de leur avène­ment et de leur recon­nais­sance. Mais tout n’est pas si sim­ple. La peur qui s’est instal­lée entre leurs aînés et eux, peur de perte de pou­voir, peur de pertes de savoir, peur de com­mu­ni­quer, rede­vient pal­pa­ble, même si elle est de plus en plus cachée et sournoise.

Et nos jeunes ? Eux qui étant si peu nom­breux ne devraient avoir aucun prob­lème d’emploi ! Et pour­tant les voilà touchés par une crise inex­plic­a­ble : de trop longues études, une faible con­nais­sance du monde de l’en­tre­prise, une dif­fi­culté à s’adapter aux sys­tèmes qu’ils soient hiérar­chiques ou à struc­ture plate ? Ils n’au­raient, s’ils le souhaitaient, aucune dif­fi­culté pour inté­gr­er une entre­prise. Mais eux aus­si font peur ! Généra­tion cynique, ils ont vu les licen­ciements de leurs par­ents, leur honte du chômage.

Pour eux, l’en­tre­prise n’est pas une société à laque­lle ils sont prêts à don­ner plus que leur dû. Ils tra­vail­lent pour leur salaire, pour leur car­rière. Ne vous y trompez pas, ils sont là pour appren­dre encore et encore, absorber les com­pé­tences et les savoirs de l’en­tre­prise. À force de leur répéter qu’ils devraient chang­er plusieurs fois de métiers, ils ont par­faite­ment inté­gré cette idée et zap­pent d’une entre­prise à l’autre en engrangeant les com­pé­tences afin de les digér­er et de les pro­pos­er au plus offrant.

Quelques exemples

  • Les cadres de l’É­d­u­ca­tion nationale s’in­quiè­tent du jusqu’auboutisme des jeunes profs, et ajoute un inspecteur général : “Nous devons réfléchir pour savoir com­ment trans­met­tre l’éthique du méti­er.“2
  • Beau­coup tra­vail­lent en prenant le savoir des sociétés pour l’u­tilis­er ailleurs. Ce phénomène risque de s’am­pli­fi­er avec la pénurie des tra­vailleurs. Voilà que l’en­tre­prise donne son savoir et ses com­pé­tences à ses employés sans assur­er leur fidéli­sa­tion, alors que pour con­stru­ire de la valeur ajoutée et gag­n­er des parts de marché, il faut, au con­traire, que ses acteurs tra­vail­lent pour l’entreprise.
  • Et le mois d’août paraît devoir être prop­ice aux restruc­tura­tions, délo­cal­i­sa­tions, fer­me­tures de sites… et autres plans soci­aux. Et ce quel que soit le secteur. Le groupe Peu­geot annonce la sup­pres­sion de 500 postes à Pois­sy, Solec­tron se délo­calise en Chine et sup­primera 750 postes en Gironde, Alstom prévoit la sup­pres­sion de 915 emplois sur le ter­ri­toire de Belfort, Altadis en annonce 700.
  • Les EPA de l’É­d­u­ca­tion nationale enta­ment un regroupe­ment avec une pre­mière annonce offi­cielle, la fer­me­ture de leur librairie pour une librairie de l’é­d­u­ca­tion inau­gurée le 19 août.
  • TPE-PME reprise et perte de com­pé­tences, dépôt de bilan.

Plutôt que de se bat­tre pour aug­menter la valeur ajoutée de leur entre­prise avant ces­sion, beau­coup de chefs d’en­tre­prise préfèrent tuer leur bébé plutôt que de le don­ner à un jeune qui ne com­prend rien !

Pris sur le vif

Malaise des enseignants, villes pris­es en otage par les inter­mit­tents du spec­ta­cle, tous ces maux ne sont que la par­tie vis­i­ble de l’ice­berg. Car, dans les entre­pris­es vis­itées, le refrain est tou­jours le même : J’ai assez donné !

