Comment évaluer l’effet des politiques publiques

Dossier : Créer des entreprisesMagazine N°584 Avril 2003
Par Bernard ZIMMERN (49)

Pour vaincre le chômage, il faut créer des entreprises. Mais lesquelles ?

L’actuel gou­verne­ment veut créer 1 mil­lion d’en­tre­pris­es nou­velles en cinq ans, soit 25 000 de plus par an (niveau actuel 175 000). Le tableau ci-après mon­tre que s’il s’ag­it seule­ment d’en­tre­pris­es famil­iales ou cap­i­tal­isées à moins de 500 kF (en gros 100 000 euros) à leur créa­tion, il fau­dra entre 30 et 90 ans pour résor­ber 2 mil­lions de chômeurs sur les 3 que compte, grosso modo, notre pays.

Claire­ment, ce sont les entre­pris­es cap­i­tal­isées à plus de 100 000 euros, les “gazelles”, qu’il s’ag­it de faire sur­gir et dont il faut tripler le nom­bre annuel de créa­tion pour avoir un effet sig­ni­fi­catif sur l’emploi. Une étude de l’Onu (Étude GEM — Glob­al Entre­pre­neur­ship Mon­i­tor — menée dans 29 pays) mon­tre d’ailleurs que, com­par­a­tive­ment aux autres pays, la France est dans les pre­mières pour le nom­bre d’en­tre­pris­es famil­iales et dans les dernières pour le nom­bre de gazelles. Et comme le mon­tre Alain Math­ieu, aucune insti­tu­tion n’est capa­ble de financer des entre­pris­es, les mon­tants financiers sont trop faibles pour assur­er une rentabil­ité du cap­i­tal-risque, des fonds com­muns de place­ment dans l’in­no­va­tion (FCPI), et a for­tiori des ban­ques. Les seuls capa­bles d’as­sur­er ce finance­ment de façon effi­cace sont les busi­ness angels.

Ce qui met au cen­tre de toute poli­tique publique et comme un préal­able à tous les autres efforts le finance­ment des entre­pris­es en créa­tion et donc le développe­ment des busi­ness angels dont le nom­bre devrait pass­er de quelques mil­liers actuelle­ment à 100 000 si nous voulons avoir une économie aus­si dynamique que l’économie américaine.

Emplois dans les entre­pris­es trois ans après leur créa­tion1
Entre­pris­es individuelles Per­son­nes morales Total
Cap­i­taux de départ 0 à 500 kF 500 kF à 5 MF Plus de 5 MF
Nom­bre de créations 85 000 38 000 4 500 625 128 1252
En % du total 66% 29% 3,5% 0,5%
Total emplois nets créés sur trois ans 84 789 115 000 44 000 47 000 290 789
Emplois moyens nets par entreprise 1 3 10 75
1. Chiffres étab­lis sur les entre­pris­es créées en France en 1994. On peut regret­ter qu’il n’y ait pas de chiffres plus récents mais il est à peu près cer­tain que les emplois moyens créés par entre­prise n’ont pas fon­da­men­tale­ment changé.
2. Sub­sis­tant au bout de trois ans sur 170 000 entre­pris­es créées. Source : pH Group.

Quelles mesures fiscales sont susceptibles de créer des business angels ?

Plusieurs mesures fis­cales sont envis­agées – ou seront peut-être même votées au moment où ce numéro de La Jaune et la Rouge paraî­tra – mais toutes n’ont pas le même poids.

L’auteur de ces lignes en sait quelque chose pour avoir cru que l’article 1244 du Code fis­cal améri­cain (pos­si­bil­ité de déduire de son revenu des pertes dans le cap­i­tal des sociétés nou­velles) était la cause de la réus­site améri­caine et l’avoir sug­géré à Alain Madelin, alors min­istre de l’Industrie, qui en a fait l’article 163 octode­cies.

En fait nous dis­posons de guides chiffrés, les coûts de cha­cune de ces mesures fis­cales pour le Tré­sor pub­lic, qu’il aurait suf­fi d’utiliser pour voir que cette déduc­tion des pertes en cap­i­tal, ou l’avantage Madelin (déduc­tion de 25 % de l’investissement de l’impôt sur le revenu) ou les FCPI ont des effets nég­lige­ables sur la créa­tion si on les com­pare avec les effets de la “ S cor­po­ra­tion ” sur la créa­tion d’entreprises. Les S sont des sociétés à respon­s­abil­ité lim­itée, trans­par­entes fis­cale­ment pour l’actionnaire ; lors de la créa­tion d’entreprises où les pertes pen­dant les pre­mières années sont la règle, cela per­met de trans­fér­er les pertes sur les action­naires qui les déduisent à leur tour de leurs revenus et l’État con­tribue à cou­vrir ain­si, en gros, la moitié des pertes, donc à réduire de moitié le risque de l’investisseur. Ces sociétés (ou leur équiv­a­lent, les LLC) con­stituent plus de la moitié du parc d’entreprises améri­cain et la très grande majorité des créations.

