Un très bon notateur

Salaires et applications mathématiques

Dossier : ExpressionsMagazine N°600 Décembre 2004Par André MICHAUD (50)

Le salaire est l’un des élé­ments impor­tants pour la moti­va­tion du per­son­nel et donc pour le suc­cès de l’en­tre­prise. Force est de con­stater qu’il y a peu d’ar­ti­cles sur ce sujet dans La Jaune et la Rouge.

Est-ce à dire que les méth­odes de nota­tion du per­son­nel sont telle­ment par­faites, ou telle­ment sclérosées, qu’il est inutile de chercher à faire mieux ? 

Dès que je suis entré dans l’in­dus­trie privée, j’ai été décon­te­nancé par la procé­dure. Le taux moyen d’aug­men­ta­tion, fixé surtout par des con­sid­éra­tions budgé­taires, était com­mu­niqué aux chefs de ser­vice. Huit jours plus tard, j’avais des listes de propo­si­tions d’aug­men­ta­tions indi­vidu­elles et éventuelle­ment des mod­i­fi­ca­tions de classe­ment. Je n’avais plus qu’à sign­er en ajoutant mes pro­pres deman­des pour une dizaine de cas. Ces listes con­te­naient nom­bre d’in­for­ma­tions impor­tantes pour l’avenir des intéressés et celui de l’en­tre­prise, sans que per­son­ne ne se pose de ques­tions sur la manière dont les listes avaient été établies. 

Les droites de Henry

Un très bon notateur
Un nota­teur pessimiste
Un notateur pessimiste
Un nota­teur élitiste
Un notateur élitiste
Un mau­vais notateur
Un mauvais notateur

Les droites de Hen­ry, que j’aimais bien utilis­er, sont venues à mon sec­ours pour juger les critères et la qual­ité de juge­ment d’un respon­s­able. Pour ceux qui ont tout oublié, je rap­pelle qu’une trans­for­ma­tion per­met de chang­er une courbe inté­grale de Gauss en une droite, ce qui change des prob­lèmes de prob­a­bil­ités en de sim­ples exer­ci­ces de géométrie. Une dis­tri­b­u­tion gaussi­enne est car­ac­térisée par une droite révélant une pop­u­la­tion homogène. Dans le cas des aug­men­ta­tions de salaires, on trou­ve le plus sou­vent deux ou trois seg­ments de droites, car­ac­téris­tiques de pop­u­la­tions hétérogènes. 

Chaque point sur le graphique ” gaus­so-arith­mé­tique ” cor­re­spond à un salarié déter­miné, classé en abscisse dans l’or­dre crois­sant des aug­men­ta­tions. L’or­don­née représente le pour­cent­age d’aug­men­ta­tion du salarié, la moyenne imposée ser­vant d’u­nité (il y a pos­si­bil­ité de variantes). 

1. Un très bon notateur

Ce bon nota­teur fait appa­raître (à gauche) des ” trop payés, à frein­er ” (moins de 10 % du total, les nou­veaux embauchés étant exclus). Il récom­pense aus­si un cer­tain nom­bre de ” très bons ” (jusqu’à 20 %, à droite). La médi­ane (m) est de l’or­dre de 90 à 95 % de la moyenne M. 

Ce nota­teur tisse le suc­cès et l’avenir de l’en­tre­prise. Il mérite lui-même une forte aug­men­ta­tion à con­di­tion qu’il ait de la suite dans les idées et pro­pose des solu­tions pour les très mau­vais (change­ment de méti­er, voire d’en­tre­prise…) et pour les très bons (for­ma­tion com­plé­men­taire, ori­en­ta­tion de carrière…). 

2. Un notateur pessimiste

Il n’y a que deux pop­u­la­tions, les ” trop payés ” (hors nou­veaux embauchés) et les ” moyens ” qui béné­fi­cient ain­si d’un report d’augmentations. 

Ce nota­teur est bien pes­simiste sur la nature humaine puisqu’il ne voit aucune qual­ité à exploiter par­mi son per­son­nel. Son prin­ci­pal défaut est de ne pas repér­er les per­son­nes à pro­mou­voir dans l’entreprise. 

3. Un notateur élitiste

Voici un nota­teur très éli­tiste. Il n’y a pas d’in­di­vidu franche­ment mau­vais. Un petit nom­bre de très bons sont récom­pen­sés et le reste plonge dans une cer­taine médi­ocrité. Ce nota­teur a ten­dance à défendre ses troupes, mais répugne à se sépar­er d’un élé­ment dou­teux. Les per­for­mances de l’en­tre­prise finiront par être plom­bées par ce manque de décision. 

4. Un mauvais notateur

Le graphique est réduit à une droite de faible pente (se reporter au para­graphe n° 1, dans le cas, jamais vu, où la pente est forte). 

Ce nota­teur cumule tous les défauts cités précédem­ment. Il est bon de se pos­er des ques­tions sur ses capac­ités d’en­cadrement, et peut-être sur son avenir dans l’entreprise. 

