Comment Mouton-Rothschild devint un premier cru classé ou la vie et l’œuvre du baron Philippe de Rothschild

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°543 Mars 1999Rédacteur : Laurens DELPECH

La per­son­nal­ité fasci­nante du baron Philippe, arrière-petit- fils de Nathaniel, est d’abord celle d’un artiste et d’un homme de let­tres, c’est en tout cas l’apparence qu’il don­nait. Mais ce fut aus­si un remar­quable poli­tique et un grand homme d’affaires qui con­nais­sait très bien le vin.

C’est avec la tra­duc­tion de poèmes élis­abéthains que cet homme de for­ma­tion sci­en­tifique, doc­teur en physique et en math­é­ma­tiques, acquer­ra sa répu­ta­tion d’homme de let­tres, il a par ailleurs écrit de nom­breux livres et mis en scène plusieurs pièces de théâtre. Il a égale­ment pro­duit avec Marc Allé­gret le pre­mier grand film par­lant français Lac aux Dames. Cette activ­ité intel­lectuelle et artis­tique ne l’a pas empêché de courir les Vingt-Qua­tre Heures du Mans et de rem­porter à deux repris­es la Coupe de France des régates à voile ; elle ne l’a pas non plus empêché de dévelop­per le domaine dont il avait hérité et de le faire accéder au statut de pre­mier cru classé…

Elle l’a peut-être aidé à dévelop­per trois grandes idées qui vont boule­vers­er le monde des grands crus : la mise en bouteilles au château, la créa­tion de Mou­ton-Cadet et l’illustration d’étiquettes de Mou­ton par les plus grands artistes de son temps.

Quand le baron Philippe est arrivé à Mou­ton à l’âge de vingt ans, en 1922, le vin, comme celui de tous les grands crus, était mis en bouteilles par le négoce de la place de Bor­deaux. Cet état de fait encour­ageait toutes les fraudes, à une époque où elles étaient nom­breuses. Il a immé­di­ate­ment décidé de met­tre le mil­lésime 1924 en bouteilles à la pro­priété, un exem­ple que les plus grands crus de Bor­deaux allaient suiv­re rapidement.

Cette inno­va­tion imposa d’accroître les capac­ités de stock­age sur place : en 1926, le baron fit donc con­stru­ire le “ Grand Chai” (100 mètres de long), dont la per­spec­tive sai­sis­sante demeure une attrac­tion majeure de la vis­ite de Mouton.

En 1933 il racheta le château voisin de Mou­ton d’Armailhac, cinquième cru classé, rebap­tisé aujourd’hui Château d’Armailhac et avec lui la mai­son de com­merce à par­tir de laque­lle il a créé Mou­ton-Cadet, la plus grande mar­que de Bor­deaux. Mou­ton-Cadet a d’abord été le sec­ond vin de Mou­ton-Roth­schild, avant de devenir très rapi­de­ment autonome (le sec­ond vin s’appelle main­tenant Le Petit Mou­ton de Mouton-Rothschild).

Aujourd’hui, il en est ven­du qua­torze mil­lions de bouteilles chaque année dans le monde entier de ce vin revendi­quant la sim­ple appel­la­tion Bor­deaux mais fait à par­tir de vins achetés sur l’ensemble de l’appellation Bor­deaux (notam­ment des pre­mières côtes de Bor­deaux, qui lui don­nent ce côté dense et chaleureux appré­cié par une large clientèle).

Il n’est pas exagéré de dire que Mou­ton-Cadet est la plus grande réus­site de mar­ket­ing du XXe siè­cle dans le domaine du vin. En 1970, le baron Philippe acquiert encore le Château Clerc Milon, cinquième cru classé situé sur le ter­roir de Pauil­lac entre Lafite et Mou­ton. Vers la fin de sa vie, enfin, en 1983, le baron Philippe a créé en Cal­i­fornie avec Robert Mon­davi “ Opus One ” un grand cru fait aux États-Unis avec le savoir-faire bordelais.

