Médaille du Bicentenaire du Collège Stanislas, oeuvre de Claude Gondard (65) frappée par la Monnaie de Paris.

Bicentenaire du collège Stanislas

Dossier : ExpressionsMagazine N°592 Février 2004Par : Georges SAUVÉ

Le nom du fon­da­teur du col­lège Stanis­las est pra­tique­ment ignoré de nos jours, et pour­tant l’ab­bé Liau­tard joua un rôle majeur, à l’aube du xixe siè­cle, dans la recon­struc­tion de l’En­seigne­ment alors en fail­lite en France. Ini­ti­a­teur et mod­èle con­stam­ment imité d’une nou­velle péd­a­gogie, il se révéla l’un des pro­duits les plus remar­quables de cette Instruc­tion publique — ain­si la nom­mait-on depuis longtemps — de l’An­cien Régime, qui nous avait suréquipés de savants, de tech­ni­ciens et de gestionnaires.

Claude-Ros­alie Liau­tard vit le jour à Paris, le 7 avril 1774. Nais­sance au demeu­rant mys­térieuse, bâtardise du plus haut vol assuré­ment, car il reçut une édu­ca­tion prin­cière à la très réservée insti­tu­tion de Pic­pus. Il fit par­tie aus­si de la demi-douzaine d’en­fants, dont Marie-Antoinette s’oc­cu­pait per­son­nelle­ment de l’é­d­u­ca­tion, de pair avec celle de la petite Madame Royale, dans l’in­tim­ité de Trianon.

Pour ses études sec­ondaires, il devient ” bar­barain “, c’est-à-dire qu’il entre au col­lège Sainte-Barbe, trans­féré depuis 1764, dans des locaux de Louis-le-Grand ren­dus vacants par l’ex­pul­sion des Jésuites. Le col­lège voi­sine ain­si, et con­cur­rence l’in­ter­nat des ” bour­siers d’a­gré­ga­tion “, le con­cept déjà de Nor­male supérieure. Ce sont les seules struc­tures uni­ver­si­taires qui puis­sent rivalis­er à cette époque avec les pen­sion­nats des frères des écoles chré­ti­ennes qui dis­pensent le meilleur enseigne­ment du moment, et qui dépe­u­plent les grands col­lèges clas­siques. Sainte-Barbe est une étape majeure pour le jeune Liau­tard. Élève bril­lant, il y devient pro­fesseur, poulain chéri du célèbre abbé Nicolle et con­tin­ue, par­al­lèle­ment à son enseigne­ment, des études poussées de math­é­ma­tiques, de philoso­phie et d’histoire.

La Révo­lu­tion va boule­vers­er cette ambiance tran­quille. Liau­tard, qui a refusé d’émi­gr­er, suit ses directeurs ecclési­as­tiques inser­men­tés, dans une demi-clan­des­tinité péré­gri­nant du hasardeux faubourg Saint-Antoine aux cou­vents plus sûrs de Ver­sailles. Mais cette vie cachée ne lui per­met cepen­dant pas d’échap­per à la lev­ée en masse d’août 1793. Il est envoyé dans l’ar­mée du Nord, comme lieu­tenant au 3e drag­ons à Maubeuge. Il est très bien noté, mais il se trou­vait au pire moment de l’ar­mée française. Mal­gré le suc­cès de Wat­tig­nies, les pre­miers effets de l’én­ergique action de Carnot et des savants ” retrou­vés ” ne se fai­saient pas encore sen­tir. Les déser­tions et la démo­bil­i­sa­tion des volon­taires de 92 rédui­saient les effec­tifs de moitié ; la pénurie de cadres se révélait tragique.