Indice de la population d’âge actif (15-64 ans) en 2010D’un naturel résol­u­ment opti­miste, nous ne pou­vons nous arrêter sur le résul­tat de plusieurs semaines de ren­con­tres avec les patrons des PME, leur leit­mo­tiv est :

“Il n’y a pas de prob­lèmes chez moi.”

“De toute façon, per­son­ne ne m’empêchera de pren­dre ma retraite, si demain je peux ven­dre, je le ferai, à n’im­porte qui, et sans état d’âme.”

Car, il ne faut pas se tromper, ces mou­ve­ments ne sont pas signe de vital­ité et de volon­té de change­ment comme avaient pu l’être d’autres crises, ici règ­nent la las­si­tude, la peur et le désarroi.

Présente dans une entre­prise, j’ai dû con­stater que trois per­son­nes étaient à l’ac­cueil et le seul client a dû atten­dre près de six min­utes avant que l’un d’en­tre eux cesse le bavardage, et fasse son travail.

Ils avaient un prob­lème impor­tant : com­ment organ­is­er leurs vacances pour ne pas per­dre tous les jours acquis (aux­quels ils ont for­cé­ment droit, et qu’on leur repren­dra s’ils ne sont pas pris. Oh ! scan­dale). Ce prodigieux exer­ci­ce math­é­ma­tique dur­era tout l’après-midi, parsemé d’é­clats de rire !

Autre anec­dote : j’é­tais dans le train et les mem­bres d’une organ­i­sa­tion syn­di­cale reve­naient en fan­fare d’une journée de protes­ta­tion. On aurait pu les croire remon­tés, coléreux, vindicatifs.

Eh bien non, ils avaient fini leur action, et cha­cun de compter jusqu’à quel âge il allait tra­vailler, com­bi­en il toucherait, et quand serait cette fameuse retraite. Car, finale­ment, tout le monde l’a bien com­pris. C’est math­é­ma­tique, plus de seniors, moins de jeunes, des adultes qui ne meurent plus à 65 mais à 77 ans, des jeunes qui ne com­men­cent plus à tra­vailler à 14 ou 16 ans, mais à 25, 27. Je ne cri­tique pas là une avancée sociale impor­tante (le recul de la péni­bil­ité pour les jeunes ado­les­cents et l’amélio­ra­tion des savoirs).

Indice de remplacement de la population en âge de travailler (2010)Mais cette amélio­ra­tion existe-t-elle vrai­ment ? N’a-t-on pas voulu que tous les élèves aient leur bac sans pour cela que cela leur ouvre la pos­si­bil­ité de faire des études supérieures. Et com­bi­en se retrou­vent frus­trés, à 23 ou 25 ans, après avoir accu­mulé des diplômes que les entre­pris­es ne recherchent pas, qui n’ont pas le sens de l’en­tre­prise et le décou­vrent sur le tard ?

L’or­gan­i­sa­tion du tra­vail est plaquée sur les hommes avec des critères théoriques et dans une vision de ren­de­ment immé­di­at ; le con­trôle des entre­pris­es par les marchés financiers a fini par cacher le véri­ta­ble rôle de l’en­tre­prise, apporter de la valeur ajoutée à son pays ! Les pro­jets trans­ver­saux, le tra­vail d’équipe néces­si­tent une cul­ture com­mune qui tend à s’effacer.

Il m’a été don­né de pou­voir tra­vailler dans des étab­lisse­ments publics, et je dois dire que bien des idées pré­conçues sont tombées devant la réal­ité des faits, des per­son­nels motivés, ent­hou­si­astes pour leur tra­vail, qui par­lent avec con­vic­tion du ser­vice public.

La qua­si-total­ité de ces per­son­nes veut faire avancer les choses, faire un tra­vail de qual­ité, et ne compte pas ses heures lorsque le pro­jet les motive. Seule­ment voilà, il y a l’in­er­tie de la machine admin­is­tra­tive, le pou­voir de déci­sion se heur­tant à une hiérar­chie et des “prés car­rés”. Alors, les forces s’a­menuisent, la volon­té de faire bien et même mieux s’ef­face devant le triste con­stat de la réal­ité. Il est inter­dit de vouloir faire bouger les choses !

