D’Auguste, empereur de Rome, aux nanotechnologies ou la singulière histoire des progrès du béton

Dossier : Les travaux publicsMagazine N°614 Avril 2006
Par Yves MALIER

Mélange de gran­u­lats, de sables, de liants hydrauliques et d’eau, il fut inven­té par les Romains, il y a plus de deux mille ans. Dans ce mélange, les Romains employ­aient comme liant hydraulique la chaux vive obtenue par cuis­son de cal­caire. Ils avaient con­staté que le mélange de chaux vive et de sables d’o­rig­ine vol­canique (San­torin, Pouz­zoles) don­nait un pro­duit capa­ble de faire ” prise ” dans l’eau pour devenir très résistant.

Bien que la main-d’œu­vre soit, en ces péri­odes, ” abon­dante “, les con­struc­teurs romains avaient com­pris tout l’in­térêt, pour obtenir des formes auda­cieuses et légères, de sub­stituer par­fois à l’habituelle et pénible taille de pierre le coulage dans un moule d’un mélange flu­ide qui ensuite, au repos, grâce aux réac­tions d’hy­drata­tion du liant hydraulique, pre­nait fer­meté, cohé­sion, résis­tance et durabilité.

De remar­quables archi­tectes con­tem­po­rains de Mar­cus Vit­ru­vius (dit Vit­ruve) surent tir­er le meilleur par­ti de ce matéri­au. Ain­si, dal­lages sup­ports durables de mosaïques, fon­da­tions en zones humides ou immergées et très grandes coques légères furent les pre­mières appli­ca­tions. L’un des plus frap­pants témoignages de cette con­struc­tion en béton est sans doute le Pan­théon de Rome con­stru­it sous le règne d’Au­guste, remar­quable­ment con­seil­lé par Agrip­pa, son ” min­istre des grands travaux “, puis sous le règne d’Hadrien avec une coupole de 44 mètres réal­isée en ” béton léger ” dans lequel les gran­u­lats étaient briques con­cassées, tuf et pierre ponce. Cette coupole résista par­faite­ment aux mod­i­fi­ca­tions mul­ti­ples apportées peu après sa con­struc­tion, aux sévères incendies dont fut vic­time le bâti­ment et, cha­cun peut le con­stater, aux éro­sions naturelles du temps. Ain­si fut très tôt démon­trée la dura­bil­ité du pre­mier matéri­au com­pos­ite de l’his­toire des tech­niques industrielles.

Après Vitruve, un long sommeil…

Durant les boule­verse­ments du Haut Moyen Âge et dès le iiie siè­cle, la tech­nolo­gie du béton se perdit com­plète­ment… Il est vrai aus­si que, guerre après guerre, les métiers des armes avaient fait pro­gress­er la con­nais­sance des matéri­aux métalliques et l’ap­pli­ca­tion de cette con­nais­sance à la fab­ri­ca­tion de nou­veaux out­ils. Ain­si, l’in­tu­ition de l’écrouis­sage par marte­lage et la maîtrise de l’af­fû­tage par abra­sion furent, à mon avis, déci­sives car ces tech­niques per­mirent de nou­velles généra­tions de sci­es. L’abon­dance de la forêt fit le reste. Sans jamais s’ap­procher du haut niveau tech­nologique que les Chi­nois maîtri­saient déjà depuis plus d’un mil­lé­naire en ce domaine, la con­struc­tion en bois se général­isa dans toute l’Eu­rope jusqu’à l’époque de Charlemagne.

Soucieuse de plus de péren­nité, la deux­ième moitié du Moyen Âge remit à l’hon­neur la taille et l’empilement des pier­res en tra­vail­lant, comme dans toutes les péri­odes suiv­antes jusqu’à la fin du xvi­iie siè­cle, bien plus sur les tech­nolo­gies de débitage de pier­res, de liaisons entre blocs, de cou­plages pierre-bois, de lance­ments de cin­tres… que sur les tech­nolo­gies de sub­sti­tu­tion que, avec le béton, les Romains avaient mis­es à l’hon­neur. Aus­si, dans toutes ces péri­odes suc­ces­sives, les ouvrages (châteaux forts, cathé­drales, ouvrages mar­itimes, ponts, palais) furent en pierre. Les réac­tions d’hy­drata­tion de la chaux ne furent util­isées que dans le seul objec­tif de réalis­er des étanchéités, des joints ou des revête­ments minces et déco­rat­ifs de façades.