D’où la créa­tion d’une École cen­trale des travaux publics, tronc com­mun de l’ac­cès des meilleurs aux grandes écoles, qui ne tar­da pas à être plus juste­ment rebap­tisée École poly­tech­nique. Vingt ans, et son haut niveau de con­nais­sances, il pos­sé­dait le pro­fil idéal du can­di­dat. Il obtient, comme réqui­si­tion­naire, l’au­tori­sa­tion du Comité de salut pub­lic de se présen­ter à l’ex­a­m­en d’en­trée ; après épreuves, il est admis en nivôse an III (décem­bre 1994).


Médaille du Bicen­te­naire du Col­lège Stanis­las, œuvre de notre cama­rade Claude Gondard (65) frap­pée par la Mon­naie de Paris.

Cette pro­mo­tion prin­ceps de 1794 de Poly­tech­nique tra­vail­la dans des con­di­tions ter­ri­bles, dues à la sit­u­a­tion économique. Mais le suc­cès de l’É­cole fut immé­di­at, grâce à son organ­i­sa­tion minu­tieuse et géniale, œuvre du Comité des travaux publics dom­iné par la forte per­son­nal­ité de Mon­ge. Liau­tard sor­tit de l’É­cole en 1796, par­mi les nom­breux ” retirés “. Il restera très mar­qué par cette expéri­ence et n’ou­bliera jamais les leçons d’une pareille réussite.

Ren­du à la vie civile, il retourne à Ver­sailles. De nou­veau il mène en par­al­lèle son per­fec­tion­nement per­son­nel et l’en­seigne­ment à titre indi­vidu­el : en pra­tique, il pré­pare ses élèves à l’en­trée à Poly­tech­nique. Infati­ga­ble, par-dessus le marché, Liau­tard écrit aus­si bien un traité des sec­tions coniques qu’une analyse pointue de l’Émile de Rousseau. Après le Con­cor­dat, peu à peu se des­sine chez lui la voca­tion religieuse et en octo­bre 1802, il entre au sémi­naire Oli­er, de Saint-Sulpice, dirigé par l’ab­bé Émery. Comme à Sainte-Barbe, comme à Poly­tech­nique, il se révèle d’emblée l’élève le plus dis­tin­gué de la classe, ce qui va entraîn­er en mai 1804, alors même qu’il écrivait à son élève et ami Haut­poul ” que rien n’é­tait plus incer­tain que sa des­tinée “, l’ori­en­ta­tion déci­sive de sa car­rière sur une occur­rence imprévue.

Bien que la Con­ven­tion post-ther­mi­dori­enne, après des années de table rase, eût entre­pris de le recon­stru­ire, sur la base des avancées des deux derniers règnes, l’en­seigne­ment demeu­rait sin­istré. La réus­site de Poly­tech­nique représen­tait l’ex­cep­tion ; les écoles spé­ciales et l’U­ni­ver­sité bat­taient plus que jamais de l’aile, l’É­cole nor­male n’avait pas tenu trois mois. La pléthore des maîtres con­trastait avec la pénurie d’élèves : le sec­ondaire n’as­sur­ait plus le recrute­ment. Les écoles cen­trales, mal­gré d’ex­cel­lents pro­grammes, ne réu­nis­saient qu’à peine 5 000 ou 6 000 col­légiens et encore, pra­tique­ment dans le seul Paris, dans un désor­dre indescriptible.

Le Pre­mier con­sul, sous l’im­pul­sion de son con­seiller occulte, l’ab­bé Émery, s’é­tait con­va­in­cu, par pur prag­ma­tisme que, comme il le con­fi­ait à Mon­ge ou à Pasquier, seule l’an­ci­enne reli­gion catholique était en mesure de rétablir la sit­u­a­tion. Pour l’in­stant, elle était anéantie, d’où, en dépit des hurlements et des atten­tats, une série de mesures : Con­cor­dat avec Rome (1801–1802), rap­pel des frères des écoles chré­ti­ennes (1801), rétab­lisse­ment des sémi­naires, grands ou petits (enseigne­ment sec­ondaire tacite) avec exemp­tion d’im­pôts (1802), nom­i­na­tion au siège de Paris d’un archevêque non con­sti­tu­tion­nel, le nonagé­naire Mgr de Bel­loy, avec l’ab­bé Émery comme vicaire général (1802).