On a tant voulu apporter aux Français une cul­ture de loisirs, cul­ture hors de nos moyens, que ceux-ci ne pensent plus au tra­vail que pour la retraite qu’il apportera.

Calcul économique et rentabilité

Une étude qui a été menée par un grand cab­i­net dans 600 entre­pris­es européennes (21 pays), au cours de l’an­née 2002, mon­tre l’im­pact du man­age­ment sur la valeur du tra­vail effec­tué par les hommes de l’entreprise.

Selon ce cab­i­net, un bon man­age­ment par les com­pé­tences aug­mente la valeur des actions : les Sociétés européennes s’ap­puyant sur un man­age­ment met­tant l’homme comme pri­or­ité mul­ti­pli­eraient par deux la valeur des actions. Les bonnes pra­tiques de man­age­ment aug­mentent la résis­tance aux crises.

Le graphe ci-dessus représente la valeur de l’ac­tion des sociétés étudiées, sur une péri­ode de cinq ans (jusqu’en juin 2002)3.

Où se trouve cette valeur ajoutée ?

Augmentation de la valeur des actions sur cinq ansDans la mobil­i­sa­tion et la réac­tiv­ité des per­son­nes (89,6 %), la poli­tique de recrute­ment basée sur le long terme, une entre­prise flex­i­ble où il fait bon vivre, une com­mu­ni­ca­tion interne fiable sur les objec­tifs et les mis­sions de l’entreprise.

Com­ment assur­er le retour sur investissement ?

  • Par l’emploi et la bonne ges­tion des seniors,
  • l’amélio­ra­tion de l’im­age de l’en­tre­prise (com­mu­ni­ca­tion interne et externe),
  • l’ac­com­pa­g­ne­ment des per­son­nes qui con­stituent un pas­sif social.


Le retour sur investisse­ment d’une telle démarche est rapide.

Ce que nous avons appris

La perte des compétences et des savoirs de l’entreprise

La cristalli­sa­tion des com­pé­tences et par voie de con­séquence l’inem­ploy­a­bil­ité de per­son­nes étant restées au même poste pen­dant trop d’an­nées est un prob­lème au moins aus­si impor­tant que le turn-over rapi­de qui ne per­met pas de domin­er et de s’im­prégn­er des savoirs et com­pé­tences nécessaires.

Les salariés âgés (l’âge dépen­dant du tra­vail : gru­ti­er, con­duc­teur TGV, maître-chien, min­istre, médecin), s’ils sont plus ou moins mis au plac­ard, freinent l’évo­lu­tion de l’en­tre­prise, leurs con­di­tions de tra­vail découra­gent les généra­tions mon­tantes, et les prud’hommes sont coû­teux dès lors que l’on touche aux avan­tages acquis.

On peut tou­jours choisir la façon dont on fait son tra­vail, même si l’on n’a pas eu de choix quant au tra­vail lui-même. Les besoins d’une entre­prise sont très proches des besoins de l’être humain : créa­tiv­ité, pas­sion, flex­i­bil­ité, réac­tiv­ité, engage­ment. C’est-à-dire recon­nais­sance des autres, par la recon­nais­sance de soi. Car, com­ment faire un tra­vail, s’il n’est pas recon­nu à sa valeur.

Alors que l’é­coute et la con­fi­ance mutuelle per­me­t­tent un change­ment rapi­de et en douceur.

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* Avec la col­lab­o­ra­tion de Jean-Louis Richard (73), asso­cié Gersh­win sas. www.gershwin.fr
1. Rap­port Quintreau.
2. Le Monde du 27 juin 2003.
3. Cab­i­net Watt­son Wyatt.

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