C​omparaison des coûts de dif­férentes mesures fis­cales pour le Tré­sor public
Arti­cle 163 octode­cies (déduc­tion du revenu impos­able des pertes en cap­i­tal dans les entre­pris­es nou­velles dans la lim­ite de 200 000 francs pour un cou­ple et 100 000 francs pour un individu). 40 mil­lions de francs
US 1244 : même dispos​ition dans le Code fis­cal US mais lim­itée à 100 000 $ pour un couple. 40 mil­lions de dollars
Avan­tage Madelin (réduc­tion d’impôt de 25% de l’investissement dans les entre­pris­es nouvelles). 446 mil­lions de francs
FCPI (réduc­tion d’impôt au titre de la souscrip­tion de parts de FCPI). Les con­séquences des FCPI sur la créa­tion d’entreprises sont pra­tique­ment nulles car les FCPI se sont retirés de ce secteur qui entraîne trop de pertes. 1 312 mil­lions de francs
S cor­po­ra­tion (propo­si­tion J.-P. Raf­farin de 1999, art. 9) :
  • pertes déductibles de l’impôt sur le revenu pour l’actionnaire : 46 mil­lions de $ en 1998, ce qui représente un coût pour le Tré­sor US de 40%;
  • gains tax­ables des S cor­po­ra­tions : 171 Md $ ; soit un revenu pour le Tré­sor US de 40%.

18 mil­liards de $
 
 
68 mil­liards de $
Source : IRS, PLF 2001 et 2003 – Éval­u­a­tion des voies et moyens, Tome II.


Comme on le voit sur le tableau ci-après, et en ten­ant compte des échelles des économies améri­caine et française, les déduc­tions fis­cales cor­re­spon­dant à la S représen­tent 500 fois l’article 163 octode­cies ou son équiv­a­lent améri­cain, 50 fois l’avantage Madelin et 15 fois les FCPI (dont la qua­si-total­ité des fonds, d’ailleurs, ne va pas vers la créa­tion d’entreprises). C’est donc bien le régime fis­cal de la S qui se trou­ve au sein du moteur à créer des emplois aux USA, pas les autres dis­posi­tifs fis­caux. Ajout non nég­lige­able : on con­state que si la S est le dis­posi­tif qui coûte le plus cher au Tré­sor, il lui rap­porte beau­coup plus qu’il ne lui coûte, env­i­ron qua­tre fois plus.

Intro­duire la S en France n’est peut-être pas la seule for­mule effi­cace d’incitation fis­cale à la créa­tion d’entreprises. Il est pos­si­ble d’imaginer que l’ISF, que l’on a pu appel­er à juste rai­son l’Impôt de sor­tie de France, puisse être une inci­ta­tion con­sid­érable à l’émergence de busi­ness angels. Il a été pro­posé depuis longtemps de per­me­t­tre la déduc­tion des investisse­ments dans de petites entre­pris­es de l’assiette de l’ISF, pour les met­tre à par­ité avec les investisse­ments dans les oeu­vres d’art. Mais cette mesure seule est une mesurette car per­son­ne n’investira toute sa for­tune dans des entre­pris­es nou­velles, c’est trop risqué, et donc d’une attrac­tiv­ité très limitée.

Per­me­t­tre de déduire de l’ISF à pay­er annuelle­ment la moitié ou les trois quarts des investisse­ments dans le cap­i­tal d’en­tre­pris­es nou­velles pousserait immé­di­ate­ment les 120 000 Français qui payent l’ISF à inve­stir dans les entre­pris­es au lieu de le faire dans la pierre ou les DOM-TOM. Et évit­erait l’ex­ode des créa­teurs d’en­tre­pris­es qui réus­sis­sent, voire déclencherait leur retour de Brux­elles, Lon­dres ou Genève où ils se sont réfugiés au grand béné­fice de nos voisins. Il faut sim­ple­ment le courage poli­tique d’af­fron­ter une vraie réforme de l’ISF.

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