Le sémi­naire Oli­er, le pre­mier réou­vert bien sûr, était logé à l’hô­tel Tra­ver­saire, rue Notre-Dame-des-Champs depuis octo­bre 1803. En mai 1804, le Pre­mier con­sul offre à l’ab­bé Émery les locaux vacants de l’In­struc­tion chré­ti­enne, près de Saint-Sulpice, pour y rel­oger plus large­ment son sémi­naire. Cela libère l’hô­tel Tra­ver­saire, et immé­di­ate­ment Émery, appuyé par l’ab­bé Des­jardins, des Mis­sions étrangères, pro­pose à Mgr de Bel­loy la créa­tion d’un col­lège con­fes­sion­nel de haut niveau, sus­cep­ti­ble de con­tre­bal­ancer les écoles cen­trales notoire­ment insuff­isantes. Il est dif­fi­cile de penser que Bona­parte ne soit pour rien dans ce pari auda­cieux auquel l’échec était inter­dit. L’ab­bé Duclaux, supérieur du sémi­naire Oli­er, pro­posa l’homme de la sit­u­a­tion : un de ses élèves, excep­tion­nel, l’ab­bé Liau­tard. L’im­pé­trant se mit sur-le-champ à met­tre sur pied son étab­lisse­ment, l’In­sti­tu­tion Notre-Dame-des-Champs.

Grand, déjà un peu envelop­pé, le front large, les yeux charmeurs pétil­lants d’in­tel­li­gence et de bon­té — ce n’est point antin­o­mique — un air aris­to­cra­tique, avec une con­ver­sa­tion étince­lante et, chose rare sous la soutane, un dis­cours direct, trop par­fois, il avait alors trente ans. Il s’en­toure de deux col­lab­o­ra­teurs, le timide abbé Fro­ment de Cham­pla­garde (Poly­tech­nique 1798, égale­ment retiré), et le vieil abbé Augé, une anci­enne grosse tête, et matheuse, de Louis-le-Grand. Liau­tard va men­er son affaire tam­bour bat­tant, en hus­sard, de façon éblouis­sante comme ce nou­veau patron de la France qui n’est pas son élu, mais à qui il ressem­ble à bien des égards.

Pressen­ti le 18 mai 1804, il déclare légale­ment son étab­lisse­ment à la mi-juil­let, rédi­ge ses statuts et son règle­ment, voit les familles, organ­ise tout, salles de classe et pen­sions, en moins de trois mois, puisqu’il ouvre son col­lège le 15 août suivant.

Résumées dans un prospec­tus, les dis­po­si­tions de l’ab­bé sont classées sous trois rubriques : Reli­gion, Études, Dis­ci­pline, dans lesquelles il s’in­spire des Frères des Écoles chré­ti­ennes et des trois étab­lisse­ments qui l’ont mar­qué, Sainte-Barbe, Oli­er, et surtout Polytechnique.

Sur le pre­mier point, c’est le mod­èle sulpicien (Saint-Sulpice).

Pour les études : des points forts. Lec­ture des auteurs mod­ernes ; langues vivantes à l’hon­neur, l’ab­bé est lui-même poly­glotte ; l’His­toire est matière priv­ilégiée dont il se réserve le domaine ; les math­é­ma­tiques sont très poussées, elles res­teront une spé­cial­ité de Stanis­las (X). Alter­nance des cours théoriques et de travaux pra­tiques (Mon­ge), dans lesquels sont com­pris­es les activ­ités cul­turelles, con­férences, vis­ites, cul­ture physique. Les sur­doués sont appelés à aider les plus faibles dans un rôle de répéti­teurs (Mon­ge). Il est enten­du que l’é­d­u­ca­tion et l’in­tel­li­gence pri­ment l’in­struc­tion (X). Pas de sat­u­ra­tion, nom­bre d’élèves lim­ité, en temps non plus, récréa­tions fréquentes ; les enfants sont traités à la carte, indi­vid­u­al­isés, dans le respect de leurs familles appelées à col­la­bor­er (Sainte-Barbe).

