Une journée à l’X sous l’occupation

Dossier : ExpressionsMagazine N°585 Mai 2003Par : François du CASTEL (43B)

Dudel regarde sa mon­tre à la timide lumière du réver­bère bleuté, de l’autre côté du mur. Minu­it déjà : le cou­vre-feu ! et ils ne sont pas ren­trés ! L’in­quié­tude s’in­stalle, lorsqu’un bruit de course lui parvient : les voilà ! Il les aide à franchir le mur du bêta1, en prenant appui sur le réver­bère, et ils se retrou­vent tous trois dans le jardin du géné2. Tout s’est bien passé. Ils ont évité la rue Souf­flot, où Dudel leur avait dit avoir subi récem­ment une fouille à un bar­rage, mais ils ont eu quelque peine à trou­ver le cama­rade de l’é­cole des Mines qui devait récep­tion­ner le colis.

Dudel les sent encore émus. On ne se balade pas impuné­ment dans le Quarti­er latin, surtout la nuit, en ce début 1944, avec une demi-Sten dans sa servi­ette ! Il en a fait l’ex­péri­ence il y a peu. Mais entre hommes, on ne par­le pas de ses sen­ti­ments : il fal­lait bien y aller, puisque l’Or­gan­i­sa­tion avait demandé de restituer l’une des deux mitrail­lettes plan­quées à l’É­cole pour appren­dre à tirer.

Cela lui fait penser qu’il fau­dra chang­er de lieu de tir, après le coup malen­con­treux de la veille qui est allé écorner le trans­for­ma­teur, dans le local où l’élec­tricien de l’É­cole veut bien les héberg­er. Il en par­lera à la Khomiss3.

Mais il est temps de rejoin­dre les caserts où dor­ment les cocons, en évi­tant les ron­des de basoffs4. Pour les deux cama­rades de retour de mis­sion tout au moins, car Dudel n’a pas fini sa journée.

À un nou­veau ren­dez-vous, les cama­rades sont bien là. Il est une heure du matin comme prévu. Ils se répar­tis­sent les jour­naux — ou plutôt les bul­letins mal­gré son titre ambitieux — que leur a remis la veille l’Or­gan­i­sa­tion, à l’heure des vis­ites dans la boîte à claque5. Dudel n’a eu le temps que de les par­courir. Sous le titre L’es­sor, il a bien vu le sigle ORA6, mais sans être tout à fait sûr de sa tra­duc­tion. Pour le reste, il a retrou­vé les thèmes de la clan­des­tinité : appel à la Résis­tance, sou­tien à de Gaulle et cri­tique de Vichy, nou­velles pos­i­tives sur tous les fronts de guerre, mais pas d’ap­pel à l’ac­tion directe immé­di­ate : pré­parez-vous, voilà le mot d’or­dre ! Et c’est bien ce que font les cama­rades, non sans par­fois ronger leur frein7.

Les tâch­es sont déjà répar­ties entre les cama­rades présents et cha­cun sait par avance les binets où il doit dépos­er les jour­naux. Dudel par­court pour sa part, dans le silence noc­turne et à l’é­coute du moin­dre bruit trahissant une ronde, le bâti­ment longeant la Mon­tagne Sainte-Geneviève. Par chance, les salles restent ouvertes et il peut dépos­er dis­crète­ment les jour­naux sur les bureaux des cocons, par­mi le désor­dre usuel des polycopiés.

À deux heures du matin, il ren­tre enfin se couch­er. On ver­ra demain les réac­tions, tout en sachant bien que cha­cun reste sur sa réserve devant des cocons peu con­nus et surtout lorsque la strass8 est présente.

Le cla­iron du réveil est dur pour Dudel, mais il saura prof­iter du cours de géométrie à n dimen­sions où s’en­v­ole Julia, dans l’am­phi Poin­caré, pour s’é­ten­dre un bon moment sous les bancs. La com­plic­ité de ses voisins qui se rap­prochent les uns des autres lui évite d’être repéré par le basoff de ser­vice9.

Après l’am­phi, une céré­monie plus pénible les attend. La Khomiss a, dès la ren­trée rue Descartes à l’au­tomne 1943, pris la déci­sion que le port du Grand U était inter­dit dans Paris occupé. Or un cama­rade a enfreint la règle et une déci­sion de quar­an­taine10 a été prise con­tre lui. Cette déci­sion va lui être sig­nifiée devant toute la pro­mo réu­nie. Une démon­stra­tion peu reluisante, mais sans doute néces­saire pour soud­er une pro­mo­tion et mar­quer une volon­té com­mune de réserve en face de l’occupant.

Dudel prof­ite de l’heure du déje­uner pour s’en­tretenir avec le géné K11, au sujet de l’en­traîne­ment au tir. Il con­naît sa sym­pa­thie pour leur action et sa bonne con­nais­sance des lieux. Le géné a une idée géniale : les égouts. Et les voilà par­tis pour une vis­ite dans les soubasse­ments de l’É­cole. Après une longue descente, ils trou­vent une galerie assez con­fort­able, mais ils sont bien­tôt arrêtés par un muret de parpaings. Ils se promet­tent de revenir avec les out­ils adéquats. C’est ain­si que l’X va dis­pos­er d’un dépôt d’armes clan­des­tin, à vrai dire ali­men­té d’une unique mitrail­lette, et d’un stand de tir, peu util­isé par manque de muni­tions, mais surtout les élèves vont pou­voir utilis­er une issue de sec­ours aisé­ment acces­si­ble en cas de besoin.

