Chine : les grands groupes à la croisée des chemins

Dossier : ExpressionsMagazine N°686 Juin/Juillet 2013
Par Jean ESTIN

Le plan quin­quen­nal de la Sasac1 pré­voit que les cent vingt plus grands groupes chi­nois devront ren­for­cer signi­fi­ca­ti­ve­ment la part de leur chiffre d’affaires réa­li­sé à l’étranger à l’horizon 2015. La com­pé­ti­ti­vi­té de ces groupes et leur puis­sance finan­cière les conduisent natu­rel­le­ment dans cette voie. Mais y ont-ils intérêt ?

Doivent-ils vrai­ment se déve­lop­per à l’international aujourd’hui, à l’instar des grands concur­rents japo­nais des années 1970 et 1980, ou conso­li­der d’abord leurs posi­tions sur leur mar­ché natio­nal, comme l’ont fait les grands groupes amé­ri­cains pen­dant plu­sieurs dizaines d’années avant d’émerger comme des lea­ders mondiaux ?

Des groupes avant tout nationaux

Les sta­tis­tiques montrent une crois­sance des acqui­si­tions de la part d’investisseurs chi­nois en Occi­dent depuis quelques années. Mais, à quelques notables excep­tions près, les grands groupes chi­nois sont encore peu pré­sents à l’international.

50% des expor­ta­tions sont réa­li­sées par des groupes étran­gers pro­dui­sant en Chine

Si l’on prend les cin­quante pre­miers groupes chi­nois2, seule­ment 18% de leur chiffre d’affaires est réa­li­sé hors de Chine. La Chine est l’usine du monde et exporte 30% de sa pro­duc­tion, mais 50 % de ces expor­ta­tions sont réa­li­sées par des groupes étran­gers pro­dui­sant en Chine.

Les rares groupes qui ont aujourd’hui une stra­té­gie inter­na­tio­nale sont dans des sec­teurs de dimen­sion mon­diale, où soit les prin­ci­paux mar­chés, soit l’accès aux res­sources sont essen­tiel­le­ment en dehors de Chine : le pétrole, les chan­tiers navals, l’électroménager, les équi­pe­ments pour les télé­com­mu­ni­ca­tions, les ordi­na­teurs, l’électronique grand public.

Dans ces domaines peu nom­breux, les quelques dra­gons qui émergent, Petro­chi­na, COSCO, Midea, Hua­wei, Leno­vo et TCL, sont en route pour atteindre des posi­tions de lea­der­ship mon­diales (voir tableau 1).

Les grands groupes chi­nois emblé­ma­tiques dans l’acier (Baos­teel), l’automobile (SAIC), la construc­tion (Chi­na State Construc­tion Engi­nee­ring), les biens d’équipement (Sany Group) ont encore envi­ron 85 % à 95% de leurs reve­nus réa­li­sés en Chine. (Cette part monte à 100 % si l’on prend les groupes dans des sec­teurs natu­rel­le­ment natio­naux comme l’énergie, la banque, l’assurance ou les télécommunications.)

Par exemple, Hua­wei, qui est aujourd’hui le n° 2 mon­dial dans les équi­pe­ments d’infrastructures pour les télé­com­mu­ni­ca­tions, a eu son chiffre d’affaires mul­ti­plié par dix depuis 2000. La part de ce chiffre d’affaires réa­li­sé en dehors de Chine est pas­sée en dix ans de 5% à 68%. Son pre­mier mar­ché est aujourd’hui celui des États-Unis. Il est n° 1 mon­dial entre autres dans les équi­pe­ments pour l’accès mobile à Inter­net, la télé­vi­sion mobile et le data mana­ge­ment. 30 % de sa pro­duc­tion est fabri­quée hors de Chine, essen­tiel­le­ment en Asie du Sud-Est et en Inde. 40 % de ses effec­tifs de R&D se trouvent hors de Chine, prin­ci­pa­le­ment aux États- Unis et en Europe (Royaume-Uni, Alle­magne, France, Scandinavie).