Sur le chapitre dis­ci­plinaire, règle sans faib­lesse, mais appliquée de façon généreuse et per­sua­sive, appel à l’hon­neur (orig­i­nal). Le sens des respon­s­abil­ités est dévelop­pé par l’ex­er­ci­ce de fonc­tions divers­es dévolues à cha­cun (X). Les civil­ités et les bons usages sont pri­mor­diaux. À cette insti­tu­tion divisée en petit, moyen et grand col­lège, sous la sur­veil­lance d’un ser­vice médi­cal effec­tif (X), l’ab­bé Liau­tard adjoint deux inno­va­tions géniales :

  • d’abord un sémi­naire supérieur dont les élèves parta­gent rigoureuse­ment la vie et les cours des laïcs : nul ghet­to coupé de la vie, le jeune clergé s’in­tè­gre d’emblée dans la société. Voici l’embryon des Fac­ultés catholiques ;
  • ensuite, un enseigne­ment supérieur de deux ou trois ans pro­longeant le sec­ondaire. Il pré­pare aux grands con­cours et aux Fac­ultés. Une sec­tion est par­ti­c­ulière­ment axée sur la for­ma­tion pro­fes­so­rale et les agré­ga­tions. En somme, des écoles pré­para­toires telles que nous les con­nais­sons aujour­d’hui et une École nor­male supérieure, la seule pour l’in­stant. Ces grands élèves sont traités en adultes, dans un cli­mat de cam­pus universitaire.


L’ab­bé conçoit, en effet, son étab­lisse­ment comme une école de cadres de haut niveau. Il est donc strict sur le recrute­ment ; il veut les ” gross­es têtes ” comme à l’X. En dehors des class­es priv­ilégiées où il est aisé d’en trou­ver, il fait prospecter partout, en France, en province et à l’é­tranger, à la recherche des enfants doués, quelle que soit leur orig­ine sociale. Une bonne par­tie est élevée ici à titre gra­tu­it, réper­cuté sur la pen­sion des autres. C’est le pen­dant du traite­ment de 1 200 £ accordé (hélas en assig­nats !) aux élèves de l’X exigé par Four­croy et Mon­ge pour ne pas exclure les démunis.

Ain­si l’ab­bé Liau­tard oppo­sait au lycée pub­lic, à ses casernes sur­chargées, sans moti­va­tions morales, agitées jusqu’à la révolte, où des rap­ports de force avec un per­son­nel raré­fié se réglaient sous l’u­ni­forme et au son du tam­bour, un petit cou­vent con­fort­able, à la pop­u­la­tion peu nom­breuse et choisie, abon­dam­ment encadrée, où une vie sans con­traintes pesantes, mais haute­ment final­isée, se déroulait aux sec­ouées de la cloche. Face aux résul­tats les familles tranchèrent vite. Comme à Eton, il fal­lut retenir la place longtemps en avance.

On dut rapi­de­ment s’a­grandir. Une annexe se crée aux champs, par le rachat du petit Sainte-Barbe à Gen­til­ly, à des­ti­na­tion des petites class­es puis, par la suite, des grands élèves de san­té frag­ile : et voici inven­té le col­lège climatique.

Inutile de dire que cette ” ratio stu­dio­rum ” fut abon­dam­ment reprise par les dif­férents étab­lisse­ments publics et privés, même chez les filles.

