Gentilshommes jouant à la Paume.

Quinze – Trente – Quarante – Jeu, la fin de six cents ans de mystère !

Dossier : Libres proposMagazine N°567 Septembre 2001Par : Jacques THÉDIÉ (45)

Avant le tennis, le jeu de paume

Avant le tennis, le jeu de paume

Il faut d’a­bord savoir qu’a­vant d’être celle du ten­nis, cette marque, était, depuis des siècles, celle des jeux de longue paume et de courte paume. En 1874, le major Wing­field, pro­fi­tant de l’in­ven­tion de balles en caou­tchouc, ima­gi­na de faire jouer un suc­cé­da­né de jeu de paume (de courte paume) dans le parc des châ­teaux, sur le gazon. La tra­duc­tion anglaise du mot » jeu de paume » était alors » ten­nis » et il appe­la ce nou­veau jeu » lawn-ten­nis « , c’est-à-dire » jeu de paume sur gazon « . Il reprit tout natu­rel­le­ment le mode de comp­tage qui était celui de la paume.

Le pro­blème est donc repous­sé d’un cran : pour­quoi comp­tait-on » 15 – 30 – 40 – Jeu » au jeu de paume ?

Les ency­clo­pé­distes, à la fin du XVIIIe siècle, avouaient leur igno­rance sur ce point. Deux siècles et demi plus tôt, Érasme fai­sait dire à un inter­ve­nant de ses col­loques : » À quoi servent les points s’ils ne comptent rien ? « . Sans autre réponse que : » C’est comme cela ! »

Il faut dire qu’à l’é­poque d’É­rasme, ce mode de comp­tage exis­tait déjà depuis bien long­temps. On lui trouve des réfé­rences lit­té­raires dès le début du XVe siècle (le jeu exis­tait alors depuis peut-être trois cents ans).

En 1439, Charles d’Or­léans écri­vait : » … j’ai tant joué avec âge à la paume que main­te­nant j’ai 45… « . Phi­lippe le Bon, le jour de son soixan­tième anni­ver­saire, en 1456 : » J’ai joué à la paume. J’ai per­du un compte que je veux mettre à part. Je le per­dis hier et aujourd’­hui je recom­mence un nou­veau jeu. » De même un chro­ni­queur (anglais), racon­tant la bataille d’A­zin­court (1415), compte les coups de canon en 15, 30, 45…

Tout cela montre qu’au début du XVe siècle ce compte exis­tait et qu’il était une réfé­rence claire pour tout le monde. Nous appre­nons de plus que l’on ne comp­tait pas » 15 – 30 – 40 – Jeu « , mais » 15 – 30 – 45 – 60 « .

C’est éga­le­ment ce que déclare l’Ency­clo­pé­dîe Uni­ver­selle des Jeux, publiée à Amster­dam en 1774. Si l’on en croit de Luze (La magni­fique his­toire du jeu de paume, 1933, ouvrage de base en cette matière), on comp­tait encore 45 dans les années 1930 à la paume (mais 40 au ten­nis). Que l’on ait annon­cé » jeu » au lieu de » 60 « , cela se com­prend bien. Quant à annon­cer 40 au lieu de 45, ce semble être un rac­cour­ci ver­bal assez natu­rel dès lors que 45 n’a­vait plus de signi­fi­ca­tion pour les joueurs.

Il s’a­git donc de com­prendre la marque » 15 – 30 – 45 – 60 « , marque qui est appa­rue entre 1250, ori­gine approxi­ma­tive du jeu, et 1400, date à par­tir de laquelle on lui trouve de nom­breuses références.

Une demi-douzaine d’hypothèses

La pre­mière ten­ta­tive d’ex­pli­ca­tion connue remonte à 1431. Le Fla­mand Van den Ber­ghe, dans son ouvrage Le jeu de paume mora­li­sé, consi­dère que le gagnant du point est un » juste » dont la récom­pense doit être mul­ti­pliée par 15 ! On ne peut guère le prendre au sérieux ! Notons qu’en 1431 cette marque était déjà assez ancienne pour qu’on ait oublié son origine.