Le nombre de personnes à noter

Pour repér­er les seg­ments de droites, il faut dis­pos­er d’un cer­tain nom­bre de points. En pra­tique, 8 points sont un min­i­mum mais il est inutile de dis­pos­er de plus de 16 points, car cela n’améliore plus la pré­ci­sion des seg­ments de droites. 

La géométrie rejoint ici la psy­cholo­gie. Dans une grande entre­prise, un nota­teur, qui a moins de huit per­son­nes à charge, con­duit à une forte hétérogénéité entre nota­teurs. Son avis est néces­saire, mais doit être pondéré par ” l’é­tage au-dessus “. Au-delà de quinze, le nota­teur n’est plus assez proche de son per­son­nel pour juger cor­recte­ment toutes les personnes. 

Les droites de Hen­ry appor­tent des infor­ma­tions utiles sur la façon de not­er de chaque chef et lim­i­tent le tra­vail d’analyse sur chaque cas. Par con­tre, elles restent une vue instan­ta­née de la sit­u­a­tion, sans lien avec le passé et sans homogénéité d’un nota­teur à un autre. Il me fal­lait trou­ver autre chose. 

Les graphes orientés

Cha­cune des aug­men­ta­tions des secré­taires avait été raisonnable, et pour­tant elles étaient les pre­mières à récrim­in­er. Ce fut la pre­mière anom­alie à attir­er mon atten­tion : le groupe des secré­taires n’é­tait pas har­monieux (je par­le des salaires). 

Je suis par­ti des dis­cours tenus par les chefs de ser­vice pour jus­ti­fi­er une demande d’aug­men­ta­tion : ” M. A est meilleur que M. B, il est plus autonome, plus ancien, plus âgé, plus diplômé, il présente mieux devant un client, etc. ” Pour me sou­venir des divers­es appré­ci­a­tions, j’ai com­mencé un graphe ori­en­té (avec des abrévi­a­tions) représen­tant les ” liaisons entre les salaires ” telles qu’elles étaient souhaitées par les chefs de service. 

Le graphe hiérarchique

Exem­ple d’arc sur un graphe
N1 = nom du nota­teur n° 1, 30 = B doit gag­n­er 30 euros par mois de plus que A.
Raisons invo­quées : T = tech­nic­ité, Di = Diplômes, Rc = rela­tions avec les clients, Au = Autonomie, Ag = Âge, An = Anci­en­neté, etc. 
Le graphe hiérarchique

Au début, tout juste sor­ti du milieu mil­i­taire, je suis tombé dans le piège du graphe ” hiérar­chique ” : en chaque point du graphe arrivent plusieurs arcs, mais il ne part qu’un seul arc vers le salaire supérieur. 

Ce graphe ne porte que sur cinq per­son­nes A, B, …, E, mais il faut l’imag­in­er éten­du à toutes les per­son­nes sur lesquelles porte l’é­tude. Les chiffres sous les noms sont les salaires men­su­els (ou annuels…). Les chiffres éventuels sous les flèch­es sont les dif­férences de salaires. Les nota­teurs sont les chefs hiérar­chiques et ne sont donc pas cités. 

Le graphe ” hiérar­chique ” était une impasse, mais il per­me­t­tait déjà quelques remar­ques intéressantes : 

  • il per­me­t­tait de con­cen­tr­er sur une page for­mat A3 les infor­ma­tions rel­a­tives à près de 70 personnes ; 
  • très sou­vent, le chef de ser­vice se coupait et esti­mait A meilleur que B, puis six mois plus tard, esti­mait B meilleur que A. Cette tac­tique per­met de faire atten­dre B en lui promet­tant une aug­men­ta­tion ” la prochaine fois ” ; 
  • quel est le passé des per­son­nes peu aug­men­tées ? Ont-elles été embauchées récem­ment (il est habituel de voir leurs salaires freinés pen­dant un cer­tain temps) ? Notées par le même nota­teur ? Faut-il envis­ager un change­ment de ser­vice, de méti­er ou d’entreprise ? 
  • pour les embauchés plus anciens, quelles ont été les aug­men­ta­tions dans les années précé­dentes ? Le nota­teur était-il différent ? 
  • la com­para­i­son des aug­men­ta­tions d’une année sur l’autre révèle-t-elle un réel pro­grès ou un tra­vail excep­tion­nel méri­tant seule­ment une prime ? 


L’in­for­ma­tion con­tenue dans un graphe hiérar­chique est pau­vre et se résume à ” Cha­cun gagne moins que son chef “. 