Entre-temps, l’Em­pereur s’at­te­lait à la réor­gan­i­sa­tion d’une Édu­ca­tion nationale. C’est en 1808 la créa­tion d’une Uni­ver­sité monop­o­lis­tique. Désor­mais l’en­seigne­ment sec­ondaire ne peut plus être dis­tribué que par les lycées. Les insti­tu­tions privées, comme au siè­cle précé­dent, doivent y envoy­er leurs recrues pour les cours. On imag­ine la sur­charge des locaux et la pénurie d’en­seignants, sans compter les bagar­res entre les gamins des insti­tu­tions rivales se retrou­vant au sein du lycée de leur affec­ta­tion. Et les potach­es de l’époque, dans une atmo­sphère de guerre, n’é­taient pas des ten­dres. L’ab­bé Liau­tard ful­mine et dénonce, je le cite, ” Cette colos­sale Uni­ver­sité, fille déver­gondée de l’ir­réli­gion, du despo­tisme et de la fis­cal­ité. ” Car, main­tenant, le privé paie dou­ble impôt.

Quoi qu’il en soit, exci­pant que lui et ses pro­fesseurs pos­sé­daient tous les titres req­uis, il refuse d’en­voy­er sa troupe au lycée Napoléon (Hen­ri-IV) qu’on lui avait lais­sé choisir. Dès lors, enquêtes et rap­ports s’ac­cu­mu­lent. Plus que Fontanes, Fouché ne se fait faute d’aver­tir qui vous savez du mau­vais esprit de l’In­sti­tu­tion Notre-Dame- des-Champs, ce qui reste à démon­tr­er, car nom­bre des meilleurs officiers sor­taient de là. C’est ici qu’on mesure un grand homme. L’Em­pereur ne se paie pas de mots et répond : ” La mai­son de l’ab­bé Liau­tard est la meilleure de mon empire ; elle forme des jeunes gens tels que je les souhaite. ” Et il ordon­na qu’on lais­sât l’ab­bé tran­quille. Même en 1811, lors du tour de vis du ” blo­cus uni­ver­si­taire “, quand il devint dif­fi­cile de main­tenir cette sit­u­a­tion déroga­toire et que, mis en demeure, Liau­tard per­sista à n’en­voy­er que le quart de ses potach­es au lycée, Napoléon fer­ma encore les yeux. Ce con­tin­gent de Liau­tard s’af­frontait aux faux bar­bi­stes de M. Lan­neau, rivés au même lycée Napoléon, Vic­tor de Lan­neau, défro­qué, avait repris en 1 798 Sainte-Barbe sup­primé en 91 ; dou­ble grief pour Liau­tard. Les deux troupes se lançaient dans des batailles rangées dignes d’Auster­litz et l’ab­bé met­tait à la dis­po­si­tion de ses ouailles sa con­nais­sance de l’His­toire et ses sou­venirs de l’ar­mée du Nord, leur inculquant les bonnes tac­tiques et les meilleures tech­niques de com­bat, avec la même ardeur qu’il mon­trait lors des com­péti­tions de balle au mur aux­quelles il par­tic­i­pait en per­son­ne au collège.

La colos­sale Uni­ver­sité — avec laque­lle, du reste, les rap­ports demeurent excel­lents — a l’air d’être bien tenue en lisière par M. Liau­tard, qui sème partout d’ailleurs des sortes de fil­iales, comme la célèbre Insti­tu­tion Poiloup, qui devien­dra la mai­son jésuite de Vau­gi­rard, ou celle de Mon­trouge. Il fonde des petits sémi­naires de province, autant de col­lèges déguisés échap­pant au fisc. Il crée jusqu’en Amérique, à Bal­ti­more et à Boston.

Les Cent-Jours, avec la fuite des familles, voient fon­dre les effec­tifs. Bref épisode, le deux­ième retour des Bour­bons repe­u­ple la cap­i­tale et le col­lège éclate bien­tôt dans ses pre­mières lim­ites. Il faut absol­u­ment s’a­grandir et, sur une fausse promesse de cet écervelé de comte d’Ar­tois, on acquiert l’hô­tel Fleury voisin, ce qui quadru­ple ter­rains et bâti­ments. La nou­velle façade occu­perait, de nos jours, du 46 au 52 de la rue Notre-Dame-des-Champs, de la rue Stanis­las à la rue de la Grande-Chau­mière. Au sud, les jardins s’é­tendaient jusqu’au boule­vard du Midi, aujour­d’hui boule­vard Mont­par­nasse. Sous la Restau­ra­tion, pour ces qua­tre bons hectares et les 392 portes et fenêtres extérieures, les impôts se mon­tent à 305 F !