Plus sur­prenant encore, les redé­cou­vertes de livres anciens, tels les extra­or­di­naires X livres d’ar­chi­tec­ture de Vit­ruve1, pour­tant traduits en 1673 par l’ar­chi­tecte du roi Claude Per­rault, n’eurent, des seuls points de vue du matéri­au béton, aucun effet sur l’ar­chi­tec­ture de toutes ces péri­odes de grandes constructions.

Soudain Vicat sonne le réveil !

Le pre­mier virage fut en fait pris en 1756 par John Smeaton, qui décou­vrit que les chaux les plus hydrauliques, donc celles effec­tu­ant les meilleures ” pris­es “, sont obtenues à par­tir d’un mélange de cal­caire et d’argile et non, comme on le croy­ait depuis tou­jours, de cal­caire pur. Il fal­lut pour­tant encore atten­dre près de qua­tre-vingts ans et toute la curiosité sci­en­tifique et la cul­ture tech­nologique de Louis Vicat. Ingénieur des Ponts et Chaussées en poste en Dor­dogne, las d’at­ten­dre ses crédits de travaux neufs, il étu­di­ait les mortiers (mélanges de sables et de liant) en vue de la fon­da­tion en riv­ière de piles de ponts quand, de 1812 à 1818, il élab­o­ra les pre­miers élé­ments de la théorie de l’hy­draulic­ité. Dans cette théorie, il car­ac­térisa le ” pou­voir hydraulique ” du liant arti­fi­ciel obtenu par cuis­son et son évo­lu­tion en fonc­tion des teneurs respec­tives en cal­caire et en argile. L. Vicat 2 posa ain­si les bases sci­en­tifiques des ciments arti­fi­ciels et traça les pre­mières adap­ta­tions de leurs pro­priétés en fonc­tion du dosage de cha­cun des con­sti­tu­ants. Quelque temps après, John Aspdin, en 1824, à Leeds, pro­posa une for­mule de ciment arti­fi­ciel appelé Port­land (pour sa ressem­blance avec la roche grise extraite de la presqu’île de Port­land). Les pre­mières voies de recherch­es con­sacrées aux liants hydrauliques étaient ouvertes.

Il fal­lut alors moins de trois dizaines d’an­nées pour que la mise au point indus­trielle soit ren­due fiable par, notam­ment, Demar­le, Léopold et Augustin Pavin de Lafarge, Pique­ty, L. Vicat…, et que les pre­miers ouvrages soient réalisés.

Par ailleurs, le principe de poutres com­pos­ites com­prenant des arma­tures métalliques pour équili­br­er les efforts de trac­tion avait déjà été util­isé par Jean-Bap­tiste Ron­delet au xvi­iie siè­cle lors de la con­struc­tion en pier­res du Pan­théon à Paris. Ce principe fut sin­gulière­ment repris et appliqué au béton par le mod­este chantier naval de Joseph Lam­bot en 1848 pour réalis­er une bar­que en béton armé, puis par le jar­dinier paysag­iste Joseph Monier en 1849… pour des caiss­es à fleurs et à arbres avant que François Coignet en 1852 réalise les pre­mières appli­ca­tions en bâti­ment à Saint-Denis.

Après tant de siècles de rupture, la jonction avec Rome était enfin refaite !

À côté de François Coignet en France, en Alle­magne et en Autriche, A. Wayss exploita les brevets de J. Monier et W. E. Ward en Angleterre et, surtout, en Amérique du Nord recher­cha d’autres appli­ca­tions du béton armé notam­ment en priv­ilé­giant la pro­tec­tion con­tre l’in­cendie des nom­breuses et grandes struc­tures métalliques très en vogue à cette époque.

Après ces quelques années de con­cep­tions empiriques, François Hen­nebique ouvrit la voie du cal­cul et de la con­cep­tion mod­ernes. De 1880 à 1900, les ouvrages en béton se mul­ti­plièrent. Charles Rabut3 créa, en 1898, à l’é­cole nationale des Ponts et Chaussées, le pre­mier cours de béton armé. Si le lecteur m’au­torise une note per­son­nelle, je dirais que je suis très sen­si­ble à cette date puisque c’est exacte­ment cent ans plus tard que j’ar­riverai au terme légal de mes quinze ans de tit­u­laire de cette même chaire à l’é­cole des Ponts et Chaussées. Rap­pelons aus­si que l’ad­min­is­tra­tion française pub­lia, le 20 octo­bre 1906, le pre­mier règle­ment de cal­cul exis­tant au monde.