Les relations transversales invariantes

Exem­ple sim­ple de rela­tions trans­ver­sales (non hiérar­chiques) : dif­férents chefs peu­vent avoir des critères de juge­ment différents.
Il n’est donc pas rare d’aboutir à des sit­u­a­tions telles que :
Salaire de A < Salaire de B < Salaire de C < Salaire de A
Ces rela­tions mon­trent que A, B et C doivent avoir des salaires voisins sinon égaux. C’était le cas d’une par­tie des secrétaires. 
Exem­ple com­plexe de rela­tions trans­ver­sales ayant duré plus de cinq ans
Les rela­tions hiérar­chiques ne sont pas indiquées. 

Pour jus­ti­fi­er une aug­men­ta­tion, un chef de ser­vice se réfère très sou­vent à des per­son­nes en dehors de son pro­pre ser­vice : ” Mon ” ingénieur ne peut pas gag­n­er moins que M. Untel (d’un autre ser­vice) : il est plus diplômé (ou plus ancien, etc.). Après être sor­ti du milieu mil­i­taire, j’ai mis un cer­tain temps à com­pren­dre que la par­tie essen­tielle du dis­cours du chef de ser­vice était pré­cisé­ment celle qui spé­ci­fi­ait des rela­tions entre per­son­nes de dif­férents services.

J’obte­nais ain­si sur le graphe hiérar­chique des rela­tions trans­ver­sales, liant des per­son­nes qui n’ont pas un chef immé­di­at en com­mun. Ces rela­tions sont invari­antes dans le temps (du moins sur plusieurs années). Elles sont con­fi­den­tielles par nature, parce qu’elles met­tent en cause deux per­son­nes, mais les argu­ments sont repris en par­tie (hormis les noms) dans les entre­tiens annuels prévus par la loi. 

Les rela­tions trans­ver­sales ajoutent des con­traintes à celles provenant du graphe hiérar­chique. Elles m’oblig­eaient, par exem­ple, à don­ner au chef de la salle de dessin une aug­men­ta­tion proche de la moyenne. Si je lui avais attribué moins, j’au­rais eu des prob­lèmes pour main­tenir un écart raisonnable avec le con­trôle de fab­ri­ca­tion, une par­tie de la fab­ri­ca­tion, une par­tie des tech­ni­ciens d’é­tudes et de main­te­nance, etc. Si je lui avais accordé davan­tage, j’au­rais eu des dif­fi­cultés à main­tenir la moyenne M, notam­ment pour des ingénieurs et cadres de la fab­ri­ca­tion, des études et de la maintenance. 

Les ” plan­nings PERT ” per­me­t­tent de fix­er pour chaque tâche une ” date au plus tôt ” et une ” date au plus tard “. Il existe de même un salaire cal­culé via les salaires inférieurs et un autre cal­culé via les salaires supérieurs. La dif­férence donne la marge de manœu­vre pour fix­er le salaire. Dans l’ex­em­ple cité, la marge était néga­tive d’où néces­sité d’ar­bi­trage entre les souhaits des chefs de service. 

Les rela­tions trans­ver­sales atténu­ent l’hétérogénéité entre les nota­teurs et, selon mon expéri­ence, ” fix­ent ” directe­ment env­i­ron 10 % des salaires dans l’en­tre­prise. Les rela­tions hiérar­chiques font le reste. 

Les résultats

Droites de Hen­ry et graphes sont des méth­odes empiriques com­plé­men­taires. Elles ont été dévelop­pées dans qua­tre entre­pris­es dans le domaine de l’élec­tromé­canique, de l’élec­tron­ique et de l’in­for­ma­tique sur une durée de dix-huit ans et sur des effec­tifs de 40 à plus de 600 per­son­nes. Pour quels résul­tats ? Impos­si­ble d’af­firmer une rela­tion directe avec les salaires, mais dans une péri­ode de forte agi­ta­tion, il n’y a eu aucune grève, sauf une grève de sol­i­dar­ité en faveur d’un Espag­nol et, bien sûr, Mai 68 (mais était-ce une grève ? L’étab­lisse­ment était en grande ban­lieue et il n’y avait pas de transports). 

Ce doc­u­ment n’est qu’une exégèse des pra­tiques habituelles dans les entre­pris­es aux procé­dures pas trop rigid­i­fiées. Il mon­tre que l’on ne com­pare pas seule­ment un indi­vidu à lui-même ou à des indi­vidus pos­sé­dant le même ” grade ” dans la hiérar­chie. La pro­gres­sion indi­vidu­elle se fait en réal­ité par rap­port au ” cen­tre de grav­ité ” d’un groupe informel, per­son­nal­isé et con­fi­den­tiel, mais par­faite­ment iden­ti­fié par les dis­cours des notateurs. 

Pourquoi n’ai-je pas pub­lié ce doc­u­ment plus tôt ? Dans le cli­mat post-soix­ante-huitard, ce n’é­tait pas le moment d’at­tis­er inutile­ment les pas­sions en offi­cial­isant des méth­odes qui sont pour­tant, à mon sens, la meilleure façon de tenir compte de tous les avis et donc de ten­ter de don­ner à chaque salarié le sen­ti­ment qu’il est ” à sa place “. 

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