En févri­er 1821, l’in­sti­tu­tion Liau­tard obtient le priv­ilège inouï de jouir du même statut que les col­lèges roy­aux parisiens (autrement dit les lycées) avec com­mu­nauté de cur­sus uni­ver­si­taire des pro­fesseurs et par­tic­i­pa­tion au Con­cours général, tout en gar­dant sa ges­tion privée ain­si que son car­ac­tère con­fes­sion­nel. Il est dit ” Col­lège de plein exer­ci­ce. ” C’est un ” Priv­ilège ” qua­si­ment unique ; seul le col­lège Rollin de Paris le partage. En 1822, la mai­son prend le nom de col­lège Stanis­las, sug­géré par Louis XVIII. Sa répu­ta­tion est con­sid­érable. Il vient des élèves de toute l’Eu­rope, d’outre-Atlan­tique, et même des Sey­chelles. Les pro­fesseurs sont du plus haut niveau. Les pre­miers des nor­maliens et des agré­ga­tions pren­nent l’habi­tude, qui va se péren­nis­er, de faire leurs pre­mières armes à Stanis­las, avant d’oc­cu­per les chaires de Poly­tech­nique, de la Sor­bonne, du Col­lège de France, et de colonis­er les rec­torats. Le col­lège rem­plit par­faite­ment sa fonc­tion d’é­cole de cadres et ali­mente tous les hauts postes de l’ad­min­is­tra­tion, de la tech­nique, de l’ar­mée, du clergé et même de l’art. Quand survien­dra la féroce épu­ra­tion de 1830, beau­coup des ” démis­sion­nés ” seront des anciens élèves de la maison.

Claude Gondard (65) a créé, à l’occasion du Bicentenaire du Collège Stanislas, une gamme d’objets de qualité comprenant un carré en soie, une écharpe en soie, une cravate et une médaille
Claude Gondard (65) a créé, à l’occasion du Bicen­te­naire du Col­lège Stanis­las, une gamme d’objets de qual­ité com­prenant un car­ré en soie, une écharpe en soie, une cra­vate et une médaille 

Deux pépinières, deux réus­sites, deux hommes, une seule vision de l’é­d­u­ca­tion. Il n’y a pas de secret : de philoso­phie opposée, mais de la même trempe, le maître et l’élève pos­sé­daient les mêmes valeurs, suiv­aient le même pro­jet, usaient des mêmes moyens, exploitaient le meilleur d’un fameux héritage. Liau­tard avait beau­coup appris de Mon­ge et de l’é­cole de ses rêves ; ils con­sti­tu­aient les meilleurs ingré­di­ents de sa may­on­naise réussie. Au fond, face à tant de simil­i­tudes, peut-on s’empêcher de penser que cette jeune mai­son Stanis­las appa­rais­sait comme un petit Poly­tech­nique, en tout cas la réplique la plus conforme ?

Dans ce cli­mat d’ex­pan­sion, la crise survint, comme elle se déclenchera tou­jours par la suite, en rai­son du point faible du sys­tème : la ges­tion finan­cière privée. Le comte d’Ar­tois n’avait pas tenu ses promess­es ; adieu les sub­sides sur la foi desquels on avait acquis l’hô­tel de Fleury. Dès lors c’est l’en­chaîne­ment impi­toy­able des dettes et, en 1824, le col­lège est acculé à fer­mer bou­tique. Les pou­voirs publics ne désirent aucune­ment que périsse une fon­da­tion aus­si utile que pres­tigieuse ; aus­si pro­posent-ils une solu­tion avan­tageuse : le rachat généreux de l’im­mo­bili­er par la Ville de Paris, per­me­t­tant d’éponger les dettes, suivi de sa loca­tion immé­di­ate à Stanis­las. Seule con­di­tion, le départ de M. Liautard.