Une autre sin­gu­lar­ité de l’his­toire du béton tient aux types d’in­no­va­tions que con­nut la con­struc­tion en béton de 1875 à 1975–1980.

Si l’on excepte quelques cas par­ti­c­uliers, il est frap­pant de con­stater que durant ce siè­cle de très fort développe­ment mar­qué par des réal­i­sa­tions excep­tion­nelles, le béton est longtemps resté, pour l’ingénieur con­cep­teur-con­struc­teur, une ” boîte noire ” aux pro­priétés assez figées, ” boîte noire ” car­ac­térisée par ses seules pro­priétés mécaniques macro­scopiques (résis­tance à la rup­ture, mod­ule d’élas­tic­ité, coef­fi­cient de flu­age…). Ain­si, au plan de la recherche et de l’in­no­va­tion, les efforts ont alors porté sur les économies d’én­ergie et de matières pre­mières asso­ciées à la pro­duc­tion des matéri­aux de base (ciments, gran­u­lats), sur les choix de formes de struc­tures, sur l’amélio­ra­tion des tech­nolo­gies de mise en œuvre, sur les asso­ci­a­tions macro­scopiques aci­er-béton dans les grandes struc­tures, sur le développe­ment de la con­struc­tion par com­posants et sur les process visant à don­ner une redis­tri­b­u­tion intel­li­gente des sol­lic­i­ta­tions dans la matière (l’in­ven­tion de la pré­con­trainte par Eugène Freyssinet, en 1928, en est le meilleur exemple).

Un saut technologique : du béton… aux bétons

Après de longues décen­nies lais­sant les pro­priétés du béton sen­si­ble­ment à leur état d’o­rig­ine, les années 1980 virent quelques ingénieurs et quelques chercheurs avides de pluridis­ci­pli­nar­ité s’as­soci­er pour ” ouvrir la boîte noire ” afin de don­ner de nou­velles pro­priétés con­struc­tives à ce matéri­au désor­mais devenu universel.

Ain­si naquit une nou­velle généra­tion de bétons, bétons pour la pre­mière fois appelés par Roger Lacroix et moi-même, en 1981 et 1982, lors des Assis­es nationales de la Recherche, ” bétons à hautes per­for­mances “4 (BHP) et par­fois nom­més durant cette décen­nie par les respon­s­ables de l’Amer­i­can Con­crete Insti­tute, ” the French Approach “5. Dans ces années 80, les pre­mières voies de recherche explorées en ter­mes de pro­priétés con­struc­tives furent la mani­a­bil­ité et la pom­pa­bil­ité du béton frais, la résis­tance au très jeune âge, la réduc­tion de la porosité et la résis­tance finale du béton dur­ci. Conçus par des ingénieurs inno­vants, dont Pierre Richard de l’en­tre­prise Bouygues fut au plan mon­di­al le pio­nnier, de nom­breux ouvrages per­mirent de val­oris­er ces pro­priétés en ter­mes de délais d’exé­cu­tion, de facil­ité de mise en œuvre, d’al­lège­ment de formes, d’é­tanchéité aux gaz ou encore de gains sur le coût des fondations.

Le pont de l’île de Ré, le via­duc de Sylans, l’Arche de la Défense, les 650 000 vous­soirs du tun­nel sous la Manche, l’arc de la Rance, la cen­trale nucléaire de Civaux et de très nom­breux élé­ments pré­fab­riqués en usine mar­quèrent en France plus qu’ailleurs les diver­sités d’emploi de ces nou­veaux bétons. Au plan sci­en­tifique, l’ob­ten­tion de ces BHP prove­nait aus­si de l’adap­ta­tion aux prob­lé­ma­tiques de la con­struc­tion de résul­tats de recherch­es dévelop­pées, en fait, pour d’autres secteurs indus­triels à plus forte valeur ajoutée (telles les indus­tries phar­ma­ceu­tiques et agroal­i­men­taires avec les mécan­ismes de défloc­u­la­tion de grains). L’ob­ten­tion de ces BHP s’ap­puyait aus­si sur les trans­ferts de résul­tats de recherch­es rel­a­tives à l’op­ti­mi­sa­tion des empile­ments granulaires.