L’après-midi est plus calme et Dudel peut suiv­re un peu le cours d’analyse. Mais en fin de journée, il a encore un ren­dez-vous au par­loir, avec une per­son­ne envoyée par l’Organisation.

Il s’ag­it de pré­par­er un week-end de for­ma­tion mil­i­taire. Il y a déjà eu, par petits groupes, des réu­nions en ville, chez les uns ou les autres, pour une for­ma­tion théorique. Il s’ag­it main­tenant de pass­er à une for­ma­tion plus pra­tique. Ren­dez-vous est pris pour dimanche en gare de Meudon-la-Forêt, où, par­mi les promeneurs pais­i­bles, un envoyé de l’Or­gan­i­sa­tion sor­ti­ra de sa poche, devant quelques cama­rades, un petit paquet de mas­tic, qu’il expli­quera être du plas­tic explosif, et tir­era de son gous­set une espèce de sty­lo, qu’il démon­tr­era comme un détonateur.

La journée s’achève par des entre­tiens avec des cama­rades qui, d’eux-mêmes ou adressés par d’autres, vien­nent par­ler de leur volon­té de ne pas rester neu­tres dans le con­texte de 1944. Un cama­rade12 en par­ti­c­uli­er vient annon­cer qu’il quitte clan­des­tine­ment l’É­cole pour le maquis du Ver­cors où un ami l’ap­pelle et où il pense être plus utile que dans l’ac­tion lim­itée que pro­pose l’Or­gan­i­sa­tion à Paris. Faut-il l’en­cour­ager ? En fait l’ig­no­rance est grande de la sit­u­a­tion de la Résis­tance, soumis que sont les élèves à la pres­sion vichyste relayée par le com­man­de­ment de l’École.

Dans cette journée type sont naturelle­ment mêlés des événe­ments réels, mais qui se sont passés à des dates dif­férentes, et des per­son­nages dif­férents, réu­nis sous le pseu­do car­va13 Dudel. En réal­ité, la vie à l’X sous l’oc­cu­pa­tion n’é­tait pas aus­si hale­tante, le tra­vail y pre­nait toute sa place, mal­gré la sit­u­a­tion extérieure ten­due ; cepen­dant, dès qu’on pre­nait quelque respon­s­abil­ité, il fal­lait en porter un poids alour­di par ces tensions.

Mal­heureuse­ment toute cette pré­pa­ra­tion à l’ac­tion ne con­duira pas aux exploits dont tous rêvaient. Des arresta­tions suc­ces­sives couper­ont les con­tacts avec l’Or­gan­i­sa­tion et fer­ont per­dre beau­coup de temps à retiss­er des réseaux. Lorsque l’Or­gan­i­sa­tion lancera enfin un appel à l’ac­tion, après le Débar­que­ment, ce sera dans les con­di­tions dif­fi­ciles d’une péri­ode de con­gés pour l’É­cole et pour aboutir au fias­co du “maquis de Sologne“14.

On peut cepen­dant penser que cette pré­pa­ra­tion plus mil­i­taire que poli­tique a pu être utile à tous les cama­rades qui, dis­per­sés par la fin des études à la veille de la Libéra­tion, ont rejoint nom­breux la Résis­tance locale, cha­cun de leur côté, comme les y avaient incités l’or­gan­i­sa­tion de Résis­tance de l’É­cole, ain­si que la Khomiss dans un dernier amphi avant la dis­per­sion, et comme le recon­naî­tra la “com­mis­sion d’épu­ra­tion” réu­nie à la fin de l’an­née 1944, en désig­nant comme act­ifs dans la Résis­tance une bonne moitié de la pro­mo 42–43 B présente à l’École.

___________________________________________________
1. Le bêta (abrévi­a­tion de bête à cornes) est un lieu de sor­tie clan­des­tine de l’É­cole, du nom de la tête de béli­er qui orne le mur nord.
2. Le jardin du géné entoure la mai­son du gou­verneur, rue Descartes.
3. La Khomiss est l’or­gan­i­sa­tion plus ou moins clan­des­tine qui prend en charge la vie non offi­cielle de la promotion.
4. Les basoffs désig­nent le per­son­nel d’en­cadrement de l’École.
5. La boîte à claque désigne le bâti­ment d’en­trée, rue Descartes.
6. L’ORA sig­ni­fie Organ­i­sa­tion de résis­tance de l’ar­mée, mais vu de l’X en 1944, on ne savait pas très bien ce que cela recou­vrait et on n’é­tait même pas sûr du réseau avec lequel on était en relation.
7. Les règles de cloi­son­nement de la clan­des­tinité ne per­me­t­tent pas de pré­cis­er le nom­bre réel de cama­rades qui ont été touchés par cette action de Résis­tance interne à l’É­cole ou par une autre.
8. La strass désigne l’ad­min­is­tra­tion à tous niveaux.
9. Pour les cours mag­is­traux, chaque élève avait sa place désignée et un basoff assis à côté de la chaire con­trôlait les présences à l’aide du plan des places.
10. Il existe une gamme de sanc­tions envers un cocon jugé fau­tif par la pro­mo, la quar­an­taine est un pre­mier stade.
11. Le géné K est le respon­s­able de la Khomiss.
12. Je crois me sou­venir qu’il s’ag­it de Claude Lecour qui sera tué lors des com­bats du Vercors.
13. Car­va égale poly­tech­ni­cien. Les noms du cocon lamb­da vien­nent des maths : Dun­abla ou Dudel.
14. J’ai racon­té dans un précé­dent numéro de La Jaune et la Rouge les mésaven­tures de ce maquis de l’O­RA où les mili­ciens attendaient les étu­di­ants pour les fusiller.

Poster un commentaire