Vient ensuite l’I­ta­lien Scai­no en 1555 (Trat­ta­to del giu­co del­la pal­la). Il déclare que cette marque date d’un » temps immé­mo­rial » et en donne une inter­pré­ta­tion embrouillée et invrai­sem­blable : on appe­lait alors, en Ita­lie, » furieuse vic­toire » le gain d’un jeu par un joueur mené 40 à 0 et qui gagnait 5 points de suite après que son adver­saire en ait gagné 3. Ce 5 et ce 3 seraient à l’o­ri­gine du 15. On voit que ce n’est guère convain­cant et de Luze n’y croit abso­lu­ment pas. Nous non plus !

De Luze se ral­lie en revanche à l’ex­pli­ca­tion sui­vante : il exis­te­rait à la longue paume une règle selon laquelle le ser­veur avan­ce­rait suc­ces­si­ve­ment de 15, 30, puis 45 pieds au fur et à mesure des coups gagnés, jus­qu’à atteindre le filet (ou plu­tôt la » corde ») et gagner le jeu au qua­trième coup. Un pau­mier connu (pau­mier de courte paume) aurait assis­té à une par­tie de longue paume, à Roye, dans la Somme, où il a vu pra­ti­quer cette règle. De Luze le consi­dère comme digne de foi et en tire sa conclusion…

Disons d’a­bord que le ser­vice de la longue paume se fait bien à envi­ron 60 pieds (17 à 20 m) de la corde, ce qui est com­pa­tible avec cette expli­ca­tion. Mais, au lieu de s’en tenir à cette inter­pré­ta­tion d’une expé­rience unique d’un seul homme, dont la com­pé­tence et la bonne foi ne font pas de doute, il aurait été facile d’in­ter­ro­ger pour plus de sûre­té des joueurs de longue paume sur cette règle supposée.


Gen­tils­hommes jouant à la Paume.

C’est ce que j’ai fait moi-même ; j’ai appris que cette règle n’existe pas actuel­le­ment (car ce jeu se pra­tique encore). On n’en trouve non plus aucune trace dans aucun règle­ment ancien de longue ou de courte paume. Il existe en fait à la longue paume une » ligne de tir » d’où sont effec­tués tous les ser­vices. L’ex­pli­ca­tion de De Luze ne tient donc pas. Sans doute la par­tie de Roye a‑t-elle été mal com­prise par notre unique témoin ou alors il s’a­gis­sait d’une fan­tai­sie d’un jour par rap­port aux véri­tables règles.

Pas­sons donc aux autres expli­ca­tions pro­po­sées : Gos­se­lin, libraire du roi Hen­ri III, sug­gère en 1579 une réfé­rence aux astro­nomes et à l’angle de 60 °, qua­li­fié de » signe phy­sic « . Les astro­nomes auraient alors pris 15 ° par point pour abou­tir à 60 ° en quatre points.

Gos­se­lin lui-même n’y croit pas trop et pro­pose autre chose : une cer­taine lon­gueur appe­lée le » cli­mat » mesu­rait 60 pieds. C’est cette fois 15 pieds qui seraient comp­tés à chaque point pour tota­li­ser 60 pieds, soit un cli­mat. Mais pour­quoi cette réfé­rence au » cli­mat » plu­tôt qu’à toute autre longueur ?

En 1913, une autre hypo­thèse a été avan­cée par un joueur de paume anglais du nom de Craw­ley : les quatre fois quinze seraient une réfé­rence aux quatre quarts d’heure de quinze minutes.

Reste une théo­rie moné­taire : le double royal d’or, frap­pé en 1340, valait 60 sous, que l’on pou­vait décom­po­ser en quatre fois 15 sous.

Pour­quoi pas ? On a même pous­sé l’hy­po­thèse un peu plus loin en ima­gi­nant que chaque point fai­sait gagner 15 sous, mais la règle du jeu ne s’y prête abso­lu­ment pas : les points ne servent à rien si le jeu est fina­le­ment perdu.

Au total, ces quatre auteurs ont tous vou­lu que l’on ait comp­té 60 » quelque chose « , et se sont deman­dé quoi : des angles ? une lon­gueur ? une durée ? une mon­naie ? Ils avaient rai­son et tort à la fois !