Les travaux de Pierre-Gilles de Gennes et surtout d’É­ti­enne Guy­on6 ont forte­ment con­tribué à nous aider à con­cevoir, en les appli­quant à notre matéri­au, l’in­térêt con­sid­érable de ” bétons à qua­tre échelles de grains ” (cail­loux, sables, ciments et ultra­fines). La con­créti­sa­tion, notam­ment par François de Lar­rard7 dans mon équipe du LCPC, de l’idée de cette qua­trième échelle de grains par des ultra­fines (0,1 micron), con­créti­sa­tion indis­pens­able au ren­force­ment de la com­pac­ité du mélange gran­u­laire, allait, par ric­o­chet, révo­lu­tion­ner l’in­dus­trie de l’ad­ju­van­ta­tion jusqu’alors mod­este­ment développée.

En effet, à ces dimen­sions micro­scopiques, les phénomènes de floc­u­la­tion doivent impéra­tive­ment être maîtrisés par des plas­ti­fi­ants défloc­u­lants per­for­mants mais dont l’ac­tion chim­ique ne doit en rien per­turber la qual­ité des réac­tions d’hy­drata­tion du ciment. Il y avait là un défi majeur pour l’in­dus­trie cimen­tière et l’in­dus­trie chim­ique qui ont accom­pli, ensem­ble, de gros efforts de recherche pour trou­ver de nou­velles généra­tions de molécules à emplois aisés, à fia­bil­ité de résul­tats sur la mise en œuvre robustes et donc à moin­dre sen­si­bil­ité aux aléas de chantier.

Dans le même temps, des études mul­ti­échelles ont abouti à des mod­éli­sa­tions pré­dic­tives des effets cou­plés chim­iques-mécaniques-ther­miques (Paul Ack­er8, Pierre-Claude Aïtcin9) durant les phas­es de change­ment d’é­tat du béton et durant les phas­es de dur­cisse­ment et de vieil­lisse­ment. De même, d’autres études mul­ti­échelles ont mon­tré tout l’in­térêt de dévelop­per de nou­velles familles de fibres et de microfi­bres dont l’emploi mod­i­fie désor­mais rad­i­cale­ment les pro­priétés con­struc­tives du com­pos­ite (Pierre Rossi10).

Des avancées sociales et environnementales induites

L’in­térêt de ces nou­veaux bétons, qu’ils s’ap­pel­lent BHP, BUHP (bétons à ultra-hautes per­for­mances), BAP (bétons auto­plaçants) ou autres…, est certes d’abord d’or­dre mécanique tant il est vrai que l’on peut désor­mais con­sid­érable­ment vari­er la rhéolo­gie et les capac­ités d’é­coule­ment du béton à l’é­tat frais d’une part, la résis­tance, l’élas­tic­ité, le flu­age, la porosité ou encore la rugosité de sur­face du béton dur­ci, d’autre part.

Mais je tiens à affirmer qu’il est et qu’il sera surtout d’or­dre social et envi­ron­nemen­tal. En effet, ces bétons mod­i­fient pro­fondé­ment les con­di­tions de tra­vail sur le chantier ou à l’u­sine de pré­fab­ri­ca­tion : pom­pages sys­té­ma­tiques, dis­pari­tion de la si bruyante et si pénible vibra­tion, acqui­si­tion rapi­de de la résis­tance, rhéolo­gie adapt­able à la nature et aux dimen­sions de l’ou­vrage, etc., sig­nifi­ant en fait réduc­tion con­sid­érable de la péni­bil­ité et donc de l’ac­ci­dentabil­ité, réduc­tion des matériels de chantiers, forte réduc­tion des nui­sances pour le voisi­nage, réduc­tion des délais de fab­ri­ca­tion et donc des durées de chantiers.

Le con­cep­teur doit désor­mais s’ap­pro­prier tous ces poten­tiels d’amélio­ra­tion. Il va aus­si, sous réserve de cette appro­pri­a­tion en vue d’une approche sys­témique de son pro­jet, con­cevoir un ouvrage plus économique.