Mais la grande affaire du baron Philippe, celle qui n’a pu réus­sir que grâce à un immense tal­ent, ce fut l’accès de Mou­ton-Roth­schild (dont il a hérité de son père Hen­ri en 1946) au rang de pre­mier cru classé. Il com­mença d’abord par lancer une guerre des prix avec Lafite-Roth­schild sur les prix d’ouverture en primeurs. Par exem­ple, en 1970, le baron Philippe offrit sa pre­mière tranche à 36 000 francs, mais quand Lafite répon­dit en pro­posant la sienne à 59 000 francs, le baron por­ta sa sec­onde tranche à 65 000 francs…

Etiquette 1995 de Mouton RothschildPar­al­lèle­ment, le baron Philippe eut l’idée de faire revivre dans les années cinquante le Syn­di­cat des crus classés du Médoc pour en faire le vecteur d’une demande de révi­sion du classe­ment de 1855. Cette demande, for­mulée en 1960, était – habile­ment – fondée sur le classe­ment de 1955 des vins de Saint-Émil­ion, qui étaient répar­tis en trois class­es, con­tre cinq pour les Médoc classés en 1855, ce qui gênait ceux placés en bas du tableau. Il fut donc décidé de saisir les autorités com­pé­tentes (l’INAO) d’un pro­jet ne lais­sant sub­sis­ter que trois class­es, la répar­ti­tion entre les class­es étant définie par un comité d’experts. Mais l’INAO, soucieux de trop bien faire, voulut révis­er l’ensemble du classe­ment et non refaire un classe­ment de 1855 répar­ti en trois class­es. La propo­si­tion de classe­ment qui en résul­ta exclu­ait dix-sept crus, sans compter ceux qu’elle rétrogradait.

Ce fut une lev­ée de boucliers dans le Médoc, et l’administration dut aban­don­ner son pro­jet. Tirant les leçons de cet échec, le baron Philippe pro­posa en 1972 un nou­veau classe­ment, tou­jours en trois caté­gories, mais qui com­mencerait par les pre­miers crus. Comme en 1855 la Cham­bre de com­merce de Bor­deaux fut chargée de l’affaire et réu­nit une com­mis­sion de courtiers pour l’instruire. Entre-temps, les qua­tre pre­miers crus de 1855 avaient don­né leur accord pour que Mou­ton les rejoigne. La com­mis­sion expri­ma un avis favor­able, et le min­istre de l’Agriculture signa en 1973 l’arrêté pro­mou­vant Mou­ton-Roth­schild au rang de pre­mier cru. En dépit des assur­ances don­nées à l’époque par le baron Philippe, la com­mis­sion ne stat­ua jamais sur les autres caté­gories et Mou­ton-Roth­schild reste à ce jour le seul exem­ple d’une mod­i­fi­ca­tion du classe­ment de 1855…

Une autre idée de génie du baron Philippe fut d’habiller de tableaux orig­in­aux de pein­tres con­tem­po­rains les éti­quettes de Mou­ton-Roth­schild. De retour à Mou­ton en 1945, le baron Philippe, souhai­tant fêter la vic­toire des Alliés sur l’Allemagne, fit illus­tr­er l’étiquette du mil­lésime 1945 – une très grande année – par un jeune pein­tre, Jul­lian, qui dédia à Mou­ton une oeu­vre orig­i­nale, représen­tant le V de la vic­toire. Le suc­cès fut immé­di­at, la com­bi­nai­son de la qual­ité du vin et du car­ac­tère artis­tique de l’étiquette pous­sa con­sid­érable­ment les ventes de Mouton.

Le baron Philippe déci­da alors que chaque année un artiste dif­férent illus­tr­erait l’étiquette de Mou­ton-Roth­schild, con­for­mé­ment à des règles bien définies : l’artiste doit créer une oeu­vre orig­i­nale, en échange il reçoit cinq caiss­es de vin du mil­lésime qu’il illus­tre, plus cinq caiss­es de vin d’autres mil­lésimes qu’il choisit dans les chais de Mou­ton. Seuls deux mil­lésimes ont jusqu’ici dérogé à la règle : 1953, qui célèbre le Cen­te­naire de l’achat de Mou­ton par le baron Nathaniel et 1977, qui com­mé­more la vis­ite en Médoc de la Reine-Mère d’Angleterre.

Cette idée prit des pro­por­tions inat­ten­dues à par­tir du mil­lésime 1955, qui fut illus­tré par Braque. Dès lors, illus­tr­er une bouteille de Mou­ton devint pour un artiste une sorte de recon­nais­sance, et de fait, Mou­ton peut s’enorgueillir d’avoir été illus­tré par des pein­tres comme Picas­so, Sal­vador Dali, Cha­gall, Miro, Andy Warhol, Hans Har­tung, Fran­cis Bacon ou Balthus…

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