Mon hypo­thèse per­son­nelle, c’est qu’il ne s’a­gis­sait de comp­ter ni cela ni autre chose : il s’a­gis­sait du nombre 60 et c’est tout. 60 quoi ? 60 rien du tout ! 60 tout court !

L’hypothèse » 60 tout court »

Savez-vous jouer au bridge ? La règle du jeu veut que la manche se joue en 100 points. Pour­quoi 100 ? Parce que nous bai­gnons dans le sys­tème déci­mal : le bridge en 100 points, la belote en 1 000 points, le piquet en 100 points, etc. On a vou­lu ensuite que cinq levées de trèfle ou de car­reau donnent la manche. On a déci­dé pour cela de comp­ter une levée pour 20 points : 5 x 20 = 100. Quatre levées de cœur ou de pique : on les compte pour 30 (on aurait pu dire 25). C’est exac­te­ment ce qu’ont fait nos ancêtres il y a six ou sept cents ans. Mais eux étaient fami­liers de mesures et d’u­ni­tés qui se comp­taient en 60, voi­là tout !

Au Moyen Âge et pen­dant la Renais­sance, la vir­gule et les nombres déci­maux n’é­taient pas inven­tés : ils ne le seront que vers 1580. Quand on avait comp­té toutes les livres ou tous les cli­mats ou toutes les minutes, on pas­sait à une uni­té infé­rieure sou­vent 60 fois plus petite : on disait » 10 livres et 12 sous » là où nous dirions 10,2 livres.

Certes on écri­vait bien les nombres en numé­ra­tion déci­male (en base 10), mais on n’é­cri­vait que des nombres entiers et, en quelque sorte, par paquets de 60, héri­tage de la base 60 des Baby­lo­niens. C’est la Révo­lu­tion qui a sup­pri­mé ces vieilles uni­tés au pro­fit du » tout déci­mal « . Et, mal­gré cela, nous comp­tons encore en degrés, minutes et secondes ou en heures, minutes et secondes !

Citons l’exemple des » tables alphon­sines « . Le roi Alphonse X d’Es­pagne fut cou­ron­né en 1252, date proche des pre­miers bal­bu­tie­ments du jeu de paume. Il vou­lut faire cal­cu­ler les durées écou­lées entre dix évé­ne­ments mar­quants de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té ; la date de son avè­ne­ment était bien enten­du l’une d’elles. Les autres étaient le Déluge, la nais­sance du Christ et le début de dif­fé­rentes ères dynas­tiques. Cela fai­sait 45 durées à cal­cu­ler en nombres de jours, cer­tains nombres dépas­sant le mil­lion. Dans quel sys­tème de numé­ra­tion les tables alphon­sines furent-elles écrites ? Pas dans le sys­tème déci­mal : dans le sys­tème baby­lo­nien de base 60 ! C’est dire que les hommes de cette époque bai­gnaient dans les soixan­taines comme nous bai­gnons aujourd’­hui dans les dizaines, cen­taines et autres millions.

Pour des joueurs des pre­miers temps du jeu de paume, il était donc tout natu­rel de jouer en 60 points, sans pen­ser spé­cia­le­ment pour cela à 60 sous ou à 60 pieds ou à quoi que ce soit d’autre. Vou­lant de plus que ces 60 points se marquent en quatre coups, ils ont comp­té 15 par coup.

C’est tout simple et c’est la conclu­sion à laquelle a abou­ti la conjonc­tion d’un matheux, d’un joueur de paume et… d’un joueur de bridge un peu curieux de petite histoire.

Cela me paraît tout à fait clair à tra­vers les siècles écou­lés et j’es­père que vous êtes éga­le­ment convain­cu. C’é­tait l’œuf de Chris­tophe Colomb ! Ima­gi­nez une civi­li­sa­tion future conjec­tu­rant que nos 100 points de bridge sont une réfé­rence à la course de 100 mètres ou au billet de 100 francs !

Res­te­rait à expli­quer pour­quoi la par­tie de paume a été sec­tion­née en » jeux » de quatre points cha­cun, ce qui est un des charmes du ten­nis. J’ai mon idée là-des­sus mais il fau­drait entrer dans le détail des règles du jeu et elles sont complexes…

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