C’est qu’au-delà de la péd­a­gogie l’ab­bé, uni­verselle aragne, se mêlait de tout et s’oc­cu­pait d’af­faires mul­ti­ples. Pas­sion­né­ment la poli­tique : écouté de Louis XVIII, il le con­seil­lait sur tout par le truche­ment de Mme du Cay­la ; de la sorte, organ­isant le Con­cor­dat de 1817 ; obtenant qu’on fusionne le min­istère de l’In­struc­tion publique avec celui des Cultes et faisant nom­mer Frayssi­nous grand maître de l’U­ni­ver­sité. Il essaie de mod­ér­er le comte d’Ar­tois, qui lui en voudra. Aus­si dis­tan­cié des ultras ” de la pointe ” que des libéraux, il se les aliène les uns et les autres. Il plaide le retour des Jésuites tout en les vex­ant. À con­tre-courant, il défend Lamen­nais. Il appelle à l’in­dul­gence à l’é­gard des anciens prêtres jureurs, qui ont quit­té leur état et s’en repen­tent. Peu adepte de ce que Saint-Exupéry appellera plus tard les ” Corans infor­mulés “, il com­bat les lab­o­ra­toires de pen­sée et, périlleuse­ment, leur envoie des tau­pes pour les noyauter.

Comme cha­cun sait, ce sont les plus oblig­és qui vous trahissent le plus ; Frayssi­nous est le plus acharné à exiger son départ. Pour sauver son œuvre admirable qui lui a per­mis de for­mer des mil­liers d’hommes de pre­mier plan, Liau­tard se résigne et signe sa démis­sion le 1er avril 1824. Le Roi lui pro­pose l’évêché de Limo­ges (décidé­ment une ville de repli) mais il décline l’of­fre. Il accepte cepen­dant la charge con­jointe de pré­cep­teur du duc de Bor­deaux ; la mort de Louis XVIII anéan­ti­ra ce pro­jet. En alter­na­tive, il est nom­mé curé de Fontainebleau.

C’est dans ce retour de for­tune que l’on peut le mieux juger de la grandeur de cet être d’ex­cep­tion. Au sémi­naire, il attendait hum­ble­ment que l’on dis­posât de lui. Il accep­ta sans dif­fi­culté la mis­sion par­ti­c­ulière­ment hasardeuse qu’on lui pro­po­sait. Il y mit toute son âme et en fit un mon­u­ment qui dure tou­jours. Quand on lui jeta comme un os cette cure en forme d’ex­il, il ne bou­da pas. À nou­veau il y mit tout son cœur et son intel­li­gence, recon­quit les paroissiens et même ce vieux païen de Béranger.

Les per­sé­cu­tions ne cessèrent pas con­tre lui. Il est la cible du Figaro. En 1831, se trou­vant à Paris lors du sac de l’archevêché, des éner­gumènes voulurent le jeter dans la Seine. En tout cas, Louis-Philippe se mon­tra à la hau­teur de Napoléon face à ce légitimiste impéni­tent. Il invi­tait sou­vent l’ab­bé aux Tui­leries ou à Neuil­ly. Il lui con­fia l’homélie à l’oc­ca­sion du mariage du duc d’Or­léans. Il voulait à tout prix lui faire accepter un évêché, par exem­ple Nev­ers ou Blois. Mon­sieur l’ab­bé refusa à tous coups.

Il mou­rut le 17 décem­bre 1842. On lui éle­va un énorme mon­u­ment funéraire dans la pre­mière chapelle de gauche des Carmes. Ce n’est pas du Michel-Ange, hélas, mais dans ce sanc­tu­aire his­torique, il retrou­ve la com­pag­nie de nom­bre de ses amis.