Dès aujour­d’hui, grâce à la très grande qual­ité de nos entre­pris­es et de nos indus­triels du matéri­au, de nom­breuses réal­i­sa­tions récentes effec­tuées en France, un des pays pilotes dans ce domaine, mon­trent que ces bétons sont poten­tielle­ment livrables en tous points du ter­ri­toire et sont adap­tés, à con­di­tion qu’il y ait une réflex­ion ini­tiale, à tous les types et toutes les dimen­sions de chantiers, des plus impor­tants aux plus modestes…

Ces réal­i­sa­tions, au bilan tou­jours posi­tif, sont aus­si l’oc­ca­sion d’at­tis­er les regrets que l’on a d’ob­serv­er encore trop sou­vent, sur beau­coup d’autres pro­jets, la frilosité de cer­tains pre­scrip­teurs dont les for­ma­tions ini­tiale et con­tin­ue sem­blent vrai­ment par­fois, quel que soit leur âge, avoir été reçues bien avant le saut tech­nologique des années 80 ! Je regrette que ces carences de for­ma­tion desser­vent grave­ment les intérêts bien com­pris du maître d’ou­vrage en matière de qual­ité, d’é­conomie et de coûts de main­te­nance future. Elles desser­vent aus­si les intérêts de notre société en matière d’amélio­ra­tion des con­di­tions de tra­vail, de respect de l’en­vi­ron­nement et de développe­ment durable. Elles entra­vent enfin la val­ori­sa­tion des grandes capac­ités d’in­no­va­tion de nos entre­pris­es et de nos industriels.

Archimède et Démocrite complices du futur

Par ailleurs, aujour­d’hui, nous sommes quelques-uns à dire que s’amorce déjà un autre saut tech­nologique, celui qui va résul­ter de nou­velles approches de notre com­pos­ite à l’échelle nanométrique.

À cette échelle, des travaux exploratoires majeurs lais­sent espér­er, dans un délai raisonnable, une très grande maîtrise des phénomènes qui con­di­tion­nent à la fois les qual­ités de l’hy­drata­tion et la maîtrise de la rhéolo­gie dans tous les régimes tran­si­toires par lesquels passent la mise en œuvre, la prise, le dur­cisse­ment et le vieil­lisse­ment du béton. Nous ne citerons qu’un exem­ple. Les travaux très récents de Paul Jouan­na11 pro­posent une approche totale­ment nou­velle dite phéno-cor­pus­cu­laire de notre ” vieux ” matéri­au en affrontant le fos­sé spa­tiotem­porel macro-nano par imbri­ca­tion de l’ex­péri­men­ta­tion phénoménologique qui a été à la base du point de vue d’Archimède et de la mod­éli­sa­tion cor­pus­cu­laire qui, après son extra­or­di­naire intu­ition de l’atome, était sans doute le rêve de Démocrite.

Cette approche est par­ti­c­ulière­ment riche d’e­spérances tant en matière de con­cep­tion de nou­veaux adju­vants que d’élab­o­ra­tion de types de ciments et de for­mu­la­tions de bétons encore plus opti­misées, ou que de procé­dures fiables de con­trôle con­tinu de la qual­ité du matéri­au au cours de son élaboration.

Bref, les développe­ments sci­en­tifiques actuels sur ce matéri­au que tant croy­aient si tein­té d’ar­chaïsme il y a quelques décen­nies sont en train de boule­vers­er et boule­verseront plus encore les résul­tats économiques, esthé­tiques, soci­aux et envi­ron­nemen­taux de l’acte de construire.

L’énorme marché mon­di­al des seules con­struc­tions courantes con­somme annuelle­ment plus de 85 % du béton pro­duit. Sur ce marché, l’ap­pro­pri­a­tion par les con­struc­teurs des pos­si­bil­ités qu’of­frent toutes les nou­velles per­for­mances de ces bétons actuels et futurs com­mence à se traduire et va se traduire plus encore dès la prochaine décen­nie par la réal­i­sa­tion de con­struc­tions très por­teuses de développe­ment durable. Il ne fait pour moi aucun doute que les poten­tiels d’adap­ta­tion dans le temps du ” bâti ” aux évo­lu­tions des besoins de l’homme et de la société vont s’en trou­ver très con­sid­érable­ment renforcés.

S’agis­sant des con­struc­tions plus excep­tion­nelles, après Nor­mandie, Mil­lau, l’opéra de Pékin et bien d’autres remar­quables ouvrages, Michel Vir­logeux, Bernard Tardieu, Paul Andreu, Rudy Ric­ciot­ti et tous les con­cep­teurs, ingénieurs ou archi­tectes les plus inno­vants, en con­tin­u­ant d’orchestr­er l’u­til­i­sa­tion de ces nou­veaux matéri­aux, ne man­queront pas d’oc­ca­sions de nous faire encore rêver à d’autres grands pro­jets que les entre­pris­es et les indus­triels français sauront par­faite­ment réalis­er à tra­vers le monde.