Contrai­re­ment à une idée reçue, les grands groupes chi­nois qui décident de mener une stra­té­gie inter­na­tio­nale réus­sissent à acqué­rir des posi­tions de lea­der­ship mon­dial en peu de temps, y com­pris dans des sec­teurs tech­no­lo­giques. Mais est-ce la bonne stratégie ?

TABLEAU 1 – Prin­ci­paux lea­ders chi­nois à l’international 2011 – en mil­liards de RMB
Sec­teur pertinent Chiffre d’af­faires 2011 Part de mar­ché 20113 Rang mon­dial4
Petr​ochina Explo­ra­tion et pro­duc­tion pétrolière 2 004 10 % # 5
Hua­wei Équi­pe­ment pour les infra­struc­tures de télécoms 204 22 % # 2
Leno­vo Ordi­na­teurs de bureau 140 13 % #2
Midea Gros et petit électroménager 109 6 % # 3
Cos­co Contai­ner shipping 69 4 % #4
TCL Écrans LCD 61 6 % # 5
Source : Rap­ports annuels et pré­sen­ta­tions, Oan­da, Bloom­berg, World Ener­gy, ana­lyses et esti­ma­tions Estin & Co.

Exemple japonais ou exemple américain ?

Il est ten­tant d’établir un paral­lèle avec les grands groupes japo­nais qui ont désta­bi­li­sé les entre­prises occi­den­tales dans les années 1970- 1980 et 1990 et éta­bli des posi­tions de lea­der­ship mon­dial dans des grandes indus­tries en forte crois­sance (auto­mo­bile, élec­tro­nique). Toyo­ta par exemple est pas­sé de 5% de ses voi­tures ven­dues en dehors du Japon en 1960 à 40 % en 1970 ; cette part s’élève à 80% aujourd’hui.

Il est ten­tant d’établir un paral­lèle avec les grands groupes japonais

Mais c’est oublier que le Japon était un petit mar­ché à l’échelle mon­diale et qu’il était impos­sible de bâtir une échelle indus­trielle et une posi­tion de coût com­pé­ti­tive pour des groupes japo­nais dans les années 1970- 1980 sans bâtir des parts de mar­ché mondiales.

Les groupes chi­nois aujourd’hui sont en fait dans la situa­tion des grands groupes amé­ri­cains des années 1950 (voir tableau 2). Un immense mar­ché inté­rieur homo­gène et en très forte crois­sance à concen­trer, avec à la clé des effets d’échelle signi­fi­ca­tifs pour les acteurs qui par­viennent à y éta­blir des posi­tions de leadership.

De grands conglo­mé­rats mul­tiac­ti­vi­tés fai­ble­ment ren­tables en moyenne, qui devront restruc­tu­rer leur por­te­feuille pour foca­li­ser leurs res­sources sur quelques posi­tions de lea­der­ship. Des inves­tis­se­ments mas­sifs à effec­tuer pour pas­ser d’un modèle d’activité fon­dé sur les éco­no­mies d’échelle indus­trielles et des pro­duits de masse à des tech­no­lo­gies de pointe et à des approches dif­fé­ren­ciées du client final.

TABLEAU 2
Croissance annuelle du chiffre d’affaires sur dix ans (en %) de grandes firmes
La Chine aujourd’hui offre les mêmes carac­té­ris­tiques que les États-Unis dans les années 1950–1960 : un très large mar­ché inté­rieur en forte c​roissance pour les dix à quinze pro­chaines années.
(Crois­sance des reve­nus et part des reve­nus à l’international pour quelques groupes emblé­ma­tiques et pour la moyenne des grands groupes – 1950–2010).
N. B. : le chiffre figu­rant der­rière le nom des firmes est la décen­nie de référence.

Sources : Har­vard Busi­ness Review, Bloom­berg, rap­ports annuels, ana­lyses Estin & Co.

Se concentrer en premier sur le marché intérieur

Quel inté­rêt y a‑t-il dans un tel contexte à dis­per­ser ses res­sources pour conqué­rir à coût éle­vé des mar­chés dans des petits pays occi­den­taux sans crois­sance et ultra­con­cur­ren­tiels, au risque de perdre la par­tie dans le plus grand mar­ché du monde à terme ?