À l’heure des per­cées d’Hauss­mann, on don­na son nom à une petite rue, débap­tisée depuis (rue Chaplain).

Un homme, dont l’œu­vre se révéla si riche de résul­tats, méri­tait certes beau­coup mieux. Ne pour­rait-on bap­tis­er Liau­tard la rue du Mont­par­nasse dont le nom fait dou­ble emploi avec celui du boule­vard homonyme ? Tel qu’il se mon­tre dans ses actes et ses dires, nous apercevons chez ce prêtre jovial et d’une fran­chise assez peu ecclési­as­tique, chez ce catholique et ce roy­al­iste légitimiste incon­di­tion­nel, des tré­sors de tolérance et de vraie char­ité, récla­mant la lib­erté pour les autres con­fes­sions, sug­gérant l’ou­bli et le par­don comme seule issue, et puis cette indépen­dance d’e­sprit, pour ne pas dire ce brin d’a­n­ar­chie qui som­meille au cœur de tout Français cousu main.

On pour­rait ter­min­er cette esquisse d’un poly­tech­ni­cien des orig­ines, digne des espoirs de l’é­cole qu’il inau­gu­rait, par un flo­rilège de ses prin­ci­paux apoph­tegmes. N’en citons qu’une quin­tes­sence : ” Le bon­heur pub­lic ne doit pas coûter trop cher aux bon­heurs des par­ti­c­uliers…

C’é­tait, décidé­ment, une époque de visionnaires. 

3 Commentaires

Ajouter un commentaire

Liau­tardrépondre
26 novembre 2011 à 10 h 28 min

Vie de l’Ab­bé MarieRos­alie Liautard

Je pense que l’Ab­bé Marie Ros­alie Liau­tard est un ancêtre de mon mari.Je suis intéressée par tout ce qui le con­cerne, en par­ti­c­uli­er l’o­rig­ine de ses par­ents même si son père a servi de prête nom . Je suis très intéressée par ce que je viens de lire. Jai beau­coup de livres et de doc­u­ments le con­cer­nant. J’aimerai en con­naitre plus.

Lecer­voisi­errépondre
24 janvier 2012 à 15 h 25 min
– En réponse à: Liautard

Descen­dance de l’ab­bé Liau­tard : aucune
Né le 7 avril 1774 à Paris, Claude Liau­tard fut élève de l’É­cole poly­tech­nique en 1794 (pre­mière pro­mo­tion). Après la Révo­lu­tion française, il fut ordon­né prêtre en 1804, année durant laque­lle il fon­da la Mai­son d’é­d­u­ca­tion de la rue Notre-Dame-des-Champs (devenu en 1822 le Col­lège Stanislas).

Curé de Fontainebleau à par­tir de 1824, il y décède le 17 décem­bre 1842. Il a été inhum­mé dans le grand cimetière de Fontainebleau. N’ayant pas de descen­dance, il a fait don de ses archives au Col­lège Stanis­las. Un mon­u­ment en son hon­neur a été érigé dans l’église de Saint-Joseph des Carmes, oeu­vre d’Au­guste Préault, 1849.

N.Lecervoisier
Archiviste du Col­lège Stanislas

Liau­tardrépondre
13 mars 2012 à 14 h 35 min

orig­ines de Claude ros­alie Liau­tard
Je suis sur­prise que l’ensem­ble des archives de l’Ab­bé Ros­alie Liau­tard ayant été trans­mis­es au Col­lège Stanis­las, et en ayant sa date de nais­sance ‚il ait été impos­si­ble de retrou­ver le nom de ses par­ents. J’ai écrit égale­ment à l’eveché dont dépend Fontainebleau. Il m’ a été répon­du qu’il n’y avait jamais eu de Curé à Fontainebleau por­tant ce nom.Que de secrets con­cer­nant cet homme ? J.LiautardEGT

Répondre