J’e­spère avoir un peu con­tribué à mon­tr­er au lecteur que, depuis Rome, l’évo­lu­tion de notre matéri­au n’a tou­jours été car­ac­térisée que par des péri­odes “dor­mantes” entre­coupées de sauts tech­nologiques. Depuis l’époque romaine, ces sauts tech­nologiques ont tous été mar­qués, au plan sci­en­tifique, par la trans­ver­sal­ité et la pluridis­ci­pli­nar­ité, au plan tech­nologique, par la prise de con­science d’un point de blocage au développe­ment de la société et, au plan humain, par la ren­con­tre d’un savant et d’un ingénieur… sauf quand par­fois, n’est-ce pas Louis Vicat, le même homme était les deux.

Ain­si, il ne fait pour moi aucun doute que l’avenir de la recherche rel­a­tive au béton ne pour­ra se faire que dans des “ate­liers” pluridis­ci­plinaires prop­ices au dia­logue entre physi­ciens, chimistes, mécani­ciens, géo­logues, math­é­mati­ciens et biologistes.

Cette con­di­tion néces­saire étant assurée, elle ne devien­dra con­di­tion suff­isante de grande réus­site que si ces “ate­liers” sont aus­si le lieu priv­ilégié d’é­coute des meilleurs archi­tectes, des meilleurs urban­istes, des meilleurs ingénieurs de con­cep­tion, des meilleurs ingénieurs de pro­duc­tion et des meilleurs spé­cial­istes d’environnement.

Enfin, nous ne devons pas oubli­er que, lors des sauts tech­nologiques antérieurs, cer­taines des étin­celles, qui ont déclenché le pro­grès des process relat­ifs à notre matéri­au, ont été apportées, comme on l’a vu, au xixe siè­cle par un con­struc­teur de bateaux et par un fleuriste paysag­iste puis, plus près de nous, pour la défloc­u­la­tion, par un phar­ma­cien et par un chimiste minoti­er. Ces “ate­liers” gag­neront donc tou­jours à être aus­si le lieu d’ac­cueil réguli­er des meilleurs inno­va­teurs des autres secteurs indus­triels, fussent-ils très éloignés du secteur de la construction.

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1. VITRUVE, Les dix livres d’ar­chi­tec­ture, Ier siè­cle av. J.-C. (tra­duc­tion par C. PERRAULT, 1673), Paris, Bal­land, 1979, 350 p.
2. VICAT L., Recherch­es expéri­men­tales sur les chaux de con­struc­tion, les bétons et les mortiers ordi­naires, 1818, Paris, Gou­jon, XII-103-XXV p.
3. RABUT C., Cours de con­struc­tion en béton armé — Notes pris­es par les élèves, 1899, École nationale des Ponts et Chaussées, Paris.
4. MALIER Y., Les bétons à hautes per­for­mances — Du matéri­au à l’ou­vrage, 1990, Paris, Press­es de l’EN­PC, 2e éd., 550 p. (in Eng­lish, Spon-Chap­man and Hall — New York 1992).
5. MALIER Y., The French Approach to using HPC, July 1991, Con­crete Inter­na­tion­al, Amer­i­can Con­crete Insti­tute — Vol 13, n° 7, p. 28–33, New York (titre de G. LEIGH, prési­dent délégué de l’ACI).
6. GUYON É., HULIN J.-P., Gran­ites et fumées, un peu d’or­dre dans les mélanges, 1997, Pré­face de P.-G. DE GENNES, Odile Jacob Sci­ences, 283 p.
7. de LARRARD F., For­mu­la­tions et pro­priétés des bétons à hautes per­for­mances, 1988, Paris, Rap­port de recherche du LCPC, 335 p.
8. ACKER P., Com­porte­ment mécanique du béton — Apport de l’ap­proche physi­co-chim­ique, 1988, Paris, Rap­port de recherche du LCPC.
9. AÏTCIN P.-C., Les bétons haute per­for­mance, 2001, Paris, Eyrolles, 680 p.
10. ROSSI P., Les bétons de fibres métalliques, 1998, Paris, Press­es des Ponts et Chaussées, 312 p.
11. JOUANNA P., Approche phéno-cor­pus­cu­laire de phas­es et nanophas­es. Voies ouvertes en sci­ences des géo­matéri­aux, 2005, Mémoire de recherche, Uni­ver­sité de Mont­pel­li­er-II, 240 p.

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