Dans quinze ans, toutes choses égales par ailleurs, la Chine repré­sen­te­ra 20 % de l’économie mon­diale, et la taille de ses mar­chés sera en moyenne égale ou supé­rieure de 10 % à 20 % à celle des mar­chés amé­ri­cains com­pa­rables et neuf à dix fois celle des mar­chés fran­çais com­pa­rables. Un lea­der clair du mar­ché chi­nois sera de fac­to un lea­der ou un colea­der à l’échelle mondiale.

Les groupes amé­ri­cains n’ont com­men­cé à conqué­rir le monde que dans les années 1970–1980, après avoir concen­tré leur mar­ché domes­tique et sous l’influence de trois fac­teurs : une crois­sance moindre du mar­ché, une concen­tra­tion forte des acteurs et des auto­ri­tés anti­trust puis­santes. Ados­sée à un vaste mar­ché inté­rieur, à des posi­tions de coûts com­pé­ti­tives, des cash-flows impor­tants et des modèles d’activité éprou­vés, la conquête a été rapide.

La plu­part des grands groupes chi­nois ont pro­ba­ble­ment inté­rêt à mener la même stra­té­gie : restruc­tu­rer leurs por­te­feuilles d’activités aujourd’hui trop diver­si­fiés, inves­tir mas­si­ve­ment et concen­trer leurs res­sources à l’échelle domes­tique sur quelques grands mar­chés pour y éta­blir des lea­der­ships clairs, et attendre encore cinq à dix ans avant de se lan­cer à la conquête du monde à par­tir de posi­tions domes­tiques solides.

Stratégies en deux temps

Pour les grands groupes chi­nois, hor­mis quelques excep­tions, la bataille devrait res­ter essen­tiel­le­ment natio­nale pour les dix ans qui viennent. Les vain­queurs émer­ge­ront comme des lea­ders natu­rel­le­ment des­ti­nés à concen­trer leurs indus­tries dans le monde entier.

Inver­ser ces deux étapes serait une erreur stra­té­gique. Pour les grands groupes occi­den­taux, la stra­té­gie est moins claire. Peu d’entre eux ont les res­sources néces­saires pour éta­blir des posi­tions de lea­der­ship à dix ans sur le mar­ché chi­nois et ver­rouiller ain­si leur lea­der­ship mon­dial. Faut-il se conten­ter de posi­tions de niche sur ce mar­ché ? Le contour­ner ? Éta­blir des part­ner-ships maî­tri­sables ? Et com­ment mettre à pro­fit cette période inter­mé­diaire pour résis­ter à la défer­lante qui se pro­dui­ra dans dix ans ?

Para­doxa­le­ment, le meilleur scé­na­rio pour les grands lea­ders occi­den­taux serait celui qu’ils redoutent aujourd’hui à tort. Un déve­lop­pe­ment trop pré­coce des groupes chi­nois à l’échelle inter­na­tio­nale affai­bli­rait ceux-ci et lais­se­rait davan­tage de marge de manœuvre aux groupes occi­den­taux pour éta­blir des posi­tions fortes en Chine.œ

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1. Sasac : State-Owned Assets Super­vi­sion and Admi­nis­tra­tion Commission.
2. Hors ser­vices finan­ciers, opé­ra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tions et électricité.
3. Part de mar­ché monde en valeur sur le marché.
4. Clas­se­ment mon­dial sur le mar­ché pertinent

Estin & Co est un cabi­net inter­na­tio­nal de conseil en stra­té­gie basé à Paris, Londres, Genève et Shan­ghai. Le cabi­net assiste les direc­tions géné­rales de grands groupes euro­péens, nord-amé­ri­cains et asia­tiques dans leurs stra­té­gies de crois­sance, ain­si que les fonds de pri­vate equi­ty dans l’analyse et la valo­ri­sa­tion de leurs investissements.

Commentaire

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robert ave­zourépondre
10 septembre 2013 à 17 h 35 min

Mer­ci pour cette ana­lyse stra­té­gique
Une ana­lyse extrê­me­ment inté­res­sante avec une pro­blé­ma­tique qui me semble bien posée pour les grands groupes occi­den­taux face à l’i­nexo­rable mon­tée des groupes chinois

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